Mademoiselle gauffreau

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A. HAMON, S. J.

UN CENTENAIRE POITEVIN

Mademoiselle GAUFFREAU Héroïne de la Terreur i755-i833

D'après des documents inédits

■ 003-13

POITIERS SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE 6 et 8, rue Henri-Oudin, 6 et 8


A. HAMQN, S. J.

i UN CENTENAIRE POITEVIN

Mademoiselle GAUFFREAU Héroïne de la Terreur 755-I833

I

D'après des documents inédits

POITIERS SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE 6 et 8, rue Henri-Oudin, 6 et 8 ig33


IMPRIMATUR :

A. Le GUICHAOUA, pro-vic. cap.

NIHIL OBSTAT :

Rotomagi, die g0 junii

i

G. S. ANDRÉ, S. J.


AVANT-PROPOS

On disait, en 1858, à M. Th. de Coursac, grand érudit poitevin : « Vous ne pouvez taire les traits édifiants que vous avez recueillis. Il importe à l'honneur de notre cité, à la gloire de la religion, de les mettre en lumière (1). » Ce conseil est pour lui un ordre. Il cède et publie, cette année même, chez Oudin, à Poitiers : Le Faubourg Monibernage, une brochure de cent pages. Les jours de la terreur poitevine y revivent dans leurs humbles réalités quotidiennes, dans leurs hontes et dans leurs gloires. M. de Coursac semble avoir vu de ses yeux les scènes qu'il décrit ; il nous y fait assister avec lui. Pendant 50 ans, il fouille les archives publiques et particulières, interroge les survivants de la Révolution en Poitou. Dans de gros cahiers il entasse leurs dépositions, note l'âge, la valeur, la condition des témoins entendus, contrôle leurs affirmations, et ne les adopte qu'à bon escient. Il peut se tromper puisque tout le monde se trompe ; mais pour aller (1) Le Faubourg Monibernage, au point \de vue religieux, pendant la Révolution, par M. Th. de Coursac, Poitiers, Imprimerie Oudiiu Avant-Propos.


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AVANT-PROPOS

contre son témoignage, je l'ai fait quelquefois, il faut avoir de bons arguments. Lui-même nous invite à réfléchir ; ici ou là il écrit prudemment : « C'est un point à éclaircir... C'est une raison à chercher... Nous donnerons la preuve que nous n'avons pas sous les yeux. » On peut admettre, en toute sécurité, les affirmations d'un écrivain aussi prudent s son témoignage est de haute valeur. Or ses gros cahiers, aux pages si pleines, conservés comme des reliques dans la famille de Curzon, contiennent des trésors à peine entr'ouverts par Le Faubourg Monibernage. J'ai cru faire bon et utile travail en y puisant à mon tour pour la joie du lecteur, « l'honneur de la cité et la gloire de la religion ». Qui connaît aujourd'hui Marie-Anne Marthe Gaufireau, marchande drapière, 26, rue de la Regratterie, en [1792 ? C'est pourtant une femme bien intéressante, admirable, et, ce qui ne gâte rien, une sainte. Dans sa boutique, à la prison des Pénitentes, au tribunal révolutionnaire, sur la place du Pilori, celle qui mérita d'être appelée la « Mère des Prêtres », ravit, par son bon sens, sa belle humeur, son calme, sa charité ; elle attire, gagne les esprits et les cœurs. Les juges du tribunal révolutionnaire ne la troublent guère et ne lui en imposent pas du tout : sa finesse un peu railleuse les domine de haut. Sa condamnation est son triomphe ; les heures passées sur le Pilori, malgré le froid et malgré Bobin, des heures bien douces, des heures de


AVANT-PROPOS

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gloire. MUE Gauffreau n'a pas laissé M. de Coursacindiffé rent ; son nom revient souvent dans les dépositions qu'il a entendues. Grâce à lui nous pouvons étudier, connaître , aimer la vaillante Poitevine, la fière chrétienne. De mon mieux j'ai complété les renseignements de M. de Coursac païf des recherches aux Archives de la Vienne : les docu ments d'où est tirée cette notice sont donc tous de première main et inédits. Ces pages arrivent à leur heure, l'année du centenaire de MLLE Gauffreau, morte en 1833 ; humble hommage à une grande mémoire. Sans MUE Louise de Curzon, cette notice n'aurait pu être écrite. Elle m'a fait connaître les précieux cahiers de M. de Coursac son oncle, elle les a lus avant moi, m'y a guidé ; elle en a copié bien des pages pour aider mon travail, qui est le sien avant d'être le mien. Je tiens à lui exprimer toute ma reconnaissance, comme aussi à M. l'archiviste de la Vienne qui a été pour moi d'une si amicale bienveillance. 15

mai

1933.

SOURCES ARCHIVES DE LA VIENNE. 462

; Ls.

400,

n

E ,

494, 498,

MANUSCRIT DE COURSAC,

zon.

L.

296, 297, 455,

457, 460, 461,

reg. 238. conservé dans la famille de Cur-


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J'ai lu les dépositions d'une trentaine de témoins, exactement 29 — : hommes, femmes, prêtres, laïques, religieuses, membres de la Petite Eglise : M. l'abbé Crétin, curé de la Cathédrale, M. de Roques, conseiller à la Cour, Mme de Céris qui fut prisonnière avec Mlle Gauffreau, aux Pénitentes, — quand M. de Coursac l'interroge, elle a 88 ans —, Sylvain Girault, sacristain de Notre-Dame. Depuis deux siècles, de père en fils, les Girault étaient sacristains de NotreDame. MÉMORIAL JOURNALIER DE VINCENT BRUMAULT DE BEAUREGARD DE MONFOLON

; c'est le frère de Mgr de Beauregard,

évêque d'Orléans. UNE

LETTRE DE MADEMOISELLE

CLORIVIÈRE,

GAUFFREAU AU

P.

DE

27 janvier 1807. Qui nous dira s'il y en a d'au-

tres, et où les trouver ?


CHAPITRE PREMIER PREMIÈRE

ESQUISSE.

« Le 28 juillet 1755, est née et a été baptisée le lendemain, Marie-Anne Marthe, fille légitime de feu René-Antoine-Michel Gauffreau (marchand drapier ) et de demoiselle MarieAnne David, son épouse. Son parrain Claude Agron, clerc tonsuré, chapelain de cette église Notre-Dame-la-Grande, sa marraine, Marie-Françoise Gauffreau. « Ont signé : Marie-Françoise Gauffreau, Claude Agron, Cibert, curé de Notre-Dame-la-Grande. » La future héroïne de la Terreur qui mérita d'être appelée la « Mère des Prêtres», a donc un prêtre pour parrain. Elle vient au monde sous le signe de la Croix : son père est mort deux mois avant sa naissance, le 29 mai 1755, après avoir reçu les sacrements de Pénitence, d'Eucharistie et d'ExtrêmeOnction. Marchand drapier, comme ses ancêtres, il habitait 20, rue de la Regratterie. Située à l'extrémité de la rue SaintDidier, cette rue tire son nom des revendeurs, vulgairement appelés Regrattiers, qui l'habitaient jadis. Marie-Anne Marthe est la dernière de cinq enfants : Madeleine née en 1746, François-Louis-Claude en 1749, Antoine-


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Claude en 1750, Louis-Claude en 1752. On remarquera le prénom de Claude donné à tous les garçons. Madeleine Gauffreau entra chez les religieuses du Calvaire ; chassée de son couvent par la Révolution, elle se retire près de sa sœur Marie-Anne Marthe, rue de la Regratterie ; nous l'y retrouverons. Nous ne savons rien de la vie de notre héroïne avant la Révolution. Quand viennent les mauvais jours, elle tient la boutique paternelle ; elle y vit avec une vieille tante très aimée, âgée de 75 ans, Jeanne Gauffreau, sa sœur Madeleine, une autre religieuse du Calvaire, et une bonne très dévouée Marie Chauvin, qui adore ses maîtresses, mais n'est pas tou* jours très commode. MUe Gauffreau est, en 1792, une petite femme de 37 ans, menue, sèche, boiteuse, sans aucune apparence ; il ne faut jamais juger les gens sur l'apparence. Cette petite femme est une grande chrétienne, une Poitevine de sens droit, pas sotte du tout ; elle n'a pas sa langue dans sa poche, dit ce qu'elle veut dire, et ne mâche pas les mots. Un nouveau riche dont la fortune vient des biens d'émigrés lui fait des offres de service. Elle le regarde avec des yeux peu bienveillants et l'interrompt avec brusquerie : « Vos services ! Vous pouvez les offrir aux héritiers de Mme ***. » Elle nomme une des personnes qu'il a ruinées, et l'obséquieux personnage tourne les talons. Dure à la souffrance, MUe Gauffreau ne fait pas de feu dans son magasin. Les


PREMIÈRE ESQUISSE

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clients y gèlent, mais ne se plaignent pas. Pour se réchauffer ils ont la flamme de sa belle humeur. Avec sa robe noire, son bonnet de tulle, escortée de deux ou trois poules qui viennent becqueter dans sa main, elle pourrait passer pour une de nos bonnes et braves cuisinières d'il y a cinquante ans, dévouées mais de peu d'initiative. Un mot, un geste, un regard, et il faut reconnaître combien on se tromperait à la juger ainsi. Elle a des idées, des trouvailles qui ne sont qu'à elle. Le 16e jour du deuxième mois de l'an II de la République une et indivisible, avant de comparaître, sur les 3 heures, à la prison des Pénitentes, devant Louis-Biaise Bobin, membre du Comité de surveillance, elle demande à Mme de Savatte, sa codétenue, du rouge : elle veut s'en mettre aux lèvres et au visage pour ne pas laisser paraître ses impressions pendant l'interrogatoire. Cela fait, elle avale un petit verre de liqueur, et dans la paix de son âme, paraît devant son juge. Elle ne consent pas à l'appeler «fCitoyen », et lui donne du « Monsieur », « long comme le bras ». Bobin se fâche : « Appelez-moi citoyen. — Oh ! Monsieur, je sais trop ma civilité par cœur pour vous appeler autrement que Monsieur. » Louis-Biaise Bobin doit subir l'intransigeante politesse de Marie-Anne Marthe Gauffreau. Droite, simple, charitable, très indépendante, elle travaille toute sa vie à devenir humble, et n'a guère conscience d'y réussir. Elle exagère, écoutons-la pourtant. « Au lieu de l'humilité que vous me recommandez, écrit-elle, le 27 jan-


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vier 1807, au P. de Clorivière, jésuite qui fut son directeur spirituel, je crains d'avoir trouvé l'orgueil, et comment le vaincrai-je, cet animal ? Dans ma pauvre chaumière, sous mes pauvres haillons, de toute part dans la ville, on court vers moi, on ne veut que moi. » C'est exact, mais c'est sa faute. Pourquoi ne sait-elle pas refuser un service ? Et puis cet empressement de tous, ce recours universel à sa charité, s'ils sont un aliment pour l'amour-propre, sont aussi une bonne occasion de s'humilier. On en arrive à la traiter comme une domestique. Malgré sa bonne volonté, son humble désintéressement parfois mal récompensé, elle avoue qu'elle a fait plus d'une fois des sottises, elle dit des « incartades ». Elle s'en tire comme elle peut, et garde la paix de l'âme malgré de rudes assauts. Les plus violents viennent des difficultés toujours renaissantes entre la bonne toute dévouée et la vieille tante. Mlle Gauffreau ne peut souffrir que l'on fasse la moindre peine à sa tante qu'elle gâte outrageusement ; la servante s'en aperçoit et réagit un peu trop. De là des tempêtes, des mots qui sonnent haut et rude, des moments difficiles. C'est un peu sa faute, elle l'avoue en toute simplicité, et s'en repent avec un vrai ferme propos. Si elle retombe elle ne se décourage jamais et renouvelle ses aveux et ses résolutions. Il ne faut d'ailleurs rien exagérer ; maîtresse et servante s'aiment, à plein cœur. Voyez un peu. La vieille tante est


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morte, gâtée jusqu'au bout. Le sacrifice a été accepté « avec la grâce qui découle toujours des Cœurs adorables de Jésus et de Marie ». Restent, en face l'une de l'autre, MarieAnne Marthe Gauffreau et Marie Chauvin ; deux caractères batailleurs. Que va-t-il arriver ? « Ne croyez pas, écrit la maîtresse, que j'ai été sans violence, je vous assure que non, je suis trop méchante. N'importe, nous vivons comme deux sœurs. Je souffre les défauts de la mauvaise éducation que moi-même lui ai donnée, et je les souffre d'autant plus aisément qu'il n'y a que moi à souffrir (i). » Allons, allons, Marie-Anne Marthe Gauffreau, ne vous faites pas plus méchante que vous n'êtes, ou bien nous allons crier bien haut, tant pis pour votre orgueil, que votre bon cœur et votre charité nous ravissent. Elle ajoute : « Je viens de l'avoir depuis trois mois malade d'un mal de jambe affreux ; pour le coup j'ai failli succomber. Je me suis trouvée tout à la fois : maîtresse, servante et infirmière. Ma fortune ne me permettait pas de prendre une autre domestique ; une bonne fille que vous avez pu voir ici (elle écrit toujours au P. de Clorivière), qui vendait des chapelets, venait m'aider à mon petit ménage. Enfin, je m'en suis tirée pour tomber tout à fait malade. Grâce à Dieu enfin, la voilà mieux ! » Pauvre et chère Mademoiselle Gauffreau, vous n'avez peut-être jamais su toute la joie que vous avez mise dans l'âme (i)

Lettre au P. de Clorivière, de la Compagnie de Jésus.


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de votre brave servante. Vous donnez du bonheur comme malgré vous : votre âme est pleine, le parfum déborde. Et pourtant dans quelle triste situation pécuniaire elle se trouve au milieu de ces difficultés. Pas d'argent ou si peu ! Les longues infirmités, la maladie, les funérailles de la tante Gauffreau ont épuisé ses réserves. La caisse est vide et elle doit faire honneur à des engagements pressants. Elle possède sans doute une belle vigne, mais trois récoltes abondantes, successives, ont mis le vin à vil prix, l'ont ruinée. Cette année (peut-être 1806) la récolte est mauvaise ; fût-elle excellente, elle n'a pas de barriques pour la loger, et pas une livre pour en acheter. Ses voisins ruinés comme elle, gueux comme elle, ne vendangeront même pas : ils sont découragés. MarieAnne Marthe Gauffreau ne connaît pas cette lâche maladie ; elle pense que laisser perdre les dons de Dieu c'est une noire ingratitude. Elle vendangera. « C'est une folie », répète-t-on. Tant pis, elle fera cette folie, confiante dans la Providence qui viendra bien à son secours. Elle y vient en effet. Mlle Gauffreau n'a tendu la main à personne, elle ne s'est adressée qu'aux seuls Cœurs de Jésus et de Marie ; tout lui a réussi : « On est venu m'offrir des barriques pour les faire remplir ; il est vrai que mon petit bien est dans un excellent vignoble ; tout s'est ramassé jusqu'à la dernière graine, et contre toute espérance. Je n'ai trompé personne, mon vin s'est trouvé délicieux... » La voilà heureuse. Elle ajoute pourtant, et les mots en


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disent long dans leur brièveté : « Je me trouve au-dessus de mes petites affaires, à l'aide de ma table frugale et de mes vêtements de guenilles. » Pour équilibrer son budget, elle a vécu de privations, elle a épargné sur la nourriture, épargné sur la toilette. Elle ajoute humblement et gaillardement : « C'est, je crois, trop vous entretenir de mon temporel qui, pourtant, me cause des croix, mais croix douces, mon cher Père, l'état de pauvreté a des délices. » De telles délices qu'elle les a recherchées partout, sans en rien laisser perdre ; qu'elle s'en est entourée, comme si, dans cet austère milieu seulement, elle pouvait être heureuse. Malgré son caractère entier, malgré « l'animal » d'orgueil si difficile à mettre à la porte, il fait bon vivre, 20, rue de la Regratterie, dans la petite maison de famille éclairée de la belle humeur, chaude delà charité c ourageuse de MIle Gauffreau. Un peu craintive comme beaucoup de tempéraments forts, elle ouvre pleinement son cœur là où elle rencontre une affection vraie et surnaturelle. En 1806, vers la fin de l'année le P. de Clorivière lui reprochait son long silence. « J'ai été, il est vrai, répond-elle, enfant trop craintif ; avais-je donc oublié cette tendresse paternelle dont vous m'avez comblée pendant les précieux moments où j'ai eu le bonheur de vous posséder. J'ai craint de vous écrire, hélas ! Comme vous le dites, ce n'est pas fâute d'abondance : quand le cœur dicte, la plume peut tracer ; le cœur est là, n'en doutez pas, cher Père, je vais vous l'ouvrir. » Elle le déploie tout grand, tout


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jeune : à cinquante ans il ravit par sa fraîcheur et sa simplicité. Marie-Anne Marthe a longuement et douloureusement souffert à la prison des Pénitentes et dans le magasin,de la rue de la Regratterie, mais sa plus lourde croix est celle qu'ont mise sur ses épaules et sur son âme les souffrances de ceux et de celles qu'elle aime : en premier lieu, les épreuves du P. de Clorivière. Compromis, on ne sait trop pourquoi, dans l'attentat du 3 nivôse 1800 (24 décembre) connu sous le nom de complot de la machine infernale, le jésuite fut, plusieurs années, prisonnier au Temple. «Quand je regardais mon Jésus, mon divin Epoux sur la Croix, sa divine mère à ses pieds, accablée de douleurs, et que je me rappelais que ceux qu'il m'avait donnés pour père et pour mère étaient couchés sur le lit de douleurs, mon cœur s'enflammait du désir de souffrir. » Née sur la paroisse Notre-Dame-la-Grande, y vivant, elle ne serait ni une vraie Enfant de Marie, ni une vraie Poitevine si elle n'avait pour sa mère du Ciel, un culte profond et filial. Elle a été baptisée dans la vieille et chère église, le type le plus beau en France de l'architecture romano-byzantine. Elle l'aime et la fréquente en bonne paroissienne, elle lui fait cadeau d'un gros lustre en pendeloque, acquis, par son frère, des châtelains de la Grillère, avant l'émigration. Elle l'enrichit d'une relique de la sainte Couronne d'épines. Chaque année, le jour de Pâques, on fait la cérémonie de « la Toilette de la bonne Vierge ». La femme du maire accompagnée des femmes des échevins et des notables, suivie du


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corps de ville, se rend à l'église, précédée du manteau de guimpes et de dentelles dont elle revêtira la statue de Marie, Dans la nuit du 18 au 19 février 1809 la statue a été dépouillée de sa royale parure, et le tabernacle indignement profané. MUe Gauffreau offre un nouveau manteau. Nous lisons au procès-verbal paroissial du 8 mai 1809 : « Marie-Anne Gauffreau, toute dévouée au culte de Marie, lui a fait hommage d'un manteau de drap d'or estimé 400 livres. Louis Rossignol, orfèvre, a fait les bijoux et Crespin Girault, sacristain de cette église de père en fils depuis plus de deux siècles, a réparé les parties mutilées (1). » Mlle Gauffreau rendit un bien autre service à sa chère paroisse Notre-Dame. Le Curé M. Monrousseau, excellent homme mais Un peu faible, avait prêté le serment constitutionnel, sans peut-être en comprendre toute la portée. Nous savons par le témoignage de Sylvain Girault, sacristain, qu'il se rétracta devant M. de Bruneval, administrateur du diocèse. Sylvain Girault estime que la rétractation se fit chez Mlle Gauffreau, et M. l'abbé Crétin, curé de la cathédrale, affirme que les exhortations de la vaillante paroissienne avaient eu une influence décisive sur la résolution du pasteur. Cette rétractation loyale ne se démentit jamais. Arrêté et traduit devant le tribunal révolutionnaire, le curé de Notre-Dame répondit

(1) Ce procès-verbal, contenu dans une boîte en fer-blanc, était renfermé dans la statue de la Vierge.


