3 7 de cicé par de rostu

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MARIE ADÉLAÏDE CHAMPION DE CICÉ

COFONDATRICE DE LA SOCIÉTÉ DES FILLES DU CŒUR DE MARIE 1749

-

1818

MARIE DE ROSTU JEANNE ANCEL ..........................................

Janvier 1978

scanné par Martine Mary Janvier 2013 1


S O M M A I R E

AVANT-PROPOS

p. 4

INTRODUCTION

p. 5

CHAPITRE I

p. 7

Les prémices.

Appel et maturité spirituelle.

Le Projet de Mère de Cicé.

Rencontre providentielle avec le Père de Clorivière.

Le "noviciat" de Mère de Cicé.

CHAPITRE II 

L'inspiration du Père de Clorivière. Complémentarité des deux projets.

Les premiers engagements du 2 février 1791. Mère de Cicé, supérieure générale.

Les semailles en Bretagne.

La venue de Mère de Cicé à Paris.

Les premiers vœux de Mère de Cicé.

CHAPITRE III

p. 46

p. 88

 Au cœur de la tourmente.  Dans l'ombre et le silence de la rue Cassette.  Mémoire aux Évêques. Premières Lettres circulaires .  La première arrestation de Mère de Cicé. CHAPITRE IV

p. 109

 Procès de la Machine infernale  Sous la surveillance de la police.  Le séjour en Provence.  Le retour à Paris.

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CHAPITRE V

p. 140

 Emprisonnement du Père de Clorivière. Mère de Cicé, collaboratrice irremplaçable.  Transmission d'un Mémoi re au Souverain Pontife Pie VII. Nouvelle démarche auprès du Saint Père.  Une année difficile en 1805.  Les dernières années de captivité du Père de Clorivière,  1806-1807-1808.

CHAPITRE VI

p. 195

Mère de Cicé à travers ses écrits et sa correspondance.

Les dernières années :  L'audience de Fontainebleau 1813.  Le rétablissement de la Compagnie de Jésus e n France  Nouvelles démarches auprès du Saint Père à Rome.  Les deux Sociétés à cette époque.

Mort de Mère de Cicé.

APPENDICES 

Principaux écrits laissés par Mère de Cicé

Documents concernant Mère de Cicé

p. 226

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AVANT Ŕ PROPOS Ce fascicule : Adélaïde Marie CHAMPION DE CIC É, COFONDATRI CE DE LA SOCI ÉTÉ DES FILLES DU CŒUR DE MARIE n'est pas une biographie de notre première Mère. Il en existe déjà plusieurs, présentant chacune un intérêt 1 particulier . C'est une « étude » qui prend rang parmi celles déjà réalisées à la demande du gouvernement général - pour permettre aux filles du Cœur de Marie d'approfondir certains aspects majeurs de la vie de leurs fondateurs, de leur Société religieuse, et par là même de leur vocation. La série réalisée se présente ainsi dans l'ordre logique 2 : . "DIEU PRÉPARE" relate les prépara tions providentielles du Père de Clorivière et de Mère de Cicé à leurs charismes de fondateurs. . "LE PROJET DU PÈRE DE CLORIVI ÈRE" ébauche quelques traits caracté ristiques marquant la place particulière de la Société parmi les autres Socié tés religieuses. . "FONDÉE SUR LE ROC" étudie, en les replaçant dans leur contexte histo rique, quelques-uns des principaux documents laissés par le fondateur.

"ADÉLAÏDE MARIE CHAMPION DE CIC É, COFONDATRICE Guy-Toussaint Carron, Abrégé de la vie de Mademoiselle Adélaïde Marie d e Cicé dans "Nouveaux justes dans les conditions ordinaires de la Société", Lyon-Paris 1822 et 1827. Mg r Louis Baunard, Adélaïde de Cicé et ses premières compagnes, Roulers 1913. Anonyme, Marie Adélaïde Champion de Cicé, 1749 -1818 , Paris 1961. André Rayez, Formes modernes de vie consacrée, Ad. de Cicé et P. de Clorivière, Beauchesne, Par is 196 6. 1

On trouv era également des renseignements biographiques concernant Mademoiselle de Cicé dans : Jacques Terrien, Histoire du R.P. de Clorivière Paris 1891.H .R.Casgrain, La Société des Filles du Coeur de Marie d'après ses Annales , Paris 1899 (t.1) . Marie -Edme Fournier de Bellevue, Le Père d e Clorivière et sa mission , 1735-1820", Wetteren (Belgique) 1933.

Dans l'ordre chronologique, le fascicule Approbations données par l'Église à la Société des Filles du Cœur de Marie est paru avant Fondée sur le Roc . 2

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DE LA SOCIÉTÉ DES FILLES DU CŒUR DE MARIE" cherche à préciser les apports personnels de Mère de Cicé à la conception et à la vie de la Société, et s'efforce de dégager sa physiono mie spirituelle. "APPROBATIONS DONN ÉES PAR L'ÉGLISE A LA SOCI ÉTÉ DES FILLES DU CŒUR DE MARIE" présente, avec l'exposé des approbations successives, le couronnement ecclésial de l'œuvre de nos fondateurs .

I N T R O D U C T ION En étudiant de près les documents autographes de nos deux fondateurs, pour écrire le fascicule " Fondée sur le roc ", nous avons été amenées à découvrir plus clairement le rôle essentiel joué par Mère de Cicé dans la vie des Sociétés, notamment pendant l'incarcération du Père de Clorivière. À ce moment, en effet, les deux fondateurs ne pouvaient s'entretenir que par l'interméd iaire de la correspondance ; d'où les nombreuses lettres conservées aux archives de la Société et qui, avec plusieurs autres, ont été éditées en 1948 3. Mais si ces lettres reflètent les événements extérieurs de l'époque, elles reflètent aussi, à tr avers les réponses du Père de Clorivière, la personnalité de Mère de Cicé. Pourquoi, dès lors, ne pas rechercher également d'autres échos de sa vie dans les documents antérieurs et postérieurs à l'incarcération du fondateur ? Il nous a semblé qu'en suivant la méthode habituelle, une étude rigoureuse des écrits situés dans leur contexte socio historique, nous pourrions apporter une contribution nouvelle à une connaissance plus complète et plus intime de notre première Mère. Ainsi ses filles pourraient -elles avoir une vision plus claire des apports irremplaçables de l'humble Mère de Cicé à la Société, et comme cofondatrice, et comme exemplaire de la fille du Cœur de Marie. Ayant le privilège de posséder des documents autographes se rapportant à sa vie intérieure d'adolescente, de jeune fille, puis de femme mûre, nous pouvons, en quelque sorte, en saisir 3

Lettres du Père de Clorivière, 1787-1814, Paris 1948, 2 vol. 5


dès leur origine les principales données et suivre leur développement. Sous cet éclairage, le "Projet de Société pieuse" conçu et tracé à partir des aspirations personnelles de notre première Mère, prend une valeur plus précise, certains de ses traits préfigurant des points essentiels de la future Société des filles du Cœur de Marie 4. La direction du Père de Clorivière qui aide Mère de Cicé à connaître et à réaliser les desseins de Dieu sur elle permet de dessiner sa physionomie spirituelle à cette époque. Il est frappant de constater par la suite, à travers les péripéties de la Révolution française, le drame du complot de la Machine infernale, le séjour en Provence, etc., l'unité et le développement d'une vie intérieure dont les traits dominants étaient déjà fortement marqués. Enfin, pendant le long empris onnement du Père de Clorivière, Mère de Cicé donne toute sa mesure de cofondatrice et joue un rôle irremplaçable pour suppléer le fondateur qui se trouvait dans l'incapacité d'agir directement, et cela au cours de missions difficiles et délicates. Les dernières années de Mère de Cicé nous offrent, à travers sa correspondance avec ses filles, un écho émouvant de sa vie d'alors : labeur constant et épuisant soutenu par une grande malade, accents d'humilité d'une âme constamment tendue vers un plus pur et plus grand amour. Sa mort devant le Saint-Sacrement consacre l'orientatio n spirituelle de toute une vie. C'est sous l'optique d'un approfondissement fascicule sera peut -être le plus éclairant.

que

ce

Les principales étapes de la vie de Mère de Cicé nous sont connues : son adolescence et ses laborieuses recherches ont déjà été étudiées 5. Mais dans la présente étude on s'est volontairement arrêté à deux aspects essentiels de l'héritage qu'elle nous a légué - conjointement avec le Père de C lorivière mais personnellement aussi : son rôle de cofondatrice sa vie intérieure. Ajoutons que cette étude ne peut être lue rapidement et, semble-t-il, se prête mal à l'audition. Elle appelle plutôt une lecture lente et attentive qui nous aide à mieux découvrir celle qui a été "choisie par le Seigneur, par pure miséricorde, pour être la première pierre du nouvel édifice qu'il élève à sa gloire et à la gloire de sa Sainte Mère .’’ 4 5

Rayez, Formes modernes de vie consacrée , p 372-375 Rayez, Formes modernes de vie consacrée 6


CHAPITRE I LES PRÉMICES Adélaïde de Cicé était la douzième enfant d'une famille de noblesse ancienne fixée en Bretagne depuis le XVème siècle. Née à même jour environ 47 suivante le

Rennes le 5 novembre 1749, elle est baptisée le à l'église St Aubin, sa paroisse. Sa mère avait ans ; son père déjà âgé de 69 ans meurt l'année 26 novembre 1750.

La charge familiale retombe alors lourdement sur Madame de Cicé. La benjamine des huit frères et sœurs encore vivants, mais déjà presque tous dispersés hors de la maison, grandira donc dans une atmosphère assez aus tère 6. Vers l'âge de dix ans 7, elle fait sa première Communion à la Visitation de Rennes, sans doute au monastère appelé "Le Colombier". Aucun écho ne nous est parvenu de cet acte qui dut cependant la marquer profondément. Par contre, le premier bi ographe de Mère de Cicé, l'abbé G.T. Carron nous a rapporté trois souvenirs de son enfance qui cadrent bien avec le tempérament délicat et généreux qui s'affirmera dans la suite. Elle avait au plus six ans, et se trouvait couchée même chambre q u'une jeune parente attaquée comme la petite vérole : les souffrances faisaient pousser de cris à la première. " Ah ! ne nous plaignons pas, Adélaïde; il faut tout souffrir pour le bon Dieu ".

dans la elle de grands lui dit

Quelques années plus tard : "Une de ses gouvernantes, en faisant alors tout au plus dix ans), lui disait assez le Seigneur, car vous êtes trop la vous recherchez trop les commodités de animée d'une sainte ardeur, elle voulut bras, en le blessant, la lâcheté qu'on lui

sa toilette (elle avait : "Vous n'aimez pas victime de vos goûts, la vie". Sur le champ, réparer sur son petit reprochait ".

Enfin, cette même tradition souligne combien, toute jeune, elle ma nifestait déjà une grande tendresse pour les 6

Au cours de son enfance et de son adolescence, Adélaïde ne semble pas avoir jamais quitté sa famille . 7 Lettre de septemb re -octobre 1788 au Père de Clorivière : « Je n'avais guère que dix ans ». 7


enfants pauvres, leur distribuan t toutes les aumônes qu'elle quêtait auprès de ses proches en leur faveur. Elle disait souvent : "Aimons Jésus -Christ et les pauvres ". De précieuses indications nous sont fournies sur la personnalité d'Adélaïde entre sa quinz ième et sa vingt deuxième année , à partir de documents écrits de sa main 8. Le premier (I), d'une belle écriture d'écolière appliquée, n'est pas daté mais on peut le situer probablement aux alentours de 1765 9. Il contient les résolutions prises par l'adolescente à la fin d 'une retraite. Les premières lignes traduisent déjà une tendance qui caractérisera toute sa vie spirituelle :"J'ai depuis longtemps bien de l'infidélité dans toutes les promesses que j'ai faites à mon Dieu. Je veux désormais observer bien exactement toutes les choses que je dois faire, ou pour éviter de l'offenser ou pour lui plaire. Je m'en vais dorénavant l'aimer autant qu'il est en moi." Les plus petites infidélités ou impressions jugées comme telles, Adélaïde de Cicé se les reprochera toujours vivement ; elle ne pourra se les pardonner dans sa soif de don absolu à Dieu. La seconde résolution révèle une autre dominante de sa vie spirituelle : "Je veux aussi éviter l'orgueil par -dessus toutes mes autres inclinations vicieuses parce que c'est celle à laquelle j'ai le plus de penchant et c'est elle qui est le principe de presque toutes mes mauvaises actions et je veux faire tout ce qui est en moi pour l'immoler à la vengeance de mon Dieu". Une humilité grandissante la portera à cett e incessante immolation d'elle -même, pour expier tout ce qui lui apparaîtra, parfois indûment, comme une trahison de son amour. Le combat à mener pour dominer son orgueil lui apparaît clairement : "Je veux aussi remercier toutes les personnes qui voudront bien me reprendre de mes défauts et je leur en aurai obligation. J'aurai intention par-là de mortifier mon amour propre… Je veux aussi n'être pas toujours prête à m'excuser quand on me dira que j'ai fait quelque chose de mal, et je ne

8

Ces documents conservés aux AFCM sont reproduits in extenso en appendice ainsi que des documents postérieurs. On les trouvera en chiffres romains indiqués entre parenthèses. 9

Cf. A. Rayez, op. cit., p.43. 8


chercherai pas à me justifier en me détourna nt de la vérité". Ce besoin d'extrême loyauté vis-à-vis d'elle-même l'accompagnera toute sa vie. Loin de chercher à se justifier , elle s'accusera impitoyablement des réactions les plus involontaires de sa sensibilité. Les lignes qui suivent révèlent également une tendance contre laquelle elle doit réagir : "Je veux aussi ne point avoir d'humeur et dans le temps que j'aurai le plus d'envie de me laisser aller à la mélancolie, je me réjouirai et j'offrirai à Dieu ce petit sacrifice de ma propre volonté ." Ainsi se situe déjà quinzième année : elle et entend les combattre aimer Dieu "autant qu'il

lucidement cette adolescente vers sa connaît les tentations qui la guettent avec la générosité d'une âme qui veut est en moi ".

Le petit règlement tracé à la fin de ses résolutions manifeste lui aussi la solide piété avec laquelle Adélaïde s'engage dans la vie : se lever sans balancer, assister à la messe et faire ensuite un quart d'heure d'oraison, lire, travailler, obéir en toutes choses à sa mère ; l'après -midi, un autre quart d'heure de méditation, et le soir une visite au Saint-Sacrement ; dans le cours de la journée élever souvent son cœur à Dieu. Puis cette conclusion énergique : " Avec la grâce de mon Dieu...je veux déso rmais vivre et mourir dans ces résolutions". Ces orientations spirituelles et pratiques ont -elles été prises avec le secours et sous le contrôle d'un directeur ? Il serait difficile de le préciser, mais d'autres feuillets écrits de la main d'Adélaïde et providentiellement parvenus jusqu'à nous prouvent que sa vie de jeune fille sera, sur le plan spirituel, suivie de près par un saint directeur de grande réputation à Rennes, l'abbé Boursoul. La personnalité de ce dernier nous intéresse à juste titre, en raison de l'influence qu'il exerça sur Adélaïde durant son adolescence 10. Notons seulement ces traits caractéristiques, rapportés par son contemporain l'abbé Carron 11 : "Il exigeait avant tout l'accomplissement des devoirs d'état " et conseillait "une douce et tranquille attention sur soi -même, pour ne rien faire qui pût déplaire à Dieu ". Il recommandait la communion 10

A. Rayez, op. cit., ch.4, p.99 -132. G.T.Carron, Modèles du clergé, ou vies édifiantes de MM... J. A . Boursoul... 2 vol., Paris, 1787 ; t.1, p. 147 -319 11

9


fréquente, et l'abbé Carron nous rapporte que la chambre qu'il occupait à l'hôpital St Yves à Rennes, avait " une petite fenêtre qui ouvrait sur le maître -autel de l'église ". Rien d'étonnant qu'il ait communiqué à ses dirigés une vive dévotion eucharistique. Il leur recommandait aussi de vivre en présence de Dieu et d'user à cet effet de fréquentes "aspirations" ou oraisons jaculatoires. I l en composait lui-même et nous en possédons des séries entières transcrites par Mère de Cicé, qui devait s'en nourrir ; peut-être en avait -elle composé aussi elle -même. Nous en citerons seulement quelques -unes, rédigées suivant une ligne de spiritual ité qui sera chère à la Société du Cœur de Marie : "A 9 heures du matin, où Jésus-Christ fut crucifié : (s'adresser) à la Sainte Vierge, Je vous salue, Marie, en pensant au glaive de douleur qui lui perça le cœur. Vers trois heures, où il nous donne Marie pour Mère, en mourant : Jésus, faites que mon dernier soupir soit un acte de votre pur et saint amour. Dites cette parole si désirable et favorable pour nous à votre Sainte Mère : Voilà votre enfant. Marie, recevez-nous pour vos enfants et soyez la Mère de nos âmes. Sur le soir, où son côté fut ouvert : Jésus, par cette lance qui vous fit une plaie sanglante, blessez mon cœur de votre divin amour. Je vous salue, Marie " 12. Quelques extraits des lettres échangées entre Adélaïde et son directeur laissent transparaître le travail de la grâce en son âme. À Rennes, le 22 août 1771, Adélaïde alors âgée de 22 ans écrit à Mr Boursoul à la veille d'un départ à la campagne : "J'emporte les livres que vous avez bien voulu me prêter... Je prends la liberté de vous écrire pour vous demander si vous me permettez de communier quand je trouverai l'occasion de le faire plus souvent que tous les 8 jours". La réponse est significative, surtout quand on se rappelle combien la communion fréquente était rare à ce tte époque : "Oui, Mademoiselle, je vous permets du plus grand cœur et avec la plus grande satisfaction de recevoir votre céleste Époux, aussi souvent que vous le pouvez. Persuadé qu'il va prendre plus que jamais ses délices dans un cœur qui me paraît aujourd'hui plus que jamais dévoué, et dévoué pour toujours et sans alternative, à son service et à son amour ". Mr Boursoul ne doute pas de l'emprise de la grâce sur 12

Extraits de " l'Horloge de la Passion ". Cf. A. Rayez, op. cit., p.104, sq. 10


l'âme d'Adélaïde. D'autres lettres sont aussi probantes : "Mercredi, je vous remettrai spécialement entre les mains et sous la protection de la très Sainte Vierge. Elle est à un titre particulier votre bonne et tendre Mère : puisqu'elle vous a obtenu le bonheur infini d'avoir son divin Fils, son Fils unique, pour Époux". Les extraits qui suivent manifestent l'accueil fait à la grâce par Adélaïde, même quand elle enfreint les règles de la prudence. Dans la lettre citée plus haut, son directeur lui avait écrit : "Je vous ferai faire mercredi le vœu de chasteté pour quelque temps, afin que vous puissiez contracter avec lui (le Seigneur) une union plus parfaite que jamais ". Emportée par son amour qui ne calcule pas, Adélaïde a fait, de sa propre initiative, non pas un vœu temporaire, mais un vœu perpétuel de chasteté. Elle reçoit alors une forte semonce, bien dans la manière du temps. Quelques phrases laissent entendre quels remords cuisants durent ensuite bouleverser sa conscience délicate : "J'ignorais, Made moiselle, que vous (aviez fait) un vœu que je ne vous avais permis que pour un temps...et vous avez éprouvé par vous -même combien il est dangereux de désobéir. C'est une faute essentielle qui a été suivie de bien d'autres. Dieu vous les a toutes pardonnées... Il semble même que ce Dieu tout ai mable et tout amour pour vous, loin de vous punir, vous inonde plus que jamais de ses grâces ... encore une fois, tenez -vous-en à une simple résolution ferme et inébranlable, et à demander sans cesse à Dieu de vous y affermir jusqu'au dernier soupir. Mais point de vœu". Et il insiste : "Ce n'est vraiment pas l'esprit de Dieu qui vous a fait faire un vœu perpétuel, en désobéissant ; c'est l'esprit du démon... Le même esprit vous a inspiré des regrets indignes et un repentir honteux d'avoir consacré à Die u une liberté que vous ne teniez que de lui seul. Vous avez donné en conséquence dans bien des écarts qui ont été très sensibles à son divin Cœur et bien injurieux à la délicatesse de son amour..." On devine combien de tels reproches durent atteindre Adélaïde au plus profond d'elle -même, reproches heureusement suivis de ces lignes encourageantes : "Je suis charmé que vous ayez été assez fidèle pour communier sans avoir besoin de vous confesser. Je vous exhorte à continuer de même jusqu'au retour, et à communier autant de fois que vous serez à lieu de le pouvoir faire".

11


Le lundi de Pâques 1774 le saint et énergique Mr Boursoul mourait subitement en chaire. Cette mort inattendue qui suscita une grande émotion à Rennes, fût pour Adélaïde un coup très dur. Aussi voulut -elle fixer immédiatement par écrit l'essentiel des directives de l'abbé Boursoul. Ce document autographe (II) revêt pour nous une valeur inestimable. Il nous permet de saisir sur le vif les principaux traits de la physionomie spirituelle de Mère de Cicé, alors âgée de 24 ans : "Il (Mr Boursoul) m'a toujours dit que ce Dieu de bonté et de miséricorde voulait me conduire à lui par amour et que cette voie charmante 13 me faciliterait le chemin du ciel, lèverait tous les obstacles et me mènerait à tout ce que mon Dieu demande de moi..." Puis ce paragraphe qui trahit ses anxiétés habituelles 14 : "Combien de fois m'a-t-on dit qu'il m'aimait autant, depuis que j'ai eu le malheur de l'abandonner, qu'il m'aimait auparavant. Quoi, Seigneur, toute mon ingratitude, tous mes crimes 15 n'ont pu vous éloigner de moi. Vos desseins n'ont point changé. C'est ce qu'on m'a assuré de votre part et ne me l'avez -vous pas fait éprouver vous-même au fond de mon cœur !" Enfin ces lignes révélatrices : "Il faut, ô mon Dieu, que vous imprimiez vous-même ces vérités dans une âme pour qu'elle en soit persuadée". Suit un passage quasi prophétique :" Le saint qui de votre part m'a dit quinze jours avant sa mort que me voulait toute à lui. Ce sont ses paroles, Ah ! qu'il à lui parfaitement et qu'il vous prépare dans le ciel distinguée 16.

m'a parlé mon Dieu vous veut une place

Votre serviteur... m'a ajouté que Dieu même se chargeait de ma sanctification, que son divin Esprit et son divin Cœur devaient me conduire entièrement. Il m'a assurée de votre part, ô mon Dieu, que vous me feriez connaître à l'occasion ce que vous demandez de moi si j'étais fidèle à écouter votre voix au fond de mon cœur", et cette recommandation si sage face à l'excessive délicatesse de conscience d'Adélaïde de Cicé : "Combien, Seigneur, ne m'a -t-on pas recommandé de votre part de ne pas me livrer à l'inquiétude et au trouble qui me séparerait de vous. On m'a assuré qu'il m'était plus facile qu'à personne de ne 13

Comprendre « char mante » au sens de « présentant un attrait irrésistible » 14 Ces propos peuvent nous sembler exagérés aujourd’hui, mais il faut les replacer dans leur contexte 15 Dans les auteurs spi rituels d'alors crime est l'équivalent de faute . Cf. (A. Rayez) , Prière et Oraison , p.77, note 5 16 = une place de choix 12


jamais vous offenser. On m'a appris à revenir à mon Dieu en rentrant dans mon cœur au moment où je m'aperçois que je m'égare." Puis ces lignes souvent citées car elles annoncent la vocation propre d'Adélaïde : "On m'a dit encore de votre part, ô mon Dieu, que j'étais destinée à être une mère des pauvres et une épouse de Jésus -Christ et un séraphin dans ce monde et dans l'autre". Enfin cette supplication d'Adélaïde si providentiellement exaucée au jour de sa rencontre avec le Père de Clorivière : "Conduisez-moi vous-même, ô mon Dieu, aux pieds du ministre qui doit me conduire directement, parfaitement à vous. Je m'abandonne à vous, je remets mon âme entre vos mains, faites de moi tout ce qu'il vous plaira ". Habituées à considérer surtout Mère de le Père de Clorivière à la grande aventure de Société au cœur de la Révolution, peut-être nous pas assez à étudier les prévenances de de la première étape de sa vie.

Cicé as sociée par la fondation de la ne nous arrêtons la grâce au cours

Adélaïde vient d'atteindre l'âge de la maturité ; depuis longtemps elle a entendu l'appel à l'amour exclusif du Seigneur. D'une vive sensibilité de tempérament, d'une extrême délicatesse de conscience, elle ressent jusqu'à l'angoisse la moindre défaillance. Sa tension in térieure est d'autant plus forte que son amour et sa générosité se voudraient sans limites. Nous devons nous souvenir de ces traits déjà accusés de sa physionomie spirituelle pour mieux saisir et pénétrer les étapes qui vont suivre.

APPEL ET MATURITÉ SPIRITUELLE Nous avons laissé Adélaïde à l'âge retrouvons deux ans et demi plus tard document autographe (III), écrit cette d'une retraite faite au début de l'automne

de 24 ans ; nous la grâce à un nouveau fois encore à la fin 1776.

Il faut l'étudier attentivement pour suivre le cheminement de la grâce dans son âme, d'autant plus que ses résolutions clôturent les jours de recueillement qui vont orienter sa vie. 13


Plusieurs points des résolutions prises vers précisés et affer mis.