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crânement à ceux qui lui demandaient de leur donner ses lettres de prêtrise : « C'est ma propriété, vous ne les aurez pas ; c'est mon seul bien. » Tout en France, finit par des chansons. A Poitiers les catholiques fidèles chansonnaient les curés intrus : Si j'avais quatre deniers J'achèterais un âne, Un âne avec des paniers Pour envoyer ce clergé Au diable, au diable, au diable ! Suivent quinze couplets où sont critiqués tour à tour les prêtres poitevins qui ont prêté le serment. Le dernier vise M. Monrousseau, il se termine ainsi : Bénissez-le, Seigneur Jésus, Il n'est pas tout à fait intrus

(i).

Arrêtons ici cette première esquisse de l'héroïque chrétienne, de l'admirable et sainte vieille fille, qui, sans souci d'elle-même, se dévoua, toute sa vie, avec bonne humeur, sans craindre la mort, au service de tous. La reconnaissance et l'admiration des catholiques poitevins l'ont appelée la « Mère des Prêtres ». Comment a-t-elle mérité ce titre ? (i) Manuscrit de Coursac, 3e registre, p. 116, déposition de Cherprenet, âgé de 80 ans.


CHAPITRE II LA MÈRE DES PRÊTRES.

Le 26 mai 1792, l'Assemblée législative décrète « la déportation, c'est-à-dire l'exil, l'exportation forcée» contre «tous ceux qui, assujettis au serment prescrit par la loi du 26 décembre 1790, c'est-à-dire tous les évêques, curés, vicaires et prêtres enseignants qui ne l'avaient pas encore prêté ; ceux aussi qui, n'étant pas soumis à cette loi, n'ont pas prêté le serment civique, postérieurement au 3 septembre ; ceux qui enfin l'auraient rétracté... Ceux qui resteraient ou rentreraient dans le royaume, après l'exportation prononcée, seront condamnés à la détention de dix ans (1). » A la suite de ce décret les prêtres émigrent en masse ; en plus grand nombre peut-être ils restent à leur poste courageusement. Exposés à des dangers incessants, ils continuent à secourir les fidèles qui leur ont été confiés. Le jour et la nuit, la nuit plus souvent que le jour, 1— les ombres sont propices et complices — ils accourent au premier appel, par tous les chemins, sous tous les déguisements, pour baptiser, confesser, (1) Moniteur des 26 et 27 mai 1792.

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dire la messe, donner l'Extrême-Onction, enterrer. Dans ces rudes et glorieuses années, et c'est l'honneur de l'Eglise de France, on retrouve dans nos villes et dans nos campagnes, dans des cachettes qui semblent de nouvelles catacombes, la tranquille audace, l'ardeur confiante, le joyeux dévouement, la foi, l'espérance, la charité, toutes les vertus de l'aurore du christianisme. Les persécutés de la Terreur, comme les persécutés des lois romaines, dans leurs caves et leurs greniers, dans les prisons, au Pilori et sur l'échafaud, sous les injures, sous les balles ou sous la hache gardent avec leur fierté chrétienne, une bonne humeur héroïque et parfois très amusante, Une confiance que rien ne peut ébranler ; ils seront, ils sont les vainqueurs du ciel et de l'éternité, sinon de la terre et du temps. Ces confesseurs de la foi, les prêtres surtout qui sont les plus exposés, trouvent, pour les aider, des dévouements admirables. A Poitiers, où il en est de si nombreux et de si héroïques, je n'en connais pas de plus beau que celui de Mlle Gauffreau. Sa maison de la rue de la Regratterie est véritablement le « bureau des prêtres ». « Quand ma mère, écrit M*6 de Beaurepaire qui habitait rue des Flageolles, tout à 'côté des Bardin (gens de condition modeste, ils furent les plus précieux auxiliaires de Mlle Gauffreau) ; quand ma mère avait des prêtres cachés chez elle, elle allait voir MUe Gauffreau afin de s'entendre avec elle. La demeure de cette demoiselle était le rendez-vous des prêtres ; « tous y venaient depuis les


plus grosses têtes jusqu'aux plus petites » (i). Poitiers fut alors et pour les ecclésiastiques du diocèse et pour bien d'autres, une ville de refuge. Dans chaque rue il y avait une maison où l'on pouvait « aller à la messe dans les chambres ». La maison de Mlle Gauffreau est particulièrement bien montée en objets du culte. On y trouve un calice, une patène, une petite custode, sept ornements complets, trois missels, deux marbres (pierres d'autel), des aubes, des amicts en grand nombre. Dans son interrogatoire du 16e jour du 2e mois de l'an II de la République, une et indivisible, elle aura bien de la peine à justifier, et même n'y parviendra pas, la présence de tous ces objets compromettants. Sans doute elle a un frère prêtre, réfugié en Espagne, elle a eu un oncle chanoine, mort il y a quinze ans : tous deux lui ont légué leurs habits d'église. « Et puis n'est-ce pas, Monsieur Bobin, vous devez le comprendre, je suis marchande, on me passe des commandes ; c'est Madeleine Thomas que vous connaissez bien qui les exécute. » Evidemment. Il reste pourtant assez difficile à Louis-Biaise Bobin de comprendre pourquoi elle a gardé pendant quinze ans, tous ces vêtements sacerdotaux. Il ne s'y trompe guère, et ne peut s'y tromper. On a dit la messe chez elle, elle en convient ; elle y a communié, d'autres ont communié, tout cela est évident, elle ne nie pas, elle n'essaie pas de nier.(\)La Terreur à Poitiers, par Et. Saillard. Oadin et Cie, Poitiers, 1912.


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Tout le quartier le sait. Rue des Curés, Francine, domestique de M. Soyer, prévient les habitants qu'une messe va se dire, en criant : « Minette, minette. » Les chats abondent, et il est bien permis de chercher et d'appeler le sien. Même au milieu de la nuit cet appel aux matous ne peut exciter la défiance. Au faubourg Montbernage, à la chute du jour, on entend parfois le son d'une corne; les chefs populaires qui sont chargés de prévenir leurs fidèles comptent les coups et les voilà fixés sur le lieu et l'heure de la réunion prochaine. De ferventes chrétiennes, on les appelle des « réveille-matin », propagent la nouvelle dans le quartier, et le lendemain de bonne heure éveillent les voisins : ce sont Lisette David, la fille Servant, Louise Patrault, la jeune Jacquillon, Radegonde Petit, la femme Berluquart, et bien d'autres. Quelle joie de se retrouver à la messe dans la chapelle improvisée. Quand, après plusieurs mois, les fidèles de Montbernage se réunissent dans une grange où M. Coudrin dit la Sainte Messe, ils ne peuvent contenir leur émotion. Au moment de la consécration, ils s'écrient, avec des sanglots dans la voix : « Vous voici donc, ô mon Dieu ! il y a longtemps que nous ne vous avions vu (i) !!! » Mlle Gauffreau n'ouvrait son refuge, particulièrement sûr, que dans les grandes tempêtes. M. Ghabanne, marchand fue de la Regratterie, y a souvent assisté à la messe ; c'est une (i) Le Faubourg Montbernage, par Th. de Coursac, Oudin, i858, p. 14.


LA MÈRE DES PRÊTRES

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succursale de la paroisse ; M. Monrousseau y célèbre souvent. M. Pruel, curé de Sainte-Radegonde, y resta caché longtemps. Au début de l'hiver de 1793, déguisé en paysan, il parcourait les rues de Poitiers en veste bleue, guêtres blanches, chapeau rond sur la tête. Il se sent poursuivi. Il entre chez M. Joindel, le buraliste de la place Notre-Dame, et demande du tabac. Mme Joindel, qui le voit très inquiet, le fait passer dans un cabinet attenant au magasin. M. Joindel, assis au coin du feu, l'a vite reconnu ; il le conduit à une chambre haute et le dissimule dans une cheminée derrière de gros vases qui renferment sa provision de tabac. Les gendarmes arrivent. Ils demandent à Mme Joindel si elle n'a pas vu un paysan à veste bleue, guêtres blanches, avec un chapeau rond. « Oui, dès qu'il a eu son tabac, il est parti de ce côté. » Un des gendarmes dit alors à ses camarades : « Bah ! ne voyez-vous pas que notre fugitif était chez Mlle Gauffreau ! » Comme s'il eût dit : Inutile de le poursuivre : caché ou guidé par la mère des Prêtres, il nous échappera toujours. D'ordinaire, les prêtres ne font que passer rue de la Regratterie ; ils disent la messe au milieu de la nuit, confessent et s'éloignent. Marie-Anne Marthe Gauffreau a des correspondants dans la plupart des villes voisines : Angoulême, Rochefort, La Rochelle, Limoges, elle en a aussi à l'île de Ré. La première halte au sortir de Poitiers est souvent au faubourg Montbernage. M. l'Abbé Coudrin (le P. Coudrin, fondateur de la Congrégation des Sacrés-Coeurs de Jésus et de


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Marie) s'y tient caché de longs mois. Il a été ordonné par Mgr de Bonald, évêque de Clermont, à Paris, dans l'ancienne bibliothèque du séminaire des Irlandais, pendant que les Jacobins tiennent leur club dans la chapelle de l'établissement située au-dessous. Tous les prêtres non jureurs ont leur surnom qui varie. M. Coudrin s'est d'abord appelé Marcheà-Terre, puis Jérôme ; déguisé en mendiant, de petite taille, le visage rose (il a 26 ans), calme, modeste, prudent, d'un zèle admirable, héroïque, il vint souvent se cacher au château de la Planche, canton de Vivonne, chez M. Barbier, qui habite à Poitiers non loin de MUe Gauffreau (1). Le château de la Planche est bien connu de la mère des Prêtres, ses protégés y passent, tous munis d'une lettre autographe pour le propriétaire. La lettre commence toujours ainsi : « Mon cher Barbe-Bleue, je vous envoie... » Pourquoi ce nom de BarbeBleue ? Peut-être parce que le château de la Planche ressemble à une forteresse du moyen âge : fossés profonds, murs de huit pieds, gardés par deux gros chiens de montagne, doux comme des agneaux pour les prêtres proscrits qu'ils reconnaissent, dit-on, même quand ils ne les ont jamais vus ; terribles pour les gendarmes et les sans-culottes (2). Une (1) La maison de M. Barbier est place de la Liberté, au fond, à gauche, quand on descend de la ville. (2) Le château de la Planche, actuellement au comte J. Aymer de la Chevalerie, appartint longtemps à M. Th. de Coursac, l'auteur des Mémoires qui nous ont tant servi ; il le tenait de son beau-père M. Emmanuel de Curzon, qui avait épousé une demoiselle Barbier.


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amie d'Angoulême, demoiselle du plus haut mérite, la vertu personnifiée, tient, dans cette ville, le bureau d'adresse où Mlle Gauffreau dirige ses protégés. Presque tous les habitants de la Planche assistaient, pendant la Terreur, à la messe qui se disait dans la salle à manger i l'un d'eux, qui avait pris à l'armée des idées révolutionnaires, n'y venait pas, mais honnête homme et très loyal il ne voulut jamais trahir ses voisins et amis. Il était difficile de se munir de bougies de cire ; la tradition rapporte qu'à la Planche on se servit longtemps de bougies apportées des Tuileries. Thomas de Beauregard, le chantre très goûté des réunions intimes de Madame Elisabeth, fusillé à Quiberon, était garde du corps, et comme tel souvent il fut de service aux Tuileries. Or les bougies qui restaient aux soirs des fêtes allaient de plein droit aux gardes du corps de service, M. de Coursacl'affirme, c'est tout ce que je puis dire. Marmontel et Bernardin de Saint-Pierre auraient été reçus par M. Barbier au château de la Planche, et, au dire de Mgr Cousseau, évêque d'Angoulême, Calvin y aurait fait son premier prêche en Poitou. La chasuble qui servait aux prêtres réfractaires a été donnée à dom Besse par M. de Coursac, pour le musée religieux de Ligugé. 8 M. Barbier, propriétaire du Château de la Planche, et M™ Barbier reçurent le 5 germinal an II, au moment de l'affaire Dechartres dont nous parlerons bientôt, un mandat d'amener. Très ému M. Barbier va porter le papier à un de ses parents aux idées très avancées, mais honnête homme : M. Laurence du Mail, toutpuissant à Poitiers. « Demeurez chez vous, lui dit celui-ci : je me charge de tout. » Et il s'en va chez le substitut de la commune nommé Davanscens. Il lui présente le mandat d'amener :« C'est toi qui as fait cela ? — Et quand ce serait moi ! — Tu vas le révoquer. — Et si je ne le révoque pas ? » Du Mail sort un pistolet : « Signe la mise en liberté de mon cousin ou je te brûle, et ta cervelle sautée, je te mets mon pistolet à la main, j'affirme que je t'ai trouvé te suicidant, et l'on me croira parce que je te vaux. » Davanscens signa et Barbier fut sauvé. Plus tard on reprochait à Barbier de voter pour du Mail dont les idées étaient si opposéees aux siennes, Il portait la main à son cou et disait : « Il m'a empêché d'avoir le cou coupé ! » Les membres du Comité de surveillance venaient souvent perqui-


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UN CENTENAIRE POITEVIN

A Poitiers même elle sait où trouver des cachettes sûres ; il en existe à Montbernage, une des meilleures se trouve chez La Guste : c'est le nom populaire de la femme d'Augustin Bernard. Ceux qui la connaissent ne l'appellent que la sainte de Montbernage. Augustin Bernard, surnommé Cinq Pieds à cause de sa petite taille, est maître carrier. Il habite une maison très vaste, d'un accès difficile que fréquentent le P. Coudrin, M. Pruel et les autres protégés de Mlle Gauffreau. Ils savent que chez la Guste, il y a pour eux dans l'étable un lit de paille fraîche Au château de la Planche veillent deux Cerbères ; la maison de la Guste est gardée par un roquet hargneux si colère que.au dire de la femme Boutet, elle n'alla pas une seule fois voir son amie « sans qu'il engoulât ses jupons »; cependant il n'aboie jamais quand les proscrits entrent la nuit dans l'étable

où les

attend la paille

fraîche (i). Combien de prêtres proscrits ont-ils été secourus par

sitionner à la Planche : c'était l'occasion de faire un bon dîner. « Citoyenne, sers nous ton vin de Sable. Un jour Mme Barbier leur offrit un magnifique pâté dans une terrine superbe, sur laquelle était représenté un lièvre entouré de quatre fleurs de lys : — « Comment, coquine, tu oses nous servir un pareil plat ? — Eh bien, si vous n'êtes pas content, jetez le pâté par la fenêtre. — Non pas, non pas. » Et le pâté fut dévoré, le vin de Sable englouti. Le dîner fini, les membres du Comité de surveillance s'en allaient contents et promettaient de revenir. M. Th. de Coursac possédait la fameuse terrine, comme aussi le modeste buffet qui cacha de longues années Notre-Seigneur Jésus-Christ et les saintes Espèces, (i) Montbernage..., p. 26.


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MUe Gauffreau ? Les Anges seuls pourraient le dire, les hommes ne l'ignorent pas tout à fait. M. l'abbé Gaillard, fondateur des Sœurs de Salvert, se cacha rue de la Regratterie ; il raconte que la mère des Prêtres faisait une coche sur la cheminée de la cuisine, au passage de chacun de ses protégés. A la fin de la Révolution il en était passé entre 650 et 660. Les coches étaient chiffrées, seules la servante et la maîtresse savaient lire ces hiéroglyphes. Mme Delestang qui raconte le fait à M. de Coursac, est en mesure de le savoir : sa maison servit aussi aux proscrits ; asile sûr avec ses trois issues : une sur la rue de la Tête-Noire, et deux sur la rue des Gaillards (1). Dès l'âge de 5 ans, quand elle était encore Madeleine Bardin, Mme Delestang montait la garde sur le seuil de la maison, pour prévenir à la moindre alerte. La proximité de leur demeure, un même dévouement aux mêmes proscrits, avaient établi entre les Bardin et Mlle Gauffreau une grande intimité. La mère des Prêtres avait l'habitude de servir un bouillon gras à tous ses fugitifs, elle le faisait préparer chez les Bardin, la petite Madeleine l'apportait dans des bouteilles qu'elle cachait sous son tablier. Très discrète et très sage, malgré ses cinq ans, elle fut souvent marraine des enfants baptisés chez Mme de Beauregard (2) : le parrain était le fils aîné de cette dame, le plus charitable et le plus humble des (1) Une maison de Montbernage, celle de M"e Marianne, avait également de nombreuses issues. Montbernage, p. 22. (2) La fille aînée de M. Barbier fut souvent aussi, au même âge,


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hommes. Il aurait ôté son chapeau au plus déguenillé des mendiants ; il répétait sur son lit de mort : « J'ai eu trop d'orgueil. « Seuls les saints se connaissent en humilité. Mme de Beaurepaire le rappelait tout à l'heure ; les prêtres proscrits, des plus grosses têtes jusqu'aux plus petites, furent les hôtes de Mlle Gauffreau. Saluons quelques-uns des héros qu'elle a protégés, choyés comme des fils bienaimés ; plusieurs furent des martyrs. M. de Bruneval, Mgr l'évêque de Poitiers absent, administre le diocèse. Arrêté et condamné il aurait dû être transporté à Cayenne. Son grand âge le retient dans les prisons de Rochefort ; il meurt en 1808. Pendant la Terreur il habite l'hôtel de M. de Moulins-Rochefort sur la place Saint-Hilaire. Ses décisions intelligentes, larges, aident les fidèles qui ne savent pas toujours où est le devoir. Mme de Beaurepaire, sur le point de se marier, est interpellée par M. Lacroix, prêtre assez original, qui demeure rue Sainte-Opportune, en face les Irland de Bazoges (Hôtel Aubaret) : « Irez-vous à la municipalité ? — Mais oui. —N'y allez pas, vous ne seriez pas en sûreté de conscience. — J'irai cependant car M. de Bruneval y consent ». marraine d'enfants qu'on amenait au château de la Planche, dans des paniers accouplés sur l'échiné d'un âne. Devenue MmeFavre, elle aimait à dire : « J'ai dans les environs quelques centaines de filleuls et filleules. » Quand on la grondait, petite enfant, elle menaçait en riant de révéler tout ce qui se passait au château ; elle se serait laissé hacher plutôt que de dire un mot.


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M. Brumault de Beauregard, chanoine, vicaire général, délégué épiscopal, est déporté à Cayenne sur la Bayonnaise ; libéré, il revient à ses frais sur le Victorieux, en 1800. Plus tard, il fut évêque d'Orléans, toujours il garda une filiale reconnaissance à Mlle Gauffreau. C'était lui qui, prêchant la Passion (1), imitait trois fois, au reniement de saint Pierre, le chant du coq. On accourait en foule, beaucoup se retiraient après le fameux cocorico. «Bien, disait M. de Beauregard, mais avant de partir ils ont entendu ce que je voulais leur faire entendre », de bonnes vérités. M. Soyer, futur évêque de Luçon, surnommé la Fauvette, déguisé souvent en gendarme, joua plus d'un tour aux gendarmes poitevins. Un soir, tout joyeux, il arrive chez Mme de Moizan, rue des Juifs, rue de Penthièvre aujourd'hui. « Je viens de me chercher moi-même », déclare-t-il. Il avait rencontré une patrouille de gardes nationaux fort affairés. Il demande ce qui les préoccupe si fort. « Nous cherchons Soyer. — Ah ! vous cherchez Soyer, je vais le chercher avec vous. » Et la chasse à Soyer, menée par Soyer, commence à travers la ville. On se quitte, bons amis, après avoir parcouru une partie de Poitiers, au coin de la rue des Juifs. M. Soyer entendit souvent les confessions en costume de gendarme ; ce qui n'était pas sans inconvénient : la jeune Boutet, elle avait 7 ans, fut saisie d'un tel déballement de cœur à la vue de son (t) Alors curé de la cathédrale.


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plumet rouge qu'elle oublia tous ses péchés et malgré ses efforts ne put les retrouver. La sœur Célinie, aussi héroïque que zézeyante, disait à M. Soyer : « Ze m'ennuie quand ze vois votre ziberne, pendant que ze me confesse ». Des grosses têtes descendons, si vraiment c'est descendre, aux moyennes et aux petites ; elles ne sont ni moins attachantes, ni moins originales, ni moins héroïques. M. l'Abbé Arsonneau, dit Henri, est précepteur, chez les de Beaurepaire. Grand, maigre, les cheveux poudrés en queue, me il porte un habit de camelot. Il fait souvent pleurer M de Beaurepaire dont il est le confesseur parce qu'il ne veut pas lui permettre de porter de chapeau. Il apprend un jour qu'il est question de massacrer les prisonnières détenues aux Hospitalières. Il fait prévenir ces dames que la nuit suivante à une heure x..., il leur donnera l'absolution. Déguisé en garde national, il monte à l'heure x... au clocher que domine la prison, et donne l'absolution aux condamnées, à genoux : le reste de la nuit se passe en prières. M. de Ligna, surnommé Sophie et même parfois la belle Sophie, ou le beau Westerman., à cause de son costume de hussard, évangélise le bas de la Grand-Rue. On le voit assis bien tranquillement, place Saint-Pierre, scribe chez le délivreur de passeports. Ce renseignement a été donné à M. de me Coursac par M Thomas, religieuse de Sainte-Croix, qui enseigna les enfants de Montbernage pendant toute la


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Révolution. M. de Coursac appelle cette brave jeune fille, « l'Arianne » de son enquête. Un jour M. de Ligna vient de pénétrer par la toiture — tous les chemins mènent à Rome — chez des religieuses, rue des Hautes-Treilles. Arrive une patrouille. Le pauvre malheureux, réfugié dans une cachette, est pris par une horrible envie d'éternuer ; il a toutes les peines du monde à se contenir. Enfin, les gendarmes s'éloignent ; il peut éternuer à son aise. M. de Lafaire est aumônier chez Mme de Villemort, il mourra curé de la Trémouiïle ; M. l'abbé Chaumon, surnommé Saint-Louis, célèbre la messe rue Saint-Denis chez Mme de Chabran ; M. de Chasteigner, on l'appelle Perpétue, chez Mme de la Marsonnière ; M. Lacroix chez Mlle Irland de Bazoges ; M. l'abbé Richard sera guillotiné à Poitiers, sa sœur, emprisonnée avec Mlle Gauffreau, aux Pénitentes. M. Hérault, vicaire de Montierneuf, dit la sainte messe, 20, rue des Curés, sur une petite armoire qui a été conservée : le tabernacle, le saint ciboire sont en carton. Là encore célèbrent M. de Beauregard, M. Roy, M. l'Homeday, ces deux derniers, moines de Montierneuf. M. Touzalin, aumônier de l'Hospice général, habite longtemps une çave ; il y vit de petits gâteaux appelés « casse-museaux », que lui jette en passant une marchande ambulante. Rue Saint-Denis, un protégé de MUe Gauffreau, plusieurs pensent qu'il s'agit de M. Pruel, fut le héros d'une singulière aventure. Il est connu sous le nom de « prêtre aux guêtres


UN CENTENAIRE POITEVIN

blanches ». Les guêtres blanches faisaient ordinairement partie du déguisement de M. Pruel. Un noble émigré, au moment de son départ, avait confié ses biens à un domestique et à une servante sur lesquels il croyait pouvoir compter. Ils avaient promis de les rendre ou à lui-même ou à ses enfants, rentrés en France. Pendant deux ans tout va bien ; au bout de ce temps le domestique cesse « d'aller entendre la messe dans les chambres ». Sa femme lui fait des reproches. Il ne veut rien écouter ; il ne rêve qu'à grossir son magot. Faisant route avec deux gendarmes, le jour de la foire de Saint-Maurice, il les entend dire : « Si quelqu'un connaît un prêtre réfractaire, qu'il nous le livre et il sera récompensé. » Et les deux Pandore font sonner les écus d'une bourse bien garnie. Il en connaît, lui, des prêtres non jureurs. Le district paie 100 francs une dénonciation. Il promet d'en livrer un. Le jour, le lieu, l'heure sont fixés. Il se dira malade, on ira chercher un prêtre, ils le saisiront. Il se met au lit, le prêtre est mandé, il vient sans méfiance. Il s'approche. La mine du malade lui paraît bien inquiétante : c'est un moribond. Il l'interroge, pas de réponse,; il prend la main, elle est inerte ; il cherche le pouls sans le trouver. Mais cet homme se meurt, c'est la fin, le cœur ne bat plus ; un miroir appliqué aux lèvres n'est pas terni ; il est mort ! Des pas rapides dans la rue, on sonne fortement ; deux gendarmes arrivent, fidèles au rendez-vous. L'un reste à la porte, l'autre monte dans la chambre ; il arrête le prêtre. «Je suis pris, mais on m'a appelé trop tard ;


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ce malheureux est mort ! » A ces mots un tremblement nerveux secoue le gendarme atterré, il appelle son compagnon. Celui-ci accourt, croyant à une lutte entre le prêtre et son camarade, qui tout pâle, lui montre le cadavre. « On nous affirme qu'il n'y a ni Dieu ni diable, la preuve qu'il y a un Dieu c'est que ce malheureux qui devait nous livrer M. le curé est mort. » Tourné vers le prêtre, il ajoute : « Vous êtes libre, partez le premier. Aupauravant rendez-nous un service. Cet homme avait reçu le prix de sa trahison, qu'on nous donne l'argent. Nous devons remettre à nos chefs ou les 100 francs de la délation ou le prêtre insermenté. » Les 100 francs furent rendus. La liste n'est pas terminée des obligés de Mlle Gauffreau ; nous en avons nommé une dizaine et ils sont plus de six cents. Tous lui gardent une pieuse et filiale reconnaissance. M. l'abbé Maurice Martin, dit Marie-Jeanne, ne l'appelle que sa bonne mère. Dans une lettre datée de Cayenne, M. de Beauregard se fait l'interprète des prêtres poitevins déportés ; de leur exil, ils remercient Marie-Anne Marthe de ses attentions maternelles, l'assurent de leur dévouement, se recommandent à ses prières. Les évêques d'Orléans et de Luçon, Mgr de Beauregard et Mgr Soyer ne manquent pas de lui envoyer leurs mandements et tout ce qu'ils publient. En garde toujours contre cet « animal » d'orgueil, elle se fâche quand ils mettent sur l'adresse : « Mademoiselle Gauffreau. »


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Mademoiselle est un titre réservé aux personnes de qualité, elle n'en est pas une. Les envois qui lui sont faits doivent porter ces seuls mots : « La Gauffreau, à Poitiers. »Et il faut en passer par là ; autrement elle saura faire voir qu'elle n'est pas contente. Après tout elle a raison, « Mademoiselle » est inutile, son nom suffit. Tous ceux qui le connaissent ne peuvent le prononcer sans une respectueuse émotion. Une vie noble l'a ennobli. Sur terre il est et restera écrit dans bien des cœurs reconnaissants ; au ciel il est écrit dans le cœur de Dieu. Un jour de février j'ai parcouru, guidé par M. Hilaire de Curzon, beau-frère de M. de Coursac, les quartiers du vieux Poitiers pleins des souvenirs de la Terreur. M. de Curzon a 86 ans ; sa mémoire n'en a pas 20, elle garde toute sa fraîcheur. Rue de la Regratterie, rue de la Tête-Noire, rue des Flageolles, place de la Liberté, — c'est aujourd'hui le nom de la place du Pilori, —■ il est chez lui, comme dans son hôtel de la rue du Moulin-à-Vent. Il me montre à l'angle de la place de la Liberté la maison des Barbier, propriétaires du château de la Planche ; juste à l'angle opposé, l'emplacement de la niche de la Vierge du Pilori. Nous passons devant la maison des Beauregard et devant celle des Beaurepaire ; il en connaît toutes les pierres, et il en est de bien belles. Nous entrons chez les Bardin par la porte de la rue de la Tête-Noire, devant laquelle la petite Madeleine se tenait pour observer les mouvements de la rue et voir ce qui se passe chez les de Beaurepaire. Tout le passé vit dans ces ruelles tortueuses, accroché à ces


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murailles noircies ; il enveloppe et pénètre nos âmes. Les yeux voient, les oreilles entendent, les mains touchent les personnes, leurs actions, les ignominies et les gloires : le passé bien plus que centenaire est devenu le présent. Voici la maison où a vécu Marie-Anne Marthe Gauffreau ; le magasin de draps fait place à la boutique d'un bon et brave serrurier, M. Jusseaume. Il nous accueille aimablement, la cigarette aux lèvres, par la porte qui donne sur la rue, au numéro 26. Traversant un corridor sombre il nous conduit à l'ancienne cuisine devenue sa forge, au fond de la cour. A droite, en entrant, voici l'emplacement de la cheminée où Marie-Anne Marthe Gauffreau et la servante Marie Chauvin marquaient, par des coches, le passage de chaque prêtre réfractaire. La cheminée a disparu depuis quelque soixante ans, et c'est dommage. Mais elle était bien là toute proche des deux enclumes, impossible de s'y tromper. C'est là que la mère des Prêtres faisait réchauffer les plats que Madeleine Bardin apportait sous son petit tablier, elle les montait ensuite aux insoumis cachés dans les chambres du premier, ou les mansardes du second étage. En gravissant les escaliers, au tournant d'un corridor, il me semblait que j'allais la voir paraître soudain, menue, sèche, boiteuse, avec sa robe noire et son bonnet de tulle. Que de fois elle a passé par ces portes, franchi ces degrés, à deux pas du Palais de Justice où le greffier Louis Biaise Bobin tient sa boutique de graines. Voilà les chambres où les prêtres disaient la messe, où elle a communié avec sa vieille 3


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UN CENTENAIRE POITEVIN

tante, sa bonne, et les deux religieuses du Calvaire, dont l'une était sa sœur aînée. Le P. Coudrin, M. Soyer, M. Pruel, M. Monrousseau sont venus là, ont prié là, ont fait couler là le sang divin et risqué le leur, entre ces quatre murs délabrés ; les frères Dechartres y ont trouvé la grâce du martyre. Avant ce pèlerinage, j'aimais bien Marie-Anne Marthe Gauffreau telle que les mémoires de M. de Coursac, les Archives de la Vienne, me l'avaient fait connaître ; depuis cette visite du 9 février 1933, il me semble que j'ai vécu avec elle dans la petite maison de la rue de la Regratterie ; j'ai appris à l'y mieux vénérer ; il y a, dans mon âme, un désir plus ardent de la faire mieux connaître pour la faire mieux aimer. Elle voudra bien ensuite nous aider à nous dépenser comme elle, au service de Dieu.


CHAPITRE III ARRESTATION. — INTERROGATOIRE.

Tant va la cruche à l'eau qu'à la fin elle casse ! Mlle Gauffreau n'a pas que des amis autour d'elle, et les yeux méchants sont souvent de bons yeux. Le vendredi, 13 septembre 1793, les représentants en mission Chondieu et Richard, établissent à Poitiers le tribunal révolutionnaire ; pendant dix-huit mois, longs comme un siècle, il tyrannise odieusement la ville. Le lendemain un arrêté affiché sur les murs engage les patriotes à dénoncer les ennemis de la liberté. Les délations commencent, plus scélérates et plus fréquentes parce qu'elles sont payées. Le cabaretier Simon, de la rue des TroisRois, et la veuve Poisson ont révélé une cachette chez M. de Moulins-Rochefort, ils perçoivent un vingtième des valeurs trouvées et confisquées ; des trahisons, payées également, amènent des découvertes identiques chez Mme de Courtigny, rue des Carmes, dans les maisons Bodineau, Limouzin, Guillemot, Landerneau, Pélisson, de Genouillé, Gauffreau, etc. Le 4e jour de la deuxième décade de l'an II (6 octobre 1793), Louis Biaise Bobin se transporte, 26, rue de la Regrat-


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tante, sa bonne, et les deux religieuses du Calvaire, dont l'une était sa sœur aînée. Le P. Coudrin, M. Soyer, M. Pruel, M. Monrousseau sont venus là, ont prié là, ont fait couler là le sang divin et risqué le leur, entre ces quatre murs délabrés ; les frères Dechartres y ont trouvé la grâce du martyre. Avant ce pèlerinage, j'aimais bien Marie-Anne Marthe Gauffreau telle que les mémoires de M. de Coursac, les Archives de la Vienne, me l'avaient fait connaître ; depuis cette visite du 9 février 1933, il me semble que j'ai vécu avec elle dans la petite maison de la rue de la Regratterie ; j'ai appris à l'y mieux vénérer ; il y a, dans mon âme, un désir plus ardent de la faire mieux connaître pour la faire mieux aimer. Elle voudra bien ensuite nous aider à nous dépenser comme elle, au service de Dieu.


CHAPITRE III ARRESTATION. — INTERROGATOIRE.

Tant va la cruche à l'eau qu'à la fin elle casse ! Mlle Gauffreau n'a pas que des amis autour d'elle, et les yeux méchants sont souvent de bons yeux. Le vendredi, 13 septembre 1793, les représentants en mission Chondieu et Richard, établissent à Poitiers le tribunal révolutionnaire ; pendant dix-huit mois, longs comme un siècle, il tyrannise odieusement la ville. Le lendemain un arrêté affiché sur les murs engage les patriotes à dénoncer les ennemis de la liberté. Les délations commencent, plus scélérates et plus fréquentes parce qu'elles sont payées. Le cabaretier Simon, de la rue des TroisRois, et la veuve Poisson ont révélé une cachette chez M. de Moulins-Rochefort, ils perçoivent un vingtième des valeurs trouvées et confisquées ; des trahisons, payées également, amènent des découvertes identiques chez Mme de Courtigny, rue des Carmes, dans les maisons Bodineau, Limouzin, Guillemot, Landerneau, Pélisson, de Genouillé, Gauffreau, etc. Le 4e jour de la deuxième décade de l'an II (6 octobre 1793), Louis Biaise Bobin se transporte, 26, rue de la Regrat-


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terie, pour perquisitionner chez les demoiselles Gauffreau, la tante et la nièce. Concierge du Palais et greffier, il tient une boutique de papeterie et de graines. Il a 40 ans. Farouche, jovial, bruyant, il profère dans les cafés et les clubs, d'une voix de stentor, les plus sanguinaires menaces contre les prêtres et les aristocrates : « Si tout le monde était comme moi, les détenus seraient tous massacrés avant la fin du jour : je réponds d'en tuer cent pout ma part » (1) ; il est membre du comité de surveillance révolutionnaire.

(1) La Terreur à Poitiers, par Etienne Saillard, p. 317. Jusqu'en 1920 les greffiers du Palais tenaient, dans le vestibule même du Palais, boutique de graines. J'ai trouvé cette note dans les Archives de la Vienne L. 462 : A la e Société populaire de Poitiers, séance du 19 fructidor, 2 année républicaine, présidée par le représentant du peuple Chauvin : Le citoyen Legris déclare qu'il a plusieurs fois entendu le sieur Bobin prêcher le meurtre et l'assassin (sic) et notamment quelques jours avant la chute des tyrans modernes Robespierre et consorts, étant au café Bourgeois, rue des ci-devant Cordeliers, il entendit dire à haute voix par le sieur Bobin qu'il fallait égorger tous les détenus, les aristocrates et les modérés, qu'il le ferait lui-même. Audidier, juge du tribunal, qui l'entendit, lui dit : « Tu ne le ferais pas. — Si, dit-il, j'ai le bras assez nerveux, et j'en égorgerai quelques-uns pour ma part. » Il y avait beaucoup de monde dans ce café. Ce Bobin était avec les citoyens Bertaux, tanneur, chirurgien et autres ; le citoyen Cuillereaul'a entendu ainsi que le citoyen Deneaux, garde magasin, qui en est convenu en présence de Lorude (?). Le citoyen Legris affirme la présente déclaration sincère et véritable. Beaucoup d'autres citoyens ont entendu ce propos. J. LEGRIS.