1765

sont

Tout d'abord, les résolutions pratiques : les deux quarts d'heure d'oraison dans la journée sont devenus deux demi heures ; les oraisons jaculatoires s'unifient dans " le saint exercice de la présence de Dieu "; pendant la messe, méditation de la Passion ; communion quotidienne continuée aussi longtemps que l'autorisation en sera donnée. L'obéissance à Madame de Cicé devient plus exigeante et prend une tonalité particulière : "obéir à ma mère comme une religieuse à sa supérieure". La lutte contre l'amour propre et la sensibilité naturelle veut s'étendre aux premiers mouvements eux -mêmes : "Ne pas conserver d'humeur un seul moment intérieurement ni extérieurement contre les personnes qui m'auront fait de la peine, je veux les combler d'amitié et de bienfaits et ne jamais consulter à cet égard les raisons qui me seraient dictées par la prudence humaine d'en agir autrement". Pas de limites dans sa recherche d'une charité totale : "Mon Dieu, ne donnez plus d'entrée dans mon cœur qu'à la crainte de vous déplaire et au désir de vous aimer". Ce sera l'objet héroïque, toute sa vie.

d'une

purification

exigeante,

quasi

Se souvenant sans doute de la prédiction de Mr Boursoul, elle voudrait renouveler " avec l'ardeur d'un séraphin " la consécration qu'elle a faite de toute sa personne à son "divin Époux", et ceci révèle la ferveur de ses dispositions les plus intimes. Enfin, après une accusation véhémente, excessive même de ses "abominables infidélités" - mais elles sont telles à ses yeux - elle exprime l'excès de sa reconnaissance pour les faveurs dont elle est comblée, notamment : "La grâce précieuse de ma vocation que vous avez daigné m'accorder aujourd'hui". Cette grâce précieuse accordée à celle que le Christ avait déjà "choisie pour son épouse " doit être l'appel à l'entrée dans la vie religieuse. L'essai fait à la Visitation quelques mois plus tard laisse entendre que c'est sans doute là l'objet de la lumière reçue. Pour bien saisir l'âme de Mère de Cicé, il faut s 'arrêter aux dernières lignes : elles traduisent un sentiment -clef qui dominera toute sa vie intérieure : " Je chancelle en écrivant ces dernières lignes. Ce n'est pas que je résiste à votre volonté, 14


c'est la crainte de ne la pas connaître telle qu'elle est , car je ne veux que ce que vous voulez, mon divin Jésus". Le terme "je chancelle" marque l'anxiété de l'esprit et du cœur de celle qui aime et aimera toujours la volonté divine si crucifiante soit -elle, mais, et c'est caractéristique, avec la crainte persistante " de ne pas la connaître telle qu'elle est ". Ces résolutions se clôturent par la remise totale d'ellemême à cette volonté divine :"faites, je vous en conjure, tout ce qui vous plaira de moi, pourvu qu'Adélaïde soit toute à Jésus son Époux". Pour mieux sceller l'absolu de sa donation, Adélaïde a écrit de son sang ces derniers mots (mis en italique par nous).

Le 30 avril 1777, Mlle de Cicé ayant obtenu l'autorisation de sa mère entre comme postulante au monastère de la Visitation dit "Le Colombier" à Rennes. Madame de Cicé qui ne pouvait vivre complètement séparée de sa fille était admise hors clôture, comme dame pensionnaire, suivant un usage de l'époque. Par ses lettres à son directeur, on constate qu'Adélaïde subit les tentations qui accompagnent assez souvent l'entrée dans un nouvel état de vie. L'intérêt des réponses de l'abbé Le Beurrier réside surtout dans la ferme assurance qu'elles témoignent de la vocation religieuse de Mlle de Cicé. Une autre épreuve plus grave attend cette dernière. Monseigneur Jean-Baptiste de Cicé, alors évêque d'Auxerre, intervient indûment dans la vie de sa sœur et fait agir l'évêque de Rennes pour mettre obstacle à une vocation qui dérange les plans familiaux : la santé de Madame de Cicé, affirme -t-il, exige son retour chez elle et les soins d'une fille que personne ne peut remplacer auprès d'elle . Nous connaissons assez Adélaïde pour comprendre que malgré sa peine, son désarroi peut -être, elle ne pouvait que s'incliner devant ce qui lui était présenté comme la volonté de Dieu. À l'automne 1777, très probablement, elle reprend donc sa vie de dévouement humble et caché près de sa mère, à l'hôtel Cicé, partageant ses journées entre l'accomplissement de ses devoirs familiaux et le service des pauvres qui va occuper une place croissan te dans sa vie. Les

années

passent,

mais

l'ardente

poursuite

de

sa 15


sanctification ne se dément pas chez Adélaïde. Une fois encore - et aucun document ne peut être plus éclairant - nous en possédons le témoignage grâce aux résolutions prises à l'âge de 33 ans, à l'occasion d'une retraite faite six années après sa sor tie de la Visitation 17. L'en-tête des résolutions est ainsi rédigé : "Retraite à la fête de l'Assomption de la Très Sainte Vierge, août 1783". (IV) Le texte de ces résolutions étant fort développé nous soulignerons seulement les points de convergence avec les résolutions antérieures et les éléments nouveaux qui apparaissent au cours du texte. Le premier feuillet débute ainsi : "Je fais résolution de demander sans cesse à Dieu la grâce de conserver et d'augmenter tous les jours en moi l'horreur qu'il m'a inspirée du péché que je veux éviter avec le plus grand soin. Je craindrai plus que tou s les maux de ce monde tout péché volontaire et je fais résolution de m'exposer à tous les malheurs plutôt que d'en commettre jamais un seul de propos délibéré". Cinq lignes ensuite suffisent à renouveler la fidélité au règlement de vie, notamment aux temps de prière. On voit que c'est une habitude bien établie. À noter "la pratique exac te de l'exercice de la présence de Dieu" déjà mentionnée auparavant et qui jalonnera toute sa vie. À trois reprises, Adélaïde fait allusion à ses fautes passées, parlant de " l'abîme de misère" dont le Seigneur l'a tirée tant de fois ; puis des " ingratitudes les plus noires " qui auraient dû l'éloigner d'elle pour toujours, enfin la détermination de s' "exercer dans la haine et le mépris" qu'elle doit si justement avoir pour elle qui s'est " rendue coupable de tant d'ingratitudes envers un Dieu si b on". Ces expressions peuvent nous paraître excessives ; elles traduisent cependant les sentiments les plus sincères d'Adélaïde face à la grandeur et à la sainteté de Dieu, et son horreur de la moindre souillure pouvant ternir la pureté de l'amour qu'el le lui voue. Son tempérament extrêmement sensible et délicat renforçait sans doute l'acuité de ces sentiments, mais l'Esprit Saint n'utilise -t-il pas avec une maîtrise souveraine les dispositions de la nature pour fortifier et purifier l'amour dans une âme qui se livre totalement à l'ac tion de la grâce ? 18 17 18

On ne possède aucun autre renseignement sur cette r etraite. Dans son ouvrage sur "Les Dons du Saint --Esprit", le Père M.M.Philipon, 16


Parmi les éléments nouveaux intégrés à ses résolutions, notons d'abord celui qui sera toute sa vie d'une importance capitale, spécialement au sein des bouleversements révolutionnaires : " Je veux recevoir tous les événements de la main de Dieu, grands ou petits, heureux ou malheureux, au premier moment de réflexion sur les choses qui arrivent. Je veux reconnaître la divine volonté et me réjouir en toutes choses de son accomplissement ". On retrouve ici par avance une des orientations les plus chères au Père de Clorivière. L'Esprit Saint prépare le cœur et l'esprit de la future cofondatrice, qui ajoute d'ailleurs à cette résolution des lignes bien personnelles par leur tonalité d'humble défiance d'elle-même et d'adhésion coûte que coûte à la volonté de Dieu : "Si ma faiblesse ne me permet jamais d'arriver là pour les événements affligeants, je veux au moins me soumettre entièrement en demandant à Dieu une disposition plus parfaite s'il l'attend de moi". Plus loin, une résolution déjà prise de longue date mais qui s'approfondit et s'affine, de mener une lutte sans merci contre les premiers mouvements mal contrôlés : " Je veux être d'une douceur inaltérable et d'une indulgence extrême pour le prochain, l'estimer autant que je me mépriserai. Je tâcherai de n'agir jamais par humeur et par naturel. Je ne conserverai pas un seul instant le plus léger ressentiment contre personne. Au contraire, je me ferai un devoir de voler au -devant des occasions de f aire plaisir aux personnes qui m'ont fait de la peine. Je serai ravie de les trouver ces occasions précieuses de plaire à Notre -Seigneur, et je ferai en sorte, avec sa grâce, de ne pas les laisser échapper. Je veux aussi ne me plaindre de quoi que ce soit". À cette occasion, comme en bien d'autres, Adélaïde de Cicé ne se contente pas de bonnes intentions, mais entre dans o.p., écrivait (p.309) :"Plus l'âme est divinisée et animée , d'une manière actuelle, des ardeurs de la charité divine, plus elle est semblab le à Dieu, plus elle participe à ce mouv ement de détestation du mal qui existe en Dieu lui-même. Ce sentiment de haine divine du péché retentit dans les profondeurs de son être et, à son tour, elle partage cette inéluctable opposition de Dieu contre le péché. Chez Mère de Cicé, il s'agira bien, et d'une façon saisissante, d'une opposition inéluctable au péché et même à la plus légère défaillance de la sensibilité naturelle, sentiment dont l'intensité quasi permanente ne s'explique que par son besoin consumant d'aimer et de glorifier Dieu " comme un s ér a ph i n".

17


les détails concrets. On peut encore souligner qu'elle ne recherche jamais sa propre perfection pour elle -même, mais ramène tout à l'amour de Notre -Seigneur. Intervient ensuite une résolution qui doit retenir l'attention, ne préfigure -t-elle pas ce que sera un jour l'exercice de la pauvreté dans la Société, et ceci avec des précisions remarquables : "Je fais résolution de retran cher toutes les dépenses inutiles pour moi et de me borner à cet égard au simple nécessaire dans ma position. Je regarderai ce que je possède comme appartenant aux pauvres beaucoup plus qu'à moi. Autant que je le pourrai, je n'en refuserai point. Je désire ne rien posséder en ce monde pour parvenir à la possession de Jésus -Christ, à moins que ce ne soit pour soulager ses membres souffrants". Adélaïde veut, autant qu'il lui est possible, vivre personnellement en pauvre. Ce qu'elle a appartient d'abord aux malheureux, ces malheureux qu'elle voudrait secourir chaque fois qu'elle les rencontre, car, et c'est là le sens ultime de sa pauvreté, elle voudrait se déposséder de tout pour posséder Jésus-Christ et soulager "ses membres souffrants ". Cette pauvreté lui tient tellement à cœur qu'elle insiste une dernière fois en conclusion de ses résolutions : "A l'égard de ce que je possède, je voudrais qu'il me fut possible dans ma position de ne disposer de rien que par obéissance, surtout pour ce qui me regarde personnellement, désirant de détacher mon cœur non seulement de cela, mais de toutes choses, pour ne l'attacher qu'à Jésus -Christ". Ce sont bien là les échos d'une âme religieuse qui veut "tout perdre" pour gagner Jésus -Christ. Adélaïde renouvelle ensuite une résolution déjà prise en 1776 : "Je veux obéir à ma mère dans les plus petites cho ses, à moins qu'il n'y ait de bonnes raisons pour ne pas faire les choses, alors je les lui représenterai avec respect". Suit un désir de rayonnement apostolique qui ne s'était pas encore manifesté auparavant : " Je ne négligerai aucune occasion de la porter (sa mère) à Dieu. J'en ferai autant quand je traiterai avec le prochain auquel je rendrai toujours tous les services qui dépendent de moi, en demandant à Dieu en même temps de ne me point distraire pour cela de sa présence... je garderai pour cela autant de silence qu'il m'est possible dans ma position". Puis elle recourt à la Vierge Marie pour protéger sa vie d'union à Notre-Seigneur : "Après mon divin Sauveur c'est en 18


cette bonne Mère que je veux mettre toute ma confiance et lui donner en toute occasion des marques de ma reconnaissance des grâces que j'ai obtenues par son moyen, en particulier celle de ma conversion qu'elle a sûrement demandée bien souvent à son cher Fils". Une autre résolution, insérée au milieu du texte, apporte un élément de plus à la physionomie spirituelle d'Adélaïde à cette date : "Je fais résolution de jeûner tous les vendredis -(si sa santé et son directeur le permettent) - légère mortification que je voudrais bien accompagne r de quelques autres surtout ces jours-là, parce que j'ai infiniment besoin de pénitence et je n'en ai jamais fait aucune qui ait la moindre proportion avec mes offenses". On perçoit ici la résonance spontanée d'un cœur aimant qui voudrait à tout prix réparer les blessures causées par ses défaillances. Adélaïde résume enfin l'ensemble de ses dispositions intérieures à la fin de cette retraite : " Je veux tendre de toutes mes forces à la pratique fidèle de cette maxi me : "Tout pour plaire à Dieu, rien pour me satisfaire 19". Puis aussitôt ces lignes si révélatrices : " Ces résolutions... Je les sens déjà quelquefois s'affaiblir, cette idée seule me désespérerait si Dieu ne m'inspirait en même temps la confiance qu'il veut bien enfin mettre lui -même un terme à mes ingratitudes". Telles sont les principales caractéristiques de la personnalité d'Adélaïde et ses attraits les plus marquants : ils vont orienter ses recherches au cours des années à venir.

LE PROJET DE MÈRE DE CICÉ Après la mort de Madame de Cicé, décédée le 17 janvier 1784 à l'âge de quatre -vingt-deux ans, Adélaïde se retire quelque temps au Carmel de Rennes qui, à l'instar de la 19

Comme tant d'autres, cette maxime faisait partie d'un patrimoine spirituel commun où puisait la piété des fidèles. Plus tard, on trouvera cette maxime sous la plume de sainte Bernadette Soubirous, écrivant à l'un de ses frères. 19


Visitation, recevait des dames pensionnaires. Très attachée à sa mère qu'elle n'avait " jamais quittée" et qui l'aimait 20 "extrêmement" , elle devait avoir besoin de laisser sa douleur s'apaiser et de réfléchir dans la solitude et la prière sur l'orientation à donner à sa vie. Consacrée au Seigneur depuis longtemps déjà, comment devait -elle répondre à l'appel intérieur, maintenant qu'elle était libérée de ses devoirs familiaux ? Les résolutions de sa retraite d'août 1783 ont manifesté la place majeure prise dans sa vie spirituelle et apostolique par le souci des plus pau vres, des "membres souffrants" de Jésus Christ. C'est sans doute ce souci qui la conduit, après son séjour au Carmel, à venir s'installer pour un temps à l'hôpital des Incurables où l'on recueillait des malades inguérissables laissés à l'abandon. Mais les " Demoiselles des Incurables " toutes dévouées aux misères les plus affreuses, n'étaient pas religieuses et ne faisaient aucun vœu. Adélaïde n'y trouva pas ce qu'elle cherchait. Des Incurables, elle passa chez les Dames Budes, appelées aussi Dames de la Retraite parce que consacrées à l'œuvre des retraites féminines. Elle les connaissait bien, y ayant fait probablement au moins trois retraites : une, collective, à la Pentecôte 1774, une, individuelle, en 1776, et peut-être celle de l'Assomption 1783. Les Dames Budes tenaient aussi des petites écoles pour les enfants pauvres, et secouraient les malheureux du quartier. Aux alentours de 1785, Adélaïde vint donc s'installer à "la Retraite", avec son mobilier, son linge et toutes ses affaires. En fait, comme nous le verrons plus loin, les Dames de la Retraite tout en faisant des vœux simples temporaires et en suivant un règlement qui donnait large part à la prière, ne formaient qu'une simple association. Le Seigneur avait d'aut res vues sur Adélaïde. Si nous avons évoqué ces trois séjours successifs : Carmel, Incurables, Retraite, c'est afin de rechercher celui au cours duquel, selon la plus grande probabilité, elle écrivit son Projet, projet d'une importance capitale pour la future Société du Cœur de Marie. Il semble bien que ce soit à la Retraite, donc en 1785 ou peu après, que ce texte fut rédigé ; c'est en effet le règlement de la Retraite de Rennes qu'Adélaïde de Cicé propose comme 20

Cf. Lettre de septembre 1788 de Mère de Cicé au Père de Clorivière où elle rend compte de sa situation familiale et pécuniaire. 20


cadre possible à la nouvelle for me de société religieuse qu'elle envisage. On trouvera en appendice le texte complet du Projet (V), ici nous chercherons surtout à souligner les points saillants qui se dégagent d'une lecture attentive 21. Le titre d'abord, qui indique la fin poursuivie : "A la plus grande Gloire de Dieu." "Projet d'une société pieuse." Écartons toute ambiguïté sur le sens de l'épithète "pieuse". A cette époque, seuls les membres des ordres prononçant des vœux solennels étaient reconnus comme "religieux". Cela n'enlevait rien à l'authenticité religieuse de la vie menée dans les autres Instituts et c'est bien une vie proprement religieuse que recherche Adélaïde de Cicé ; l'avenir le montrera sans équivoque. Dès les premières lignes du Projet, le dessein d'une vie commune est nettement affirmé : " Il s'agirait que quelques personnes se joignent ensemble et que, malgré la qualité de pensionnaires qu'elles conserveraient vis -à-vis de la communauté où elles se fi xeraient, elles vivraient en commun soit dans une maison de retraites ou un hôpital, etc …" Cette coexistence au sein d'une autre communauté peut, à première vue, sembler étonnante. Adélaïde l'envisageait -elle comme définitive, pour bénéficier d'un cadr e établi et libérer ainsi les sœurs des multiples contraintes matérielles qui les auraient empêchées de se donner totalement à la prière et aux œuvres de charité ? nul ne peut le dire. L'expérience lui aurait peut-être dicté d'autres solutions. Mais dans ce cadre extérieur à leur Société, les sœurs - c'est le nom qui leur est donné dans le Projet - mèneront une vie à part. Seuls les offices à la chapelle et certaines œuvres, éventuellement, offriront un lieu de rencontre avec la communauté d'accueil. Lectu res, repas, travail, récréations réuniront à part les sœurs qui vivront dans l'obéissance à une supérieure choisie par elles. Se souvenant sans doute de son postulat à la Visitation et des fruits qu'elle en avait retirés, Adé laïde de Cicé indique quelle Règle doit inspirer la vie des sœurs : "Autant qu'on pourra, on suivra l'esprit de saint François de Sales et les sages Constitutions de la Visitation, autant qu'elles peuvent s'accorder avec les œuvres de charité qu'on se prop ose 21

Les commentaires qui vont suivre supposent une lecture pr éalab le complète du Projet. On n' a pas v oulu reprendre ici le texte paragraphe par paragraphe. 21


d'exercer, suivant le premier plan de saint François de Sales pour son Institut qui voulait joindre d'abord la vie active à la vie intérieure que mènent ses filles ". "Autant qu'on pourra..." Adélaïde ne propose pas ces premières Constitutions de la Visitation d'une façon inconditionnelle. On sent bien qu'elle attend d'avoir vécu ave c d'autres son Projet avant de préciser les détails. Cependant l'orientation est nettement indiquée : il s'agit de " joindre" vie active et contemplative, et c'est le second point qui se dégage du Projet. Large part est faite à la vie de prière : messe, office, deux demi-heures d'oraison : une demi -heure de réflexion en silence après la demi-heure de lecture, une demi -heure d'oraison devant le Saint -Sacrement après vêpres ; récitation d'un ou deux chapelets, lecture de la vie des saints, ou autre lecture pieuse durant le travail, " fréquentes visites à Notre -Seigneur dans son sacrement d'amour " en profitant pour cela de " toutes les allées et venues dans la maison et même au dehors" : trait caractéristique de la dévotion eucharistique de Mère de Cicé. Souci marqué enfin d'éviter les occasions de distractions inutiles, sauf si la charité l'exige. "Il serait à souhaiter qu'elles fussent assez nombreuses pour pouvoir passer chacune une semaine, ou du moins plusieurs jours sans sortir pour entretenir l'esprit de retraite ; à moins que leur petit nombre et les besoins du prochain fassent penser autrement". "Les besoins du prochain ..." Après avoir contemplé le Seigneur dans la prière, les sœurs doivent le retrouver et le servir dans leurs frères : Les unes devront " vaquer à la visite des malades, soit dans le dehors ou dans le dedans (il serait toujours bien désirable de s'établir de manière à avoir des pauvres et de s malades à portée de soi), ou à d'autres bonnes œuvres. Les autres s'emploieront au travail en commun, autant que cela se pourra, soit pour l'église ou pour les pauvres ", et, plus loin, Adélaïde de Cicé apporte de nouvelles précisions : "Elles s'emploieront aux retraites et autres bonnes œuvres qui se feront dans la maison ou elles seront retirées ". Dans un autre paragraphe encore - notons au passage que la rédaction du Projet ne suit vraiment aucun plan préétabli - dans un autre paragraphe donc , nous trouvons ces lignes qui préfigurent nettement l'esprit de la future " Société du Cœur de Marie" : "Elles seront toutes livrées à la prière et aux bonnes œuvres qui se présenteront, s'offrant à Dieu par le moyen de l'obéissance pour s'acquitter de tou tes celles dont la Providence 22


les chargera. C'est pour cela qu'elles pourraient s'appeler les filles de la Présentation de la Très Sainte Vierge, parce qu'elles s'offriront par elle à Notre -Seigneur pour remplir toutes ses volontés sans se proposer rien en particulier que le bien spirituel et temporel du prochain ". "Faites tout ce qu'il vous dira ". Cette disponibilité totale à la volonté de Dieu est déjà pleinement exprimée dans ce Projet d'Adélaïde de Cicé et, plus tard, les constitutions de la Sociét é n'auront plus rien à ajouter sur ce point. Le problème des vœux religieux n'a pas encore été évoqué ; à première vue il semble tenir une place restreinte dans le Projet, mais en fait il est sous -jacent tout le long du texte. Immédiatement après la courte introduction " Il s'agirait que quelques personnes, etc.." on trouve deux lignes : " Elles feraient pour un an seulement le vœu simple de chasteté, de pauvreté, d'obéissance" ce qui correspondait aux usages d'alor s concernant les sociétés et associations de ce type. On peut faire la même remarque sur ce paragraphe trouvé plus loin : "L'état sera libre, on ne s'engagera que pour un an. Si cette forme de vie plaît, on renouvellera chaque année son engagement entre les mains de la supérieure, le jour de la Présentation de la Sainte Vierge ". Mais le cours du texte fournit des précisions très nettes : c'est la supérieure qui nomme les sœurs qui iront "vaquer à la visite des malades..." , "ou à d'autres bonnes œuvres..." "suivant que cela paraîtra nécessaire à la supérieure ". Les sœurs s'offriront à Dieu " par le moyen de l'obéissance " pour s'acquitter des bonnes œuvres dont la Providence les chargera. Elles ne feront pas de visites sans nécessité, mais seulement "par un principe de charité; avec permission de la supérieure à qui l'on rendra compte de tout ". Enfin ce paragraphe sur la pratique du vœu de pauvreté que nous citerons en entier : " Le vœu simple de pauvreté n'empêchera pas que chacune jouisse de son patrimoine, mais celui d'obéissance ne permettra d'en user qu'avec la permission de la supérieure à laquelle le revenu de chacune sera remis en entier, à mesure qu'elle le touchera, afin qu'elle paye en commun les pensions de toutes 22, et que le reste serve ensuite, suivant ses ordres, aux différents besoins des pauvres, parce qu'elle se chargera de pourvoir à tout ce qui sera nécessaire à chacun des membres de cette association. Par ce moyen, leurs biens seront en commun, comme ceux des premiers fidèles, pour servir aux différents besoins de leurs frères indigents ". 22

pensions payées à la communauté d'accueil qui fournit logement et repas. 23


Comment ne pas voir ici, à quelques détails près, l'esprit du vœu de pauvreté tel qu'il sera pratiqué dans la Société ? L'honnête nécessaire, la bour se commune, le partage de ses biens entre soi et avec les pauvres suivant les besoins de chacun, comme chez les premiers chrétiens... Il serait aisé, certes, de note r aussi les points du Projet qui sont étrangers à la conception de la Société : vie commune exclusivement, fréquence des exercices communs, vœux temporaires seulement, abandon de la gestion personnelle de ses biens, etc., bien que sur certains de ces point s mêmes, l'opposition ne soit pas totale. Mais le débat serait sans objet. Tel qu'il existe, à l'état d'ébauche peut -être, mais déjà fermement tracé quant à certains aspects essentiels, le Projet révèle déjà la future cofondatrice de la Société du Cœur de Marie.