Pour copie conforme, CHAUVIN,


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Cinq personnes habitent, 20, rue de la Regratterie : MarieAnne Marthe Gauffreau et sa tante Jeanne Gauffreau ; sa sœur aînée Madeleine Gauffreau et Marie Lesage, toutes deux religieuses du Calvaire, chassées de leur monastère ; Marie Chauvin, la servante ; elle a 40 ans, elle est depuis 27 ans au service de Mlle Gauffreau. Les quatre premières signeront le procès-verbal. Marie Chauvin ne sait pas écrire, mais elle sait parler. Dans la chambre des deux ci-devant religieuses, Bobin a remarqué 3 grands reliquaires et plusieurs cadres, ils viennent de l'ancien monastère du Calvaire ; plusieurs autres cadres en bois et des bouquets de fleurs artificielles, fabriquées par les deux ci-devant religieuses. Elles essaient par ce travail de se procurer quelques ressources. Dans la chambre de M. Gauffreau curé de Notre-Dame-la-Petite, frère de MUe Gauffreau, réfugié en Espagne, il trouve plusieurs livres ecclésiastiques et un marbre pour dire la messe (une pierre d'autel). Dans le grenier, il découvre trois bonnets carrés dans un petit sac de toile, lié d'une jarretière de laine ; du bougrand (toile épaisse garnie avec de la gomme), couleur de rose foncé, taillé en chasuble, un surplis de fête et une espèce de rochet, une aube déplissée en toile d'Alençon, différents morceaux d'étoffe brodés en or, un-bréviaire relié en maroquin noir. Ce bréviaire contient un petit cœur, qui est pour Bobin un signal contre-révolutionnaire. Voici un autre petit cœur, autre signal contre-révolutionnaire, accolé à un scapulaire,


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UN CENTENAIRE POITEVIN

dans une armoire de la chambre des demoiselles Gauffreau. Bobin demande à qui il appartient ; on lui répond qu'il n'appartient à personne. Enfin un troisième cœur contre-révolutionnaire (i) lui aussi est découvert dans la chambre des deux religieuses ; ce troisième cœur appartient à la sœur Gertrude, religieuse de la Sagesse, demeurant à Angoulême. Bobin pourra vérifier l'assertion, s'il le désire. Dans la même chambre sont plusieurs disciplines en corde et à nœuds, deux autres en fil de fer, plus une ceinture de crin et une de fer, « avec des piquerons », plus un calice et une patène en argent, plus le testament de Louis XVI. A cette date, un an après la mort du roi, et à cette place, une maison particulière de Poitiers, cette découverte est intéressante : les copies du célèbre testament sont donc plus nombreuses qu'on ne l'a cru jusqu'ici (2) et déjà on lui donne une importance très grande. On sait son influence sur le développement de la dévotion au Sacré Cœur, en France, et à Poitiers, pendant les premières années de la Restauration. Bobin enfin signale l'acte de mariage du sieur Delaunay avec Ursule Pavon, célébré par Pierre Coudrin, prêtre catholique non assermenté, que nous connaissons bien.

(1) Un autre Cœur de Jésus, toujours signal contre-révolutionnaire, fut découvert et confisqué chez la femme de Boisnard, lors des perquisitions de l'affaire Dechartres. (2) A. Hamon, Histoire de la dévotion au Sacré Cœur, t. IV, p. 3o6.


ARRESTATION.

INTERROGATOIRE

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Ces découvertes ne laissent pas d'être compromettantes ; Bobin en fait d'autres moins difficiles à expliquer, qui ont pourtant leurs dangers: « J'ai trouvé., .au-dessusdelaported' entrée de la demoiselle Gauffreau,... un petit pochon de peau blanche dans lequel il s'est trouvé 30 louis d'or... plus un pochon de grosse toile dans lequel il s'est trouvé la somme de 694 livres, reste d'une somme de 712 livres que le sieur Gauffreau, curé de Notre-Dame-la-Petite, devait employer en bonnes œuvres. » Bobin empoche les 694 livres, il les remettra au Comité révolutionnaire ; c'est un bien d'émigré: il le confisque. Le reste de l'or et de l'argent, plus 30 assignats de 20 livres, 11 de 100, 3 de 60, 10 de 200, plus 113 assignats de 5 livres, 262 de 15 sols, 177 de 10 sols, 6 de 5 sols, est laissé à Mlle Marie-Anne Marthe Gauffreau qui devra en répondre. Elle se récuse ; sait-on ce qui peut arriver ? Si la somme est volée, comment la rendre ? Elle n'accepte pas d'en être la dépositaire. Bobin la garde ; mais il s'engage à la présenter à la première réquisition du tribunal révolutionnaire ou de Mlle Gauffreau ; en attendant il charge le perruquier Gourjeault de veiller sur l'or et les assignats. La perquisition est finie ; ont signé le procès-verbal : Marie-Anne Gauffreau, Jeanne Gauffreau tante, Magdeleine Gauffreau, Marie Le Sage. BOBIN.

Tout bien considéré, Bobin Louis Biaise arrête que les


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deux demoiselles Gauffreau, la nièce et la tante, seront, avec leur servante, incarcérées à la maison des Pénitentes, et il les y fait conduire. Il laisse, rue de la Regratterie, les deux cidevant religieuses. La tante et la servante ne durent rester que peu de temps, en prison. Quelques semaines plus tard, le 16e jour du deuxième mois de l'an deuxième de la République Française, une et indivisible (8 novembre 1793), et le premier de la mort du tyran, sur les trois heures de raprès-midi, Louis Biaise Bobin, se transporte à la prison des Pénitentes, et, dans la chambre du gardien, procède à l'interrogatoire de Marie-Anne Marthe Gauffreau. Nous savons déjà comment elle s'y est préparée ; elle a mis du rouge et bravement avalé un petit verre de liqueur. Elle déclare son nom, son âge, le lieu où elle habite, affecte d'appeler Bobin « Monsieur » et jamais « Citoyen », le procès-verbal ne signale pas ce détail. Bobin, persuadé que l'argent trouvé dans les deux pochetons appartient à des prêtres réfractaires, veut le confisquer ; il en aura sa part, bien entendu. Marie-Anne Marthe ne selaisserapas dépouiller, l'argent est à elle : l'or, l'argent, les assignats sont ses épargnes. — Les 694 livres du petit pocheton de grosse toile sont-ils aussi sa propriété ? — Non ; c'est un dépôt confié à son frère le curé de Notre-Dame-la-Petite. — Pourquoi son frère n'at-il pas fait usage de ce dépôt ? — Parce qu'il est parti pour


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l'Espagne peu après l'avoir reçu ? ■— Qui lui avait confié cet argent ? — Elle l'ignore. — A quelle époque son frère estil parti? — Le 7 septembre 1792. — A quelle époque avaitil reçu ce dépôt ? — Elle ne sait pas la date exacte. Son frère en partant l'avait autorisée à employer cet agent en bonnes œuvres, comme elle voudrait. Lors de la perquisition, le 6 octobre, Marie-Anne Marthe avait dit que cet argent lui appartenait, Bobin le lui rappelle. Elle répond qu'elle voulait parler d'un troisième pocheton où elle mettait ses aumônes personnelles. Evidemment elle est embarrassée. L'argent est-il à elle, est-il à son frère, bien fin qui pourrait le savoir avec les seuls documents que nous avons. Une chose du moins est certaine : ni les membres du comité révolutionnaire ni Bobin n'ont droit sur la somme. La patène et le calice mis sous scellés rue de la Regratterie ont été donnés à Mlle Gauffreau par son oncle, chapelain de la Chapelle Saint-Agron et hebdomadaire de Saint-Hilaire, mort depuis 19 ans environ. Les ornements complets pour dire la messe — il y en a 7, c'est beaucoup pour une seule femme ! —■ la petite custode d'argent, les 3 missels, les 2 marbres d'autel, les aubes, les amicfs et autres objets du culte lui viennent de son oncle Gauffreau, ou bien c'est elle-même qui les a réunis. — Combien d'ornements viennent de son oncle ? —Cinq. — Et. les deux autres ? — Elle les a fait faire. — Où a-t-elle acheté l'étoffe ? —Elle a oublié le nom du marchand. —


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Qui les a faits ? — Madeleine Thomas. —Y a-t-il longtemps ? — Cinq ou six ans. Bobin trouve étonnant qu'ayant cinq ornements elle ait jugé utile d'en avoir deux de plus. — Sans doute. Mais Notre-Dame-la-Petite manquait d'ornements complets ; elle les a donnés à son frère, curé de la paroisse. — Alors, pourquoi sont-ils rue delà Regratterie ? — Parce qu'ils sont à moi. Elle reconnaît que son frère l'abbé Gauffreau et le curé de Chasseneuil, petit bourg près de Poitiers, ont dit la messe chez elle, mafô avant le décret d'exportation du 6 avril 1792. Quelques personnes y assistaient, elle y a communié ; si d'autres ont communié comme elle, elle l'ignore. Bobin ne peut s'y tromper, M1Ie Gauffreau n'ignore rien, elle veut paraître ignorer pour ne dénoncer personne. Boisnard interrogé le lendemain et le surlendemain, dira que la tante Gauffreau, les deux religieuses, la servante, et plusieurs autres personnes, lui-même, ont communié de la main de l'abbé Coudrin. Marie-Anne Marthe avoue que l'abbé Coudrin a dit la messe rue de la Regratterie, depuis le mois de septembre 1792, mais cet abbé n'était pas fonctionnaire public, c'est-à-dire occupant un poste reconnu par la République. — Vous vous trompez, dit Bobin, Coudrin était vicaire. — Elle l'ignorait. L'abbé Coudrin n'a fait que passer chez elle, sans y séjourner. C'est d'ailleurs pour elle un ami d'enfance. — Le sieur Coudrin a-t-il quitté Poitiers ? — Elle l'ignore. Elle l'a vu deux fois cet hiver, et ne l'a pas rencontré depuis.


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Elle estime cependant que s'il était à Poitiers, elle le saurait. Elle ignore si l'abbé Coudrin a dit la messe ailleurs que chez elle. — D'autres prêtres que Coudrin ont-ils dit la messe chez elle ? — Elle l'ignore, et M. Louis Biaise Bobin doit se contenter de cette réponse qui n'en est pas une, il le sait mieux que personne. On passe alors à lagrosse affaire du mariage Delaunay. Estce le citoyen Monrousseau, curé de Nbtre-Dame-la-Grande, qui l'a bénit ? — Elle ne sait pas. — Connaît-elle le prêtre qui a présidé la cérémonie ? — Aucunement. — Connaît-elle le fils Boisnard, cordonnier ? — Oui. — Ne l'a-t-elle pas invité à se rendre chez le sieur Couturer, oncle de la femme Delaunay, pour servir de témoin, lors dudit mariage ? — Non. —■ Boisnard demain dira oui, et c'est la vérité ; mais Marie-Anne Marthe n'est pas obligée de fournir des armes contre elle. Que Bobin se débrouille. — Comment l'acte du mariage se trouve-t-il chez elle ? — Parce que l'Abbé Coudrin, lors de son passage rue de la Regratterie, le lui a donné. « Serrez-moi ce papier, a-t-il dit, vous me le remettrez quand je vous le demanderai. » — L'a-t-elle lu ? — Non ; si elle l'avait lu elle ne l'aurait pas gardé. — Alors pourquoi le cacher avec les ornements ? —- Parce que l'abbé Coudrin lui avait dit de le cacher et que la cachette des ornements était tout indiquée. — C'est bien étonnant qu'elle l'ait caché sans le lire ! — Elle avoue qu'elle aurait dû le lire ; elle a commis une faute, mais sans mauvaise intention.


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Sait-elle qui a baptisé la fille aînée des Boisnard ? — Non. — Sait-elle que Boisnard a enterré lui-même ses enfants morts, sans vouloir les faire porter à l'église dont le curé avait prêté serment ? — Elle sait que Boisnard a perdu des enfants ; elle ignore combien, elle ignore le lieu de leur sépulture. C'est une triste histoire que celle-là ; et si caractéristique de l'époque ! Hilaire Boisnard, cordonnier, perdit plusieurs enfants dans les années 1793 et 1794. Plutôt que de les faire porter à l'église dont le curé est jureur, il les ensevelit dans son jardin. Bobin demande encore à Mlle Gauffreau si elle sait que Pierre, ci-devant domestique à l'Hôtel-Dieu, a porté des nouvelles aux aristocrates prisonniers ? — Elle n'en sait rien. ■— Croit-elle que ce nommé Pierre soit' patriote ? — Elle ne connaît pas ses principes. — A-t-il été à la messe chez elle ? — Elle ne sait pas. — Lui a-t-elle dit de ne pas aller à la messe dans les églises où célèbrent les prêtres assermentés ? — Elle n'a jamais dit cela à Pierre ni à personne. — Sait-elle que Pierre a une cocarde blanche ? — Elle n'en sait rien. Ne désire-t-elle pas que les évêques, grands vicaires, curés, vicaires et religieux rentrent dans leurs soi-disant biens ? — Elle ne s'est jamais occupée de politique ; elle aime les lois de son pays. — Ne demande-t-elle pas un roi et le retour de la royauté ? — Elle ne demande ni roi ni royauté ; elle est très satisfaite du gouvernement présent. On entend le petit ton sec, on voit le regard fier, un peu moqueur, qui fait


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baisser les yeux de Bobin. De quoi se mêle-t-il ? croit-il que Marie-Anne Marthe Gauffreau répondra à de pareilles questions ? Le procès-verbal continue : « Ce qui est tout ce qu'on lui a demandé et ce qu'elle a répondu. Lecture faite du présent interrogatoire et de ses réponses, a dit ses réponses contenir la vérité, y a persisté, y persiste et a signé. « Fait, clos et arrêté le présent interrogatoire en la chambre du gardien dans la ci-devant maison des Pénitentes, le jour, mois, an susdit, à 6 heures du soir. » GAUFFREAU, BOBIN,

Juré secrétaire.

Les jours suivants, 9 et 10 octobre, les interrogatoires se poursuivent dans la chambre du gardien de la prison des Pénitentes ; ils ne nous apprennent rien de bien nouveau. Marie Chauvin donne elle aussi à ses réponses la même netteté hère et un peu moqueuse. Elle dit ce qu'elle veut dire. « Depuis quand existe-t-il un cabinet dans lequel se trouve un lit (le cabinet aux cachettes) ? — Depuis que la maison est maison. — Mais il y a une porte neuve, depuis quand?—-Je l'ai toujours vue.(Elle est danslamaisondepuis 27 ans, elle y est entrée à 13 ans.) — Connaît-elle le sieur Frapier, vicaire de Chasseneuil ? —Elle le connaît pour dire : « le voilà». Et Bobin n'obtiendra rien de plus. A Marie Chauvin comme à Mlle Gauffreau, il demande si


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elle désire le retour des rois et de la royauté. Elle répond qu'elle le désire si cela peut lui donner la paix. Evidemment tous ces interrogatoires commencent à la fatiguer ; elle en a assez. Bobin doit le comprendre, si elle ne le lui dit pas encore crûment. Nous ne savons pas les accusations formulées contre lle M Gauffreau, après ces interrogatoires ; une chose est certaine, elle reste aux Pénitentes, et y restera encore de longs mois sans être jugée. C'est l'affaire des frèresDechartres qui provoquera sa condamnation ; cette affaire n'existe pas en novembre 1793. Puisque Marie-Anne Marthe Gauffreau reste incarcérée, allons voir ce qui se passe à la prison des Pénitentes.


CHAPITRE IV SOUS LES VERROUS.

La prison des Pénitentes était au n° 15 de la rue Corne-deBouc, aujourd'hui rue Rabelais. Elle avait été surnommée le Purgatoire, la prison de la Trinité était le Ciel, celle de la Visitation, l'Enfer. Au témoignage de M. de Coursac, à certains jours et à certaines heures, le Purgatoire devenait un Enfer. Mlle de Savatte, qui deviendra Mme de Céris.vit avec sa mère, elle n'a pas vingt ans ; dans un des derniers mois de 1793, des gendarmes l'arrêtent vers 10 heures du soir et la conduisent aux Pénitentes ; cette prison est presque exclusivement réservée aux femmes. La cloche retentit : « Parions, disent Mlle Gauffreau et Mlle Hérault, que c'est une nouvelle victime .» Elles devinent juste : « J'entrai, raconte Mlle de Savatte ; j'avais 19 ans, Mlle Hérault me connaissait : « Ah ! « vous voilà, ma petite, dit-elle, en méprenant les mains, et en « me comblant d'amitiés ! ». Toutes les prisonnières de la chambrée à laquelle j'allais appartenir, étaient réunies autour d'une table éclairée par une seule chandelle. L'hiver pour se chauffer, pas même de chauffe-pieds,


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« L'une des dames qui setrouvaientlàmedit alors : — Que savez-vous faire, Mademoiselle ? — Je répondis : Je sais coudre et filer. — Ah ! vous savez filer ! Et, me passant une quenouille, elle me conseilla de filer pour ne pas me laisser abattre par l'ennui et pour me procurer quelques ressources. « Le moment du coucher venu, et il ne tarda guère, on ne trouva pour moi qu'un matelas sur lequel était morte, peu de jours auparavant, une servante épileptique. « Jenesouf« frirai pas, s'écria Mme des Landes, que cette jeune fille « passe ainsi sa première nuit chez nous », et faisant tirer son matelas de dessous son lit, elle me mit dans l'obligation de dormir dessus. » Elles sont douze dans cette chambrée, située au premier, à droite en montant. Les prisonnières les plus suspectes, et Mlle Gauffreau en est, sont enfermées deux à deux, dans d'étroits cabanons. Il y en a quatre. Mlle Gauffreau a pour compagne Mlle Lacoudre ; Mme de Savatte, une servante punaise. Elles quittent leur cabanon, deux heures par jour, sous la garde d'un geôlier qui, les deux heures écoulées, leur crie brutalement : « Rentrez ! » Les huit détenues peuvent pourtant parler entre elles du seuil de leur cabanon. Les autres prisonnières ont plus de liberté : « Nous allions dans les cours, écrit Mme de Savatte, quand nous voulions, jamais dans les jardins. » Mme Leblanc possède un perroquet, qui distrait les pauvres malheureuses. Longtemps après être sorti des Pénitentes, il disait encore ces mots, souvent répétés


avec une douce résignation par sa maîtresse dans sa prison : « Tout est cher ! Qu'est-ce que cela fait quand on n'a pas d'argent ! » Toutes les époques, tous les régimes ont eu leur crise. Un jour les filles de joie, les Pénitentes qui habitent au rez-de-chaussée, montent en troupe au premier étage pour mieux entendre le fameux perroquet dont le bavardage les amuse. A leur arrivée, l'oiseau boude et se tait. « Ce n'est pas moi qui lui tiens la langue », observe Mme Leblanc. Désappointées les curieuses s'en vont. Le perroquet retrouve aussitôt la parole et dit : « Ces bêtes-là croyaient-elles que j'allais parler (i) !» La réflexion peut paraître surnaturelle; elle l'est ; mais je rapporte le fait, je ne le juge pas. Une autre fois, de mauvaise humeur, l'oiseau faillit se jeter à la face des commissaires qui visitaient la prison ; Mme Leblanc eut de la peine à modérer sa fougue. Trois personnes, aux Pénitentes, traitent habituellement et directement avec les détenues : le concierge Raguit, son épouse, une exécrable mégère, et la bonne Marie Latu. Raguit aime la musique. Mme de Boisragon et MUe de Savatte ont de jolies voix ; elles apaisent par leurs chants le cerbère, et obtiennent de lui ce qu'elles veulent. Jadis la lyre d'Orphée adoucissait les bêtes féroces. La geôlière ne se calme pas aussi aisément, c'est une brute. Lorsque Mme de Savatte rejoint sa fille aux Pénitentes, elle l'accueille par ces (i) Et. Salliard : La Terreur à Poitiers, p. 196. i


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mots odieux : « En voilà une qui n'est pas grande, mais nous la raccourcirons encore. » Elle fait allusion à la guillotine (i). me Un jour elle plonge la main dans la soupière de M de Boisragon ; elle veut s'assurer qu'aucune correspondance n'y est dissimulée. Indignée cette dame jette la soupière par la fenêtre. Pour la punir, les officiers municipaux de garde : un parfumeur et un orfèvre, la condamnent à passer trois jours en plein air, dans une cage de fer. Elle y souffre cruellement, on est en hiver ; elle s'étonnera plus tard de ne pas y être morte de froid. Heureusement la bonne Marie Latu se dévoue pour aider les prisonnières. Elle s'efforce de mille manières d'adoucir leur sort. Si elle ne craignait de perdre sa place et d'être remplacée par une mégère intraitable, elle ferait beaucoup plus. Sa bonté très simple gagne les cœurs. Sorties des Pénitentes après Thermidor, toutes les détenues la traitent en amie. Mme Charbonnel rendait visite à Mme de Clisson. Survient la fille Latu. Mme de Clisson se lève et la serre dans ses bras. A Mme Charbonnel qui s'étonne, elle dit simplement : « Si vous saviez tous les services que cette bonne Latu nous a rendus aux Pénitentes. » Les grands cœurs n'oublient pas ; le souvenir des jours mauvais portés ensemble fait tomber bien des barrières. me

(i) Rencontrant, après Thermidor, la Raguit, M de Savatte dit tout haut passant près d'elle : « Il me semble que je n'ai rien perdu de ma taille. »


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Avant d'être emprisonnée, Mlle Gauffreau, au témoignage de Mme de Vitré, avait été la Providence des détenues, mal et souvent même pas nourries. Voici ce qu'écrit Mlle de Savatte : « Je faillis trouver la mort aux Pénitentes. Les personnes sans ressources, comme moi, étaient fort malheureuses. On ne nous donnait que le pain de l'égalité très mauvais par lui-même, mais que la cupidité du boulanger rendait exécrable. Il extrayait la plus pure partie du blé pour en faire d'excellent pain, qu'il vendait secrètement très cher. Le nôtre se composait d'un si singulier mélange qu'il nous donnait presque à toutes la dysenterie. Un jour nous demeurâmes 24 heures sans pain. » Les pauvres malheureuses suppliaient le geôlier pour aller en acheter ; il ne voulut rien entendre. La sœur Ave avait besoin de manger souvent pour ne pas entrer en pâmoison. Elle faisait pitié. La porteuse d'eau donna trois petits pains que les malheureuses se partagèrent; chacune eut son morceau, et la sœur Ave évita la pâmoison. Leur fermier Dupuis, de Soudan, près Lencloistre, apportait à Mme de Labrosse et à sa mère, caché sous sa blouse, un pain qu'il faisait cuire pour elles chaque semaine (1). (1) Il y aurait de bien belles choses à écrire sur le dévouement des domestiques à leurs maîtres pendant la Révolution. « Il faut que je vous quitte, disait Victoire Proux à Mmo de Curzon, vous ne pouvez plus me nourrir ; je vais travailler, je vous serai plus utile qu'en restant avec vous. « Elle revenait servir gratuitement, et soigner les malades. La maison de ses maîtres était la sienne : par définition les domestiques sont de la maison.


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Dans une pareille détresse les envois de MUe Gauffreau sont bien reçus ; mais il faut acheter leur droit d'entrée. La femme du gardien prélève sa part : la meilleure. Ce droit lui est acquis. La concession ne va pas sans danger. Mlle Gauffreau apporte un jour une alose, la Raguit exige la tête. Justement cette tête contient, dissimulé dans un peloton de fil, un billet adressé à l'une des prisonnières. Fureur de la mégère, qui menace de tout révéler au Comité révolutionnaire. Mlle Gauffreau tranquillement tire de sa poche un assignat de 500 livres ; la citoyenne Raguit tend la main ; elle ne dira rien. Il était assez facile de communiquer avec l'extérieur : domestiques, enfants, étaient de sûrs messagers. Madeleine Bardin, sous son tablier, dans son bonnet, apportait lettres et billets. Comment se défier d'une gamine de 6 ans, qui faisait tant rire les enfants du geôlier ! Emprisonnée, Marie-Anne Marthe ne peut plus donner à ses codétenues que son intelligence, ses bras et son temps ; elle les prodigue : la mère des Prêtres devient la mère de toutes. Avec MIIe'Choblet, une sainte, elle passe des heures au chevet de la petite Mlle de Coral,1 enfant de six ans au plus, en danger de mort ; elle la sauve à force de dévouement et de soins. La petite malade avait été vouée au blanc jusqu'à l'âge de sept ans. Guérie, elle n'est qu'à moitié contente de porter toujours les mêmes robes, elle en voudrait une rose. « Le jour où tu auras 7 ans », lui dit sa mère. Jusquelà il faut tenir la promesse qui l'a sauvée.


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Il y eut à la prison des Pénitentes, comme dans les autres, des heures terribles : On pouvait s'y croire à la veille d'un massacre général, comme aux jours de septembre. Des recrues de Marseille, sous les ordres de Westermann, massées devant les Pénitentes, veulent forcer les portes. Le geôlier Raguit se cabre dans un sursaut d'énergie. Il exige, pour ouvrir, un ordre de M. Bourgeois commandant de la place. M. Bourgeois refuse. Cet acte d'autorité eût pu lui être fatal ; il répare une vieille faute. Jadis M. Bourgeois avait cassé, dans un accès de haine sectaire, le bras d'une statue de Louis XIV sur la place d'Armes. Exilé en Russie, il est, grâce à d'Alembert, chargé de l'éducation du tsarewitz: ce fut l'origine de sa fortune. Les heures d'extrême danger sont les heures d'extraordinaires secours : des prêtres nourris, gardés, sauvés par M116 Gauffreau et les autres prisonnières, trouvent moyen de communiquer avec elles et de leur apporter les secours de la foi. Lors du passage à Poitiers des bandes de Westermann, l'abbé Soyer entre chez M. Gourjeault, et lui déclare qu'il veut pénétrer dans la prison des Pénitentes, elle touche sa maison. Il franchit le mur de séparation ; le voilà chez les détenues effroyablement inquiètes. Une croix grossière pend au mur, il s'agenouille un instant ; puis les confessions commencent. Les pauvres malheureuses reçoivent l'absolution qui va peut-être leur ouvrir le ciel. L'abbé Soyer n'a pas toujours besoin de sauter la muraill e


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pour entrer dans la prison. Il aime, nous le savons, à revêtir l'habit de gendarme. Un jour il se présente à la porte sous son uniforme préféré : « Qui êtes-vous, demande le gardien ? — Professeur de droit canon. — Droit canon ! Passez, vous êtes militaire. » Et il passe. La bonne Marie Latu favorise ses tentatives. Une nuit que l'abbé Coudrin est aux Pénitentes, — d'autres disent à la prison de la Trinité —, il vient à peine d'entrer quand arrive le commissaire de la Révolution Pinchaud. Prévenue, MUe Hérault qui précède l'abbé, tombe à terre, et, dans sa chute, éteint la chandelle ; le prêtre s'échappe. Aux Hospitalières, le geôlier est brave homme ; les choses se passent presque en famille. Mme Thomas, religieuse de Sainte-Croix, se rappelle une nuit où les prisonniers prenaient l'air dans la rue et jouaient de la guitare ; au milieu l'abbé Coudrin chantait, comme un père au milieu de ses enfants. Lui-même a raconté quelques-unes de ses équipées. «Bien des fois avec Fauvette (l'abbé Soyer), j'ai franchi les murs des diverses prisons, des Carmélites, de Saint-Pierre, des Pénitentes, afin de porter des consolations religieuses aux personnes qui s'y trouvaient détenues. Les prisonniers ignoraient par où nous passions, deux seulement en avaient reçu la confidence. Nous prenions par les derrières de la maison pour escalader les murs, et nous trouvions, au bas, des personnes qui nous introduisaient dans la salle occupée par les victimes de la Révolution. Le retour s'effectuait dans les mêmes conditions... Au commence-


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ment nous portions le Saint Sacrement dans un ciboire plein d'hosties. Je fus le premier qui m'avisai de prendre tous les ornements nécessaires dans une sorte de havresac, sans prévenir Aglaé (l'abbé Martin), mon compagnon. Une fois arrivé je déclarai que j'allais dire la messe, ce que je fis, et je prêchai. Mais on avait si grande peur que nous ne fussions entendus et surpris qu'Aglaé ne voulut point la dire. — « Cher ami, répétait-il, comme tu nous exposes par tes imprudences ! » Une détenue, Mme Neveu, fort pieuse et qui avait, dit-on, des révélations, avait assuré qu'il ne leur arriverait aucun mal (i). Plus d'une fois ils furent merveilleusement protégés par ceux qui auraient dû les arrêter. Le 22 avril 1794, quelques jours après le jugement qui condamnait les deux frères Dechartres, Mlle Babin et les deux demoiselles Gauffreau, M. Coudrin entrait à Poitiers avec son fidèle compagnon Augustin Bernard : « Qui vive ? » crie la sentinelle. — « Citoyen », répond Bernard.—«Qui vive? » répète la sentinelle. —«Citoyen », répond Coudrin, « Fais bien attention », crie-t-on du corps de garde à la sentinelle. — « Ne craignez rien, répond le soldat : c'est un bon citoyen. » Et quand l'abbé fut tout près de lui : « Ah ! Monsieur, vous l'avez échappé belle ! Prenez bien garde, vous ne rencontrerez pas toujours des sentinelles comme moi. » Ce

(:) Vie du T.R.P. Marie-Joseph Coudrin, par le R. P. Stanislas Perron, Paris, 1900, p. 108.


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brave homme s'était confessé, deux jours auparavant, à l'abbé Coudrin ; il l'avait reconnu à la voix (i). Plusieurs mois la vie aux Pénitentes se déroule ainsi, pour MUe Gauffreau et ses compagnes, rude à certaines heures, un peu monotone toujours, et cependant malgré ses tristesses et ses angoisses, pleine de bonne humeur, d'entrain même, de calme résignation à la volonté de Dieu. Ces fières chrétiennes souffrent pour leur foi ; elles le savent, elles en sont heureuses. Mais tout va changer, voici le dénouement. (i) Vie du T.R.P Marie-Joseph Coudrin..., p. 99, 100.


CHAPITRE V LE JUGEMENT.

Le 21 janvier 1794, deux frères Jean et Antoine Dechartres (i), tous les deux de Richelieu, tous les deux prêtres (Jean a été vicaire à Bray près de Richelieu, l'autre à Jaulnay près de Loudun), sont arrêtés dans les bois de Lurault près de Vendeuvre, par les citoyens François Guillegault, Jean-Louis Racoupeau, Pierre Lenain et Louis Boyer, habitants de Vendeuvre... Le même jour Modeste Babin, ouvrière en linge, qui leur a donné l'hospitahté, est arrêtée, elle aussi, à Vendeuvre. Les deux frères Dechartres ont prêté en 1792 le serment exigé par l'Assemblée Constituante, et le serment de maintenir la liberté et l'égalité. En janvier 1793, ils ont rétracté leur double serment. Cette rétractation les condamne à être déportés : ils doivent se livrer aux administrations du département de la Vienne qui prendront les mesures nécessaires. Le délai fixé expire le 25 frimaire an II (15 décembre). Ils n'ont pas obéi ; ils sont après cette date, (1) Les deux frères signent toujours Dechartres, jamais Dechartre.


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restés sur le territoire de la République, ils sont coupables, ils doivent être jugés et condamnés. Ils sont interrogés longuement le 28 et le 29 janvier par le Comité de surveillance et révolutionnaire de Poitiers ; le Ier et le 2 février, ils font aux commissaires de ce même comité des déclarations compromettantes pour Mlle Gauffreau et plusieurs autres personnes. Un peu trop naïvement ils ont cru aux affirmations de leurs juges : leurs dépositions ne sauraient, affirmait-on, causer un grave préjudice aux personnes dont ils livreraient les noms ; un avertissement sévère peut-être, rien d'autre à craindre ; ils ont parlé. On peut ainsi résumer leurs aveux. Jean Dechartres est resté dans la paroisse de Bray jusqu'en janvier 1793 ; il est alors venu à Poitiers. Il a logé près de Saint-Michel chez une dame qui prend des pensionnaires et qui lui a été indiquée par une demoiselle Guérin de Richelieu. Il ne sait pas d'ailleurs son nom, il l'a quittée après deux ou trois jours. Mlle Gauff reau, marchande, rue de la Regratterie, l'a fait alors entrer chez Bertholeau, menuisier, qui l'a gardé jusqu'au Ier février. Pendant ce temps il est allé deux fois chez Mlle Gauff reau. Du Ier février au dimanche de Quasimodo, il a demeuré chez les demoiselles Lacoudre, bourgeoises, rue de la Prévôté, puis chez la veuve Mallet près du cimetière de Saint-Cybard, ensuite chez la veuve de Genouillé. Il a dit la messe, jours de fêtes et dimanches, chez la demoiselle Lavigne, sœur du curé de Sainte-Opportune.


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Craignant d'être découvert il s'est rendu dans la maison des Incurables qui lui fut indiquée par la fille Babin qu'il a connue par le sieur Champigny, détenu au Séminaire. Ladite fille Babin allait le visiter et portait ses lettres à son frère Ambroise. Il disait la messe aux Incurables dans un grenier au-dessus de la cuisine avec un calice qu'on lui dit avoir été consacré par le soi-disant évêque d'Agra. Sorti des Incurables, il vint habiter chez Mlle Gauffreau, il y disait la messe avec un très grand, profond et beau calice ouvragé, dans une chambre où il y avait deux religieuses et où était leur lit. Il se rendit ensuite chez le sieur Bernaud, prêtre, où demeuraient deux filles de la Sagesse : la sœur Sidonie et la supérieure de l'Hôtel-Dieu. Lui et son frère y ont dit plusieurs fois la sainte Messe. C'est dans la maison des Incurables qu'il a fait sa confession générale à un nommé Coudrin, prêtre de Châtellerault qui y était caché. Cette confession générale intéresse le Comité de surveillance et révolutionnaire parce que, à la suite de cette confession, Jean Dechartres a rétracté le serment exigé par la Constituante et aussi le serment de maintenir la liberté et l'égalité. Les deux frères habitent ensuite chez Victor Babin, qui est aux armées ; sa sœur Modeste s'occupe d'eux et les nourrit. Ils vont enfin à sa maison de campagne de Vendeuvre, où ils restent jusqu'à leur arrestation. Ces dénonciations attirent l'attention sur Mlle Gauffreau et ses codétenues de la maison des Pénitentes ; depuis leur


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arrestation, elles ont été un peu oubliées ; elles ne perdront rien pour attendre. Quelques semaines plus tard, le 8 ventôse (27 février), « la deuxième année de la mort du tyran, la première de celle de son infâme épouse », Georges Lefebvre et Pierre Bourdin, membres du Comité de surveillance, qui vient d'être renouvelé, procèdent à la levée des scellés, apposés le 6 octobre, rue de la Regratterie. Seule Jeanne Gauffreau, la tante, y assiste ; sa nièce Marie-Anne Marthe est à la prison des Pénitentes. Pourquoi la tante a-t-elle été libérée ? Nous l'ignorons (1), comme nous ignorons pourquoi la nièce a été maintenue sous les verrous. Bobin est venu reconnaître que les scellés par lui apposés sont intacts, le citoyen Gourgeâult, « gardiataire desdits scellés », assiste à l'opération. Dans le procès-verbal sont énumérés divers objets : aubes, amicts, nappes d'autel, serviettes et essuie-mains de sacristie, un drap mortuaire sur lequel sont 4 têtes de mort, et une croix en forme du nom de Jésus ; quatre soutanes dont deux en drap et deux en étamine ; trois lys en argent, dont l'un appartient à la communauté de Sainte-Croix ; un reliquaire en bois d'ébène garni d'une sculpture en bois doré ; sept ornements complets pour dire la messe basse, huit voiles, cinq bourses, une écharpe fond blanc et un rochet en soie avec une frange d'argent à chaque bout ; un habit appartenant à un nommé (1) Probablement, à cause de son grand âge.


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Gauffreau demeurant à Richelieu, ainsi que s'est expliquée la demoiselle Gauffreau, la tante. Ces objets, la majorité tout au moins, n'avaient pas été signalés le 6 octobre. Lefebvre les emporte pour les remettre au Comité, la tante Gauffreau a signé le procès-verbal ; elle refuse de signer les trois bandes de scellés que Lefebvre voulait y apposer. Il est deux heures après midi, Lefebvre s'en va ; la tante Gauffreau reste rue de la Regratterie, sous la surveillance du Comité révolutionnaire. Un mois plus tard, le onzième jour de germinal (ier avril), sur les quatre heures de l'après-midi, Pierre-Jean Planier, président du tribunal criminel du département de la Vienne, assisté du citoyen Bobin, greffier du tribunal, procède à l'interrogatoire de la nommée Gauffreau, qu'il a fait extraire de la maison de détention dite des Pénitentes, et amener en la salle ordinaire des séances publiques du tribunal. Pierre Jean Mignen du Planier, dit Planier, est prêtre, hélas, comme plusieurs autres ardents jacobins, comme Briquet, comme Malteste, Rigaunier, Couturier, Mimi, Girault. Corruptio optimi pessima : Corrompus, les meilleurs deviennent les pires. Professeur au Collège Sainte-Marthe, Planier passe avec une fille mineure en Angleterre, y vit dix-sept ans, revient à Poitiers en 1792, Voleur, hypocrite, il fait connaître des insoumis qu'il jugera lui-même. Aussi demande-t-il qu'on ne dise pas qu'il est le dénonciateur. Venu à Poitiers, en qualité de représentant du peuple, il y organise la Terreur.