RENCONTRE CLORIVIÈRE

PROVIDENTIELLE

AVEC

LE

P ÈRE

DE

Au cours de son séjour à la Retraite de Rennes en 1787 , à la veille de son trente -huitième anniversaire, Adélaïde, cédant aux instances de sa famille, va prendre les eaux à Dinan, sans doute en raison de la fragilité pulmonaire dont elle souffrira toute sa vie. Elle a déjà fait des séjours dans cette ville ; probablement y descendait-elle, comme cette fois -là, chez les Ursulines de saint Charles, où le Père de Clorivière avait l'habitude d'entendre les confessions. Rappelons qu'il avait été nommé en septembre 1786 supérieur du Collège des Clercs de Dinan ; peut-être Adélaïde l'y avait -elle déjà rencontré, ce qui expliquerait que la première lettre qu'elle ait conservée du Père de Clorivière, datée de juillet 1787, semble supposer une correspondance en cours, tout au moins à ses débuts. Adélaïde avait bien un directeur à Rennes, un jésu ite, le Père de la Croix, mais ce dernier ne paraît pas avoir pleinement compris les problèmes qui se posaient à sa dirigée ; celle-ci fut sans doute frappée de la profondeur spirituelle du Père de Clorivière. Quoi qu'il en soit, c'est le samedi 4 août 178 7, jour de la fête de saint Dominique 23 que Mlle de Cicé ouvre sa conscience au guide 23

Par la suite le P. de Clorivière évoquera cette date avec émotion . Cf Lettres éd Durassié p. 204 (note 1), 416, 514. Depuis la réforme du 24


qu'elle pressent envoyé par la Providence, et lui fait part de son "Projet"... ce Projet fruit d'une longue maturation et qui recèle à ses yeux "les desseins de Dieu sur m oi". Avec sa grande expérience surnaturelle, le Père de Clorivière doit comprendre rapidement l'âme qui s'ouvre ainsi à lui, et pressentir la rare qualité de la personnalité d'Adélaïde. C'est avec la plus grande attention qu'il va l'écouter à maintes reprises, suppléant par des lettres aux absences qui surviennent inévitablement de part et d'autre 24. Heureuses absences qui nous valent, comme cela se produira plus tard durant la captivité du Père de Clorivière, une correspondance d'un prix inestimable. Après la rencontre du 4 août, le Père de Clorivière soucieux de mieux connaître sa nouvelle dirigée lui propose de participer à la retraite qu'il va prêcher chez les Filles de la Croix à Saint Servan. Les lettres échangées par la suite permettent de suivre l'approfondissement des relations spirituelles entre les futurs fondateurs de la Société. Adélaïde, en effet, a conservé les lettres que lui adressait le Père de Clorivière et les brouillons ou copies des premières lettres qu'elle lui écrivait elle -même à cette époque. On apprend ainsi que le démon semble avoir voulu troubler la retraite faite à Saint -Servan en jetant l'inquiétude dans l'âme d'Adélaïde : " Je me sentais un tel empressement de quitter (la Croix) qu'il me semblait que la terre me brûlait les pieds", écrit-elle vers la mi-octobre 1787 au Père de Clorivière. Il est vrai qu'après avoir confié son Projet à la supérieure de la Croix, Mère Marie de Jésus, ceci suivant le conseil du Père de Clorivière, elle a retrouvé un peu de calme, mais reste "la perplexité de ne savoir à quoi me résoudre ". On peut supposer qu'en conseillant cette démarche, le Père de Clorivière envisageait déjà l'éventualité d'un séjour chez les Filles de la Croix où Adélaïde aurait trouvé un terrain favorable à l'essai de son Projet. Il ne nous reste malheureusement qu'un fragment du brouillon de la lettre qu'elle écrivit à son départ de Saint Servan pour rendre compte de la retraite et de ses problème s d'avenir. Mais la réponse du Père de Clorivière datée de Dinan, 29 septembre 1787, apporte d'importantes précisions, grâce aux jugements qu'il porte sur la vie spirituelle de sa correspondante et sur son Projet.

calendrier liturgique, après le Concile, le jour de la fête de saint Dominique a été déplacé au 8 août. 24

Cf. A. Rayez, op. cit., 3ème partie, p.211 sq. 25


Seuls les principaux passages seront évoqués ici. Le premier paragraphe montre dans quel climat de foi se situe la direction du Père : "J'ai lu avec attention le compte détaillé que vous me rendez de ce qui se passe au -dedans de vous. La confiance que vous me témoignez, me fait espérer que le Seigneur ne permettra pas que je vous dise rien qui ne soit pour sa gloire et pour le bien de votre âme. C'est ce que je lui demande instamment par l'intercession de sa Sainte Mère ". Suivent deux paragraphes répondant en détail à la description qu'Adélaïde a faite de ses " imperfections" et de ses "mauvaises inclinations ". La réponse est à la fois lucide et propre à encourager cette âme inquiète : " Vous avez encore bien des imperfections ; vos mauvaises inclinations ne sont point encore mortifiées, comme elles devraient l'être ; la vanité, l'envie, la lâcheté, vous livrent tour à tour de pénibles combats...qu'en devez -vous conclure ? Que vous êtes ici -bas dans un temps et dans un lieu de combat 25 ...les âmes lâches sont contentes d'elles -mêmes... Celles qui font de généreux efforts pour avancer dans l a perfection aperçoivent au contraire en elles-mêmes une foule de misères... Entrez donc dans les vues de Dieu. Cette connaissance qu'il vous donne est un effet de sa bonté...En seriez -vous moins misérable si vous connaissiez moins vos misères ?... Pri ez, travaillez, mais sans inquiétude. Votre travail est nécessaire, mais que ce soit un travail paisible. Comptez bien moins sur vos efforts, que sur la bonté du Seigneur ". Puis ces lignes qui devaient trouver une grande résonance chez Adélaïde : "Quoique vous ne deviez pas aimer vos misères, en tant qu'elles sont un obstacle à la pureté de l'amour, souffrez -les néanmoins et résignez -vous-y autant que Dieu lui même les souffre et les permet. Il peut en tirer sa gloire elles sont peut-être utiles à votre âme, comme le fumier l'est à la terre... supportez -les avec patience, tant qu'il ne plaira pas à Dieu d'exaucer votre prière. Que ces misères servent à vous rendre plus humble, qu'elles vous tiennent toujours dans une sainte crainte, et vous en aurez tiré un très grand avantage ". Suivent des conseils sur l'oraison : " Votre manière d'oraison me paraît bonne. Ne vous faites point de peine de ne pouvoir pas vous attacher à votre sujet de méditation... l'oraison d'affection est meilleure, et c'est celle q ue vous faites. Il faut une grande liberté. Faites en sorte que l'oraison vous soit non seulement facile, mais agréable. Peu à peu votre 25

Le Père de Clorivière reprendra souvent cette image par la suite, se

plaçant sur l'un et l'autre domaine, spirituel et temporel. 26


oraison se simplifiera...Vous agirez moins et Dieu agira davantage. Mon petit traité de l'oraison 26 vous dira ce que vous aurez à faire..." Après avoir vivement conseillé à sa correspondante de demander à son confesseur la permission de communier tous les jours, le Père de Clorivière aborde le Projet : "Pour votre projet, vous attendez de moi une décision, et je me sens porté à vous la donner, après avoir consulté le Seigneur et dit la Sainte Messe à cette intention. Vous pouvez vous rendre à la Croix. Mais cela suppose que votre confesseur sera de cet av is. L'œuvre que vous vous proposez est par elle -même très bonne ". Le Père de Clorivière insiste une seconde fois sur la nécessité d'obtenir l'acquiescement du Père de la Croix : "Si votre confesseur est d'un autre avis, n'insistez pas... S'il approuve cette démarche, ne cherchez pas d'autre conseil". La décision finale est donc remise au Père de la Croix. Ce sera pour Adélaïde l'occasion d'une longue et pénible attente, véritable épreuve purificatrice qui la préparera à mieux réaliser "les desseins de Dieu" sur elle. Au demeurant, " les œuvres du Seigneur veulent être faites avec prudence" poursuit le Père de Clorivière, qui termine par ces lignes quasi prophétiques :"Le temps est un grand maître. Il nous manifeste peu à peu les desseins du Seigneur sur nous. Il faut se contenter d'en connaître ce qu'il plaît au Seigneur de nous en découvrir. Ce serait à nous une folie de vouloir lever entièrement le voile dont il ne veut lever qu'une partie". Fidèle à la consigne donnée, Adélaïde va donc soumettr e à son confesseur de Rennes la perspective d'un essai de son Projet chez les Filles de la Croix de Saint -Servan. Celui -ci se montre très réticent et, point douloureux entre tous pour Adélaïde, il juge que le plus grand obstacle vient d'elle -même, de son caractère, de son " inconstance " même. Dans une longue lettre sans date, mais écrite en réponse à la lettre du Père de Clorivière du 29 septembre 1787, Adélaïde rend compte point par point de ses démarches auprès du Père de la Croix et des réponses de ce der nier ; elle lui expose aussi les mouvements divers qui agitent son esprit, alternative de crainte et d'espoir, et un immense désir de connaître la volonté de Dieu 27.

Les Considérations sur l'exercice de la prière et de l'oraison , composées en 1788, resteront manuscrites jusqu'en 1802, date de leur première édition. 27 On trouv era en appendice (VI) cette longue lettre d ’octobre 178 7 , particulièrement importante pour connaître la pensée de Mère de Cicé à cette époque. 26

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Dans tout ceci, il faut le redire, n'entre point l'idée de renoncer définitivement au Projet. C'est parce qu'elle y voit le dessein de Dieu sur elle qu'Adélaïde souffre tant devant les obstacles qui se dressent sur son chemin. L'inconstance qu'on semble lui reprocher disparaîtra dès que la réalisation voulue par Dieu succédera aux ébauches abandonnées sitôt esquissées, parce que sans issue. En attendant cette heure, Adélaïde est en proie à une cruelle perplexité, entre son confesseur habituel, le Père de la Croix, qui n'approuve le Projet que du bout des lèvres, et un nouveau directeur, le Père de Clorivière dans lequel elle entrevoit le guid e providentiel envoyé par Dieu : "Je demandais souvent au Bon Dieu de me faire connaître une personne qui fût propre à être à la tête de cette bonne œuvre, si elle devait réussir pour sa gloire. Je vous avouerai, mon Père, que presque aussitôt que je vous ai connu, j'ai espéré que Notre -Seigneur me faisait cette grâce, et plus je vais, plus je désire de me mettre absolument entre vos mains pour faire ce qui plaira davantage à Notre -Seigneur. S'il vous inspirait de me permettre de faire le vœu de vous obéir, il me semble que toutes mes difficultés s'évanouiraient, je mettrais toute ma force dans l'obéissance que je rendrais à mon Seigneur Jésus -Christ dans votre personne". Avec raison, le Père de Clorivière refuse ce vœu d'obéissance, qu'Adélaïde ne prononcera pas avant le 6 juin 1791 (VII).Mais il ne refuse pas pour autant de continuer à la conseiller et il lui écrira le 27 novembre 1787 : "Votre âme m'est très chère, parce que je la crois très chère â Notre Seigneur, et s'il plaît à notre divin Maître de se servir de mo i pour vous aider à remplir les desseins de miséricorde qu'il a sur vous, soyez persuadée que je m'efforcerai de répondre à tout ce qu'il pourra demander en cela de moi". La promesse de cet appui re ste une ancre de salut pour Adélaïde en proie aux perplexités que lui causent les vives réticences du Père de la Croix et la défiance d'elle -même que ces réticences ne peuvent qu'augmenter. Un seul espoir, la conclusion du Père de la Croix : " La seule chose qui lui ferait voir une apparence de possibilité dans ce projet c'est votre sentiment. Au reste, il m'a dit que je n'avais qu'à vous écrire à ce sujet, que vous pouviez avoir fait de nouvelles réflexions là -dessus... Il m'a bien recommandé de me tenir dans la disposition de faire la volonté de Dieu quand elle me serait connue et de dire souvent à Notre -Seigneur "Parlez, votre serviteur écoute... Maintenant tout mon désir est qu'on me prescrive la 28


volonté de Dieu et j'espère que tout mon soin sera de la suivre. Vous m'avez donné la décision du Père de la Croix comme la marque à laquelle je dois la reconnaître. Je vous ai obéi... Il recommande la chose à Dieu et ne me défend point de m'en occuper mais il ne prononce pas, et je crois qu'il ne le fera que sur ce que vous me manderez ". On le voit, la porte reste entrebâillée, et le Père de Clorivière dans sa lettre du 27 novembre semble acquis à la perspective d'un essai chez les Filles de la Croix, malgré les objections faites par le Père de la Croix. "... Les observations que le Père de la Croix vous a fait faire me semblent très judicieuses ; vous devez vous défier de votre caractère ; mais je ne crois pas que cette défiance doive aller jusqu'à vous inspirer une crainte excessive et vous empêcher de faire ce que vous croyez être selon la volonté du Seigneur ". Et comme différentes raisons familiales et autres semblent rendre nécessaire quelque délai, le Père de Clorivière revient sur l'idée déjà exprimée dans sa lettre du 29 septembre : "L'œuvre de Dieu ne se fait jamais sans peine... Sachez allier ensemble l'humilité et la confiance, et vous ne trouverez point d'obstacles que vous ne surmontiez. J'ai peine à me persuader que les désirs que vous avez ne viennent point de Dieu, o u que ce soit en vain qu'il vous les donne. Attachez -vous constamment à sa volonté et dépouillez vous de plus en plus de toute volonté propre. La volonté de Dieu ne se montre à nous d'ordinaire que par degrés ; il ne faut pas vouloir lever le voile qui la c ouvre à nos yeux ; ce serait une présomption téméraire ; il faut se contenter de connaître ce qu'il veut nous en découvrir et l'exécuter fidèlement. C'est par cette fidélité qu'on mérite de la voir se développer comme par degrés, et de voir enfin l'accompl issement de tous les desseins de Dieu sur nous " 28. Puis ces lignes qui semblent approuver définitivement l'essai projeté à la Croix : "Lorsque vous verrez s'approcher le temps où vous pourrez vous rendre à la Croix, vous n'oublierez pas sans doute d'en prévenir à temps la supérieure, afin qu'elle vous garde une chambre qui vous convienne. Si les circonstances vous le permettent, peut -être ne serat-il pas hors de propos que vous preniez votre route par ici et que j'y converse avec vous sur ce que vou s aurez à faire et sur la manière dont il conviendra que vous vous conduisiez à la 28

La propre vie du P. de Clorivière constitue une remarquable illustration de ces lignes. 29


Croix dans le commencement ". Une telle réponse présentait tous les éléments voulus pour qu'Adélaïde se sente encouragée à persévérer dans la voie que le Seigneur semblait clairement lui indiquer ; son désarroi n'en sera que plus grand quand tout sera brusquement remis en question, ultime épreuve qui confère une valeur définitive au discernement spirituel qui suivra. Dans le courant de janvier 1788, Adélaïde écrit à nouvea u au Père de Clorivière. Depuis la lettre reçue par elle fin novembre 1787, le Père de la Croix s'est montré encore plus réticent. Les lignes qui vont suivre révèlent à quel point Adélaïde se sent ébranlée :" Je crains de n'être jamais propre à remplir le s desseins de Dieu dans une forme de vie plus parfaite... Il y a des moments où je crains que mon projet ne soit qu'une illusion du démon qui, sous le prétexte d'un plus grand bien, veut me détourner de la voie de Dieu sur moi ". Le Père de Clorivière rép ond dès le 4 février à cette lettre désolée. Il rassure d'abord Adélaïde quant à ses défauts qui ne sont pas "quelque chose de si effrayant mais seulement une matière continuelle de combats et d'humiliations ". Elle ne doit pas interrompre la communion quotidienne. Elle en a besoin "pour avancer sans cesse dans le chemin pénible et sublime " par où le Seigneur la conduit. Quant au Projet, le Père de Clorivière commence par mettre en garde sa pénitente contre un désir trop vif de quitter l'état où Dieu l'a placée. Ces désirs ne risquent -ils pas de provenir "de l'instabilité naturelle de l'esprit qui se plaît dans le changement ; ou même d'un amour propre subtil qui se lasse de marcher après les autres ". Suit la description des marques qui manifestent l'esprit de Dieu : "Les désirs qui viennent de Dieu sont accompagnés de paix et de calme, ils raniment notre ardeur, ils nous font travailler avec plus de soin à notre perfection. Lorsqu'ils portent à quelque chose hors de l'ordre commun, ils ont aussi quelque chose de plus pressant, de plus impérieux ; mais ils n'ont rien qui tienne de l'impatience, parce qu'on se repose de leur accomplissement sur Dieu, qui nous fait alors connaître sa volonté d'une manière plus claire et plus positive... Dieu aplanit d'ordinaire les voies et fait que bien des choses concourent pour nous indiquer ce que nous avons (à) faire ; l'avis d'un confesseur est sans contredit une des principales. Reconnaissez à ces marques quell e est la nature de vos désirs. Le consentement de v otre confesseur ne me paraît pas 30


entier ; c'est ce qui me fait vous parler de la sorte. Si nous pensons différemment, c'est moi qui me trompe et non pas lui. C'est lui qu'il faut écouter et non pas moi ". Puis le Père de Clorivière invite sa corresponda nte à suspendre toute décision, sans toutefois fermer définitivement la porte au Projet : "Considérez seulement si vous avez ces marques de la divine volonté que je croyais voir en vous. Vous avez pu vous tromper là -dessus, j'ai pu me tromper moi -même sans que Dieu en ait été offensé ". Malgré cette perspective maintenue ouverte, on conçoit facilement quel retentissement ces réflexions purent avoir sur une nature aussi impressionnable que celle d'Adélaïde. C'est pour nous l'occasion de voir notre première Mère témoigner de son humilité, de sa docilité, de sa parfaite loyauté et de son attachement profond aux " desseins de Dieu" sur elle, qui sont aussi les " desseins de Dieu" sur nous. Une lettre d'Adélaïde au Père de la Croix, datée du 11 février 1788 manifeste une crainte qui ne la qui ttera guère au cours de sa vie et sera son tourment. " Je crains, quoiqu'au fond je n'en aie pas l'intention, de vous tromper en me trompant moi-même sur mes dispositions" . Puis un peu plus loin elle insiste à nouveau : "Je ne suis pas maîtresse de l'inquiétude où je suis de vous tromper en me trompant moi-même, car je puis me répondre par la grâce de Dieu que je ne souhaite rien tant que vous voyiez clairement mes dispositions là -dessus comme sur le reste, et les motifs qui, je crois, me conduisent et sur les quels je crains pourtant de me faire illusion, car j'ai infiniment à me défier de mon amour-propre que je retrouve partout. Je suis surtout en peine de ce que je vous ai dit au sujet des marques dont parle Monsieur de Clorivière pour reconnaître si mes désirs viennent de Dieu. Je vous ai dit qu'il me semblait en avoir quelques-unes. Mais je sens à la réflexion combien mon amour propre peut aisément me tromper là -dessus. C'est à vous seul à en juger et non pas à moi, et je m'en rapporte absolument à ce que vous déciderez pour suivre ou abandonner". La réponse du Père de la Croix ne nous est pas parvenue, mais Adélaïde en donne l'essentiel dans la lettre qu'elle écrit vers la mi-février au Père de Clorivière. Il semble que le Père de la Croix ait été impressionné par la droiture d'Adélaïde car sa réponse est "qu'il n'a jamais eu d'opposition au projet dont il prévoit l'exécution difficile, mais il m'a dit qu'il était d'avis de l'essai, puis cette phrase libératrice "Le Père est bien content de voir que toute mon affaire est entre vos mains ".

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La dernière page enfin est d'une importance capitale car elle montre avec quelle sûreté s'est exercé le discernement spirituel : "Je crois pouvoir vous dire n'avoir jamais éprouvé plus de paix, de calme et de satisfaction que lorsque j'ai reçu votre première lettre 29, où j'ai vu pour la première fois une lueur à l'exécution de ce que je crois pou voir appeler les desseins de Dieu sur moi - sans cependant être exempte en le disant de la crainte de me tromper... Rien n'a tant contribué à me ranimer dans la vertu que l'espérance d'être appelée à mener une vie plus parfaite où je pourrais aimer et servir Notre -Seigneur tout autrement et contribuer à le faire servir et aimer. Je sens aussi que ces vues m'ont donné beaucoup plus de courage... Je n'ai jamais eu plus d'espoir et de désir de servir Dieu que depuis que vous m'avez fait entrevoir de la possibilité à mon projet ". Lignes précieuses...on y sen t monter toute la sève qui portera son fruit à l'heure choisie par Dieu.

Nous ne savons si le Père de Clorivière répondit à Adélaïde avant la lettre écrite par lui le 27 mars 1788, où il paraît seconder pleinement les intentions de sa pénitente. Dans ce but, il étudie avec objectivité les desseins soumis à son jugement, ce qui nous vaut une description précise de la vie que souhaite mener notre première Mère :" Je cherche à me faire une idée nette de vos desseins et je vais vous développer ce que j'en conçois ; vous me direz si je l'ai bien saisi ; ce ne sera que d'après cela que je pourrai vous rien dire de positif à ce sujet 30.Vous voulez tout ensemble vous adonner aux œuvres de charité suivant l'attrait que le Seigneur vous donne pour ces sortes d'œuvres, et jouir des avantages de la vie religieuse et commune... L'objet de votre charité, ce ne sont point précisément les pauvres qui sont dans les hôpitaux, parce que ceux-là vous semblent suffisamment assistés ; ce sont les pauvres qui sont délaissés dan s leurs maisons, et qui souvent sont dans la plus grande misère, et c'est afin d'être en état de les assister que vous croyez devoir garder la propriété de vos biens... Vous voulez en outre joindre à ces œuvres de charité le mérite propre de la Religion 31, la pratique des vœux de pauvreté, de chasteté et d'obéissance, autant que cette pratique est compatible avec l'exercice de ces œuvres de charité telles que je viens de (les) mentionner ".

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celle du 29 septembre 1787 vous dire quelque chose de positif. Religion = vie religieuse dans le style de l'époque. 32


Le Père de Clorivière a parfaitement saisi les deux articulations majeures du Projet : la vie religieuse et la vie de charité apostolique. Il poursuit en précisant à quelles conditions devrait se faire l'essai, au sein d'une communauté religieuse comme le désire Adélaïde. Ce serait " une espèce de temps de probation ou de noviciat". La maison des Filles de la Croix à Saint -Servan semble répondre aux conditions posées, mais Adélaïde n'y trouvera personne à associer à son Projet. "Je ne crois pas...que vous puissiez en cela vous proposer d'autre but que votre perfection particulière, à moins que Dieu, lorsque vous ferez cet essai, n'élargisse vos vues, ce qui pourrait bien arriver. Ne désirez en tout que son bon plaisir, ne demandez que cela et vous le (verrez) s'accomplir sur vous peut-être d'une manière maintenant bien éloignée de vos pensées".

Lignes prophétiques s'il en fût. Adélaïde répond au début d'avril. La fin de sa lettre est particulièrement intéressante car elle rappelle les principaux points du Projet : "Mon premier dessein était de m'associer avec quelques personnes pen sant comme moi pour pratiquer de concert les œuvres de charité spirituelles et corporelles et nous animer réciproquement dans la pratique du service de Dieu et du prochain, pour l'amour de Dieu Notre -Seigneur. Mon désir est aussi que nous fussions particulièrement dévouées à Notre -Seigneur et à sa Sainte Mère d'une manière spéciale et que tous nos exercices de piété et nos œuvres de charité fussent faites plus particulièrement au Nom de Jésus ."

Et Adélaïde reprend les termes mêmes du Projet pour insister sur ce qui deviendra la caractéristique de la Société des filles du Cœur de Marie : "Je pensais que la liberté dont nous aurions joui de nous adonner non à une œuvre particulière mais à toutes ce lles dont la Providence nous chargerait , sans se proposer rien en particulier que le bien spirituel et temporel du prochain..." Ici s'arrête la copie inachevée, mais tout l'essentiel est dit. La période qui suit voit le début des premiers troubles politiques qui vont agiter Rennes et la France entière, troubles annonciateurs de la Révolution toute proche. Des parents d'Adélaïde, son frère Augustin notamment, sont engagés dans les conflits politiques de l'heure. A cette occasion, le Père de Clorivière laisse entrevoir l'influence qu'il juge Mlle de Cicé 33


capable d'exercer sur son entourage : "Il y a des moments où l'on trouve les âmes bien disposées à recevoir les bons avis qu'on peut leur donner... On vous écoutera volontiers et je suis bien persuadé que vous ne négligerez pas l'occasion de faire glisser dans l'âme de ceux qui seront avec vous ces sentiments de piété que le Seigneur vous a donnés" . Peu importe alors si le départ de Rennes est différé. "Accommodez-vous aux circonstances, qu'il faut regarder comme les signes par lesquels la divine Providence nous manifeste sa volonté ", consigne dont l'application s'imposera de plus en plus au cours de la vie des deux fondateurs. Fin juillet 1788, Adélaïde, en séjour à Dinan, écrit au Père de Clorivière trop occupé pour la recevoir longuement. À l'approche du pas décisif, elle se sent étreinte par ces angoisses qui l'éprouvent si souvent et qui, sous l'action de la grâce, deviennent un instrument de purification spirituelle : " Je suis plus effrayée que jamais d'aller à la Croix, il me vient des doutes là-dessus, du dégoût, des craintes, tout m'effraie. .." Elle comprend cependant que seule la remise totale d'elle même à Dieu lui donnera cette paix à laquelle son cœur aspire : "Après la communion, j'ai demandé à Notre -Seigneur de se rendre le Maître de mon cœur et de me faire la grâce d'être à lui entièrement et non à demi ". Le 28 juillet, une réponse assez brève du Père de Clorivière témoigne de la pureté de conscience que le Seigneur exige de ceux qu'il veut totalement à lui : "Je crois que vous devez plus que jamais être fidèle à vos communions. Ces troubles que vous ressentez ne sont point une raison de vous en priver. Ils ne me paraissent pas coupables ; vous faites cepend ant bien de penser qu'ils ont leur source dans quelque imperfection, dont le Seigneur veut que vous vous corrigiez. Les grâces qu'il vous a faites, qu'il vous fait encore, demandent de vous une manière plus parfaite, un recueillement plus continu, peut -être quelque sacrifice de plus ; sans l'esprit de sacrifice et de privation, vous ne serez jamais propre, quelque bonne volonté que vous ayez, à l'exécution de ses desseins ". Puis cet appel à la responsabilité personnelle d'Adélaïde : "C'est à vous à consulter intérieurement l'Esprit Saint et d'être bien fidèle à suivre sa voix ". Enfin ces derniers avis : " Ce que je vous conseille fort, et ce doit être le principal fruit de vos communions, un intime attachement pour la personne adorable de Notre -Seigneur, 34


attachement qui vous rende sa présence habituelle, qui vous fasse lier avec lui une respectueuse familiarité et qui vous détache de tout, de manière que toutes vos affections les plus justes, les plus naturelles, deviennent toutes spirituelles ". Dans la lettre suivante du 5 août 1788, relevons seulement ce nouvel encouragement à simplifier l'oraison : " Votre oraison, ce me semble, doit être plus dans le silence et le recueillement que dans l'action". Puis cette allusion aux troubles politiques du moment et à leur suite possible déjà pressentie : " Nous ne savons pas à quels temps désastreux nous sommes réservés " Un peu avant le 15 août, Adélaïde qui poursuit son séjour à Dinan, écrit au Père de Clorivière une lettre qui nous dévoile sa soif de la présence eucharistique et les grâces qui y sont attachées pour elle, ceci à l'occasion d'une lettre où une amie bien intentionnée a dû s'émouvoir de l'austérité de sa vie et de ses longues stations à l'église : "Madame de Carman qui m'écrit ne peut deviner le besoin extrême que j'ai de passer le plus de temps qu'il m'est possible devant le Saint-Sacrement ; elle peut encore moins savoir tout ce qui se passe en moi qui me rend si nécessaire l'assiduité à l'église pendant l'adoration, car je regarde co mme un trait de Providence pour moi de m'être trouvée ici pendant ce saint temps 32...souvent dans les dispositions où je suis presque habituellement, je ne saurais que devenir si je n'allais pas à l'église ". Puis elle fait allusion à ses angoisses intéri eures et ajoute : "Je ne puis pas concevoir le changement qui s'opère en mo i dans de certains moments ; dans la présence de Notre Seigneur, toutes mes craintes, mes peines disparaissent, mon courage s'augmente et mon désir de me donner au service de Notre-Seigneur sans aucune réserve ; et ma résolution de m'abandonner à tout ce qu'il voudra ordonner de moi s'affermit alors de plus en plus. Je m'étonne après cela des grâces de Notre-Seigneur pour un sujet aus si indigne que moi ". Le Père de Clorivière éc rit alors à Adélaïde au soir de l'Assomption une lettre fort adroite, qu'elle pourra montrer à ses amies inquiètes de ses austérités. Il y joint un court billet personnel lui indiquant qu'elle peut continuer le genre de vie adoptée, mais en usant des ménag ements réellement nécessaires à sa santé. Une lettre assez brève, sans date, adressée par le Père d e Clorivière à Mlle de Cicé à Dinan, doit précéder de peu son 32

probablement un temps d'adoration per pétuelle 35


entrée à la Croix de Saint -Servan. C'est un appel à la confiance. La dernière phrase en relation avec les agitations politiques est suggestive : "Laissez...à chacun, quant aux affaires, la liberté de penser comme il lui plaît : pour vous, sans vous laisser entraîner par des intérêts per sonnels, accoutumez -vous à ne rien voir que selon Dieu, et à vouloir tout ce qu'il voudra ". "Vouloir tout ce que Dieu voudra"... C'était déjà le désir profond exprimé dans les résolutions prises à la fin de la retraite de 1776, lorsque renouvelant la " consécration" faite à son "divin Époux", Adélaïde ajoutait: " Je suis prête à accomplir ses volontés quand il me les manifestera . »

LE "NOVICIAT" DE MÈRE DE CICÉ Le 8 septembre 1788, Adélaïde entre enfin chez les Filles de la Croix à Saint -Servan, pour se mettre à l'école de la vie religieuse, sous la conduite de la supérieure, Mère Marie de Jésus. Insérée dans le cadre de la communauté, elle en partagera les activités au service des pauvres, en attendant la réalisation encore lointaine d'un Projet dont l'avenir reste incertain. Âgée de presque 39 ans, elle a été prévenue de grâces particulières dès son adolescence ; au cours de plusieurs expériences décevantes, elle a cherché à réaliser l'appel de Dieu ; depuis trois ans déjà, elle a conçu et rédigé un projet de société religieuse d'une forme nouvelle dont l'exécution lui pose de graves problèmes ; devant les obstacles rencontrés, la délicatesse et la droiture de sa conscience lui font craindre d'être elle -même le princip al obstacle aux desseins de Dieu sur elle, d'où une crise spirituelle qui l'éprouvera longuement, tout en laissant intacte sa conviction d'être appelée à s'unir à d'autres dans une vocation hors des cadres habituels de la vie religieuse à cette époque. Une fois levés les obstacles majeurs, notamment l'opposition du Père de la Croix, il lui reste bien des difficultés extérieures à surmonter avant de pouvoir se livrer pleinement à l'essai de vie religieuse à la Croix. Sous des apparences humbles, voire eff acées, c'est une personnalité déjà bien affirmée qui, en cette journée de septembre 1788, franchit le seuil du couvent des Filles de la 36


Croix. La supérieure, Mère Marie de Jésus , qui l'accueille et continue de la former , une fois atteint le terme tout pr oche de sa charge, est âgée de 50 ans; estimée par le Père de Clorivière qui la juge femme de vie intérieure 33, elle jouit aussi de la confiance d'Adélaïde qui l'a déjà rencontrée. Pour accepter ce noviciat si particulier au sein de la communauté, il lui fa ut une grande largeur d'esprit et un souci désintéressé de la plus grande gloire de Dieu. Par ailleurs, les Filles de la Croix relèvent de l'esprit salésien, et Adélaïde n'avait -elle pas écrit dans son Projet que les associées pourraient suivre " les sages institutions de la Visitation" telles que saint François de Sales le s avait conçues primitivement ? La communauté de Saint-Servan déborde d'activités apostoliques : œuvre des retraites, externat et pensionnat pour fillettes et adolescentes, ouvroir, dames pensionnaires, etc. L'entrée d'Adélaïde le 8 septembre coïncide, intentionnellement sans doute, avec le début de la retraite de la communauté, retraite qu'elle va suivre entièrement. Ce jour-là, le Père de Clorivière lui écrit une courte lettre d'encouragement, attirant son attention sur les écueils qu'elle rencontre habituellement dans sa vie spirituelle : "...Ne regardez plus en arrière ; à quoi pourraient servir des retours inquiets sur le passé, qu'à vous décourager et à vous priver des grâces que le Seigneur vous a destinées... Ne craignez point de vous perdre en vous jetant, pour ainsi dire à l'aveugle, dans le sein de Dieu. La confiance et l'abandon, voilà deux vertus que vous n'avez pas encore bien connues jusqu'à présent, mais qui doivent désormais vous servir de flambeau... demandez-les souvent au Sei gneur. Il vous accordera tout ce que vous lui dem anderez. Faites tout le bien que vous pouvez ; mais que ce soit toujours avec la sanction de l'obéissance. Je ne vous en dis pas davantage, l'obéissance renferme tout ". Au cours de la retraite, Adélaïde rédige une longue lettre 33

Cf. Lettre du 27 mars 1788. La Mère Marie de Jésus, après la dispersion de sa communauté en 1792, deviendra Fille du Cœur de Marie et le restera jusqu'à sa mort, en novembre 1800. 37


destinée au Père de Clor ivière qui prêche alors des missions paroissiales. Cette lettre aborde de multiples questions d'ordre spirituel et matériel. On voit qu'Adélaïde a sérieusement préparé son départ de Rennes et mis ordre à ses affaires ; mais elle veut mettre le Père de Clor ivière au courant de tout ce qui la concerne, et lui demander des avis sur la conduite à tenir durant son noviciat. On sent son désir profond de tout placer sous le contrôle de l'obéissance. Suivant un usage courant chez les dames pensionnaires, sa femme de chambre l'a accompagnée à la Croix. Comme tant de filles du Cœur de Marie plus tard, Mademoiselle de Cicé se trouve déjà affrontée à ce problème de conserver les apparences vis -à-vis de son milieu familial et social, tout en gardant son cœur détaché de tout, " usant comme n'en usant pas..." Comment doit-elle se conduire avec sa femme de chambre ? elle ne veut plus se faire servir et " commander à une seule personne ne va guère à quelqu'un qui doit être venu ici pour être la dernière de la m aison et pour s'y former à la vertu". Puis des détails significatifs : doit -elle conserver sa montre ou en acheter une plus simple, en argent seulement ? Doit-elle se défaire des vêtements superflus emportés à la Croix ? Comment répartir ses aumônes? Puis cette question majeure :"Comment me dois -je comporter avec la supérieure, quelles permissions dois -je lui demander ? Faut -il ne donner aux pauvres qu'après qu'elle me l'aura permis ? N'en serai -je pas dispensée quand je serai hors de la maison dans les oc casions imprévues ?’’ Sachant le Père de Clorivière très pris - il est en mission elle lui demande une réponse par écrit à son retour à Dinan. Elle voudrait savoir aussi si elle doit faire à l'occasion quelques visites à des relations de Saint -Malo ? Se voulant totalement religieuse, elle voudrait partager la nourriture des Filles de la Croix, ce qui paraît difficile puisqu'elle prend ses repas à la table des pensionnaires. Bien plus " il y a aussi les pénitences que font les religieuses au réfectoi re 34 qui seraient bien bonnes pour me défaire de mon amour -propre, mais je ne vous cache pas, mon Père, que cela me coûterait surtout à cause qu'on est vu des 34

Sans doute des coulpes, autrefois pratiquées au réfectoire 38


pensionnaires. Cependant, mon Père, si vous pensez que je doive tâcher de le faire, je saurai de l a supérieure si cela est possible". Elle revient alors sur ses rapports avec la Mère Marie de Jésus : "J'ai dit à la supérieure que Notre -Seigneur me mettait entre ses mains, puisque vous m'y avez mise : je l'ai priée de m'avertir de mes défauts et d'avoir la charité de me donner les avis qu'elle me croira convenables 35. Elle m'a témoigné beaucoup de bonté, elle m'a parlé du compte qu'on lui rend de son intérieur 36. Dites-moi, je vous prie, mon Père, si c'est votre intention pour moi. Je ferai de mon mieux, mais j'y serai bien embarrassée, encore plus par l'amour -propre que par le défaut d'usage..." On admire ici la transparente humilité d'Adélaïde : elle ne voile jamais, bien au contr aire, les penchants de nature qu'il lui faut vaincre pour être fidèle à la grâce. Dans la même ligne de totale dépendance, elle rédige à l'intention du Père de Cloriviè re un long exposé sur l'état de ses biens et les partages d'héritage entre ses frères et sœurs. "J'ai pensé, mon Père, qu'il vous serait utile pour me décider en ce que vous pensez que le Bon Dieu demande de moi, que vous connussiez davantage ma position extérieure et ce que je vous dis ici pourra vous mettre à même de me faire les questions auxquelles je n'ai pas songé et mes réponses vous mettront au fait de ce qui me regarde". Puis elle insiste en terminant : " Je pense qu'il n'est peut être pas inutile que vous sachiez la nature de mon bien, à cause de l'usage que vous pouvez juger à prop os que j'en fasse". Il s'agit bie n là d'une pauvreté dépendante. Vers le début d'octobre 1788, une nouvelle lettre marque cette fois l'état de désolation où se trouve à nouveau Mlle de Cicé. Nous retrouverons maintes fois au cours de sa vie ces périodes de bouleversements intérieurs vis -à-vis desquels sa bonne volonté, sa pureté d'intention et sa générosité , même héroïque, resteront impuissantes, mais c'est la dernière fois 35

convenable = les avis convenant à une situation donnée . Le compte de conscience rendu à la supérieure était alors en usage dans les congrégations religieuses. Le Père de Clorivière en rédigera un modèle pour les filles du Cœur de Marie. Certains abus en amenèrent au siècle suivant la suppression pour tous les r eligieux . 36

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que nous en avons la description de sa main. A partir de la Révolution ce n'est p lus qu'à travers les lettres du Père de Clorivière que l'on en trouvera l'écho. Nous devrons alors nous souvenir de ses épreuves au temps de son noviciat. "Permettez-moi, mon Père, de vous rendre compte de ce qui se passe en moi depuis la retraite. ...J'éprouve une vicissitude continuelle d'agitation, de troubles, de découragement et de peine, de pente au mal et d'éloignement, et je passe ensuite, quelquefois dans un instant, de cet état de peine, d'insensibilité et d'indifférence pour mon salut, dans un état de paix, de confiance, de joie, d'horreur des moindres fautes et d'ardeur pour la perfection, de charité pour mon prochain, de zèle pour son salut et de désir de le procurer. Dans l'état contraire, je ne sens que de l'indifférence, de l'humeur et même quelquefois de l'aigreur contre mon prochain. Il me semble que tout ce que je peux faire est de ne pas laisser apercevoir entièrement cette disposition, car elle perce toujours un peu, et je ne suis alors ni si attentive, ni si prévenante pour les personnes avec lesquelles je vis ". Puis, ce qui doit lui être particulièrement douloureux : "J'éprouve alors dans la prière un éloignement très grand pour ce saint exercice, je me sens agitée, hors d'état de me fixer à rien, du moins cela me paraît imp ossible, et la violence qu'il faudrait me faire pour prier comme il faut me paraît au -dessus de mes forces et je regarde les efforts que je ferais pour me mettre en paix comme inutiles. Il me semble alors indispensable d'abandonner la prière pour ce temps -là, et je prendrais ce parti, vu l'inutilité de tout ce que je puis faire quand je me trouve dans cette disposition, mais je suis arrêtée lorsque je m'y trouve au temps de la prière commune " (sans doute au chœur, avec les autres religieuses). On mesure le désarroi d'Adélaïde devant ce bouleversement intérieur, d'autant plus qu'avec excès peut -être, mais sincèrement, elle reconnaît trouver en elle -même la source de tous ces troubles : "Je trouve en moi un fond d'amour propre si enraciné que j'ai à craindre qu’il ne soit le mobile de toute ma conduite... Je suis persuadée...que mes troubles ne viennent que d'amour propre, car je conviens que la moindre chose le blesse, et que la crainte de tout ce qui peut m'humilier ou m'attirer le plus léger mép ris est ordinairement la première cause du trouble et de l'agitation où je vis presque toujours ". L'exagération est ici manifeste ; la même Adélaïde était 40


prête à faire publiquement sa coulpe au réfectoire, et elle se préparait à adopter sous peu le vê tement des pauvres 37. Pour réagir contre cet amour propre, elle sollicite du Père de Clorivière la permission de faire une confession générale, mesure qui lui coûtera beaucoup. Mais sachant avec quelle facilité le trouble s'empare de la conscience de sa pénitente, le Père de Clorivière restera réticent devant l'autorisation demandée. En écrivant le 21 octobre suivant il aborde un autre sujet : les activités charitables auxquelles Adélaïde se livre avec toute l'ardeur et la délicatesse de son amour po ur les pauvres ; il lui conseille, avant toute décision de s'en remettre au guide que Dieu lui a donné en la personne de Mère Marie de Jésus. Puis ces lignes qui évoquent un épisode inoubliable dans la vie d'Adélaïde de Cicé : le changement d'habit opéré le 4 octobre 1788, en la fête de saint François d'Assise : "Je ne suis point étonné de la petite guerre qu'on fait ; mais toutes les raisons qu'on vous apporte me paraissent peu solides et ne contrebalancent pas certainement celles qui vous ont fait a gir . Le changement que vous a vez fait dans votre extérieur n’ a point été l'effet d'un mouvement de dévotion passagère ; vous y avez longtemps réfléchi, et vous n'avez rien omis de ce qui pouvait servir à vous faire connaître la volonté du Seigneur... Ce que vous avez fait, on ne pouvait pas le faire avec moins d'éclat...Vous ne cherchez qu'à vous ensevelir vous -même toute vivante, et à vivre pour Dieu seul dans un parfait oubli du monde". De cet acte, accompli avec une prudence que loue le Père de Clorivière, nous avons une relation fort précieuse, rédigée par une religieuse de la Croix qui en avait été témoin. Ce récit comporte une légère erreur de date : 1790 au lieu de 1788, bien compréhensible dans un texte écrit longtemps après les événements. "L'an 1790, Mademoiselle de Cicé vint de Rennes chez les Sœurs de la Croix de Saint -Servan passer quelque temps en qualité de pensionnaire ; elle était vêtue comme son rang 37

Rappelons qu'à cette époque, les différentes classes de la société avaien t

chacune leur manière propre de se vêtir, et toute dérogation aux usages semblait impensable.

41


l'exigeait... La compassion pour les malheureux semblait être dominante chez elle. Elle s e prêtait à toutes les bonnes œuvres de ce genre ; n'ayant pas une fortune suffisante pour satisfaire selon ses désirs au soulagement des malheureux, elle prit le parti d'y suppléer par les privations, mais surtout par le sacrifice entier de toute espèce d e parure. Cela ne suffit pas encore à l'ardeur de sa charité pour les malheureux. Le 4 octobre 1790..., le jour de saint François, elle se revêtit d'une simple robe de laine noire, très commune, faite de la manière la plus simple, telle que les personnes de la classe ouvrière la portaient. Un tablier noir et une petite coiffe de la même simplicité, voilà le costume du dimanche. Pour les jours de la semaine, un petit corps noir tout simple et une jupe, avec un tablier de coton bleu. Dans ce costume elle pa nsait au parloir de cette communauté tous les malheureux qui réclamaient son secours. Lorsqu'ils ne pouvaient venir ou qu'elle craignait que de marcher n'eût nui à leur guérison, elle se transportait dans leur pauvre chaumière, où les trouvant souvent sur la terre ou sur une poignée de paille pourrie, elle revenait chercher elle -même paille, bois, bouillon et tout ce que ses épargnes pouvaient lui fournir. Mademoiselle de Cicé a mené ce genre de vie et de bonnes œuvres jusqu'à un ou deux mois avant que les sœurs de la Croix quittassent leur maison par l'évacuation des communautés ordonnée par la loi révolutionnaire ". Qu'un tel genre de vie ait suscité les critiques de son entourage, rien de surprenant. Comme nous l'avons vu plus haut, le Père de Clorivière met les choses au point avec sérénité, mieux, il prend la défense d'Adélaïde contre le Père de la Croix qui a dû manifester sa désapprobation à ce sujet et à propos du séjour à la Croix : " Vous ne lui avez rien laissé ignorer ; ainsi, je ne vois pas ce dont il veut vous blâmer. Ce n'était pas précisément une vie contemplative que vous vouliez allier avec les œuvres de charité ; mais une vie où vous auriez pu pratiquer les vertus religieuses, la pauvreté surtout et l'obéissance. Et vous n'avez trouvé de lieu pour cela que celui que vous avez choisi. Je l'avais prié de vous en trouver un à Rennes. Vous l'y avez cherché en vain ". Quelques jours plus tard le Père de Clorivière revient sur cette question : " J'ai lu les lett res que vous ont écrites vos bonnes amies de Rennes, mais je n'y ai rien vu qui me fasse changer de sentiment et qui doivent vous faire changer de conduite".

42


Puis commentant les critiques faites : " Ce sont les plaintes ordinaires des personnes même pieu ses, qui ne connaissent pas de quel prix il est de faire divorce avec le monde, lorsque Dieu nous y invite, et vous ne pouvez douter qu'il ne vous y ait invitée". Puis ce paragraphe particulièrement intéressant car il montre à quel point le Père de Clorivière croit au " dessein de Dieu" sur la future cofondatrice : "D'autres admirent votre démarche comme sainte, mais ils disent que vous êtes naturellement inconstante...que vous ne la soutiendrez pas... C'est à vous, Mademoiselle, à prier et à vous attacher constamment au Seigneur, afin que vous trouviez en lui une force et une constance que vous ne trouveriez pas en vous. D'ailleurs, il est bon de faire voir que si, jusqu'ici, vous n'avez pas été remarquable par votre constance, c'est sans doute que jusqu'ici, vous n'aviez pas encore trouvé la route où le Seigneur voulait que vous marchassiez ". Cette route, Adélaïde devait désormais la parcourir jusqu'au bout, docile à la volonté de Dieu, malgré les craintes, le s troubles, les épreuves de toutes sortes, intérieures et extérieures, qui formeront la trame habituelle de sa vie, jusqu'à ses derniers jours. Pour l'instant, la tension politique s'accroît, et sous la pression des événements et de sa famille, elle devra quitter momentanément Saint -Servan pour rentrer à Rennes, à la Retraite, qu'elle quittera bientôt pour ac compagner son frère Augustin à Saint -Brieuc ; on la retrouve ensuite à Saint -Servan, puis pour un temps assez long, chez les Ursulines de Dinan. Au cours de ces déplacements, le Père de l'encourage à persévérer dans l'accomplissement de divine : "Ne songez qu'à servir Dieu le mieux possible; et laissez -lui le soin de régler le lieu, le manière dont vous de vez le faire". Le 14 janvier 1789, il la met en garde contre trouble : "La perfection est bien plus l'ouvrage de nôtre", et il l'exhorte une fois de plus à " écouter" dans l'oraison, plutôt " que de lui parler"..."Ne vous un travail de l'oraison".

Clorivière la volonté qu'il sera temps, la

le moindre Dieu que le le Seigneur faites point

Un mois plus tard, sentant peut -être Mlle de Cicé inquiète pour les siens, il la rappelle avec vigueur à une vision 43


surnaturelle des événements : devions gémir du malheur de nos qui peut offenser le Seigneur et devons-nous pour cela perdre la l'abattement ?"

"Après tout, quoique nous frères, et surtout de tout ce causer la perte du prochain, paix et nous laisser aller à

C'est au plus intime de son cœur que Mlle de Cicé doit rentrer pour y trouver la paix immuable qui est celle de Dieu même. Pour les affaires extérieures : "Consultez le Seigneur ; ne désirez que l'accomplissement de sa volonté. N'oubliez pas ce que vous lui avez tant de fois promis. Ne c herchez que lui ; il ne manquera pas de vous faire connaître ce qui lui sera le plus agréable." Rester fermement ancré dans le Seigneur au milieu des vicissitudes du monde, c'est la première condition requise pour accomplir les volontés du Seigneur sur soi et sur les autres. Le 11 avril 1789, le Père de Clorivière écrit à Adélaïde, sans doute auprès de son frère Augustin : " Je remercie Dieu des dispositions où vous êtes. Je crois, comme vous, que la retraite et le silence sont ce que vous devez che rcher davantage ; mais je crois en même temps que vous devez vous prêter aux désirs d'un frère que vous voyez être dans de bonnes dispositions et à qui vous pouvez être utile. Je m'intéresse trop à tout ce qui vous touche pour ne point partager la sollicit ude où vous êtes à son égard". Les événements prennent une tournure de plus en plus inquiétante au cours de l'année 1789. Pour nous en tenir aux seuls faits qui intéressent directement la religion, rappelons que l'Assemblée Constituante, issue des États Généraux, décrète le 28 octobre 1789 la suspension de toute émission des vœux religieux et la suppression de tous les ordres et congrégations où l'on fait de pareils vœux (il s'agit des vœux solennels, reconnus par l'autorité civile). On sait comment le Père de Clorivière, blessé au plus profond de son âme de pasteur et de religieux, proteste publiquement le 25 mars 1790 du haut de la chaire de l'église Saint-Sauveur à Dinan, où il prêchait le carême. Dénoncé, devenu suspect, il démissionne d e son poste de supérieur du collège des clercs de Dinan, et il envisage avec l'autorisation de son évêque, Mgr Cortois de Pressigny, de partir aux États-Unis, au Maryland, où un de ses anciens collègues a été nommé évêque de Baltimore. Le lundi 12 juillet, le Père de Clorivière écrit à Ml le de Cicé : "Je suis en peine de vos nouvelles...mandez -moi...si vous 44


jugez à propos que (je) retourne aussitôt à Dinan. Je suis prêt à le faire si la chose est convenable. Si je dois encore rester ici quelques jours, écrivez -moi si vous en avez le loisir ce que vous aurez appris de Paris ". Ces lignes nous montrent que le Père de Clorivière s'en remettait à Mlle de Cicé pour apprécier l'opportunité de son retour à Dinan. Dans la suite, nous trouve rons maintes fois la preuve de cette confiance que le Père de Clorivière avait dans le jugement de Mère de Cicé. Puis il ajoute, faisant probablement allusion à son voyage au Maryland où Mlle de Cicé devait l'accompagner : " J'aurais assez de chose à vous dire du voyage. Tout jusqu'ici est favorable...Prions Dieu pour que tout tourne à sa gloire ". La lettre du lendemain, 13 juillet 1790, est du plus haut intérêt puisque écrite six jours avant la date mémorable du 19, celle de l'inspiration qui donna naissance aux deux Sociétés : "Je suis actuellement à la campagne chez mon beau -frère 38. C'est là que vos lettres m'ont été rendues et je compte y rester le reste de la se maine ; à moins qu'on ne m'écrive de Dinan que je puis y retourner et que ma présence y est nécessaire. Alors je partirais sur le champ, quoique j'ai donné parole aux Filles de la Croix de leur prêcher la saint Vincent de Paul lundi prochain 39... Vous le voyez, je suis incertain sur ce que j'aurai à faire, comment donc pourrais -je vous dire ce que vous auriez à faire ? Je crois que dans le moment actuel, il faut attendre à prendre une fixe détermination jusqu'à ce qu'on ait vu ce qu'on aura fait dans la conjoncture critique où nous (nous) trouvons". Après avoir assuré Adélaïde qu'elle a toute liberté pour rester à Dinan ou venir à Saint -Servan il ajoute : " Bénissons-la (la Providence) en tout ; il n'est rien qui ne puisse tourner à notre avantage quand nous savons nous conformer à ses admirables desseins". Et ces dernières lignes qui semblent véritablement dictées par l'Esprit Saint : "Vivons d'espérance et redoublons nos prières dans l'attente des événements que le jour de demain doit faire éclore".