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Président du tribunal révolutionnaire, il inspire aux meilleurs patriotes une crainte telle qu'ils n'osent défendre les accusés. Il mourra en désespéré. Pendant deux jours, il s'épuise en vains efforts pour écarter les visions horribles qui l'assiègent. On lui propose un confesseur ; il le refuse avec des blasphèmes contre Jésus-Christ et ses prêtres. Le misérable, il en est un ; il va être jugé par un Juge incorruptible, lui le juge vendu du tribunal de Poitiers. Marie-Anne Marthe Gauffreau est devant lui : la vertu en face du vice ; la mère des Prêtres, interrogée par un prêtre apostat. Planier lui demande si elle connaît les nommés Dechartres, prêtres de Richelieu. — Oui, elle les connaît tous deux, particulièrement celui qui a été vicaire de Jaulnay. — Sait-elle quels endroits lesdits Dechartres ont habité à Poitiers? — Ellen'ensait rien.—L'un des deux n'a-t-il pas demeuréchez elle ? —Ellelui a donné l'hospitalité deux ou trois fois, mais en passant.—Combien de temps est-il demeuré chez elle ? —Deux ou trois jours, jusqu'à ce qu'il eut trouvé asile ailleurs. — D'où venait-il en arrivant chez elle, et où est-il allé en la quittant ? — Il est venu chez elle pour la première fois, voilà un an ; il y est revenu deux fois en septembre dernier, elle ne pourrait dire ni d'où il venait ni où il allait. — N'est-il pas allé vers Saint-Michel, puis chez Bertholeau, menuisier, chez les demoiselles Lacoudre, chez la veuve Malet, chez la veuve de Genouillé, aux Incurables, chez la fille Babin, et autres lieux ? — Elle n'a jamais eu


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connaissance de cela. — Pendant son séjour chez elle a-t-il dit la messe ? — Oui. — S'est-il pour cela servi d'un très grand, profond et beau calice d'argent très ouvragé ? — Oui. — D'où venait ce calice ? — Elle a toujours vu rue de la Regratterie un calice d'argent appartenant à son oncle, l'hebdomadier de Saint-Hilaire. Elle ne sait comment s'y est trouvé le calice dont s'est servi ledit Dechartres sur lequel sont gravés ces mots : « Ce calice appartient au monastère de la Visitation de Poitiers. » Son frère, aumônier de la Visitation, l'a peut-être échangé pour l'autre, conservé longtemps dans la famille. Elle ne sait rien de plus. Planier voudrait bien pouvoir mettre la main sur ce calice et s'en emparer comme bien d'émigré, ou bien delà nation. — Connaît-elle l'évêque qui a consacré les marbres (pierres d'autel) et le calice de métal dont s'est servi ledit Dechartres soit chez elle, soit ailleurs ? — Non. — Sait-elle que l'an dernier un évêque a consacré à Poitiers plusieurs calices et ornements ? ->— Elle a entendu dire qu'un évêque a passé par Poitiers ; elle ne l'a pas vu. —■ Sait-elle qu'il se nommait Gabriel Guyot de Folleville (i). — Elle l'a entendu nommer ainsi, mais elle ne l'a ni vu ni connu. — A-t-elle entendu dire qu'il a béni et consacré des vases et ornements d'église ? — Non. Suivent des questions et des réponses sur les reliquaires, (1) Sur le passage de l'évêque d'Agra à Poitiers, on trouvera quelques renseignements dans : La terreur à Poitiers, par Et. Salliard, p. 288 sqq.


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les pochetons d'or et d'argent que nous connaissons déjà, ainsi que sur les incidents du mariage Delaunay. Planier tient surtout à constater les rapports de MUe Gauffreau avec les frères Dechartres. Il y insiste dans les interrogations dont il presse, quelques jours plus tard, la tante Gauffreau et Marie Chauvin, la servante. —Est-ce elle, demande-t-il à cette dernière, qui ouvrit la porte au nommé Dechartres, prêtre de Richelieu, lorsqu'il alla demeurer chez les demoiselles Gauffreau ? — Elle ne se le rappelle pas. — Planier alors, mêlant le vrai et le faux, le vrai parce que les abbés Dechartres ont avoué, le faux parce que Mlle Gauffreau n'a rien révélé de semblable, Planier lui fait remarquer « que ledit Dechartres et la demoiselle Gauffreau sont convenus et ont avoué que ledit Dechartres avait demeuré chez elle depuis le quinze septembre quatre-vingt-treize jusqu'au vingt-cinq octobre suivant, et qu'elle s'exposerait à une punition sévère de la part de la justice si elle venait lui en imposer et nier des faits connus, attendu qu'on n'exige d'elle que la vérité, et qu'en la déclarant, elle ne peut se compromettre en aucune manière. En conséquence, ajoute-t-il, l'avons interpellée de nouveau de nous dire si c'est elle ou quelque autre de la maison qui alla ouvrir audit Deschartres lorsqu'il se présenta pour la dernière fois, dans la maison qu'elle habite. Marie Chauvin répond qu'il peut se faire que ce soit elle, mais elle ne peut l'assurer. —■ Comment s'appelait celui qui conduisait ledit Dechartres ? — Elle ne le lui a pas demandé.


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— Connaît-elle Roy le Beurrier, messager de Richelieu ? — Elle connaît un certain Roy, mais elle ne pense pas que ce soit celui-là. — Dechartres avait-il un paquet ? — Non. — Elle ne dit pas la vérité, Roy le Beurrier a déclaré hier avoir conduit ledit Dechartres de sa maison dans celle de la demoiselle Gauffreau, et y avoir porté son paquet. —Elle ignorait tout cela. — Combien de temps ledit Dechartres est-il demeuré chez Mlle Gauffreau ? — Elle ne l'a pas remarqué. — Combien de fois ledit Dechartres a-t-il dit la messe chez les filles Gauffreau ? — Elle ne l'a pas vu. — L'a-t-il confessée, lui a-t-il donné la sainte Communion ? —Il n'a fait ni l'un ni l'autre. — Combien de fois ledit Dechartres estil venu voir les filles Gauffreau pendant son séjour chez Bertholeau ? — Elle ne l'y a jamais vu. — Où est allé ledit Dechartres en quittant la rue de la Regratterie ? — Elle ne l'a jamais conduit nulle part, ni porté son paquet. ■— Qui indiqua la maison Bertholeau audit Dechartres ? ■—■ Elle n'en sait rien... Et Planier revient au fameux calice. Marie Chauvin affirme qu'elle l'a toujours vu dans la maison, qu'il appartient à M. Gauffreau. — S'il appartenait à M. Gauffreau, reprend Planier, il ne serait venu à personne l'idée de graver sur le pied du calice : « Ce calice appartient au monastère de la Visitation. » — Marie Chauvin répond qu'elle ignorait tout cela, parce que tout cela n'est pas de sa compétence, mais qu'elle a toujours vu un calice dans la maison. —A-t-elle porté un calice chez les dames Lacoudre ? — Elle n'en a 5


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jamais porté là ni ailleurs. — Connaît-elle la fille Babin ? —- Elle l'a vue une fois dans la boutique acheter quelque chose. — Connaît-elle les nommés Dubois, Martinet ouBoinet, prêtres ? l'un d'eux a-t-il demeuré chez les demoiselles Gauffreau ? — Elle n'en sait rien. Le jugement fut rendu, par le tribunal criminel du département de la Vienne, le 23 germinal de l'an second de la République française (13 avril 1794). Les deux frères Jean et Amboise Dechartres, ModesteBabin, ouvrière en linge, sont tous les trois condamnés à la peine de mort : les deux frères parce que, sujets à la déportation et cachés en France, ils ne se sont pas rendus, comme ils y étaient obligés par l'article XIV de la loi des 29 et 30 vendémiaire, auprès de l'administration de leur département, afin qu'elle prît les mesuresnécessaires pour leur arrestation, embarquement et déportation ; ils devaient, avant le 25 frimaire dernier (15 décembre 1793), se conformer à la loi ; ils ne l'ont pas fait, ils encourent la peine de mort et seront exécutés dans les vingt-quatre heures. Modeste Babin, qui a recélé lesdits Dechartres depuis le 25 frimaire dernier, est aussi condamnée à mort d'après l'article XIX de la loi des 29 et 30 vendémiaire. « Tout citoyen qui recèlerait un prêtre sujet à la déportation sera condamné à mort. » Charles Bertholeau, menuisier, natif de Poitiers, est condamné à six ans de fer ; Jeanne Gauffreau et Marie-Anne Marthe Gauffreau sa nièce, natives de cette commune et y


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demeurant, Marie Suzanne-Henriette Bosquevert, veuve Savatte de Genouillé ci-devant noble, native de SaintMaixent, département des. Deux-Sèvres, demeurant à Poitiers, Françoise Dutertre-Lacoudre, née à Poitiers et y demeurant, Marie Suzanne Jardel, veuve Mallet, de Poitiers, et y demeurant, Marthe Thérèse Vexiau (la sœur Ave), cidevant supérieure des Incurables de Poitiers, native d'Hermine (par pudeur jacobine le procès-verbal n'ose écrire Sainte-Hermine), département de la Vendée, Suzanne Austère dite Joseph-Marie, ci-devant fille de la Sagesse et supérieure de l'hospice national de Poitiers, native de Messac, en la ci-devant Bretagne, à six ans de réclusion dans une maison de force. Les derniers accusés ne tombent pas sous la loi des 29 et 30 vendémiaire ; ils n'ont pas donné asile à des prêtres depuis le 25 frimaire ; ils doivent donc être jugés d'après l'article IV du décret de la Convention nationale du 26 février 1793 : « Toute personne qui aura recelé ou caché, moyennant salaire ou gratuitement, une autre personne assujettie aux lois de l'émigration ou de la déportation, sera punie de six ans de fer ». L'article IX statue que «si c'est une femme ou une fille qui est convaincue de s'être rendue coupable desdits crimes, ladite femme ou fille sera condamnée, pour le même nombre d'années, à la peine de la réclusion dans la maison de force. » Le jugement du 29 germinal ordonne en outre que lesdits Bertholeau, filles Gauffreau, veuve de Genouillé, veuve Mal-


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let, filles Lacoudre, Vexiau et Suzanne Austère seront préalablement conduits sur la place publique de cette commune, qu'ils y seront attachés à des poteaux placés sur un échafaud et y demeureront exposés au regard du peuple pendant six heures ; qu'au-dessus de leurs têtes, sur des écriteaux, seront inscrits en gros caractères, les noms, professions et domiciles des condamnés, avec les causes de leurs condamnations et les jugements rendus contre eux, en exécution de l'article XXVIII du titre Ier de la première partie du Code pénal. Imprimé à cinq cents exemplaires, le jugement fut publié, affiché à Poitiers et dans le département de la Vienne. La liasse L8400 des Archives de la Vienne en contient un exemplaire. Les exécutions ont lieu le jour même de la condamnation, au plus tard le lendemain. Le jugement du 23 germinal a été rendu à 4 heures du soir : les condamnés furent guillotinés le 24, c'était le samedi avant le dimanche des Rameaux. Quand on entend les tambours sortir de la caserne SainteCatherine pour aller chercher les condamnés à la Visitation, l'angoisse étreint les cœurs. Cynique, bruyante, la populace suit le tombereau où se tiennent debout les frères Dechartres et Modeste Babin. Je crois qu'il faut dire la sœur Modeste Babin, fille de la Sagesse (1). Le lieutenant de la maré(1) Sur la liste des condamnés exécutés au Pilori, dressée par Etienne Salliard : La Terreur à Poitiers,^, XLVIII; après les noms des frères Dechartres, on lit : Babin Modeste, ouvrière en linge, sœur grise.


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chaussée, de la Salle les escorte avec un piquet de la Garde nationale, des gendarmes à pied et à cheval. Le bourreau s'appelle Pierre Verdier. Bien des années après, Jeannette Marceau, servante à la Grand'Maison des Dames, gardait le souvenir de la glorieuse et lugubre journée ; elle entendait encore la douce voix de l'angélique sœur Babin, chanter : Ah ! jour heureux pour moi, Qui terminez ma vie ! Jésus mon divin Roi Me redonne la vie. Quel doux trépas ! Ah I que vais-je donner ? Une tête mortelle, Afin de posséder Une gloire éternelle.

Des mots très simples. Prononcés au pied de l'échafaud, en face du couperet de la guillotine, par une âme droite, candide, généreuse, ils s'illuminent des clartés de l'au-delà, prennent une richesse de sens et tressaillent d'uneviequin'est plus de la terre. La foule, sans trop savoir pourquoi, s'est tue ; son silence admire malgré elle. Les têtes des trois martyrs tombent glorieuses. Après l'exécution, le bourreau Verdier, parlant de la sœur Babin, aurait dit : « Je viens de guillotiner une sainte, je ne guillotinerai plus personne. » Il donna sa démission, c'est certain ; il est difficile de prouver que ce fût aussitôt après l'exécution du 23 germinal an II.


CHAPITRE VI AU PILORI.

Six jours après l'exécution des frères Dechartres et de la sœur Babin, le 18 avril, jour du Vendredi saint, les autres condamnés du 23 germinal : Bertholeau, la fille Gauffreau, la veuve Savatte de Genouillé, la veuve Mallet, les filles Françoise Dutertre-Lacoudre, Marthe-Thérèse Vexiau, Suzanne Austère furent exposés au Pilori. La tante Gauffreau, âgée de plus de 75 ans, fut épargnée. Souffrir pour leur foi, le jour du Vendredi saint, c'était pour ces grandes chrétiennes une noble et sainte consolation : l'Eglise entière pleurait, au pied de la Croix de Jésus ; elles cillaient y monter, avec lui, unir leurs souffrances aux souffrances du Rédempteur, payer quelque chose de ce qui manque aux mérites de la Rédemption. MUe Savatte de Genouillé aurait voulu accompagner sa mère sur l'échafaud du Pilori : elle essaye de quitter avec elle la prison des Pénitentes : « Rentre, lui dit le président du tribunal révolutionnaire, l'infâme Planier, tu es réservée pour le Grand Théâtre. » Le Grand Théâtre c'est Paris, et, probablement, la guillotine. Planier est mauvais prophète, le


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9 thermidor libérera MUe Savatte de Genouillé, et beaucoup d'autres détenus poitevins. Les pures victimes sur le chemin du Pilori, sont escortées d'une foule nombreuse et de soldats. Comme elles passaient devant sa maison, Mme Lavau, toute jeune enfant alors, se rappelle fort bien que sa mère salua la sœur Ave, Marthe-Thérèse Vexiau, la supérieure des Incurables. Elle-même, apercevant cette bonne Mère, ne put s'empêcher de crier : « Les scélérats, pourquoi veulentils faire du mal à ces saintes sœurs ? » Son père, effrayé de ces paroles,la fait rentrer aussitôt: «Tuveux donc nous faire mettre tous en prison. » La petite fille, épouvantée, court se cacher. L'Assemblée municipale a décidé que les exécutions et les expositions auront lieu sur la place du Pilori. Cette place se trouve dans l'axe de la rue Cloche-Perse. Les condamnés, attachés par un collier de fer à un poteau dressé sur l'échafaud, sont exposés pendant six heures, aux risées de la foule, aux brûlures du soleil ou aux morsures du froid : le froid est très vif le 18 avril 1794, disent les chroniques du temps. MmeGruase rappelle avoir vu Mlle Gauffreau au Pilori avec la sœur Ave et plusieurs autres personnes, dont le sieur Bertholeau. Debout, la tête appuyée contre une planche, le pauvre homme souffrait tellement qu'on dut le faire asseoir ; Mlle Gauffreau portait une cape et un voile noirs. La sœur Ave, nous l'avons entrevue à la prison des Pénitentes, est une sainte. Quand éclate la Révolu-


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tion, elle dirige, comme supérieure, l'hospice des Incurables. Les frères Dechartres et bien d'autres prêtres ont trouvé asile et dit la messe dans les greniers de l'Hospice ; la sœur Ave a été arrêtée. Elle est, aux Pénitentes, la servante de toutes les détenues ; au Pilori elle garde le calme de son âme, la paix d'une conscience pure. Elle et Mlle Gauffreau, pour employer les six longues heures de l'exposition, viennent, malgré le froid, de tirer leurs tricots, les aiguilles marchent. Louis Biaise Bobin, celui qui a perquisitionné rue de la Regratterie est là, qui surveille sans doute l'exécution ; il se fâche. Il estime que tricoter au Pilori est un outrage à la Nation. Sœur Ave et Mlle Gauffreau se contentent de sourire, mais la sœur Célinie des Incurables qui accompagne sa supérieure — et nous voilà conduits à penser que la sœur Célinie n'est autre que la fille Suzanne Austère du jugement du 23 germinal — la sœur Célinie qui, elle aussi tricote, répond à Bobin dans son ineffable zézaiement : « Pourquoi ne voulez-vous pas que ze brosse, ça m'amuse ! » Les trois souriantes tricoteuses cessent pourtant de tricoter. Bobin leur présente des journaux patriotes pour occuper leurs loisirs ; elles tirent leur chapelet et le récitent pieusement. La foule qui n'aime pas Bobin prend parti contre lui, les femmes surtout l'invectivent. Depuis la fête du 20 frimaire, où Bobin a figuré la divinité, il n'est connu à Poitiers que sous le nom de « Père Eternel ». On l'a vu couvert d'une chasuble d'or, parader, une pique à la main, sur le char où sié-


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geaient des déesses dévêtues, ceinturées de peaux de bêtes. Cet odieux cabotin a fait boire des ânes alignés sur le Marché, dans les calices de Notre-Dame. Il aime exciter contre les ecclésiastiques, son fils âgé de six ans : « Dis à ces b..., lui crie-t-il, qu'ils sont tous des aristocrates et iront à la guillotine. » Aristocrates, c'est l'injure qu'il lance aux femmes qui l'invectivent place du Pilori : « Taisez-vous, aristocrates, ou je vous fais arrêter. » Mais il s'adresse à forte partie. Les circonstances, en outre, sont contre lui, la disette se fait cruellement sentir à Poitiers : « Coquin, scélérat, lui crie-t-on, fais-nous donner du pain, nous n'en avons pas. » Des mains vengeresses désignent les victimes : « Est-ce ainsi qu'on traite la vertu ! » Bobin comprend, il se tait. C'est ce qu'il a de mieux à faire. Mlle Gauffreau, la sœur Ave, la sœur Célinie continuent la récitation de leur chapelet. Nous savons par M. l'abbé Dubois, curé de Montierneuf, que, pendant les six longues heures de son supplice, la mère des Prêtres contemplait le souverain Prêtre, Notre-Seigneur Jésus-Christ, attaché à la colonne de la flagellation ; elle unissait ses souffrances aux siennes. Le jour du Vendredi saint, Marie-Anne Marthe Gauffreau n'a aucun effort à faire pour se rappeler le deuil de l'Eglise, la messe des Présanctifiés, les douloureuses questions du Messie au peuple choisi : Popule meus quid feci tibi, aut in quo constritavi te, responde mihi,0 mon peuple : que t'ai-je donc fait, quelle douleur t'ai-je causée, réponds-moi. Et


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Jésus rappelle la longue série des bienfaits divins, depuis les premières heures du monde jusqu'aux années qu'il vient de vivre au milieu des Juifs. Marie-Anne Marthe Gauffreau, à ce jour, sur cette place, n'a-t-elle pas droit de penser que les ingratitudes humaines continuent toujours. Elle priait, nous dit encore M. l'abbé Dubois, pour l'Eglise de France et pour ses chers prêtres, elle offrait, à ces intentions, les rudes peines de son supplice, sous le froid cinglant. Le souvenir de la Vierge Marie qu'elle aimait tant, la patronne de sa paroisse, Notre-Dame-la-Grande, l'aide sans doute à porter sa croix. Ne devait-il pas tout naturellement lui venir au cœur, sur la place du Pilori ? Au coin à droite, en descendant de la ville, elle voyait une niche au fond de laquelle il y avait eu longtemps une statue de la sainte Vierge, entourée de bouquets artificiels fanés et de cierges « aussi jaunes que brisés » (i). Les habitants du quartier avaient mis là cette statue, en reconnaissance d'une protection miraculeuse qu'ils attribuaient à Marie. On l'appelait la Vierge du Pilori. La niche et la Vierge étaient dans le murdelamaisondelàveuveGuénon. MgrdeBeauregard avait voulu relever lui-même la liste des bienfaits attribués à cette vierge miraculeuse. Le 18 avril 1794, la niche est vide. Le Conseil municipal a fait transporter la statue à l'église Saint-Hilaire, sous prétexte qu'elle se trouve près de la porte d'un cabaret ;

(1) Et. Salliard : La Terreur à Poitiers, p. 34.