38

Marc Désilles de Camb ernon, qui r ésidait alors à la Fosse -Hingant, à quelques kilomètres de Saint -Malo. 39

La date de la fête de saint Vincent de Paul a été déplacée, lors de la réforme du calendrier liturgique, après Vatican II. 45


CHAPITRE II

L'INSPIRATION DU PÈRE DE CLORIVIÈRE COMPLÉMENTARITÉ DES DEUX PROJETS

En cette matinée du 19 juillet 1790, le Père de Clorivière a promis de prononcer le panégyrique de saint Vincent de Paul chez les Filles de la Croix à Saint-Servan. Il reçoit soudain, " au sortir de l'oraison du matin ", l'inspiration fulgurante dont il a plusieurs fois fait le récit 40 : celle "d'une Société adaptée aux circonstances dans lesquelles l'Église se trouvait parmi nous", et dont le Plan lui avait été montré "comme dans un clin d' œil, et cependant dans un assez grand détail". Quelques jours plus tard (la tradition veut que ce soit le mercredi 18 août) 41, il reçoit une seconde inspiration concernant " une Société religieuse de Filles et de Veuves, t elle qu'on pourrait l'instituer en ces temps de calamité ". Nous ne nous attarderons pas sur la première inspiration, si souvent évoquée ; nous nous arrêterons à la seconde, celle qui concerne directement la fondation de la Société des filles du Cœur de Marie. Voici comment le Père de Clorivière en fait lui -même le récit, le premier Plan étant écrit (celui de la Société des hommes) : "Je fus en suspens si je présenterais mon travail au Prélat 42. Cette entreprise me paraissait au -dessus de mes forces. Il me venait à l'esprit que je passerais dans le lieu pour un extravagant d'avoir admis une idée pareille. Mais la pensée qu'il me tenait la place de Dieu, et que c'était par lui certainement que je connaîtrais la volonté de Dieu l'emporta sur mes crainte s. Je me résolus donc de soumettre mes incertitudes à la voix de mon Pasteur. Cette résolution était à 40

Cf. D.C., p.17 sq. 53, 470 sq Cf. D.C. p.22. Le Père de Clorivière signale lui -même que le Plan de la Société des hommes fut achev é "dans l'octave de l'Assomption" et que c' est "aussitôt après" qu'il dressa un Plan pour une Société de filles et de 41

veuves... 42

Mgr Cortois de Pressigny, évêque de Saint-Malo. 46


peine prise, il se présenta fortement à mon esprit que je devais faire pour les personnes du sexe 43 quelque chose d'analogue à ce que je venais de faire pour les hommes. Cette pensée me parût avoir tous les caractères d'une véritable inspiration. ’ Après avoir imploré les lumières du Saint -Esprit, je me mis sur le champ en devoir d'exécuter ce qui m'était prescrit, et dans le même instant, je me rappelai deux sentences du saint Évangile qui sont à la tête du Plan des Filles de Marie, et dans ces sentences je crus entrevoir l'ordre et l'esprit de ce que j'avais à dire. Ainsi, le Plan fut bientôt tracé tel, à peu de chose près, qu'il fut imprimé ". Ces deux sentences, dans lesquelles le fondateur eut l'intuition de " l'ordre et l'esprit", c'est-à-dire de l'essentiel du Plan de la future Société sont : "Faites tout ce que mon Fils vous dira" et "Voilà votre Mère 44". Adélaïde eut-elle connaissance du Projet du Père de Clorivière avant l'approbation de Mgr Cortois de Pressigny, datée du 18 septembre ? C ela semble presque certain ; le Père dut en conférer longuement avec elle. Il connaissait de longue date sa dirigée, il avait réfléchi sur son Projet de Société pieuse, comment n'aurait -il pas pensé que le Seigneur avait mis providentiellement Mlle de Cicé sur sa route, en vue de la faire coopérer, l'heure venue, à ses mystérieux desseins ? Quant à elle, si humble, si détachée, elle dut recevoir dans l'action de grâce la confidence de ce nouveau Plan, où les idées maîtresses de son propre Projet s'inséraien t providentiellement. Ici une question peut se poser : le Projet de Mlle de Cicé a-t-il eu une influence directe sur celui du Père de Clorivière ? On ne peut l'affirmer avec une totale certitude. En août, le Père de Clorivière était encore sous l'influence de la lumineuse inspiration du 19 juillet et des événements qui l'avaient provoquée. Il semble bien que la seconde inspiration se soit produite dans la même lancée que la première, s'inscrivant, elle aussi, dans un ensemble. Mais le Père de Clorivière avait une connaissance approfondie du Projet de Mlle de Cicé, dont certains éléments, notamment les plus originaux , 43

Terme usité à l' époque pour désigner les femmes. St Jean 2, 5 et 19, 27. Une erreur d'interprétation a désigné à tort deux autres sentences qui n'apparaîtront qu'en 1802 ; elles ne figurent point dans le Premier Plan dont les AFCM possèdent l'original, ainsi daté : A Dinan en Br e t a gn e , c e 2 7 a o ût 17 9 0 . 44

47


avaient dû retenir son attention. Rien d'impossible à ce que ces éléments déposés e n son subconscient aient pu s'intégrer spontanément dans sa conception soudaine d'une Société religieuse féminine. Quoi qu'il en soit, les convergences restent remarquables : C'est bien une Société religieuse de forme toute nouvelle qu'Adélaïde de Cicé voulait réaliser pour faire face à des besoins restés sans réponse. C'est une Société religieuse de forme toute nouvelle que le Père de Clorivière veut fonder pour donner une réponse aux besoins immédiats créés par une situation politique hostil e à l'Église et à la vie religieuse . Le même pluralisme des œuvres et donc la même disponibilité s'impose à l'amour généreux des deux fondateurs . Adélaïde écrit avec précision : " Elles (les sœurs) seront toutes livrées à la prière et aux bonnes œuvres qui se présenteront, s'offrant à Dieu par le moyen de l'obéissance pour s'acquitter de toutes celles dont la Providence les chargera", et encore : "...elles s'offriront par Elle (la Très Sainte Vierge) à Notre-Seigneur pour remplir toutes ses volontés, sans se proposer rien en particulier que le bien spirituel et temporel du prochain." Le Père de Clorivière écrira à son tour que, pour suppléer à la destruction des Ordres religieux, les filles du Cœur de Marie embrasseront " toutes les diverses sortes d' œuvres de miséricorde et de piété qu'ils embrassaient tous ensemble ", et encore : "Leur charité doit les porter à subvenir avec prudence à toutes les misères du prochain ; mais elles doivent surtout avoir pour objet de guérir celles de l'âme". La fécondité apostolique des sœurs est chez Adélaïde de Cicé, confiée à Notre -Seigneur par l'intermédiaire de la Très Sainte Vierge, et elle songe à un vocable marial pour désigner la Société 45. De même, dans le Plan de 1790, la fécondité apostolique des filles du Cœur de Marie est confiée à Notre-Seigneur par l'intermédiaire de la Vierge Marie : " Faites tout ce que mon Fils vous dira..." et le vocable de la Société est désigné d'emblée : "Elles porteront le nom de Société de Marie ". Pour les deux cofondateurs, les vœux simples de chasteté, 45

Elles pourraient s' appeler Filles de la Présentation de la Très Sainte

Vierge.

48


pauvreté et obéissance sont garants de l'authenticité de la vie religieuse des membres. Mère de Cicé a pour l'époque une conception originale de la prati que du vœu de pauvreté. Afin de pouvoir en toutes circonstances subvenir aux besoins des malheureux, les sœurs garderont leur patrimoine, mais son usage tout évangélique sera soumis à l'obéissance. Conception analogue chez le Père de Clorivière : si les membres gardent la propriété civile de leurs biens, c'est pour sauvegarder l'incognito de leur vie religieuse ; mais l'usage de ces biens sera entièrement soumis à l'obéissance. Le vœu d'obéissance dans le Projet de Mère de Cicé englobe non seulement l'usage des biens, mais toutes les circonstances de la vie des sœurs : œuvres de charité, visites aux familles, etc. Dans le Plan du Père de Clorivière, l'obéissance tient une place essentielle embrassant toute la vie des membres 46. Une certaine liberté d'action est laissée aux associées dans le Projet de Mère de Cicé . A une époque où les religieuses ne sortaient jamais seules, les sœurs pourront circuler librement pour visiter les pauvres, aller dans leur famille, etc. Se conformant aux nécessités du temps et à la nature de la Société, le Père de Clorivière est vraiment un novateur à cet égard : les Filles de Marie pourront vivre seules ou rester dans leur famille, et conserver leur profes sion si la gloire de Dieu et le service des âmes le demandent ; mais elles pourront aussi vivre en communauté, si les supérieures le jugent préférable. L'exemple des premiers fidèles et d e la mise en commun de leurs biens est évoqué par Mère de Cicé; elle prévoit que les sœurs remettront leurs revenus entre les mains de la supérieure chargée de subvenir aux frais de leur vie commune. La référence aux premiers chrétiens et à leur Cor unum prend une place importante dans la pensée et les enseignements du Père de Clorivière, soit quand il préconise le partage des biens entre les membres des Sociétés, soit quand il parle de l'unité spirituelle qui doit régner entre les membres dispersés.

46

Conférences sur les vœux de religion, 12ème conférence : "Si la perfection de l' obéissance fleurit parmi nous, toutes les autres vertus y fleuriront aussi dans la même proportion. Si cette vertu n'y fleurit pas, il n'est pas à souhaiter que notre Société s'établisse ou même qu'elle subsiste après son établissement ». 49


Enfin la convergence d'une orientation absolument fondamentale : la place essentielle donnée à la vie intérieure. Les cofondateurs insistent tous deux sur la nécessité du recueillement et de la prière, et privilégient l'heure quotidienne d'oraison. Cette unité profonde ne trouve -t-elle pas son expression et son achèvement chez l'un comme chez l'autre, dans la profondeur et l'assiduité de leur contemplation eucharistique, couronnées par leur mort, à l'un et à l'autre, devant le Saint Sacrement ? À noter cependant une divergence qui n'est pas sans signification : c'est lentement, sous l'influence de l'Esprit Saint que Mère de Cicé mûrit son Projet, pour répondre à l'amour du Seigneur qui la presse de le secourir dans ses " membres souffrants", dans une forme de vie qui la consacrera toute à lui. C'est soudainement, en réponse à la provocation des événements révolutionnaires, que le même Esprit Saint inspire ses deux Plans au Père de Clorivière, déjà engagé de longue date dans la vie religieuse. De cette divergence même, surgit une complémentarité, source de richesse pour la nouvelle Société. La Providence amène le Père de Clorivière et Mlle de Cicé à se rencontrer à la veille de la naissance de cette Société dont le développement sera désorma is le fruit des efforts conjugués de toute leur vie. Après avoir reçu le 18 septembre 1790, l'approbation écrite fort encourageante de Mgr Cortois de Pressigny concernant la Société des hommes et celle des femmes 47, le Père de Clorivière forme le projet de se rendre à Rome, après un arrêt à Paris, pour solliciter l'approbation du Souverain Pon tife. Le 24 septembre, il est à Rennes, d'où il écrit à Mère de Cicé ; il arrive le 30 à Paris. Avant son départ pour Paris, il avait, écrira -t-il par la suite 48 "proposé pour être à la tête de la Société des Filles de Marie et pour veiller à son établissement une personne qu'il croyait que le Seigneur lui désignait pour cela et qui lui paraissait douée des qualités nécessaires pour une pareille entreprise ". Cette personne était Mlle de Cicé. De son côté, celle -ci ne laissera pas partir le Père de 47 48

D.C., p.22 sq, note 2. D.C., p.23. 50


Clorivière sans soumettre de nouveau à sa direction tous les aspects de sa vie, qui, du fait de la mission confiée, entre dans une nouvelle phase plus " religieuse". Sachant le Père très occupé, Mlle de Cicé dispose ses différentes questions de manière à laisser au Père la place pour répondre sur le même papier, document précieux où l'on retrouve les lignes maîtresses de la physionomie spi rituelle de Mlle de Cicé et celles de la direction du Père de Clorivière. C'est pourquoi, malgré la longueur de ce texte nous le reproduisons ici -même en entier. Sa lecture attentive offre un véritable portrait de notre première Mère 49. "Je voudrais bien savoir, mon Père, à qui vous me conseillez de m'adresser pendant votre absence, si vous êtes d'avis que je continue d'aller à confesse au Père de sainte Claire, comme j'ai fait pendant vos voyages . -

Le confesseur de la maison, si cela se peut.

Quant au séjour que je dois habiter jusqu' à votre retour, je crois que vous comptez que je demeure à saint -Charles, à moins d'événements qui me forcent d'en sortir. - S'il ne vous survient point de raisons qui exigent que vous changiez. Je vous prie de me dire si je puis et si je dois témoigner le désir de continuer la communion journalière comme vous me l'avez prescrite. - Rien ne peut vous être plus avantageux. Quels exercices de piété me prescrivez -vous ? Si vous l'approuvez, mon inten tion est, autant que je serai libre pour pouvoir le faire, de s uivre l'ordre des exercices de la maison où je suis, pour le lever , 5 heures du matin, l'of fice en commun, l'heure d'oraison, quoique je ne sache quelquefois comment l'employer, n'apportant aucun soin à la bien faire. - Appliquez-vous beaucoup à la mortification des sens et à la mortification des passions. Réprimez votre activité naturelle. Aimez le recueil lement et la solitude ; mais que la charité vous porte aux œuvres de miséricorde. J'approuve fort que vous suiviez l'ordre de la maison. Car je suis sûrement bien moins avancée sur cet article que grand nombre de personnes qui ne font que commencer à se donner à Dieu. J'y vais presque toujours avec l'esprit rempli de toutes sortes de choses, et quand je me trouve quelquefois 49

L’autographe n’est pas daté, mais son contenu permet de le situer en septembre 1790, sans risque d’erreur. 51


tranquille dans la présence de Dieu, l'esprit et le cœur remplis d'une affection sainte, je crois perdre le temps parce que je n'en suis pas meilleure après cette oraison, quoiqu'il m'ait semblé pendant que je la faisais qu'elle était plus fervente. - Ne mettez point d'obstacles aux consolations que Dieu voudrait vous donner, mais ne les désirez pas avec trop d'avidité. Recevez -les avec admiration. Supportez -en la privation avec humilité. Ne vous découragez pas, c'est la bonne volonté que Dieu demande. Je ne me suis aperçue, dans la pratique, d'aucun progrès, même après de certains jours que j'ai passés, presque entiers, dans la présence de Dieu, à le conjurer au nom de Notre Seigneur de me faire la grâce de lui être fidèle, de l'aimer jusqu'à l'oubli, jusqu'au mépris de moi -même, à lui demander avec les plus fortes instances de me prendre à son service et de me donner entièrement à lui, à quelque prix que ce soit. Ces sentiments qui sont quelquefois très vifs, et qui me paraissent le vœu de ma volonté, ne produisent aucun changement dans ma conduite. J'éprouve à la vérité un dégoût presque universel de toutes les choses qui n'ont point de rapport à la piété. Je pense aussi qu'il vient un peu de mon naturel, et je crois devoir craindre cette aversion qui est pour moi une source d'inégalité d'humeur, les relations que j'ai avec différentes personnes, mes parents même, me sont à charge plus que je ne puis le dire. -

Supportez -vous vous-même avec patience et ne vous fâchez pas plus contre vos dé fauts que contre ceux du prochain.

Je ne me sens d'inclination que pour une vie extrêmement retirée (du moins je ne voudrais avoir de communication avec le prochain que pour ce qui regarde le service de Dieu), une vie entremêlée d'exercices de piété et de bonnes œuvres, en particulier celles dont je suis plus à portée maintenant, d'instruire et d'animer de jeunes personnes à la piété, occupation à laquelle j'ai pris beaucoup de goût, surtout depuis le projet que vous m'avez confié. Me conseillez -vous de la continuer quand les classes reprendront et ferais -je bien d'y employer plus de temps, comme je le projette, si vous l'approuvez et qu'on le trouve bon dans cette maison ? -

C'est une œuvre excellente que d'instruire les personnes. On y exerce toutes sortes de vertus.

jeunes

Cela me fera d'autant plus de bien que je sens le besoin de m'occuper à des choses qui m'entretiennent dans la présence de 52


Dieu et ne me soient pas une matière d'inquié tude comme les conversations, parce que je ne sais point m'y bien comporter ; mon amour-propre et ma vanité font que, quoique je ne trouve aucun goût dans ces entretiens, je m'y occupe uniquement des personnes et que je ne conserve point mon esprit et mon cœur libres, ce qui me donne beaucoup de troubles, et je perds au moins ce temps -là, sans parler des fautes que je fais, dont je ne puis me rendre compte à moi -même faute de vigilance. 

Ne fuyez pas tout à fait la société, mais ne vous y livrez pas. Vous devez vous proposer d'attirer à Dieu les âmes avec qui vous conversez. Ne faites point paraître le dégoût et l'ennui que vous pouvez y avoir.

Aussi je ne désire rien tant que le bonheur d'être associée sous la conduite de l'obéissance à des personnes vraiment intérieures qui ne s'occupassent que des choses de Dieu, dont la journée serait remplie par la prière, le silence, la pratique des bonnes œuvres, surtout celles qu'inspire le zèle du salut des âmes, quand ce ne serait que d'apprendre la doctrine chrétienne aux petits enfants et aux personnes qui l'ignorent, exercice pour lequel je ne me sentais aucun penchant autrefois ; mais sans renoncer a ux œuvres de miséricorde corporelles, si l'occasion se représente de nouveau de les pratiquer, j'ai maintenant plus à cœur toutes celles qui regardent l'âme. Ce que vous m'avez dit des vœux que vous avez dessein qu'on fasse dans la Société que vous projetez me fait d'autant plus de plaisir que cela fait de puis longtemps l'objet de mes désirs. Je ne pensais alors qu'aux vœux simples renouvelés tous les ans, étant un peu effrayée d'engagements irrévocables pour des personnes non cloîtrées et par conséquent pas entièrement séparées du monde , à cause de la pratique des œuvres de charité, quoique j'aie toujours souhaité de ne plus conserver de relations avec le monde que pour les besoins du prochain.  La divine Providence vous donnera sans doute un jour le

moyen de satisfaire les désirs qu'elle vous a inspirés par rapport à la pratique des conseils évangéliques ; mais il faut attendre ses moments. Quant au vœu de pauvreté, que je pensais bien qu’il ne serait pas de nature à être pratiqué comme il l'est par les religieux, j'espérais cependant que je pourrais par la suite en avoir tout le mérite devant Dieu, lorsque, dans la Société où je serais, je remettrais absolument tout ce qui m'appartient et généralement entre les mains de la supérieure que vous me donneriez, et je ne disposerais de rien que par son ordre ni pour moi ni pour les autres, et je pratiquerais sur ce point -là comme sur les autres la plus parfaite obéissance. 53


Je ne puis vous dir e, mon Père, combien j'aspire à un pareil genre de vie dont vous auriez réglé les exercices et les emplois et dans lequel je ne me conduirai en rien par moi -même. Il me semble qu'une pareille vie serait seule capable de me rendre la paix de l'âme. Je ne se rai point dans mon centre jusque-là. Il me vient souvent à l'esprit que je m'occupe maintenant à des choses pour quoi je ne suis pas faite, que le temps est court, que j'ai beaucoup à réparer et bien des mérites à acquérir, si je veux répondre aux grâces d e Dieu. Je ne sais quelquefois si ce n'est point un peu de singularité de ma part, mais je ne m'accommode guère de la façon de faire de beaucoup de personnes de piété par rapport à la vie intérieure, aux conversations.  Regardez -vous comme morte au monde. V ous ne jugerez

point les autres ; affecteront point.

et

les

jugements

d'autrui

ne

vous

Je pense cependant qu'elles savent s'y comporter mieux que moi et s'y conserver dans la présence de Dieu et la pratique de la garde du cœur, ce que je ne sais point faire ; il est vrai, mais cela est rare, qu'il arrive quelquefois que ces sortes de choses me gênent moins et que je ne perds pas la paix dans les occasions où j'ai coutume de la perdre. Je ne saurais, à ce qui me semble, vous donner d'idée a ssez juste de ma légèreté et de mon inconstance dans le bien, malgré mes plus fortes résolutions dont l'exécution m'aurait toute changée si j'avais été fidèle.  Vous n'aurez rien à craindre de votre inconstance, quand

vous serez docile à suivre les avis de tiennent la place de Dieu.

ceux qui vous

Je vous prie en grâce, mon Père, de ne pas perdre de vue le besoin que j'ai d'être conduite par l'obéissance. Je regrette même et je désirerais qu'il fût possible que, pendant votre absence et jusqu'à votre retour, vous m'eussiez mise sous la conduite de quelque personne à laquelle j'obéirais en tout comme à ma sœur Marie de Jésus.  Vous êtes, je crois, à l'occasion de faire en partie ce que

vous faisiez à la Croix ; mais ne précipitez rien. Il vous faut encore un peu de temps pour voir si la chose est bien convenable. J'en douterais un peu si la chose que vous projetez doit avoir son effet.

Je pense que ce serait peut-être la meilleure préparation pour entrer ensuite dans la Société dont vous vous occupez, parce que je me trouverais toute formée à la pratique de l'obéissance et de l'humilité. Les vues et les craintes que me 54


donne mon incapacité pour toutes choses me font désirer plus que je ne puis le dire de vivre ainsi jusqu'à la mort dans la pratique fidèle et continuelle de l'obéissance. Je voulais aussi vous faire part d'une idée qui m'est venue. En restant ici cet hiver, je souhaiterais qu'il me fut permis de manger au réfectoire à cause de la lecture et du silence qui me conviennent bien mieux que les nouvel les qu'on lit ailleurs. Si on ne veut pas le permettre pour que je ne sois pas témoin des pénitences qui se font au réfectoire, comme elles se font toujours au commencement, en me plaçant à l'entrée, je n'entrerais que quand elles sont faites. Ce n'est pas que je ne fusse très disposée à en faire de semblables, vous connaissez ma disposition là -dessus. Je vous demande en grâce, mon Père, de me laisser par écrit vos avis, non seulement sur les choses sur lesquelles je vous consulte, mais sur toutes celles qui pourront m'être utiles et que le Bon Dieu vous inspirera, parce que je désire de tout mon cœur, par sa grâce, d'en faire la règle de ma conduite, et j'espère que ces avis me serviront de frein pour ne pas m'écarter de ce que Notre-Seigneur demande de moi pendant votre absence. En restant dans cette maison, si c'est toujours votre sentiment, il me vient à l'esprit qu'il ne serait peut-être pas impossible d'y vivre en quelque sorte comme une prétendante. L'élection de la Mère Saint -Charles que je pense qui voudrait peut-être bien avoir la charité de se prêter comme ma sœur Marie de Jésus, à me faire ce bien, m'a fortifiée dans cette idée si vous l'approuviez. Les troubles et les peines que j'ai presque toujours me rendent la règle et l'obéissance nécessaires. Cette vie aurait l'avantage de me retirer encore plus que je ne suis. Je sens bien que ce qui augmente beaucoup mes peines dans lesquelles je me comporte fort mal, ce sont les relations que j'ai avec le monde, l'inquiétude et la dissipation qu'elles me causent ; ce qui me fait désirer de les diminuer chaque jour autant qu'il est possible". On retrouve à travers ces questions les aspirations profondes qui avaient suscité le Projet d'une Société pieuse et entraînaient maintenant l'adhésion totale d'Adélaïde de Cicé à la Société projetée par le Père de Clorivière. On y voit aussi l'emprise grandissante de Dieu sur elle et une tension croissante entre contemplation et action, tension que seul résoudra plus tard un amour purifié par la souffrance. Avant de prendre la diligence qui le conduira de Rennes à Paris, le Père de Clorivière veut réconforter une dernière fois celle qu'il laisse der rière lui, et le 24 septembre il lui écrit de Rennes, peu avant son départ :"Confiez -vous au Seigneur, il vous soutiendra dans la grande œuvre qu'il a voulu vous confier 55


pour sa plus grande gloire et par un effet de sa prédilectio n pour vous 50. Pouvez-vous douter qu'il ne vous soutienne et qu'il ne vous donne les lumières et la prudence nécessaires pour cette bonne œuvre. Plus vous êtes faible, plus vous êtes propre à faire éclater sa gloire. Prions l'un pour l'autre". Le 30 septembre 1790, le Père de Clorivière arrivait à Paris au séminaire des Missions Etran gères, rue du Bac. Il y restera jusqu'au mois de mars 1791, cinq mois chargés d'incidents relatés dans ses nombreuses lettres à Mlle de Cicé. On ne citera ici, et succinctement, que les principaux passages ayant trait à la cofondatrice. Dans la lettre du 27 octobre, on relève ces conseils pressants donnés à Adélaïde de Cicé : " Abandonnez-vous tout à fait au Seigneur et laissez -le Maître Souverain de votre âme afin qu'il fasse tout ce qu'il plaira d'elle et de la manière qu'il lui plaira. Ne serez -vous pas mieux dans ses mains que dans les vôtres ?... Toutes les fois que vous vous surprenez faisant sur vous-même des retours qui vous abattent... sortez bientôt de cette occupation de vous -même, pour vous perdre et vous abîmer dans la pensée du Sauveur des h ommes. Enfoncez-vous dans la plaie de son côté, perdez -vous, consumez- vous dans son Cœur adorable, non par une flamme sensible d'amour, mais par une sor te d'anéantissement de vous-même. La foi doit l'opérer en vous... Dieu...veut un cœur bien pur, et la pureté qu'il exige pour se communiquer à nous est incompatible avec toute attache aux choses créées, quelles qu'elles puissent être. Il en coûte à un cœur aussi sensible que le vôtre, pour ne tenir à rien. Mais n'est -ce pas assez pour vous que Dieu le désire ? Pourriez -vous craindre qu'il ne vous suffît pas ?" Un peu plus loin au sujet de défections qui se produisent déjà face aux troubles révolutionnaires, cette directive e n harmonie avec l'esprit de la Société : "Que l'Église est partout affligée ! La division et une grande division est jusque dans le Clergé catholique d'Angleterre 51. Que les douleurs de la Sainte Église absorbent toutes nos douleurs particulières ! Que les sacrifices que le Seigneur peut nous demander doivent nous 50

Cette "grande œuvre", c' est "la Société que vous projetez" dont par le Mère de Cicé dans la lettre précédente. Les deux inspirations se rejoignent dans les desseins de la Providence. Dans une lettre adressée à Mère de Cicé à Aix, le 22 août 1802, le Père de Clorivière lui parlera de "la bonne œuvre pour laquelle le Seigneur semble nous avoir également choisis, vous et moi" . Cf . Lettres , p. 174 51 Il s'agit du clergé français émigré en Angleterre. 56


paraître légers auprès des maux de la Religion ". Quelques lignes de la lettre du 6 novembre 1790 témoignent des progrès spirituels de Mlle de Cicé : "Ce qu'il est bon de faire dans un temps, ne convient pas également dans tous. On a dû vous recommande r, lorsque vous commenciez à servir Dieu, bien des pratiques qui étaient alors très utiles pour vous, mais qui ne le seraient plus dans le temps présent. On doit, il est vrai, dans tous les temps... examiner fréquemment sa conscience... mais on ne le fait pas en tout temps de la même manière. A mesure qu'on avance...on le fait d'une manière bien plus simple, qui ne fait point sortir l'âme de son recueillement et ne l'empêche point d'être plus occupée de Dieu que d'elle -même. C'est ainsi que je voudrais que vous agissiez ." Vers la fin d'une lettre datée du 7 décembre, le Père de Clorivière confie à Mlle de Cicé les incertitudes qu'il éprouve au sujet des fondations entrevues : "Mes vues sont toujours les mêmes pour ce qui regarde la mission d'Amérique. Pour ce qui est de ces vues plus étendues, que j'avais conçues pour la gloire de Dieu, il en sera tout ce qu'il lui plaira. Je ne suis pas digne ou plutôt je suis tout à fait indigne d'être l'instrument 52 de quelque chose de si saint". La lettre du 21 décembre est pour moitié une lettre de direction. Mlle de Cicé a dû écrire au Père qu'elle ménageait trop sa santé et solliciter des pénitences corporelles. Le Père qui la connaît bien a peine à la croire et la met en garde contre le désir de mortifications qui peuvent être un subtil refuge de l'amour propre. Pour la rassurer, il trace alors quelques ligne s que nous reproduisons tant elles correspondent à la conduite habituelle du Seigneur sur les âmes qu'il veut voir tout à lui : "Souvent notre divin Maître cache à l'âme qui l'aime, ce qu'il opère en elle et ce qu'elle fait elle -même pour répondre à son amour ; pour anéantir encore davantage l'amour propre dans cette âme, il permet qu'elle soit sujette à bien des faiblesses, qu'elle les sente vivement, et que même elle tombe dans un grand nombre de petites fautes, qui, quoique presque involontaires, l'humi lient beaucoup". La lettre du 27 décembre 1790 contient surtout des renseignements sur le proche départ au Maryland. Pour déjouer les soupçons, le Père écrit afin de s'assurer de la décision de Mlle de Cicé : "...marquez-moi si votre amie Adélaïde est toujours du même sentiment ", c'est-à-dire prête à s'embarquer elle aussi. 52

Cette expression se rencontre souvent sous la plume du Père de Clorivière. Cf. D.C., p. 18, 175, 283, etc. Lettres, p.80, 102, etc 57


La lettre du 14 janvier 1791 nous apprend que le Père de Clorivière a dû renoncer à son voyage à Rome. Le compagnon sur lequel il comptait lui a manqué ; de plus, en raison des dates, il considère que " ce voyage désormais ne pouvait plus se faire sans beaucoup hasarder celui de l'Amérique". Par le même courrier, il envoie à Saint -Malo l'acte par lequel il s'engage à "frêter le vaisseau pour le Maryland ". À cette date de la m i-janvier, le départ au Maryland est donc bien décidé, mais avant de lever l'ancre, un acte capital doit se faire en Bretagne comme à Paris, d'où cette phrase un peu énigmatique : "Demandez au Seigneur la force d'accomplir sa sainte volonté et la force dont vous avez besoin pour faire quelque chose pour sa gloire et pour celle de sa sainte Mère. Je crois qu'il est temps d'y travailler. Mettons en Dieu toute notre confiance". Comme le Père de Clorivière devait le rappeler plus tard, en évoquant le souvenir du 2 février 1791, "il était temps de commencer la bonne œuvre sous les auspices de l'auguste Vierge Marie, dans la confiance que le Seigneur daignerait bénir une entreprise dans laquelle on n'avait en vue que sa plus grande gloire et le service de son Église 53".

LES PREMIERS ENGAGEMENTS DU 2 FÉVRIER 1791 MÈRE DE CICÉ, SUPÉRIEURE GÉNÉRALE Le 5 février 1791 une longue lettre du Père de Clorivière à Adélaïde de Cicé, toujours aux Ursulines de Saint Cha rles à Dinan, lui fait le récit de l'émouvante et discrète cérémonie du 2 février, à Montmartre. Six associés, dont le Père, ont prononcé leur première consécration, alors que deux autres la prononçaient en Bretagne. Un laïc avait été admis la veille au nombre des associés qui s'élevait ain si à neuf 54 . Nous savons que le même jour, Adélaïde de Cicé, dans le secret, prenait le même engagement 55 ainsi que quatre filles de Marie à Saint Malo, une à Saint -Servan probablement, d'autres à Paramé et trois à Paris. Songeant à l'émotion que dut ressen tir notre 53

Commentaire de l'Apocalypse , Partie politiq ue, chap. VIII, cf. D.C., p.27 .

Ce texte fut rédigé au cours de l'été 1794. 54 Lettres, p. 63 sq. 55

Les lettres de cette époque étant sans interruption postées aux Ursulines de Dinan par le Père de Clorivière, on peut, sans en avoir la certitude, conjecturer que c'est là que Mère de Cicé prononça sa consécration. 58


première Mère à la lecture de cette lettre, nous reproduisons la partie concernant la Société de Marie, celle dont elle est déjà de fait, la cofondatrice : " Je viens à la Société de la Mère. Elle est ici moins avancée 56. Il y a cependant trois personnes qui, le même jour ont fait l'offrande. Et pour les réunir j'ai fait une formule d'Association, que je vais transcrire de mémoire 57 car je ne l'ai pas sous les yeux : Nous...le jour...ne nous proposant autre chose que la gloire de Dieu, l'hon neur de sa sainte Mère, la glorieuse Vierge Marie, à qui nous nous consacrons pour toujours en qualité de ses servantes, ses disciples et ses enfants, et que nous conjurons humblement de vouloir bien prendre à notre égard la qualité de Dame, de Maîtresse e t de Mère, nous nous réunissons pour former une Société spirituelle, sous le nom de Société de Marie, à dessein de marcher constamment le plus près qu'il nous sera possible avec le secours de la grâce que nous demandons humblement, à la suite de Notre -Seigneur et de sa très sainte Mère ; nous proposant, si Dieu nous en trouve dignes et veut bien se servir de nous pour cette fin, de faire refleurir l'esprit de la perfection, premièrement en nous -mêmes et ensuite dans les personnes de tout état de notre sexe, que Dieu appellerait à un état plus parfait, en joignant nous -mêmes et en les portant à joindre elles -mêmes aux vertus commune s du christianisme, lorsqu'il nous sera permis de nous y engager, la pratique de la chasteté, de la pauvreté et de l'obéissance, selon les règles de la Société de Marie. En faisant cependant dépendre toute l'association de l'approbation de la Sainte Église dont nous serons toujours les enfants soumis et obéissants … Dans l'espérance d'obtenir cette approbation ont souscrit... J'ai mis en tête le nom d'Adélaïde, comme la première pierre de cette Société. Les trois autres personnes 58 doivent y apposer leur nom, si elles ne l'ont pas encore fait ; j'ai remis à quelques autres le papier à cet effet. Je ferai à leur égard le devoir de supérieur jusqu'à ce que le nombre étant augmenté, elles puissent en élire une... J'avais sur moi cette formule d'association, et je l'ai offerte au Seigneur en même temps que l'autre ". On aura remarqué la place que le Père assigne déjà à Adélaïde de Cicé : son nom est mis en tête de l'Acte d'Association " comme la première pierre ", et quand il indique 56

Moins avancée à Paris qu'en Bretagne.

57

Ce texte diff ère un peu, mais pour la forme seulement, de l'acte signé. Félicité Deshayes, Michelle -Sophie Lejay et Marie -Catherine Dupéron. Cf. A. Rayez, op.cit., p.402, note 105 . 58

59


qu'il fera office de supérieur jusqu'au moment où les sœurs pourront en élire une, sans doute pense -t-il déjà à Adélaïde de Cicé pour cette fonction. Le Père continue : " On a très bien (fait) de vous dire de ne donner aucune publicité à l'association, chez vous. On n'en a donné aucune ici. Mais vous transcrirez la formule d'association et la ferez signer, et je vous enverrai, s'il est possible, quelques observations et instructions générales sur la manière de se comporter. Je m'en occuperai le plus tôt possible ". Suivent ces lignes évoquant les grâces propres aux Sociétés naissantes : "À mesure que nous avançons, il me semble que la lumière s 'augmente et que les objets, d'abord confus, se développent peu à peu... Priez bien le Seigneur pour que je ne mette pas d'obstacle, par ma faute, à ses desseins qui paraissent grands et pleins de miséricorde. C'est son affaire, laissons -le agir, et ne gâtons pas son action en y mêlant la nôtre. C'est à lui à nous conduire, c'est à nous à nous laisser conduire en tout par lui ". Le Père de Clorivière donne ensuite des conseils de prudence pour accueillir de nouveaux sujets, sans se hâter, lorsque la Providence en enverra. En post-scriptum de cette lettre, une remarque intéressante sur la présence aux Missions Étrangères de deux estampes de la Sainte Vierge qui " conviennent bien" à la Société, portant l'une l'inscription " Voilà votre Mère", l'autre "Faites tout ce qu'il vous dira". La lettre qui suit celle du 5 février est datée du 23 février 1791 59. Elle fait part à Adélaï de de Cicé d'une importante nouvelle, et débute ainsi : "J'aurais bien des choses à vous dire, Notre-Seigneur et votre saint Ange le feront à mon défaut... Je suis sûr que vous adorerez les desseins de Dieu, et que vous vous y soumettrez, ainsi que moi, avec la plus parfaite résignation". Le Père précise alors qu'il a écrit à Mgr Cortois de Pressigny pour le mettre au courant de la cérémonie du 2 février 1791 et de son prochain départ pour le Maryland : "Sur l'exposé que j'ai cru devoir lui faire de ma présente situation et du succès du projet qu'il avait approuvé, succès qui lui a fait le plus grand plaisir, il a décidé nettement que je devais rester en Europe et que la plus grande gloire de Dieu le demandait. Après 59

Peut-être y en eut- il d'autres dans l'intervalle, mais nous l'ignorons. 60


cela, j'ai été obligé de changer de résolution ". C'est alors au tour d'Adélaïde de Cicé de faire son élection au sujet de c e voyage et le Père lui en fournit les éléments : "Voyez maintenant ce que vous avez à faire et ce que vous jugerez devant Dieu convenir le plus à sa gloire et à votre bien spirituel. Je dis la même chose à notre ami Monsieur Gautier... Quelque peine que j'aurais à me séparer de vous deux, le sacrifice en est déjà fait, si tous les deux , ou l'un des deux, vous croyez y rendre plus de services à notre commun Maître. Là-bas (en Amérique), vous ferez du bien, et vous le ferez avec moins de dangers et de combats. Ici, vous ferez aussi du bien, peut -être un plus grand bien, et vous aurez certainement plus à souffrir e t à combattre. D'après cela décidez -vous".

Devant de tels arguments, la décision d'Adélaïde de Cicé ne pouvait faire de doute, mais il lui fallait la sanction de l'obéissance. Elle dut écrire dans ce sens au Père de Clorivière qui, sentant le terrain libre , peut lui répondre avec assurance le 7 mars suivant : "J'ai reçu votre lettre dimanche au soir... Le principal article qui demande une décision positive, est le voyage d'Amérique. J'aurais de la peine à vous y déterminer. Pour le faire, il faudrait, dans les circonstances, que je pusse apercevoir par rapport à vous une volonté de Dieu bie n marquée, et je ne puis pas l'apercevoir. Les raisons qui ont décidé mon Évêque à me dire de rester me décident aussi à vous dire la même chose ". Connaissant bien sa correspondante et la sachant à l'unisson avec lui, il répète l'argument décisif : "Vous feriez du bien là-bas ; mais il me semble que vous en ferez ici davantage, et que vous y trouverez en outre une plus ample moisson de souffrances". Les lettres du 14 et du 16 mars, toujours postées de Paris, ont pour objet de régler des envois utiles à faire parvenir aux missionnaires partant au Maryland. Elles indiquent aussi les dates approximatives et les lieux où le Père de Clorivière pense séjourner lors de son proche retour en Bretagne, où Adélaïde de Cicé et lui doivent se rencontrer.

La lettre du 26 mars est envoyée de Saint -Malo où le Père de Clorivière est arrivé la veille au soir. Il loge chez Mme des Bassablons (à Pont-Pinel).

61


Parmi les lettres suivantes, on trouve le 5 avril, un passage qui semble préparer la lettre du 30 avril : "Ne faites désormais que vous affermir dans la résolution où vous êtes maintenant par la grâce de Dieu, de vous abandonner entièrement à sa sainte volonté, et de faire de votre côté tout ce qui dépendra de vous pour y correspondre. Avec cela, j'ai une ferme confiance que le Seigneur sera avec vous. Ne cessons point d'attirer sur nous son divin secours par une prière humble, paisible et constante". Le Père de Clorivière parle ensuite des divers déplacements qu'il compte faire en Bretagne, mais ce qui lu i importe surtout c'est de rejoindre Mlle Cicé qui, suivant ses précédentes indications , est revenue de Dinan à Saint -Servan, chez les Filles de la Croix. C'est là que le Père de Clorivière lui fait remettre, la veille de l'entrevue projetée, une longue lettre, mûrie dans la prière, où il lui demande d'accepter la lourde charge de supérieure générale de la Société de Marie. Cette lettre datée du 30 avril 1791 compte parmi les autographes les plus précieux concernant Mère de Cicé en tant que cofondatrice (XIV). Elle nous précise les raisons du choix du Père de Clorivière, et par là même elle trace un nouveau portrait de notre première Mère. Malgré sa entièrement, elle Marie :

longueur, nous la reproduisons presque appartient à toutes les Filles du Cœur de

"Je viens de recevoir une lettre de Paris qui m'apprend que sept personnes, tant prêtres que clercs sont entrés dans l'Association des pauvres Prêtres de Jésus. Mais on m'ajoute qu'il n'en est pas ainsi de celle de Marie ; celles qui s'étaient déjà associées sont dispersées, parce que la Communauté des Miramiones, où elles étaient retirées, a été elle -même dispersée. On marque, il est vrai, qu'il y aurait bien des personnes qui y seraient propres et prêtes à entrer dans cette Société, mais qu'il faudrait une personne po ur les conduire, les former, etc., et que cette personne ne se trouve pas. Je suis persuadé que la première de ces nouvelles vous fera plaisir ; je vais vous faire part de mes réflexions pour la seconde. C'est à Paris, ce me semble, que l'une et l'autre Société doit commencer. C'est de là que vient le mal, c'est de là que doit aussi venir le remède au mal. Le bien qui se fera dans la capitale se propagera facilement dans les provinces ; c'est là qu'on trouvera plus de moyens et de ressources pour le faire et qu'on pourra y procéder d'une manière plus secrète et plus sûre, jusqu'à ce qu'il soit temps de le faire plus ouvertement, et que l'œuvre de Dieu soit assez forte, assez étendue pour 62


n'avoir point à redouter le grand Jour. Le temps d'entreprendre quelque chose de grand pour le Seigneur est venu. La grandeur des maux que souffre la religion, des maux plus grands encore dont on est menacé, et qui sont comme une suite naturelle de ceux qu'on souffre actuellement, demandent et sollicitent un prompt secours. Il faut sauver avec nous du naufrage le plus de personnes que nous pourrons. C'est le moyen le plus sûr pour assurer notre propre salut, et nous ne pouvons rien faire de plus agréable à notre divin Maître. Vous dirai-je qu'il le désire, qu'il attend cela de notre amour ; que nous pouvons penser avec raison que c'est là le but de tant de grâces qu'il nous a faites ; que, si faute de courage ou de confiance, et par la crainte des travaux ou des dangers, nous refusons de seconder ses adorables desseins, ce ne pourrait être en nous qu'une infidélité blâmable qui refroidirait son amour pour nous, et nous rendrait incapables de recevoir les dons que sa bonté nous destinait. J'en suis convaincu pour ce qui me regarde. Quoique je n'aperçoive en moi, de quelque côté que je me regarde, rien qui ne soit propre à me décourager, rien qui me persuade que je puisse entreprendre quelque chose de grand pour Dieu ; cependant je me croirais très infidèle si je ne faisais pas de mon côté tout ce qui dépend de moi pour remplir des vues qui sont bien au-dessus de mes forces, mais qui semblent venir de lui. Pour vous, Mademoiselle et très chère fille, que pensez vous de vous-même ? Q uels sont vos sentiments ? Pouvez -vous penser, pouvez -vous dire que Dieu ne vous ait pas fait de grandes grâces ? que Notre -Seigneur ne vous ait pas prévenue dès l'enfance de ses plus douces bénédictions ? qu'il ne vous ait pas instruite de ses voies et dirigée dans les sentiers de la justice par le moyen de ses ministres ? Ne vous -a-t-il pas inspiré depuis longtemps le désir de la perfection, celui même de travailler à celle d'autrui ? S'il n'a pas permis que vous vous consacriez à lui dans le cloître, il vous a montré le moyen de le faire dans le monde. Il vous en a fait la grâce. Sa conduite sur vous dans ces derniers temps, le soin qu'il a eu de vous détacher de toutes choses, de resserrer de plus en plus les liens qui vous attachaient à lui, sont-ce des grâces qui doivent demeurer oisives, ou qui ne doivent fructifier que pour vous ? Dilatez votre cœur. Donnez l'essor à vos désirs, ou plutôt ranimez en vous ceux que la bonté divine vous a souvent inspirés. Souhaitez de tout faire, de tout souffrir pour gagner 63


quelques âmes à Jésus -Christ. Oubliez -vous vous-même ; n'arrêtez plus tant vos yeux sur votre faiblesse et sur vos misères ; songez à Celui dont le bras tout puissant vous soutiendra, si vous fixez les yeux sur lui au lieu de les tenir fixés sur vous-même". Évoquant alors les principales caractéristiques que doit posséder la future supérieure générale, le Père trace ainsi le portrait de notre première Mère : " Devinez -vous maintenant quelle est celle que je crois choisie de Dieu pour procurer à sa sainte Mère un grand nombre de filles chéries ? Il faut qu'elle -même ait un grand désir de sa perfection, du zèle pour celle d'autrui. Qu'elle soit prête à tout sacrifier pour procurer l'une et l'autre : qu'elle soit détachée des biens de la terre et de la vani té du siècle : qu'elle aime à s'entretenir de Dieu avec les pauvres : que sans avoir été religieuse, elle en connaisse les obligations et la pratique des conseils évangéliques. Il faut, pour le naturel, qu'elle ait de la prudence, mais non pas celle de la chair ; qu'elle ait quelque chose de liant dans l'esprit, qu'elle sache s’accommoder aux différents esprits pour les gagner tous à Jésus -Christ. Qu'elle ne craigne pas sa peine ; qu'elle ait quelque ressource dans l'esprit et quelque expérience dans les ch oses ordinaires de la vie. Or, je trouve toutes ces choses dans une personne que le Seigneur m'a adressée, il y a déj à quelques années, et dont je désire bien sincèrement la perfection". Enfin la phrase décisive : " C'est donc à cette personne , que je crois pouvoir dire qu'elle est l'instrument dont Dieu ve ut se servir pour l'exécution de son dessein". Connaissant l'opinion que Mère de Cicé a d'elle -même, il ajoute à la fois pour la rassurer et la garder dans la vérité : " Je ne lui dirai pas qu'elle a toutes les qualités propres pour cela ; mais je puis l'assurer que si la bonne volonté ne lui manque pas, Dieu suppléera abondamment à tout le reste. Ce ne fut que dans le moment même où les Apôtres commencèrent le ur mission qu'il les changea en d'autres hommes. C'est ainsi qu'il en agit souvent avec nous, surtout pour ces œuvres qui ne sont pas dans l'ordre commun de la Providence. Il veut qu'on se dispose autant qu'on peut le faire de son côté et que, sans trop pr évoir les difficultés futures, on fasse dans le présent tout ce que sa lumière vous indique ; et quand les difficultés se présentent, il vous arme et vous revêt de sa force pour les surmonter. La personne dont je parle est encore trop dans le sensible, elle ne donne pas assez à la foi, ce qui fait qu'elle tombe aisément dans les perplexités où le démon cherche à 64


l'engager par les subtilités qu'il présente à son esprit, ce qui lui nuit beaucoup et l'empêche d'avancer dans les voies de Dieu, mais Dieu lui a donné de la docilité, et cette vertu, soutenue des grâces qui seront la récompense de sa fidélité, dissiperont ces obstacles qui l'arrêtent et l'en feront triompher".

Maintenant, Mère de Cicé a tous les éléments nécessaires pour répondre définitivement aux desseins de Dieu sur elle, mais cette élection doit se faire dans une pleine liberté. Le Père de Clorivière poursuit : "Cependant je ne veux point en ceci rien prescr ire, rien commander. Que l'âme se sonde elle -même, qu'elle sonde ses dispositions après avoir consulté le Seigneur. Je ne doute pas que l'Esprit Saint qui se communique aux humbles, ne lui fasse connaître ce qu'il attend d'elle et ce qu'elle peut faire de plus conforme à son bon plaisir. Si cette âme, comme je le suppose, veut s'abandonner à sa conduite et n'a point d'autre désir que d'accomplir sa volonté sainte, je ne doute nullement qu'il ne mette en elle les dispositions qu'exigent les desseins qu'il a sur elle. C'est par ces dispositions que l'interprète des volontés du Seigneur à son égard pourra les lui faire connaître d'une manière plus sûre ". Et le Père conclut :" Je vous écris ceci de la campagne, afin que vous ayez plus de loisir d 'y réfléchir, et parce qu'il pourrait se faire que demain, quand j'irai à la Croix, je n'eusse pas assez de temps pour m'expliquer avec vous. Il faudra cependant que je vous fasse part de mes arrangements..." Aucun écho ne subsiste de cette entrevu e exceptionnelle des deux fondateurs : ce voile de silence convient bien à la première fille du Cœur de Marie, fille de celle qui "gardait toutes ces choses en son cœur".

LES SEMAILLES EN BRETAGNE En terminant la longue lettre du 30 avril 1791, le Père de Clorivière écrivait : " C'est la semaine prochaine, je ne sais quel jour, que le voyageur s'en va dans l' Île. Il n'y sera que peu de temps parce qu'on le presse de s'en retourner à Paris ". Il s'agissait de l'île de Jersey, possession anglaise située dans la Manche, non loin de la côte bretonne et où bon nombre de Français émigraient alors pour fuir la Révolution. 65


Deux lettres assez longues du Père de Clorivière à Mlle de Cicé alors à Saint-Servan, lettres datées respectiveme nt des 16 et 23 mai 1791, parlent des personnes rencontrées et de l'apostolat exercé auprès d'elles, mais sans indiquer la raison précise de ce séjour dans l'île. Peut -être le Père de Clorivière désormais suspect dans la région de Dinan, s'était -il absenté pour échapper aux recherches. Une longue lettre de direction datée de Limoëlan près de Broons, ce 8 juin 1791 nous apprend qu'il est de retour en Bretagne et loge chez son frère. Il encourage Mère de Cicé à répondre avec amour et confiance aux vue s que le Seigneur a sur elle. "Ces vues - il n'hésite pas à le lui dire - sont grandes ; vous pouvez sans doute, vous devez même reconnaître qu'elles sont fort au-dessus de votre faiblesse et de votre capacité . Reconnaissez même, je le veux bien, q ue personne n'est moins propre que vous à procurer la gloire de Dieu ; mais en même temps, abandonnez -vous entièrement au Seigneur pour que sa sainte volonté s'accomplisse en vous de la manière la plus parfaite... Ce qu'il attend de vous est quelque chose de trop grand pour que vous puissiez vous appuyer en aucune manière sur vous-même... Les instruments les plus faibles deviennent forts quand ils sont dans une main toute -puissante". Ces quelques lignes parmi beaucoup d'autres, traduisent une fois de plus, la ferme direction du fondateur et les humbles sentiments que la nou velle supérieure générale avait d'elle même. Ce total abandon des " instruments" providentielle vaut pour tous les temps.

à

la

conduite

Parlant des Sociétés, le Père de Clorivière redira un peu plus loin : "C'est son œuvre (celle du Seigneur). Lui seul peut la faire réussir et lui donner sa perfection. Il ne faut pas même nous inquiéter sur le succès, parce qu'il ne dépend que de lui ; ni percer dans l'avenir, parce qu'il s'en est réservé la connaissance ; ni trop prévoir les moyens qu'il faudr a prendre, parce que lui seul sait ceux qui conviennent et qu'il nous suggèrera dans le temps le plus convenable ". En terminant cette lettre, le Père de Clorivière donne à Mère de Cicé cette indication bien dans la ligne de sa charge : "Lorsque je vous ai quittée lundi matin à Sainte -Anne, deux demoiselles dont je vous avais donné les noms : Mlle Chenu et Mlle Faribeau vinrent me trouver dans la sacristie et me parlèrent de la Société de Marie. Je leur dis alors ce que je pus. Mais je leur dis de s'adresser à vous". 66


Il s'agissait de Thérèse Chenu qui fut pendant quelque temps supérieure des filles du Cœur de Marie de Saint -Malo et environs. La lettre du 15 juin 1791, sept jours plus tard, est écrite de Rennes où le Père de Cloriv ière a dû s'enfuir en toute hâte. Le jour de la Pentecôte, prêchant à Broons, il a une fois de plus éclairé les paroissiens sur les dangers que faisaient courir à leur foi les pressions et agissements révolutionnaires. Le Père a été dénoncé mais des amis l 'ont prévenu à temps, d'où son départ précipité. Il ajoute qu'il n'a pas eu le temps de finir le Directoire " pour nos filles" qu'il comptait remettre à Mère de Cicé avant son départ pour Paris. Sa prochaine lettre encore datée de juin sera postée de la cap itale. Le Père de Clorivière a laissé Mère de Cicé à pied d'œuvre pour implanter la Société des filles du Cœur de Marie en Bretagne. Providentiellement, Mlle Amable Chenu a relaté dans ses souvenirs ses premières rencontres avec Mère de Cicé. Cela nous vaut un nouveau portrait de celle que nous ne connaîtrons jamais assez : la limpidité du récit d'Amable Chenu est évocatrice 60. "Un matin que nous 61 descendions le chemin pour aller visiter une malade, nous rencontrâmes Mademoiselle de Cicé accompagnée de sa femme de chambre. C'était la première fois que j'avais l'honneur de la voir ; ma sœur la reconnut, la salua et me présenta à elle. Mademoiselle de Cicé était précisément à notre recherche ne sachant pas au juste où nous demeurions. Dès qu'elle fut entrée à la maison, elle se prosterna à genoux, elle récita avec nous la petite couronne de la Sainte Vierge et le chapelet du Sacré-Cœur 62. Jamais je ne m'étais senti tant de dévotion dans la prière, tant sa ferveur était communicative. Elle nous lut le plan de la Société, nous le laissa pour en prendre copie. Je me sentais avec elle comme les disciples d'Emmaüs avec Notre -Seigneur. Elle ne voulut pas rester à dîner avec nous, devant repartir pour Dinan l'après-midi et nous dit qu'elle reviendrait bientôt, car après chacun de ses voyages, elle retournait toujours à la communauté de la Croix à Saint -Servan". Ce récit fait revivre sous nos yeux ce que pouvaient être ces premières rencontres avec Mère de Cicé et le rayonnement 60

Annales, T .I, p. 246 sq

61

Les deux sœurs A. et Th. Chenu.