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au lieu d'être un objet de vénération, elle devient ainsi une cause de scandale. Personne ne se trompe sur la valeur de ces raisons maladroites. La statue resta dans l'église SaintHilaire jusqu'à sa fermeture. Acquise ensuite par Isaac Delcroix, l'aîné des petits-enfants de la veuve Guénon, elle fut portée en 1825 par ses fils Isaac, Hippolyte, Charles, Amable, Clément, Joseph, à Montierneuf dans la chapelle de la vierge, derrière le maître-autel. Dans la grotte vide, Mlle Gauffreau n'a pas de peine à replacer la statue vénérée et à penser qu'elle souffre, sous les yeux de Marie, encouragée par son maternel sourire. M. de Coursac pense que ce même jour du Vendredi Saint 1794, eut heu à Poitiers une infâme procession en l'honneur de l'Être suprême et de la Raison. Sur un char tiré par des bœufs figuraient quatre déesses, les dames B. P. D. et G. Bobin, tête nue, une ceinture tricolore autour des reins, représentait le Père Eternel, il tenait une pique à la main (1). Sur la place d'Armes, aux Augustins, un fou furieux arrache le Christ qui ornait la façade de l'Eglise, c'était le plus beau de Poitiers, il le traîne dans la boue, tandis qu'un autre malheureux le flagelle rudement. Cette procession parcourut certainement la ville de Poitiers ; il paraît toutefois difficile de concilier le rôle de Bobin, place du Pilori,

(1) Cette pique se trouve maintenant au musée des Antiquaires de l'Ouest. Cf. Et. Salliard : La Terreur à Poitiers, p. 3i8.


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pendant l'exposition de Mlle Gauffreau dont nous parlions tout à l'heure, avec les fonctions de Père Eternel qu'il tient dans cette procession. La procession et le supplice ne sont pas du même jour (i). Nous savons encore que pendant les heures passées place du Pilori, Mlle Gauffreau fait vœu d'assister toutes les personnes qui, comme elle, auraient à subir la peine de l'exposition. Beaucoup des témoins de l'enquête de M. de Coursac nous la montrent plus tard près des condamnés, les aidant comme une mère ses enfants. On la voyait arriver une bouteille d'huile à la main pour calmer les douleurs physiques, le cœur plein de charité pour aider, par de douces paroles, les âmes en détresse : elle s'asseyait au pied du poteau auquel les victimes étaient attachées. C'était sa place, elle entendait bien ne la céder à personne : elle se vengeait, à force de bonté, de tout ce qu'elle y avait souffert. Vers 1809, il y avait aux Incurables, deux des malheureuses déesses des processions de 1793, l'une d'elles paralysée ; la sœur Ave et Mlle Gauffreau rivalisèrent de soins pour adoucir les douleurs de ces pauvres créatures. Le Maître a dit : Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, priez pour vos persécuteurs et vos calomniateurs (Mat. v, 44) ; les disciples n'oublient pas le commandement divin, et c'est parce qu'ils ne l'oublient pas qu'ils sont les disciples du Maître. (1) Cette fête en l'honneur de l'Etre suprême aurait eu lieu le 20 frimaire (10 novembre).


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Nous ne savons rien de plus sur l'exposition du 18 avril 1794 ; les six heures du supplice écoulées, les femmes reviennent à la prison des Pénitentes, Mlle Gauffreau avec elles ; leur réclusion continue. Le 22 avril, M. Coudrin croit qu'il n'est plus en sûreté au faubourg Montbernage : il rentre définitivement dans la ville. Après un séjour assez court rue d'Oléron, il se fixe rue du Moulin-à-Vent, il y fonde la congrégation de Picpus, en pleine période révolutionnaire : les saints ne doutent de rien. Mais les événements se précipitent : le 9 thermidor, Robespierre tombe. Comme à Paris, la réaction est violente à Poitiers. Bobin, accusé en pleine, séance, le 17 fructidor, d'avoir voulu massacrer les détenus de la Visitation, est consigné dans sa maison sous bonne garde, aux cris de : « Vive la Convention, vive la justice nationale ! » Les prisons se vident, Mlle Gauffreau, Mmes de Genouillé, de Boisragon, Agné (elle allait devenir mère ; celle qui deviendra un jour Mme Jules Supervielle, faillit naître en prison), de Coral, Mlle Richard, les sœurs Ave, Célinie, Joseph-Marie, filles de la Sagesse, Mme la marquise de Ménil, sont libres, et peuvent rentrer chez elles. Rue de la Regratterie, MUe Gauffreau retrouve sa vieille tante qu'elle va pouvoir gâter tout à son aise, et Marie Chauvin. Plusieurs des confesseurs de la foi, emprisonnés pour refus de serment, reviennent à Poitiers. Ils se cachent encore, mais ne sont plus traqués comme des bêtes fauves. M. Nivert, surnommé « la Jeunesse», s'établit


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chez un sieur Chanteau, sellier, en face de la fontaine du Pont-Joubert, il y restera jusqu'au Concordat. Lasse d'être gouvernée par des bandits, la France respire. C'est une simple trêve, la persécution reviendra, moins violente pourtant. MUe Gauffreau ne sera plus enfermée aux Pénitentes ; rue de la Regratterie, elle continue à protéger ses fils bien-aimés les prêtres, à honorer Notre-Dame, à se dépenser et à dépenser les bénéfices du magasin, les revenus de son excellent petit vignoble, à secourir les malheureux. L'heure n'est plus de tenir allègrement tête à Bobin, de le remettre à sa place poliment mais vertement ; l'heure n'est plus de soutenir les détenues des Pénitentes, si déprimées à certaines heures. Elle se dévoue aujourd'hui dans la simplicité d'une vie obscure aux malheureux : elle se dévoue tout entière, elle donne tout et de partout montent vers elle l'admiration et la reconnaissance. Jamais elle n'eut l'idée de s'enorgueillir des mois passés à la prison des Pénitentes, ni des heures glorieuses du Pilori ; quelquefois pourtant, heurtant à une porte amie, elle aime à répéter : « Ouvrez, c'est un restant d'échafaud qui vient vous faire visite. » Et toute menue elle entre en boitant, et avec elle entre un rayon de joie, le paisible sourire qu'illumine une belle âme.


CHAPITRE VII LES DERNIÈRES ANNÉES. — L'AME DE

Mlle GAUFFREAU.

Les prêtres qu'elle a cachés, nourris, sauvés ne sont pas seuls à bénir Marie-Anne Marthe Gauffreau, et à lui garder une filiale reconnaissance. Les paroissiens de Notre-Damela-Grande, de Sainte-Radegonde et de Montbernage l'entourent de leur respect, il faudrait dire de leur vénération. Ses anciennes compagnes de captivité : dames nobles, bourgeoises, marchandes comme elle, ouvrières et servantes, conservent un souvenir ému dés longues journées de réclusion. Les mêmes souffrances ont réuni, fondu les âmes et les cœurs ; rien, pas même la mort ne les séparera. Mgrl'Evêque de Poitiers traite Mne Gauffreau comme une vénérable amie : « Le prélat (i) m'honore de ses bontés, écrit-elle ; je n'en abuse pas, je ne le vois pour l'ordinaire que quand il me demande ; et, comme les autres, au besoin, il ne m'oublie pas. » Elle veut dire que Monseigneur ayant besoin d'un service, sait fort bien, comme les autres, frapper à sa porte. Elle continue : « Cependant j'ai cru devoir lui (i) Il est assez difficile de fixer le sens exact du mot prélat. En 1807, date de la lettre de M118 Gauffreau, le diocèse de Poitiers a pour évêque Mgr de Pradt.


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faire mes souhaits de bonne année, et comme j'avais laissé écouler les premiers jours, il me.dit en m'abordant : « Dans les vœux que j'ai reçus, je m'apercevais qu'il m'en manquait qui me sont bien chers, ce sont ceux de Mlle Gauffreau. » Il est difficile d'être plus aimable. Jusqu'au bout Marie-Anne Marthe reste l'amie dévouée qui, sans un regard sur soi, se donne sans compter. Elle s'épuise, c'est sa manière de se donner, et voisins, voisines, la ville de Poitiers entière connaît le chemin de la petite maison de la rue de la Regratterie, jadis « succursale de la paroisse, bureau des prêtres ». Elle comble de ses dons l'église Notre-Dame-la-Grande ; elle aime à travailler pour les pauvres, pour les prêtres, pour les séminaristes. » Allons, disait-elle à leur Supérieur, M. l'abbé Méchin, les bas sont bien mauvais, je serai obligée d'en faire des neufs. » Et elle fait des bas neufs : la mère des Prêtres travaille pour ses prêtres, comme elle a souffert pour eux. Elle appartient à tout le monde ; plus elle devient vieille, plus elle se laisse manger, dévorer par sa charité ; aussi tous les catholiques poitevins l'aiment comme une amie sur laquelle on peut toujours compter, comme une mère, le mot est juste. M. de Monfolon note dans son journal, à la date du n mars 1812 : « Mlle Gauffreau . est fort mal. Cette respectable fille qui rappeUe la vie des chrétiens des premiers siècles, emploie son temps et tous ses moyens en œuvres de miséri-


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corde ; elle est malheureusement atteinte d'une hernie dont le désordre la met dans la triste situation où elle se trouve. Sa mort serait un événement fâcheux pour les pauvres, pour la paroisse et l'église Notre-Dame. » Dieu a pitié des pauvres et de la paroisse de Notre-Dame, M. de Monfolon écrit le lendemain : « Mlle Gauffreau qui était hier et ce matin à toute extrémité par l'obligation d'une amputation cruelle et dangereuse pour arrêter le désordre de sa hernie, vient d'obtenir le plus grand soulagement par le rétablissement naturel des choses. La satisfaction des amis de Mlle Gauffreau et de tous ceux qui s'intéressent à ses bonnes œuvres ne saurait s'exprimer. C'est une joie publique dans l'église et dans la paroisse de Notre-Dame ». Le 13 mars, il ajoutait : « Le meilleur état de Mlle Gauffreau se soutient et on la regarde comme hors de danger ; il y a eu de bien ferventes prières pour elle à Notre-Dame. » M. de Monfolon est le frère de Mgr de Beauregard, évêque d'Orléans. Ancien directeur de l'Enregistrement, député en 1811 au Corps législatif, il a voulu être surtout administrateur de l'Hospice général. Même après sa mort, il restera au milieu des pauvres qu'il a tant aimés : « Je désire, écrit-il dans son testament, que mon corps soit enterré comme celui d'un pauvre et qu'après avoir été présenté à l'église NotreDame, il soit porté par des pauvres et enterré dans l'ancien cimetière des pauvres de l'Hôpital général. » Son désir fut exaucé. Plus tard, au cours de travaux exécutés pour l'amé6


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hagement des terrains de l'Hôpital, ses restes furent déposés dans la sépulture de M. Emmanuel de Curzon dont il était l'oncle et le parrain. Lui et Mlle Gauffreau étaient faits pour se comprendre ; ils comprenaient si bien tous deux l'humble charité du Sauveur Jésus. Même envers ses dénonciateurs, ses juges et ses bourreaux, Mlle Gauffreau qui pourtant sait fort bien, à ses heures, trouver le mot vengeur qui pénètre en pleine chair, veut garder la plus discrète charité. D'autres parlent, et ils en ont le droit qu'elle eût pu prendre comme eux, elle se tait. Elle en sait long pourtant sur les Bobin, les Lefebvre, les sacrilèges parodies de 1793. Elle possède des papiers bien compromettants, elle les brûle tous avant sa mort. Elle meurt à 78 ans, le 15 du mois de mai 1833 ; elle est inhumée le 18 mai. Les obsèques eurent heu à Notre-Dame, en présence de Louis Brunet, et de Sylvain Renaudière. L'humble et vaiUante chrétienne est bien accueillie là-haut, il n'en faut pas douter. Elle mérite une place, une belle place sous le manteau de Notre-Dame, elle qui lui a donné un beau manteau de 400 livres ; près du Cœur de Jésus, elle qui a tant souffert pour lui ; près du Père éternel qu'elle a vu si indignement parodié dans les rues de Poitiers, par son persécuteur l'infâme Bobin. Les choses du temps, leur gloire, leur ignominie passent et passent très vite, les éternelles seules ne passent pas. MarieAnne Marthe Gauffreau, voulez-vous nous aider à croire comme vous, à aimer comme vous, et comme vous, sans peur


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et sans reproche, à lutter pour notre foi, pour Notre-Dame et pour le Cœur de Jésus ? Là-haut comme ici-bas n'êtes-vous pas au service de tous, et là-haut vous êtes plus puissante parce que vous êtes plus aimante. La terre est un peu notre prison des Pénitentes, soyez bonne pour nous, comme autrefois pour tous, rue de la Regratterie et rue Corne-de-Bouc ! Avant de clore ces pages je voudrais, dans un dernier regard, essayer de mieux voir et de faire mieux voir cette sainte et délicieuse Marie-Anne Marthe Gauffreau. Pour esquisser ses traits nous avons consulté, avec des documents d'archives : procès-verbaux de perquisitions ou d'interrogatoires, très vivants dans leur sécheresse mais si incomplets, les minutieuses recherches de M. de Coursac où tressaillent la bonne humeur et la charité de notre héroïne. Ces documents et ces| recherches ne nous ont pas conduits jusqu'à l'intime ; ils s'arrêtent trop souvent au dehors, aux gestes, à la physionomie : c'est l'âme, le cœur que nous voudrions saisir et admirer. Nous avons vu Mlle Gauffreau sous sa vieille et modeste robe noire, coiffée de son bonnet de tulle, avec son air de modeste cuisinière, sèche, menue, boiteuse, vive, frétillante, le mot juste et cinglant aux lèvres, un peu moqueuse mais si charitable : le dévouement fait femme. Elle n'est pas la première venue, elle en a conscience. Cet « animal » d'orgueil, qui habite dans toute âme humaine, profite de cette conscience justifiée pour la taquiner et dresser sa crête. Mais elle le rabroue d'un coup de main vigoureux.


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MUe Gauffreau est le modèle des paroissiennes de Notre-Damela-Grande, elle donne son temps, son argent, son cœur, c'est la charité incarnée. Mais l'intime de cette belle âme nous échappe encore. Est-il possible d'y entrer plus avant, et après avoir franchi le seuil, de pénétrer jusqu'au sanctuaire, dans le Saint des Saints ? Le 27 janvier 1807, Marie-Anne Marthe Gauffreau écrivait de Poitiers au P. de Clorivière une lettre, nous l'avons déjà entr'ouverte, petit chef-d'œuvre de simplicité, de bonne humeur, de confiante et chrétienne humilité ; je ne résisterai pas au plaisir de la donner en appendice. Ces pages ne disent pas tout, elles en disent long. La mère des Prêtres y ouvre son âme que déjà nous avons admirée. Malgré l'orgueil, si difficile à vaincre, il pénètre même sous ses haillons, dans sa pauvre petite chaumière, Mlle Gauffreau est humble ; avec loyauté elle avoue ses fautes et s'en excuse. Un trop long silence a mécontenté son Père spirituel, elle ne sait comment obtenir son pardon, elle supplie qu'on ne lui tienne pas rigueur, elle remercie des faveurs reçues. Elle a bien pu paraître se retirer, vouloir s'isoler ; en réalité elle reste unie du fond de l'âme à son bon Père, et à « cette respectable famille dont j'ai le bonheur, écrit-elle, grâce à vous, d'être membre. Dans mes incertitudes, je me suis souvent dit : « Que dirait mon bon Père, si je lui demandais son avis » et je ne me rappelle pas avoir rien fait, depuis trois ans, que comme le faisant par votre ordre. Car, mon cher Père, je ne


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crois pas m'être présentée devant Dieu sans vous et ma bonne Mère. » Eh oui, elle a été trop craintive, elle a douté, elle a paru oublier les jours bénis où dans sa maison de la rue de la Regratterie, elle eut le bonheur de posséder son Père. Elle a eu peur d'écrire. Que de choses pourtant elle avait à dire ! Depuis la visite du P. de Clorivière (1803), la vieille tante qu'il a vue, rue de la Regratterie, la vieille tante prisonnière comme elle, condamnée comme elle, aux jours de la Terreur, qu'elle a gâtée, elle en convient, la vieille tante est morte. Aujourd'hui Mlle Gauffreau vit seule avec sa bonne, sa pauvre bonne rudement secouée à certaines heures, quand elle ne faisait pas les trente-six volontés de la vieille tante, mais très aimée tout de même. Toutes les deux ont bien souffert. Marie-Anne Marthe porterait allègrement ses souffrances si le P. de Clorivière, si celle qu'eUe appelle sa bonne Mère, sans la désigner autrement, ne souffraient pas eux aussi. Sa piété filiale lui fait croire que leurs souffrances sont causées par elle, son œuvre ; ses défauts, sa méchante vie seuls les retiennent dans la douleur, elle dit « dans les fers ». Elle va plus loin, elle estime qu'elle sera cause de la perte de ceux qu'elle aime par-dessus tout. Ah ! savoir le P. de Clorivière à l'abri de tout danger, et toutes ses douleurs lui sembleront très douces ! Elles sont d'autant plus lourdes qu'elle n'en peut parler à personne. Autour d'elle, personne en effet ne saurait la comprendre ; heureusement les Cœurs de Jésus et de Marie


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lui restent ; près d'eux, en eux, elle trouve tout ce qu'il lui faut, bien plus qu'il ne lui faut. Vaillante, humble, dévouée, la charité même, eUe est estimée, aimée de tous ; elle ne peut résister à une demande de secours. Victime d'un cœur dont la bonté est sans limite, elle ne s'appartient plus, elle est aux autres, à tous les autres. Il lui faut en convenir, malgré l'avantage que pourra retirer de l'aveu cet « animal » d'orgueil : « De tous les coins de la ville on vient me chercher ; je n'ai jamais eu plus de peine que depuis que je suis seule ; on me sait libre et on m'emploie. Personne ne peut mourir sans moi. Le monde aujourd'hui ne sait plus s'aider dans la peine ; chez les grands, partout, la mort fait frémir, il me faut aller panser leurs plaies, les aider à mourir et placer leurs corps dans leur dernière demeure. Les jours ne sont pas assez longs, il me faut souvent passer les nuits, mon Père. J'ai pris le parti de marcher avec simplicité. Je me rends dans les maisons, je me confonds avec les mercenaires. Quand mon ouvrage est fait, je me retire sans mot dire. On commence partout à être au fait, et on m'emploie comme une personne qui est au gage de tout le monde, et j'ai trouvé que ce moyen était beaucoup d'appâts à l'orgueil et j'en bénis le Seigneur. » Marie-Anne Marthe Gauffreau est devenue la bonne à tout faire de la ville de Poitiers, et elle estime que c'est très bien ainsi. Tous ceux qui ont besoin de secours viennent à elle comme à une aïeule vénérée qui n'a pas le droit de se refuser