62

C'était évidemment des prières alors fort connues et donc susceptibles d'unir les cœurs dans le Seigneur et sa Mère avant d'autres échanges. 67


surnaturel qui émanait de sa personne. Il en est de même pour la seconde rencontre avec Mlles Chenu, tous les détails sont parlants : "Quelques semaines plus tard...elle arriva avec sa femme de chambre qui nous apportait un morceau de viande rôti et un petit pain dans la crainte que nous eussions été prises au dépourvu par leur arrivée. Elle était très simplement vêtue, porta nt un vêtement noir, une pelisse et une capote de la même couleur, mais il y avait dans toute sa personne un mélange de grandeur et d'humilité qui lui donnait un charme infini. Elle portait une belle bague en or avec une médaille représentant la Sainte Fam ille. Elle l'avait reçue en présent d'un de ses frères qui était évêque. Après un frugal dîner que sa femme de chambre Mlle Le Marchand avait partagé avec nous (car, nous dit Mademoiselle de Cicé, c'était une sainte et elles prenaient toujours leurs repas ensemble) 63, Mademoiselle de Cicé nous lut les dispositions préparatoires à la Consécration". Ici se situe l'arrivée intempestive de la petite nièce de Mlles Chenu et l'exquise bonté avec laquelle Mère de Cicé interrompt ses explications religieuses pour caresser l'enfant. Et Mlle Chenu conclut : " Toutefois, malgré la contrariété que j'éprouvais, je restai avec un exemple de vertu que je n'oublierai jamais, pas plus que l'air de paix et de grâce qui rayonnait sur le visage de Mademoiselle de Cicé . Elle continua ensuite sa lecture, après quoi elle en fit le commentaire avec une onction qui nous pénétra jusqu'au fond de l'âme". C'est sur cette évocation d'une simplicité quasi évangélique qu'on laissera Mère de Cicé continuer à faire les premières semailles de la Société en Bretagne, tandis que le Père de Clorivière prépare sa venue à Paris. Afin de mieux saisir la prudence et l'audace qui marquaient déjà les démarches respectives de Mère de Cicé et du Père de Clorivière aux premiers jours des Sociétés, il est bon de se remémorer brièvement les bouleversements politiques et religieux qui agitaient alors la France 64. Le 13 février 1790, un décret supprime la reconnaissance officielle des vœux solennels de religion et interdit d'e n émettre à l'avenir. Il est suivi le 12 juillet de la même année de la "Constitution civile du Clergé " par laquelle le clergé de France, 63

Chose peu courante à une époque où maîtres et domestiques conservaie nt

leurs distances. 64

Pour plus de détails v oir : "Fondée sur le roc", p.24 sq 68


pratiquement séparé de Rome, est placé sous la dépendance du pouvoir civil. Le 27 novembre suivant, tous les évêques e t ecclésiastiques sont tenus de prêter le serment de fidélité à la Constitution et à la Nation sous peine d'être poursuivis comme perturbateurs de l'ordre public. Le 4 janvier 1791, 42 évêques sur 44 siégeant à l'Assemblée refusent publiquement de prêter le Serment. Un grand nombre de membres du clergé le refusent également. A partir de ce moment ce sont des " hors la loi". De nombreux évêques émigrent alors à l'étranger, notamment en Angleterre. A l'intérieur du pays beaucoup de prêtres insermentés 65 se cachent et exercent leur ministère dans la clandestinité : la dénonciation et la chasse aux prêtres s'étend à toutes les provinces. Le 3 septembre 1791 l'Assemblée Constituante a terminé son mandat. Elle est remplacée par l'Assemblée législative, composée d'éléments inexpérimentés en politique et surtout antireligieux. On devine les remous provoqués par ces événements, les angoisses et l'insécurité grandissantes ; on comprend mieux aussi la tonalité des lettres du Père de Clorivière adressées de Paris à Mère de Cicé, et l'ambiance dans laquelle cette dernière effectue les déplacements nécessaires aux débuts de la Société en Bretagne. Il ne faut pas oublier non plus les moyens de transport de l'époque, diligences ou cabriolets, ce qui requiert la plus grande circonspection dans les échanges avec les compagnons de route dont on ignore les opinions politiques. Dans ces temps troublés, tout inconnu pouvait être suspecté. La première lettre du Père de Clorivière datée de juin 1791 reflète cette atmosphère. Il vient d'arriver à Paris et écrit à Mère de Cicé : "Dans la fermentation où nous sommes, je ne vous parlerai point de partir. Il faut attendre le calme. En attendant vous pouvez où vous êtes travailler utilement à la gloire de Dieu qui est l'unique chose que vous désirez. Au milieu des vicissitudes et du bouleversement général, notre âme doit jouir d'une paix inaliénable... La nature en nous peut éprouver de pénibles alternatives, mais l'esprit doit s'élever au dessus de ce qu'elle éprouve et demeurer ferme en Dieu". Le voyage du Père de Bretagne à Paris n'a pas été sans risques, mais : "Un zélé patriote qui ne m'avait jamais vu a été ma sauvegarde , le passeport d'un ex maire m'a été d'un grand service en deux municipalités ; mon ange m'a conduit comme

65

c'est-à-dire ayant refusé de prêter le serment. 69


par la main pour que j'eusse deux fois en route le bonheur de célébrer. Je garde ici (à Paris aux Missions étrangères) la solitude et j'y suis très en repos au milieu du tumulte .’’ Dans cette même lettre, le Père annonce l'arrestation du Roi et il termine par ces lignes :"On vous désire beaucoup, mais il vous faudrait vivre en votre particulier et vous attendre à beaucoup souffrir. Il n'est pas encore temps de venir. ’’’ La lettre suivante datée seulement : Paris 1791, répond point par point à des demandes faites par Mère de Cicé au sujet de nouvelles associées et des personnes aptes à assurer leur formation. Puis le Père arrive à sa correspondante elle -même : "Pour vous, ma chère fille, ne craignez rien que cet excès de crainte auquel vous vous laissez quelquefois aller. Plus vous éprouvez votre faiblesse, plus il faut mettre votre confiance dans le Seigneur ; il suppléera abondamment à tout ce qui vous manque. Vous ne pouvez pas vous empêcher de voir que le Seigneur a béni ce que vous avez entrepris pendant votre séjour à Dinan... Je veux bien que vous soyez persuadée qu'il n'y a point d'instrument moins propre que vous pour avancer l'œuvre de Dieu ; mais souvenez -vous que, dans la main de Dieu, tous les instruments sont égaux ; il n'y en a point qui ne soit comme tout -puissant quand il est mû par une main toute puissante". Suit un paragraphe répondant à une demande de Mère de Cicé concernant son régime alimentaire. Le Père lui dit qu'elle a raison de ne point se faire une habitude du café. Il faut cependant savoir en prendre, et sans aucun scrupule en cas de besoin. Par contre : "Pour l'usage du vin avec de l'eau, il faut se le permettre bien plus librement encore parce que la sensualité en est bien moins flattée. Pour peu que cet usage soit utile à votre santé, je ne vous permets pas de vous l'interdire ". La gravité des événements auxquels il faut faire face n'interrompt en rien, et de la part de Mère de Cicé et de la part du Père de Clorivière, la poursuite de l'ascèse religieuse dans le détail de la vie quotidienne. Suivent des conseils de prudence su r l'intitulé des adresses à mettre soit sur les lettres, soit sur les paquets que Mère de Cicé doit envoyer à Paris en vue de son emménagement : "on aime dans ces temps de trouble à garder l'incognito". Enfin, le Père témoigne de son regret de ne pouvo ir encore envoyer "le Règlement" (la Règle de Conduite) , il avance mais il n'est point encore terminé ». 70


La lettre du 3 août 1791 annonce à Mère de Cicé que le Père de Clorivière lui envoie " le reste du premier chapitre (de la Règle de Conduite) et une bonne partie du deuxième " dont il a fait tirer copie. A cette époque les copies manuscrites ne sont pas une mince affaire, et le Père indique à Mère de Cicé les différents feuillets à faire parvenir aux associés de Bretagne. Il fait également allusion à un retard de courrier qui aura des répercussions quant à la venue de Mère de Cicé à Paris, mais en toutes choses le Père voit les intentions provide ntielles, il faut affermir les humbles débuts de la Société en Bretagne : "Dieu a en cela ses desseins qu'il faut adorer. Il veut vous donner le temps de cimenter ce que vous avez commencé ". Un passage de la lettre du samedi 20 août 1791 permet de connaître le travail assumé par Mère de Cicé en plus de ses déplacements. Il s'agit de la première partie de la Règle de Conduite : "La copie que vous m'avez envoyée est très correcte et bien écrite, mais j'aurais souhaité que vous l'eussiez fait écrire plutôt que de l'écrire vous -même. C'est un travail qui doit vous tuer". Et il ajoute : "Tandis que vous serez en Bretagne, tâchez de mettre tout sur un bon pied ; faites tirer des copies du règlement et envoyez -en dans chaque lieu à celui ou celle à qui cela conviendra le mieux... Mais je vous le répète, n'entreprenez pas de fa ire ces copies vous -même ; l'ouvrage serait trop long et vous avez quelque chose de mieux à faire ". Le Père prévient ensuite Mère de Cicé : " Vous n'aurez pas désormais grand temps de demeurer en Bretagne. Monsieur l'Archevêque a répondu à son Grand Vicaire 66 qu'il approuvait notre projet, qu'il le jugeait très propre à procurer la gloire de Dieu. C'est tout ce que je désirais pour vous dire de venir où vous êtes bien attendue. Vous aurez notre bon ami M. Cormeau pour compagnon de voyage. Écrivez -lui afin que vous vous concertiez ensemble afin de vous rencontrer à Rennes ". La lettre assez brève du 3 septembre 1791 annonce que Mr Cormeau ne peut pas encore partir pour Paris. Cela permettra peut-être à Mère de Cicé de faire un voyage souhaité à Saint-Brieuc. La lettre du 12 septembre 1791 retrace à l'intention de la destinataire quelques lignes d'une autre lettre que le Père de Clorivière vient de recevoir de Quintin, là où Mr Cormeau a dû se cacher. Les termes assez énigmatiques montrent à quelles précautions on était alors contraint, et par là même le s 66

Lettre de Mgr de Juigné, archevêque de Paris, à Mr de Floirac 71


difficultés que Mère de Cicé devait affronter 67 : "... Si Adélaïde pouvait venir trouver Madeleine ( Mlle Garnier, future associée) qui ne peut s'absenter bien loin dans ce moment, l'une et l'autre pourraient visiter Marie -Joseph (Mr Cormeau) dans sa retraite. L'entretien n'en serait que plus utile et plus propre à aplanir les difficultés du grand voyage ( la venue à Paris). On prendrait des engagements qui peut -être réussiraient ". Le Père ajoute : "Vous devinez sans doute les personnages. Je suis aussi d'avis que vous fassiez ce voyage, ma très chère fille, il sera pour la gloire de Dieu et la consolation d'un saint confesseur de Jésus -Christ. C'est pour la même œuvre qui vous fait venir ici ". Le voyage de Quintin n'est pas facile à réaliser car le Père ajoute : "Je crains cependant de vous fatiguer trop ; c'est pourquoi, si votre santé s'y trouvait intéressée, ou si d'autres raisons, à cause des circonstances, vous détournaient de ce voyage, je ne l'exigerais pas de vous ", puis assuré de donner courage et paix à Mère de Cicé, il conclut : "Si ce que je vous dis est plus qu'une simple prière, c'est afin que dans une action de cette importance vous ayez la force et le mérite que donne l'obéissance". La lettre du 21 septembre 1791 laisse entrevoir que la venue de Mère de Cicé à Paris semble imminente : "Il est temps, ma chère fille en Notre -Seigneur, de penser sérieusement à tous vos arrangements pour venir ici". Suit un ensemble de renseignements sur les paquets à envoyer. Mère de Cicé, accompagnée de Mlle Le Marchand et d'Agathe, sa cuisinière, logera dans l'appartement actuellement occupé par le Père de Clorivière qui a pris ses dispositions pour le lui céder. Il demande à Mère de Cicé de lui préciser ses jour et heure d'arrivée. C'est à la fin de cette lettre que se trouve cette indication capitale pour le nom de la Société : "Je ne vois rien à changer au nom de la seconde Société, si ce n'est qu'on voul ût que, pour un plus grand rapport avec la 1 ère, elle portât le nom du Cœur de Marie. Ce n'est point à moi, c'est à elle -même d'en décider, après avoir consulté là -dessus le Seigneur". Un paragraphe de la lettre suivante, datée du 24 septembre 1791 témoigne de l'activité apostolique de Mère de Cicé au cours de ses dernières semaines en Bretagne : "Je vous accompagnerai en esprit dans votre voyage de L., S.B., et Q. 67

Pour plus de clarté, nous ajoutons parfois des précisions . 72


(Lamballe, Saint-Brieuc et Quintin). Je prie le Père des miséricordes de donner sa béné diction à votre obéissance, et autant qu'il est en moi je vous donne celle que vous désirez ". Mère de Cicé est maintenant bien proche de son départ, et comme il lui est habituel à la veille d'un important changement de vie, elle ressent troubles et inquiétudes et craint de manquer à la grâce. Dans sa lettre du 3 octobre 1791 le Père de Clorivière l'éclaire sur le sens profond de cette purification : "Prenez courage... Mettez toute votre confiance dans le Seigneur. Ce que vous éprouvez n'est point une marque qu'il veuille vous abandonner ou que vos œuvres lui soient moins agréables. C'est au contraire une marque de son amour et de sa protection... Il veut que le sentiment que vous éprouvez de votre misère et de votre faiblesse vous montre plus sensiblement encore que ce que vous avez fait, que tout ce que vous pourrez faire pour sa gloire est son ouvrage et que cela vous porte à vous adresser à lui avec plus de ferveur". Puis sachant combien la présence eucharistique répond à ses aspirations les plus profondes, il ajoute : " Je sens bien qu'il vous en coûtera pour ne plus loger sous le même toit que Notre-Seigneur ; mais vous en serez aussi près que si vous étiez sous le même toit et vous pourrez, sans beaucoup de peine, le visiter le matin et le soir. Il n'y aura pas cent pas de la chambre où vous serez au tabernacle où réside le Saint Sacrement.’’ Enfin, pour rassurer Mère de Cicé au moment de son arrivée dans une capitale en pleine effervescence, où tout lui est inconnu : "Ne craignez pas non plus que je quitte Paris ; je n'en ai nulle envi e et je ne serai pas si éloigné que je ne puisse aisément vous voir tous les jours et même plus souvent s'il le fallait". Pour bien mesurer les appréhensions de Mère de Cicé il faut se souvenir que dans un contexte de vie tout nouveau, il s'agissait pour elle, en tant que supérieure, de former à la Société naissante de nouvelles associées qu'e lle ne connaissait pas. La lettre du 8 octobre 1791 a surtout pour objet de conseiller Mère de Cicé au sujet des filles de Marie de Bretagne. Il s'avère aussi que " Marie-Joseph", Mr Cormeau, est encore dans l'incertitude quant à ses possibilités de départ pour Paris. Un séjour à Rennes avant le départ paraît nécessaire. Le post scriptum de cette lettre est ainsi libellé : "Ce que vous vous 73


rappelez avoir fait il y a trois ans le jour de saint François était une disposition à l'accomplissement des desseins du Seigneur sur vous". En cette fête du Poverello d'Assise, Adélaïde, à la Croix de Saint-Servan, avait revêtu la livrée des pauvres pour mieux rompre avec le monde. Maintenant, de nouveau sous la livrée du monde, pour le Christ et le service de ses frères, elle continuait à vivre intérieurement cette même rupture. La lettre suivante du 15 octobre 1791 est adressée à Rennes : « Pour vous, ma chère fille, soyez pleine de confiance en Dieu. C'est lui qui met la persuasion sur vos lèvres, pour attirer à lui les âmes sur lesquelles il a des desseins particuliers de miséricorde ; suivez avec docilité les saintes inspirations qu'il vous donne. Il y a bien des marques que c'est vous qu'il a choisie pour son œuvre ; n'en demandez pas davantage, et ne veuillez pas avoir là -dessus une certitude entière et exempte de tout doute... Cette sorte d'obscurité nous est bien salutaire, e t c'est pour nous un moyen de pratiquer excellemment la confiance, l'abandon et l'amour. » C'est bien encore à Mère de Cicé en tant que cofondatrice, qu'il demande ensuite de parler avec prudence et selon les opportunités de l'une et de l'autre Société : "Dans le temps où l'enfer, en punition de nos péchés, semble avoir la puissance de faire tout le mal qu'il veut aux hommes, la vertu doit agir en secret et dans le silence, afin de procurer plus sûrement et plus longtemps la gloire du Seigneur ". Encore que lques lignes du Père le 28 octobre 1791. Le séjour d'un mois à Rennes semble long, mais il a donné le temps à Mère de Cicé " d'avancer l' œuvre du Seigneur". Ce retard va également permettre au Père de donner " une retraite à de bons ermites ". Il vient d'en donner une à des carmélites ; une autre est en cours pour des ecclésiastiques. Tout est prêt dans l'appartement de Mère de Cicé à Paris. Le Père logera dorénavant rue de la Chaise n ° 526, sous un nom d'emprunt : Mr Poiseaux. La lettre du 30 octobre 1791 est la dernière postée de Paris pour Rennes avant l'arrivée de la cofondatrice dans la capitale le 11 novembre, arrivée qui oblige le Père à modifier ses projets : il retarde la retraite promise aux ermites afin d'être là pour accueillir Mè re de Cicé et Mr Cormeau à leur arrivée à Paris. Il encourage une fois encore Mère de Cicé à pratiquer l'abandon et la confiance dans "l'état pénible" qui est le sien : "Abandonnons -nous à la divine Providence avec une douce confiance qu'elle conduira tout et fera servir tout à sa 74


plus grande gloire. C'est ainsi que j'envisage l'état pénible que vous éprouvez. Dieu veut que vous connaissiez par votre expérience de quoi vous êtes capable de vous -même, afin que vous attribuiez uniquement à lui tout ce dont vo us serez l'instrument". L'humble supérieure générale devra une fois de plus, ce ne sera pas la dernière, surmonter courageusement ses appréhensions pour se livrer sans réserve, au sein de la tourmente, au service du Seigneur et à celui de la Société.

LA VENUE DE MÈRE DE CICÉ À PARIS C'est à Rennes que le 6 ou 7 novembre 1791 Mère de Cicé prend la lourde diligence pour Paris. Un autre voyageur la rejoint, sans doute incognito. C'est Mr Cormeau, confesseur de la foi. Il a pu enfin quitter sa cachette de Quintin, puis séjourner discrètement à Rennes. C'est un homme traqué de toutes parts en Bretagne où il est bien connu comme ancien directeur des missions. Il prend place discrèteme nt dans la diligence, et avec lui le Seigneur car il porte sur lui des hosties consacrées. Mère de Cicé le sait... Le long voyage de quatre à cinq jours, avec arrê t dans les auberges, sera pour les voyageurs un temps d'adoration silencieuse. C'est " avec Lui" et pour Lui qu'ils vont affronter la tempête car à Paris les troubles révolutionnaires s'aggravent chaque jour. La diligence s'arrête un peu après la porte de Versailles. Là quelques personnes attendent la descente des voyageurs, Mlle Deshayes avec sans doute une ou deux autres filles du Cœur de Marie, cherchent Mère de Cicé du regard. Un prêtre du Cœur de Jésus doit prendre en charge Mr Cormeau 68. On devine avec quelle respectueuse émotion Mère de Cicé est conduite au petit appartement de la rue des Postes où tout a été préparé pour la recevoir. Par prudence, le Père de Clorivière ne la rejoint qu'un peu plus tard. Les premiers jours doivent se pas ser à faire de la capitale ; et le Père pour les entretiens et les

de la supérieure générale à Paris connaissance avec les filles de Marie de Clorivière doit s'entendre avec elle conférences spirituelles 69 qu'il faudra

68

Cf. Lettres du Père de Clorivière, p.102 Les "Conférences sur les vœux de religion" ont été composées fin 1791 , début 1792. L es AFCM en possèdent les autographes depuis la fin de la 6ème 69

75


assurer. En pleine tourmente révolutionnaire, la vie d'une Réunion naissante s'organise, sous le seul regard de Dieu et de sa Mère. Bientôt, une épreuve familiale allait atteindre Mère de Cicé, comme l'annonce un court billet du Père de Clorivière daté seulement samedi matin (1792) : "Je partage et votre douleur de cette perte et la consolation que vous ont fait ressentir les pieux sentiments d'un frère dans le moment qui décide de l'éternité. Vous avez bien sujet de bénir Dieu et lui plus encore que vous, de l'heureuse conjoncture qui lui a fait avoir le bonheur de vous avoir auprès de lui. Le Seigneur est bien bon envers ceux qui ne cherchent que lui".

D'après ces lignes, on peut penser que Mère de Cicé eut la consolation d'adoucir les derniers jours de son frère Louis Toussaint, officier de marine, qui s'était marié en 1767 à Paris , où il devait mourir le 28 janvier 1792.

Un intervalle de quelques mois se passe sans laisser de traces écrites. Mère de Cicé et le Père de Clorivière peuvent sans doute se retrouver régulièrement pour veiller ensemble sur les premiers pas de la Société dans la capitale. L'agitation y est à son comble : le décret du 27 novembre 1791 a placé en état d'arrestation les milliers de prêtres refusant de prêter le serment à la Constitution. En avril 1792, la guerre a été déclarée à l'Autriche et les premiers revers subis par les armées républicaines provoquent l'affolement. La suspicion s'étend, le risque de délation est partout. Les églises et les chapelles où officiaient les pr êtres insermentés sont fermées . Pas toutes cependant : les propriétés étrangères jouissent encore de la liberté de culte, tel le collège des Irlandais qui, pour un temps, peut mettre généreusement â la disposition du clergé français ses bâtiments protégés par une certaine immunité. On y fera notamment nombre d'ordinations clandestines précédées de retraites où le Père de Clo rivière dut exercer son zèle habituel de prédicateur. Les retraitants avaient l'habitude d'envoyer à la fin de leur retraite une lettre au Saint -Père, témoignage émouvant de leur fidélité au Siège apostolique ; à la fin d'une de ces lettres, datée du 23 ma rs 1792, on trouve en tête des signatures celle de Mr Cormeau, recteur de la paroisse de Plaintel.

(incomplète) jusqu' à la dernière. Ces autographes sont tous datés, la 7ème conférence, du 7 janvier 1792, la 12ème et dernière, du 23 février 1792. 76


Un indice permet de conjecturer l'assistance que Mère de Cicé et ses compagnes devaient apporter aux retraitants du collège des Irlandais. Le 22 janvie r 1792, la lettre envoyée au Saint-Père 70 à l'issue d'une de ces retraites, se termine par ces lignes fort intéressantes : "...Par cette lettre que nous avons rédigée ensemble...nous sollicitons de ta Sainteté la Bénédiction apostolique, non seulement pour nous, mais aussi pour la pieuse association de ces nobles femmes qui offrent toute leur vie en sacrifice en vue du Sacré-Cœur de Jésus à qui elles se sont vouées et du Cœur Immaculé de Marie auquel elles se sont spécialement consacrées, et qui nous assistent de leurs ressources ..."