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à ses enfants. La noble chrétienne ne s'en plaint pas, elle remercie ses clients, ses enfants de dévorer son temps, sa santé, sa vie. Beaucoup ne lui ont jamais dit merci. Leur sans-gêne, leur indélicatesse ne la troublent guère ; j'allais écrire qu'elle leur en garde une maternelle reconnaissance ; cette nonchalante ingratitude la maintient dans l'humilité. Les vrais bienfaiteurs ce sont eux, à elle de remercier. Saintes délicatesses de la charité ! Comme on comprend l'espèce de royauté spirituelle de Mlle Gauffreau, l'estime respectueuse des témoins de sa vie qui savent comprendre la grandeur et la simphcité de son abnégation. A côté des œuvres que tous peuvent voir et admirer, en marge de son apostolat poitevin, il en existe un autre plus étendu, beaucoup plus discret, les documents nous manquent pour le préciser. Le P. de Clorivière le connaît, il s'y intéresse. Elle l'aime de tout son cœur, sans y réussir autant qu'elle voudrait. A Poitiers, il n'y a rien à faire, mais elle voudrait tant gagner une amie d'Angoulême qui va bientôt venir en Poitou avec un respectable ecclésiastique. Tous deux ont eu des difficultés avec leur prélat : « La demoiselle, dans la Révolution, était mon bureau d'adresse pour les prêtres, comme j'étais le sien ici. Elle est venue passer le mois dernier avec moi (décembre 1806) ; c'est une demoiselle du plus grand mérite et la vertu personnifiée. Plus je l'ai connue, plus j'ai jeté des yeux de convoitise sur elle. Je lui ai dit un mot qui n'a pas paru lui déplaire. »


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A-t-elle réussi ? nous l'ignorons et nous l'ignorerons toujours. C'est le désespoir de l'historien de ne pouvoir lever les voiles qui cachent de si nobles vies et des desseins si généreux, d'être obligé d'avouer son impuissance. Chère Mademoiselle Gauffreau, il vous eût été pourtant bien facile d'ajouter quelques lignes, quelques mots, qui auraient guidé, éclairé nos recherches. Même par delà le tombeau avez-vous peur de cet animal d'orgueil ? La mère des Prêtres parle aussi d'un M. Limouzin, prêtre de Niort... le P. de Clorivière le connaît. Elle cite encore un certain curé qui ne remplit pas les engagements qu'il a contractés ; « ce qui a commencé à nous brouiller ». De quels engagements s'agit-il ? Jusqu'où a été la brouille ? Questions sans réponse. Qui est aussi ce M. Guépin (i) auquel elle a envoyé le dernier courrier et qui est chargé d'obtenir du P. de Clorivière son pardon ? Je crois qu'il faut voir une nouvelle et discrète allusion à son apostolat dans les derniers mots de la lettre du 27 janvier 1807 : « Fasse le Ciel nous accorder la grâce qu'on nous fait espérer, je la sollicite ardemment du Cœur de Jésus. C'est le seul bonheur que je lui demande pour ce bas monde ; le reste ne m'est rien, je crois pouvoir vous l'assurer en me disant, avec le plus profond respect et la plus parfaite soumission, votre très humble et très soumise fille. » (1) M. l'abbé Guépin, curé de N.-D.-la-Riche, à Tours, était un ami et un disciple de P. de Clorivière.


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Le P. Jacques Terrien, dans l'Histoire du R. P. de Clorivière de la Compagnie de Jésus, raconte que ce Père venu à Saint-Servan le 19 juillet 1790 prêcher le panégyrique de saint Vincent de Paul, eut soudain l'idée de fonder une Société de prêtres qui ferait revivre l'esprit de la Compagnie de Jésus. Très utile à l'Eglise, elle contribuerait au bien d'une infinité d'âmes. « Cela lui fut montré d'une manière générale mais si lumineuse qu'il s'imaginait que tout le monde devait avoir les mêmes idées, ou du moins ne manquerait pas de les adopter

aussitôt qu'elles lui seraient

montrées (1). » Quelques semaines plus tard, le 18 août, le Père achevait de rédiger le plan de cette Société qu'il résolut de présenter à M. de Pressigny, évêque de Saint-Malo. Puis son idée s'élargit. Pourquoi ne pas faire pour les femmes ce qu'il vient de réaliser pour les hommes. Il prie. Deux textes de l'Evangile s'imposent à lui : Non rogo ut tollas eos demundo, sed ut serves eos a malo (Jean.xvn, 15) : «Je ne vous prie point de les ôter du monde, mais de les préserver du mal » ; et Jam non dicam vos servos... vos autem dixi amicos, quia omnia quaecumque audivi a Pâtre meo, nota feci vobis (Jean, xv, 15). «Je ne vous donnerai plus le nom de serviteurs... mais je vous ai donné le nom d'amis parce que je vous ai découvert tout ce que j'ai appris de mon Père. » Il les mettra en tête du plan de la nouvelle Société, ils en résument l'idée et l'esprit,

(1) P. Jacques Terrien : Vie du P. de Clorivière, 1891, p. 283.


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Je ne crois pas que Mlle Gauffreau connût les idées du P. de Clorivière en 1794, lors de son séjour à la prison des Pénitentes. Plus tard, elle fut en rapport avec le P. de Clorivière et le reçut dans sa maison de la rue de la Regratterie. Alors seulement aussi elle put lire ces lignes qui l'auraient fait bondirè d'aise si elle les avait connues aux heures de la place du Pilori ; elles résument son âme et sa vie. « Comme le monde cherche à abolir le Christianisme et que tout nous annonce que le nombre et la malice des sectateurs de l'irréhgion ne fera que croître avec le temps, ainsi que le Sauveur du monde l'a prédit dans son Evangile, cette Société doit être une pépinière de vierges et de martyres qui préféreront verser leur sang, et souffrir toutes', sortes d'affronts et de tourments, plutôt que de rien faire contre l'honneur de Jésus et de sa très Sainte Mère. » Ces lignes sont du P. de Clorivière, elles furent écrites à la veille de la Révolution, en 1790. Mlle Gauffreau avait sa place dans cette élite parmi ces vierges et ces martyres en qui elle avait reconnu des soeurs ; elle y entra comme chez elle, de plain-pied et de plein cœur. Mais que va dire cet « animal » d'orgueil ? Il dira ce qu'il voudra, elle ne l'écoute pas ; il s'agit de l'honneur de Jésus et de Marie, eUe va de l'avant, rien ne peut l'arrêter. Vous avez raison, humble et grande Marie-Anne Marthe Gauffreau, petite marchande drapière de la rue de la Regratterie, charitable et gaie prisonnière des Pénitentes, héroïque martyre du Pilori, âme ardente et toute dévouée


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aux Cœurs de Jésus et de Marie. Du haut du ciel où vous régnez au milieu de vos sœurs glorieuses, daignez encore, ô mère des Prêtres, veiller sur eux, pourvoir à leurs besoins : ceux du corps et ceux de l'âme. Les luttes à notre époque sont dures comme aux jours de 1793 et 1794 ; votre secours nous est aussi nécessaire qu'à vos protégés de la rue de la Regratterie et de la prison des Pénitentes. Si, par des grâces extraordinaires accordées à nos supplications, vous daigniez manifester votre pouvoir sur les Cœurs de Jésus et de Marie dont vous jouissez après les avoir tant aimés ici-bas, nous compterions avec joie les miracles dus à votre intercession. Pour marquer le passage des prêtres hospitalisés, vous et Marie Chauvin, faisiez jadis des coches sur la cheminée ; nous compterions autrement. La méthode n'importe guère, l'essentiel serait de compter. Quelle joie pour tous ceux qui vous connaissent et vous aiment de pouvoir soumettre au jugement de l'Eglise de Dieu, vos miracles et votre vie. Vous n'avez plus d'orgueil à craindre au Ciel, et nous serions si heureux de dire successivement : Vénérable Marie-Anne Marthe Gauffreau, priez pour nous ; Bienheureuse Marie-Anne Marthe Gauffreau, priez pour nous ; Sainte Marie-Anne Marthe Gauffreau, priez pour nous. Avec votre secours et l'aide de Dieu, voulez-vous que nous essayions ! C'est à vous de commencer, nous prions et nous attendons. FIN.



APPENDICE

Lettre de Mlle Gauffreau au R. P. de Clorivière. L.

S.

J.-C. et sa

S1» M.

MON TRÈS C. ET RÉV. P.

Les reproches que vous me faites sont bien flatteurs pour moi ; mais ils ne me sont pas moins pénibles, et ils ont fait couler abondamment mes larmes parce que je suis coupable, aussi ne chercherai-je pas à disculper ma faute, je ne me présente devant vous que pour faire mes excuses et vous demander pardon. Daignez, je vous en conjure, me l'accorder, quelque indigne que j'en sois. La grâce que vous m'avez accordée en me recevant au nombre de vos enfants est toujours empreinte à ma mémoire et sensible à mon cœur ; si vous daignez me continuer cette faveur et me pardonner mes fautes, ce sera, sans doute, pour moi un renouvellement de ferveur. Vous avez bien raison de dire qu'un tison (de) feu est bientôt éteint. Je vous assure cependant, avec cette franchise que vous m'avez toujours inspirée, que depuis que


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j'ai l'honneur de vous appartenir, je ne me suis jamais trouvée seule ! Rendue près des Cœurs sacrés de Jésus et de Marie, ou dans les emplois différents que la Divine Providence me distribue en tout genre, ou dans les peines, les souf frances, les croix qu'il lui a plu m'envoyer, j'ai toujours eu vos avis pour boussole, je me suis unie à la respectable famille dont j'ai le bonheur grâce à vous d'être membre ; dans mes incertitudes je me suis souvent dit : Que dirait mon bon Père si je lui demandais son avis, et je ne me rappelle pas avoir rien fait, depuis trois ans, que comme le faisant par votre ordre. Car, mon cher Père, je ne crois pas m'être présentée devant Dieu sans vous et ma bonne Mère. J'ai été, il est vrai, enfant trop craintive. Avais-je donc oublié cette tendresse paternelle dont vous m'aviez comblée pendant les précieux moments où j'ai eu le bonheur de vous posséder ? J'ai craint de vous écrire. Hélas, comme vous le dites, ce n'est pas faute d'abondance. Quand le cœur dicte, la plume peut tracer. Le cœur est là, n'en doutez pas, cher Père, je vais vous l'ouvrir, je vais parler avec la franchise et la simplicité de l'enfant ; je vais vous dire en tout, là où j'en suis et ma position. D'abord, vous vous rappelez sans doute mon caractère altier, je m'en suis souvent servi contre ma pauvre servante, et je m'accuse de cette faute parce que mon amitié, pour cette chère tante, ne pouvait souffrir qu'on lui fît du chagrin et qu'elle fût contrariée. Aujourd'hui je suis seule. Avec la


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grâce qui découle toujours des Cœurs adorables de Jésus et Marie, j'en ai fait le sacrifice. Ne croyez pas, cher Père, que j'aie été sans violence, je vous assure que non. Je suis trop méchante. N'importe, nous vivons comme deux sœurs. Je souffre les défauts de la mauvaise éducation que moi-même lui ai donnée, et je le souffre d'autant plus aisément qu'il n'y a que moi à souffrir. Je viens de l'avoir depuis trois mois, malade d'un mal de jambe affreux. Pour le coup, j'ai failli succomber. Je me suis trouvée tout à la fois maîtresse, servante et infirmière. Ma fortune ne me permettait point de prendre une autre domestique. Une bonne fille que vous avez pu voir ici qui vendait des chapelets, venait m'aider à mon petit ménage. Enfin je m'en suis tirée pour tomber tout à fait malade. Grâce à Dieu, enfin la voilà mieux. Pendant ce temps et auparavant, mon cher Père, je me suis trouvée dans un état de détresse pécuniaire : l'état d'infirmité de ma tante m'avait provoquée à des fortes dépenses ; sa mort en a occasionné d'autres, je me suis trouvée très gênée. J'avais contracté des engagements, les sentiments d'honneur m'accablaient ne pouvant les remplir. Trois années de très abondantes vendanges m'ont ruinée. A cette dernière récolte je n'avais ni barrique pour mettre mon vin, ni argent pour en acheter, ni même pour ramasser le raisin ; ajoutez que la récolte se présentait très mauvaise pour la qualité. Tout ce qui m'avoisinait était résolu de laisser la vendange se perdre dans les vignes. Je me reprochais ce


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APPENDICE

trait d'ingratitude envers la Providence, mais j'étais aux expédients pour ne pas lui manquer. Elle est venue à mon secours d'une manière très sensible et sans que j'aie tendu la main. Non/je ne me suis adressée qu'à Jésus et Marie. C'est de leurs Divins Cœurs que m'est venu le secours. On est venu m'offrir des barriques pour les faire remplir. Il est vrai que mon petit bien est dans un excellent vignoble. Tout s'est ramassé jusqu'à la dernière graine, et contre toute espérance, je n'ai trompé personne. Mon vin s'est trouvé délicieux. Enfin je me trouve au-dessus de mes petites affaires, à l'aide de ma table frugale et de mes vêtements de guenille. Mais c'est, je crois, trop vous entretenir de mon temporel qui pourtant me cause des croix, mais croix douces, mon cher Père, l'état de pauvreté a des délices. Au milieu de ces croix, ma plus grande a toujours été de vous savoir dans la peine, mais aux grâces de mon Dieu, celle-ci a encore eu des douceurs. Quand je regardais mon Jésus, mon Divin Epoux, sur la croix, sa Divine Mère à ses pieds accablée de douleurs, et que je me rappelais que ceux qu'il m'avait donnés sur terre en sa place pour père et mère étaient aussi sur le lit de douleurs, mon cœur s'enflammait du désir de souffrir. J'ai pourtant fait quelquefois des incartades, je m'en suis retirée aussitôt comme vous me l'avez dit, et j'ai souvent conservé mon âme en paix. Que de fois ai-je craint d'être la main qui vous retenait dans les fers ! Que mes larmes ont souvent coulé à ce sujet, et elles m'ont été d'autant plus


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arrières qu'il m'a fallu être seule à les répandre. Ce n'est pas auprès des créatures qu'il m'a fallu trouver de la consolation. Là je n'aurais trouvé que les amis de Job. Mais dans le Cœur de Jésus et dans celui de Marie, c'est là que j'ai trouvé plus qu'il ne fallait, je crains. J'ai été payée dès ce bas monde, et comme je vous l'ai dit une autre fois, au lieu de l'humilité que vous me recommandez, je crains d'avoir trouvé l'orgueil, et comment le vaincrai-je cet animal ? Dans ma pauvre chaumière, sous mes pauvres haillons, de toute part dans la ville, on vient me chercher. Je n'ai jamais eu plus de peine que depuis que je suis seule. Oh me sait libre et on m'emploie. Personne ne peut mourir sans moi. Le monde aujourd'hui ne sait plus s'aider dans la peine. Chez les grands, partout, la mort fait frémir. Il mè faut aller panser leurs plaies, les aider à mourir, et placer leur corps dans leur dernière demeure. Les jours ne sont pas assez longs : il me faut souvent passer les nuits, mon Père. J'ai pris le parti de marcher avec simplicité. Je me rends dans les maisons, je me confonds avec les mercenaires. Quand mon ouvrage est fait, je me retire sans mot dire. On commence partout à être au fait et on m'emploie comme une personne qui est au gage de tout le monde. Et j'ai trouvé que ce moyen ôtait beaucoup d'appâts à l'orgueil, et j'en bénis le Seigneur. Tout ceci, j'espère, se fait en union avec ma chère famille et c'est sans doute elle qui m'obtient les grâces du ciel, car au milieu de mon travail, ma santé se soutient. Le prélat 7


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m'honore de ses bontés ; je n'en abuse pas. Je ne le vois pour l'ordinaire que quand il me demande, et, comme les autres, il ne m'oublie pas. Cependant, j'ai cru devoir lui faire mes souhaits de bonne année, et comme j'avais laissé écouler les premiers jours, il me dit en m'abordant : « Dans les vœux que j'ai reçus je m'apercevais qu'il m'en manquait qui me sont bien chers. Ce sont ceux de Mlle Gauffreau. » Mais tout se borne à ces témoignages de bonté, et, à envisager humainement, je ne crois pas qu'il soit jamais notre protecteur, ce n'est pas son genre. Au reste, le Seigneur a ses moments, c'est à nous de les attendre. Je ne vois rien dans notre ville qui me donne espoir. Cependant j'ai une lueur d'espérance. J'ai une amie à Angoulême qui va, ainsi qu'un bien respectable ecclésiastique, venir faire leur demeure à Poitiers, à cause des chagrins que leur cause leur prélat. Nous ne nous connaissons que par correspondance. Elle était, dans la Révolution, mon bureau d'adresse pour mes prêtres, comme j'étais le sien ici. Elle est venue passer le mois dernier avec moi. C'est une demoiselle du plus grand mérite, et la vertu personnifiée. Plus je l'ai connue, plus j'ai jeté des yeux de convoitise sur elle. Je lui ai dit un mot qui n'a pas paru lui déplaire. C'est vraiment un sujet au-dessus de l'ordinaire. Je la recommande à vos prières ainsi que le saint ecclésiastique qui vient. Je le connais déjà, c'est un saint. Ces deux personnes-là me seraient un grand sujet de consolation, s'il


APPENDICE

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plaît au Seigneur de nous les donner. Ils doivent venir vers la Saint-Jean. Quand je serai à même de voir M. Limousin je lui ferai votre commission ; il est à Niort pour y prêcher le Carême. Monseigneur préfère l'employer hors Poitiers, il y fera plus de bien. Il n'y a pas d'équivoque dans la lettre de mon ancien curé. C'est ce que je vous ai dit. Il me l'a dit aussi verbalement ; et c'est les observations à votre égard que je lui fis un jour, d'après les engagements qu'il m'avait dit avoir contractés et qu'il ne remplissait pas, qui a commencé à n'eus brouiller. Je ne lui ai point écrit et ne le ferai pas, à moins que vous ne le jugiez convenable. J'ai écrit le dernier courrier à M. Guépin. Je lui fais mes excuses. Je le prie d'obtenir de vous mon pardon. Daignez me l'accorder, mon bon Père. Fasse le Ciel nous accorder la grâce qu'on nous fait espérer, je la sollicite ardemment du Cœur de Jésus. C'est le seul bonheur que je lui demande pour ce bas monde. Le reste ne m'est rien. Je crois pouvoir vous l'assurer encore, me disant avec le plus profond respect et la plus profonde soumission, Votre très humble et très soumise fille, GAUFFREAU.

Poitiers, 27 janvier 1807.


Poitiers. — Société française d'Imprimerie et de Librairie.


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