S'agit-il de la Société du Cœur de Marie ? On peut le supposer avec la plus grande vraisemblance, vu la proximité immédiate du logement de Mère de Cicé et de ses filles et la part prise à ces retraites par les prêtres du Cœur de Jésus. Ainsi à l'aube même de la Société, notre première Mère pouvait collaborer à ces œuvres de "miséricorde spirituelle" pour lesquelles se manifestait sa prédilection dans la longue lettre écrite au Père de Clorivière en septembre 1790. La correspondance interrompue fin janvier 1792 entre les deux fondateurs reprend au cours du mois de juillet suivant. Une lettre du Père de Clorivière à Mère de Cicé nous montre cette dernière toujours sous le pres soir des peines intérieures : "Mercredi soir 11 juillet 1792. Vous êtes maintenant trop troublée pour que je doive et que je puisse exiger de vous rien de nouveau... Continuez donc à faire comme vous avez fait jusqu'ici, par rapport à vos compagnes, sans leur rien dire de ce que je vous ai dit. Je vous recommande seulement de ménager davantage votre santé, parce que votre état, que je connais par moi -même, me convainc que la chose est absolument nécessaire ". En raison sans doute des scrupules de Mère de Cicé, le Père ajoute : "Je ne vous obligerai point à communier demain ni après-demain, et il suffira que vous veniez samedi matin à confesse. N'y venez même pas si, ce jour -là, qui est le jour de la fédération 71 il peut y avoir quelque risque à venir si loin ". La lettre du 16 juillet 1792 permet de saisir sur le vif les dangers encourus par les cofondateurs. Une extrême prudence est de rigueur : " C'eut été, ma chère fille, une véritable consolation pour moi si, dans cette fête de notre 70 71

Archives Vaticanes, Nonciature de France, vol. 582, f.266-268, n°82 (original en latin). la fédération : anniversaire de la prise de la Bastille le 14 juillet 1789 77


bonne Mère 72, j'avais pu la célébrer avec vous sur la montagne du Carmel ; le Seigneur en dispose autrement, que son saint nom soit à jamais béni. Mettons notre gloire et notre bonheur à accomplir en tout sa volonté sainte, quelque rigoureuse qu'elle puisse être. Ce n'est pas une petite peine pour moi, et ce ne peut manquer d'en être une aussi pour vous, que je ne puisse sortir, d'ici à quelques jours. Je sens assez, et d'autres me font entendre, qu'il y aurait de l'imprudence à le faire ". Suit l'annonce de nombreuses arrestations venant de se produire à Paris et qui, dans quelques semaines vont être suivies des massacres de septembre : "Vous avez su sans doute que tout nouvellement on a arrêté beaucoup de prêtres, entre autres Messieurs de Saint Sulpice, qu'on a transportés aux Carmes ; quelques relig ieuses, qui avaient été hier à la section pour y rece voir leurs pensions, ont été arrêtées ". Enfin ces lignes montrant le bel équilibre du Père, mais bien propres à éveiller les craintes de Mère de Cicé : "On nous a donné hier au soir une grande alerte ; je n'en ai point été effrayé, et cela ne m'a point empêché de dormir très tranquillement ; mais nos dames 73 ont veillé presque toute la nuit pour se préparer à leur fuite". C'est dans cette ambiance d'une Terreur qui gronde à toutes les portes que Mère de Cicé reçoit la lettre du mercredi 7 août 74, lettre d'un ton gra ve, presque solennel où le fondateur lui annonce qu'elle pourra prononcer ses premiers vœux le 15 août : "Ma chère fille, La paix de Notre -Seigneur Je me suis bien occupé de vous devant N.S. et je crois devoir vous dire en son nom et au nom de sa très Sainte Mère de vous disposer à faire vos vœux dans la Société des Filles du Sacré Cœur de Marie, à la fête de son Assomption glorieuse, d'aujourd'hui en huit. Je vous dispense de vos examens, à cause de vos craintes excessives. Je vous réponds à vous -même et devant Dieu de vos dispositions. Cependant, lisez avec soin l'examen et entrez le mieux qu'il vous est possible dans les dispositions qu'il exige... Les vœux ne seront cette fois-ci que pour un an. 72

16 juillet : N.D. du Mont Carmel sans doute d es religieuses voisines 74 Lettres, p.105. Cette lettre ne porte aucun millésime. L'autographe es t daté du 7 et non du 8 73

78


Il vous serait bien difficile, pour ne pas dire impossible, de faire une retraite dans les formes ; vu votre situation présente, votre mal à l'œil, et la nécessité où vous êtes de sortir de chez vous, de parler, etc... Mais faites -en ce que vous pourrez sans aucune inquiétude, d'ici à l'Assomption. Relisez avec soin le plan et les règles, et les instructions sur les vœux. Animez-vous à une grande confiance, et que Notre Seigneur Jésus-Christ soit toujours avec vous. Ainsi soit -il". Le contenu de cette lettre est en accord avec les exigences d'une vocation très haute : Mère de Cicé est exemptée de ce qui pourrait aviver ses scrupules, mais elle doit se remettre en face de sa vocation de fille du Cœur de Marie et des vœux qu'elle va prononcer. Le 11 et le 14 août elle reçoit deux courts billets du Père de Clorivière lui conseillant la paix et l'abandon ; le dernier contient une indication intéressante : " J'ai dit à Mademoiselle Deshayes et à sa N. 75le bonheur que vous auriez demain, et j'ai pris de là occasion de lui dire de se préparer au même bonheur pour la Purification prochaine..." Le lendemain 15 août, en la fête de l'Assomption, Mère de Cicé scellait définitivement l'offrande signée de son sang le ler octobre 1776 : elle était " toute à Jésus son Époux".

LES PREMIERS VŒUX DE MÈRE DE CICÉ Aucun indice ne permet de savoir exactement l'année 76 et le lieu où - en ce jour de l'Assomption - Mère de Cicé émit ses premiers vœux. Ce fut sans doute dans une chapelle ou un oratoire connu du Père de Clorivière et où la cérémonie pouvait avoir lieu en toute discrétion. D'après l'introduction du discours que le fondateur prononça à cette occasion 77, on peut supposer que quelques 75

Sa nièce, Michèle -Sophie Lejay, qui a également fait sa consécration le 2 février 1791 et qui vit avec elle (note de Martine). 76 Les lettres du Père de Clorivière concernant les vœux de Mère de Cicé ne portent aucun millésime. En fait on ne peut trancher d'une façon certaine pour 1792. Ce pourrait être 1793. Voir "Fondée sur le Roc", p.28, note 3. 77 En ces temps troub lés, on ne peut avoir la certitude absolue que le Père de 79


prêtres du Cœur de Jésus devaient, avec des filles du Cœur de Marie, entourer notre première Mère, car le Père demande au Saint-Esprit de "mettre sur se s lèvres des paroles de vérité propres à édifier "ceux" qui les entendront " et il fait allusion à la plénitude que les vœux apportent à l'engagement sacré du sacerdoce. Les Archives de autographe in extenso.

la

Société

possèdent

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discours

Il est trop long pour être reproduit ici, mais nous essaierons d'en dégager les articulations maîtresses. Il n'est pas douteux, en effet, que le Père, en cette circonstance exceptionnelle, n'ait décrit les traits essentiels de la Société religieuse dont Mère de C icé était "la première pierre ". À travers elle c’est aussi à "toutes celles qui viendraient après elle " que le fondateur s'adressait. L'introduction évoque, avec les accents d'un contemplatif familier de ces vérités, Marie, au ciel, en corps et en âme, objet d'une louange incessante des bienheureux qui " découvrent ce que Dieu a fait pour sa Mère, les grâces singulières qu'il lui a prodiguées", l'accueil plénier fait par la Vierge à ces grâces, et "les complaisances que ce même Seigneur prend dans la perfection de ce chef-d’œuvre de ses mains". Le thème central développé par le Père s'appuie sur ce verset évangélique : "Marie a choisi la meilleure part, elle ne lui sera pas ôtée". (Luc 10,42) et le Père applique ces paroles à Mère de Cicé, au nom même du Seigneur : "dans ce jour, dans ce moment où, marchant sur les traces de Marie... vous choisissez comme elle la meilleure part, en vous attachant par vœu à la Société des Filles de son Cœur". Il annonce ensuite les deux grandes parties de son discours : La première : " Marie a choisi la meilleure part " a pour objet de montrer toute la perfection que Mère de Cicé peut donner à son sacrifice avec le secours de la grâce. La seconde : " elle ne lui sera pas ôtée " a pour objet de bannir toute crainte de son cœur en lui rappelant les grandes miséricordes du Seigneur à son égard. Le Père magnifie tout d'abord la vie religieuse que Mère de Cicé va embrasser : "Qu'est-ce que l'homme peut faire de plus saint, de plus parfait, de plus agréable à Dieu et de plus propre à lui témoigner sa reconnaissance pour tous ses bienfaits, que de faire servir à sa gloire tout ce qu'il a reçu de sa bonté ; que Clorivière put assister à la réunion et lire lui -même le discours qu'il av ait préparé. 80


de lui faire le sacrifice le plus entier, le plus irrévocable de toutes les choses de la terre ; de son corps et de tous ses sens, de son âme et de toutes ses facultés ; de tout soi -même ?... On ne peut concevoir sur la terre d'état plus saint, plus parfait, et qui approche davantage de l'état des bienheureux dans le ciel..." Mais "Dieu ne se donne pleinement à nous, nous ne sommes entièrement à lui, que par ce renoncement et ce sacrifice de nous-mêmes, et ce sacrifice n'a toute sa perfection que lorsqu'on se consacre irré vocablement et sans réser ve au Seigneur, par l'émission des trois vœux substantiels de religion, ou par une donation si parfaite de soi -même, qu'elle contiendrait éminemment ces trois vœux et en renfermerait toutes les obligations ". Suit un long développement sur l'excellence de chacun des vœux par eux : "l'homme fait de lui -même à Dieu l'offrande la plus entière, le sacrifice le plus parfait dont il soit capable en cette vie et...par ce sacrifice, il est introduit dans l'état le plu s saint et le plus sublime qu'il puisse y avoir en ce monde ". On devine combien ces affirmations devaient pénétrer l'esprit et le cœur de ceux qui les entendaient, au moment même où les décrets révolutionnai res interdisaient formellement la vie religie use. Toujours soucieux de donner une base théologique à son enseignement, le Père de Clorivière poursuit : "L'âme fidèle à répondre à la sainteté, à la sublimité de cette voca tion est icibas l'image vivante du Sauveur des hommes... Dès le premier instant de son Incarnation, le Verbe fait chair a fait de lui même à son Père l'holocauste le plus parfait. Maître de toutes choses, il s'est dépouillé de tout...il s'est soumis en tout à la volonté de son Père et même à celle des hommes". Ici le fondateur ouvre à Mère de Cicé des perspectives mariales qui introduisent les filles du Cœur de Marie au cœur de leur vocation : Le Verbe incarné est " le modèle des religieux ". Mère de Cicé l'envisagera dorénavant "dans la plus belle et la plus ressemblante de toutes ses images, dans son auguste Mère... dans ses exemples admirables qui sont comme un magnifique développement des grandes leçons de son divin Fils... Tout est admirable dans la Mère du Sauveur des hommes ; il n'est aucun instant, aucun mystère de sa vie qui ne nous la montre comme l'image la plus belle de son Fils, comme le modèle achevé de toutes les vertus religieuses". 81


Suit une pensée coutumière au Père de Clorivière, orientant son auditrice vers le pluralisme propre à la Société : "Divers ordres religieux, suivant le mouvement de l'Esprit, s'attachent principalement à honorer, par leur culte et leur imitation, plusieurs de ces différents mystères (de la Vierge Marie) ; pour vous, ma chère fille, et c elles qui viendront après vous, sous la direction de ce même Esprit, vous considérerez tous ces mystères ensemble, vous considérerez toutes les vertus de Marie dans le plus haut degré de leur excellence, en vous dévouant spécialement à son Sacré Cœur sous le nom de Filles du Sacré Cœur de Marie. Vous protestez par-là que c'est dans ce Cœur, qui n'est qu'amour pour Dieu, que charité pour le prochain, que vous puiserez désormais tous vos sentiments, toutes vos affections, toute votre vie". L'ensemble des enseignements donnés par le Père de Clorivière, notamment dans ses Lettres Circulaires, présente cette conformité au Cœur de Marie, la plus parfaite image du Cœur de son Fils, le Verbe incarné, comme le nœud même de la spiritualité qu'il a léguée à la Société. Après avoir ainsi exalté le bienfait de la vie religieuse, le fonda teur ajoute que ce bienfait grand en lui -même, l'est aussi eu égard aux circonstances. Il trace alors un tableau saisissant des destructions et des bouleversements révolutionnaires, tableau combien parlant pour ceux qui en étaient alors les témoins quotidiens : églises démolies, dévastées ou livrées à un culte impie, autels et reliques profanés, chrétiens martyrs de la foi, prêtres emprisonnés ou contraints à l'exil, le saint sacrifice célébré dans des lieux cachés et au péril de la vie, les monastères détr uits, les religieux dispersés, les vœux et la profession religieuse interdits, le nom de Jésus -Christ en horreur. Et le Père de Clorivière ajoute, s'adressant à Mère de Cicé : "Que cela rehausse bien par rapport à vous, la gloire accordée en tout temps à la profession religieuse... Mais voici quelque chose de particulier pour vous, dont nous devons nous réjouir avec vous dans le Seigneur qui, par sa pure miséricorde, vous a choisie pour être la première pierre du nouvel édifice qu'il élève à sa gloire et à la gloire de sa sainte Mère ! Vous êtes la première qu'il s'y choisisse pour épouse ; et nous pouvons espérer qu'il se servira de vous pour attirer à sa suite un cortège nombreux de vierges, un peuple d'élite qui s'efforcera de la dédommage r par la ferveur de ses hommages, par la pureté de son amour, par la pratique dei conseils évangéliques, des outrages d'un monde impie, et de l'injure qu'on lui fait par la suppression de tant d'Ordres qui s'empressaient de concert à procurer sa gloire et le salut des ho mmes". Puis

le

Père

ne

craint

pas

d'élargir

l'horizon

:

"Nous 82


pouvons l'espérer, ce que le Seigneur a fait pour vous est le gage de ce qu'il veut faire ; mais quand il en aurait autrement ordonné dans les décrets de sa sagesse éternelle, ces désirs de contribuer à sa gloire ne peuvent venir que de lui, et des désirs si purs, si grands, si vastes, qui s'étendent à tous les temps, à tous les lieux, à toutes les classes de la société, et dont le but serait de faire refleurir partout...la sainteté des plus beaux temps du christianisme...ces désirs ne peuvent manquer d'être très agréables à Dieu". Mère de Cicé a vraiment " choisi la meilleure part. J'ajoute pour mettre le comble à votre consolation, que cette part ne vous sera point ôtée". Entrant alors dans les sentiments de Mère de Cicé, le Père affirme qu'il connaissait sa faiblesse, plus grande encore qu'elle ne pouvait l'imaginer, mais cette faiblesse est elle -même un nouveau motif de confiance. Mère de Cicé peut dire avec l'Apôtre que c'est l'excès de sa faiblesse qui fait sa force. Sachant combien elle redoute de manquer de fidélité dans l'exacte observance de ses vœux, le Père expose longuement comment ceux-ci, loin d'être un fardeau, lui seront une aide pour répondre à sa vocation. Puis ces lignes émouvantes où il se porte garant de la pureté d'intention de Mère de Cicé quant à son engagement dans la Société : "Quel motif pourrait avoir influé sur votre vocation ? Je n'en vois aucun. L'exemple des autres vous aurait-il entraînée ? Vous marchez la première dans un chemin qui avant vous n'avait pas encore été frayé. Chercheriez -vous l'éclat ? Votre sacrifice n'est connu que de Dieu. Serait-ce pour vous décharger de devoirs gênants ? Vous en contractez de nouveaux sans vous décharger de ceux que vous aviez. Est-ce la douceur de la solitude ? Le Seigneur vous retient dans le monde. Est -ce pour vous dégager de tous les soins et de tous les embarras de la vie ? La Relig ion que vous embrassez ne vous promet rien de temporel... Vous n'avez pu vous y proposer autre chose que de plaire à Jésus, de suivre sa voix, de lui témoigner un plus grand amour, et contribuer à sa gloire de la manière la plus conforme à son bon plaisir ", et le fondateur précise à nouveau la finalité essentielle de la Société, par laquelle le Seigneur veut montrer au monde "que c'est en vain qu'il s'efforce d'anéantir la pratique des conseils évangéliques ; que dans le monde, et en dépit du monde, il se conservera une race choisie qui, non seulement ne courbera point les genoux devant Baal, mais de plus marchera constamment dans les sentiers épineux de la sainteté, et par la prière, et par la pratique des plus sublimes vertus, contribuera 83


au salut de plusieurs et répandra partout la bonne odeur de Jésus-Christ". Puis après avoir rappelé à Mère de Cicé l'exemple des premières vierges chrétiennes, il lui propose celui de la Reine des vierges : "Dieu n'a pas permis que dans aucun temps de sa vie, elle vécût séparée du monde, afin que vous puissiez vous glorifier plus spécialement de suivre un si beau modèle" .

C'est ainsi qu'en la fête de l'Assomption, au sein même de la Terreur qui grandit dans la capitale, et après s'être entendu rappeler les caractéristiques essentielles de la Société, la première supérieure générale s'offre au sacrifice qui la voue totalement au Seigneur et à son service. Nous pouvons pressentir avec quelle humilité et quelle ferveur elle prononce alors la formule de ses premiers vœux 78 : "Trinité sainte... Je, Adélaïde Champion de Cicé vous fais en ce jour... Ainsi soit-il". À cette étape cruciale de la vie de Mère de Cicé, arrêtons nous un instant pour regrouper les traits dominants de son tempérament et pour tenter de saisir quelque chose du mystère de grâce qui lui est propre.

78

D.C., p.III. L es pages 111 et 112 reproduisent un texte écrit de la main du Père de Clorivière sur le recto et le verso d'un e même feuille. Noter la date du 15 août 1793. C' est la plus ancienne formule possédée aux AFCM." Trinité Sainte, Père, Fils et Saint -Esprit, un seul Dieu en trois personnes ; et Vous, Divin Jésus, Sauv eur des hommes, Vous dont le Cœur est tout brûlant d'amour ;prosternée aux pieds de Votre infinie Majesté, et pleine de confiance dans la grandeur de vos Miséricordes, toute indigne que j'en suis, je N...vous fais en ce jour de l'Assomption triomphante de la G lorieuse Vierge Marie, Mère de Dieu, sous ses ausp ices, et dans la Société des Filles de son Sacré-Cœur, les Vœux de Pauvreté, de Chasteté et d'Ob éissance, selon l'esprit et la forme de cette Société. Je vous demande, ô mon Dieu, et j'attends de votre pure bonté, par les mérites de Jésus -Christ Notre-Seigneur, et par l'intercession toute puissante de sa très sainte Mère, dont je veux toute ma vie être l'humble servante, les grâces abondantes dont j'ai besoin pour garder fidèlement, tout le temps de ma vie, les vœux que je viens de faire. Ainsi soit -il 84


Elle a maintenant 43 ans environ. Sa personnalité naturelle et surnaturelle s'est affir mée du fait de l'âge et des circonstances. Après de longues et douloureuses recherches guidées par l'Esprit Saint, elle vient de prononcer ses vœux dans la Société naissante des filles du Cœur de Marie. Elle ne s'appartient plus. Elle est toute livrée au s ervice du Seigneur et de ses frères, dans et par l'Institut dont elle est cofondatrice et première supérieur e générale. Le maintien et le développement de la Société au cœur de la Révolution d'abord, puis sous le régime napoléonien vont demander d'elle un courage qui ira jusqu'à l'héroïsme. Or, elle est d'une santé particulièrement fragile, atteinte d'une maladie pulmonaire dont l'évolution quoique lente, la minera toute sa vie. Cette déficience physique s'accompagne d'une grande sensibilité psychologique et morale. Si son cœur est exceptionnellement compatissant et ouvert à toute détresse, il ressent aussi profondément ce qui l'atteint. Sa conscience a des réactions d'une extrême délicatesse : son horreur de la moindre souillure, de la faiblesse la plus involontaire est pour elle l'occasion de troubles profonds : elle se sent indigne et se croit incapable de remplir sa tâche. Ces désolations, on serait tenté de dire cet état de désolation, caractérisent en grande partie la vie crucifiante de Mère de Cicé. A travers les multiples lettres de direction du Père de Clorivière on peut en suivre les étapes jour après jour. Cette continuité peut même poser une question à un rega rd superficiel : la maladie ne jouerait -elle pas un rôle important dans ces épreuves intérieures ? Il faut juger les choses de plus haut. Certes, l'état de santé et le tempérament de Mère de Cicé ont eu leur part d'influence sur le déroulement de s a vie intérieure, mais l'Esprit Saint utilise habituellement toutes les ressources naturelles et surnaturelles de l'être humain pour réaliser ses desseins. Par deux fois le Père de Clorivière écrira à Mère de Cicé qu'elle a été choisie par le Seigneur comme victime 79 : "Je vous Cf. Lettres, p.141 et 199. Cf aussi p.94, 279, 366, 385 et 441. On trouv era mention de la plupart de ces texte s dans le cours de cet ouvrage. cf. aussi D.C., Exposé de mai 1808, p.444 : s'offrir "comme des victimes, pour le salut de nos frères" ; la notion de "victime" était familière à la spiritualité d'alors et trouvait un terrain favorable face aux excès de la Révolution. En septembre 1791, le Père de Clorivière écrivait à Mère de Cicé : "Adorons les secrets jugements du Très -Haut... Offrons -lui les méri tes infinis de son Fils Jésus-Christ pour apaiser sa justice et unissons -nous nous -mêmes en qualité de victimes à cette Victime adorable. » Lettres , p 94. 79

85


envoie ma lettre générale à l'occasion de notre grande affaire dont vous avez pour une partie tout le poids, le Seigneur vous ayant choisie pour victime ". Et quelques années plus tard :" Qu'elle (Adélaïde) ne doute point qu'elle ne soit une victime dans laquelle se plaît le divin amour". À certaines heures où la détresse de Mère de Cicé paraît à son comble, le Père de Clorivière lui rappelle clairement que ses souffrances sont d'ordre exceptionnel : "Je vous le dis avec assurance, ce que vous éprouvez n'est point punition ni châtiment ; c'est une épreuve qui tournera tout entière à votre avantage et à celui des autres... Soyez pleine de confiance, quant à la volonté supérieure ; c'est la seule qui puisse mériter ou démériter ; l'autre volonté de sentiment n'est pas toujours en notre pouvoir et il ne dépend pas de nous d'en rectifier les sentiments, surtout dans les épreuves extraordinaires, telle s que les vôtres. Pourquoi Dieu permet -il ces épreuves ? Respectons les secrets du Seigneur. Ne cherchons pas à connaître ce qu'il veut nous cacher, mais soyons assurés qu'ils sont dirigés par son amour. Il nous les manifestera un jour, et alors vous verrez, si vous êtes fidèle, combien ces souffrances, ces violences, ces bouleverse ments de toute espèce, vous auront été avantageux 80". "Il n'y a point de voie plus excellente ni plus sûre pour conduire à Dieu que l'humilité et c'est celle par où Dieu vous conduit. C'est pour cela qu'il permet que vous ressentiez ces répugnances intérieures, ces révoltes, ces sensibilités, ce s retours d'amour-propre, ces jalousies que le démon suscite en vous d'une manière qui n'est pas ordinaire et qui fait bien voir que le Seigneur, pour vous éprouver, pour vous épurer de plus en plus, pour vous donner le mérite de la croix, et afin que cette croix tourne à votre propre bien et au bien spirituel de plusieurs âmes, a laissé à cet esprit de ténèbres de vous assaillir avec beaucoup de violence 81".

Enfin, ces lignes écrites le 11 mars 1808 :"Je prends toujours bien part à votre état de peines intérieures qui dure, quoique avec des intervalles, depuis un grand nombre d'années...et je voudrais pouvoir y apporter du soulagement, mais il n'y a que Dieu qui puisse le faire. Pour moi, je ne pourrai que vous répéter les avis que je vous ai tant de fois donnés. Si, comme je le pense, vous êtes dans la ferme 80 81

Lettres, p.256-257 (1er février 1805) Lettres, p.548-549. cf . aussi, Lettres p.135 de 1794 et p.208-209 de 1804 86


résolution et la sincère volonté de vous y conformer le mieux que vous le pourrez avec le secours de la grâce divine, quoiqu'il vous paraisse que vous ne le faites que très imparfaitement, quoique vous éprouviez en vous -même de grandes révol tes de la volonté, vos peines ne vous seront pas moins avantageuses qu'elles sont amères et difficiles à supporter. Vous en recueillerez, un jour, soit dans c ette vie soit dans l'autre, les fruits les plus précieux. Je vous le dis au nom du Seigneur 82". La lecture de ces lettres et de bien d'autres encore, où le Père de Clorivière tente d'expliquer à Mère de Cicé la conduite de Dieu à son égard, permet, semble-t-il, de faire un rapprochement entre ces épreuves et celles décrites par saint Jean de la Croix dans les nuits des sens et de l'esprit. Le Père de Clorivière lui -même nous invite à ce rapprochement lorsqu'il écrit le 22 mars 1808 à Mère de Cicé 83 :"Il m'est venu à l'esprit de vous dire de relever mon cantique sur l'image du B. Jean de la Croix ; votre état y est dépeint, peut -être pourriez -vous le reconnaître". Sous la plume d'un maître spirituel aussi averti et aussi prudent que le Père de Clo rivière, un tel témoignage ne peut être pris à la légère, non plus que ces lignes écrites quelques années auparavant 84 : "Si vos misères vous troublent quelquefois, que votre âme se plonge dans le bain salutaire que Jésus nous a préparé ; qu'elle le fasse a vec une grande confiance, elle en sortira toute belle et toute pure. Il peut même se faire qu'elle eut cette pureté nécessaire pour être admise dans le ciel devant le Dieu de toute sainteté 85".

82

Lettres, p.575 Lettres, p.579 84 Lettres, p.143. Lettre s sans date, mais que certains détails permettent de situer presque à coup sûr au début de 1801, lors de la détention de Mère de Cicé 85 Avec ces dernières lignes, il semblerait q ue tout est dit, mais il fau t encore ajouter ici un témoignage d'un grand poids : celui de la parfaite maîtrise d' elle-même qui a toujours caractérisé Mère de Cicé, et le rayonnement de paix et d'exquise charité exercé auprès de ses sœurs, quelles que soient ses luttes intérieures dont elle ne laissait rien paraître. Maintes fois, le Pèr e de Clorivière qui recueillait les échos des unes et des autres est obligé de la rassurer sur ce point. 83

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CHAPITRE III

AU CŒUR DE LA TOURMENTE Le 16 juillet 1792, le Père de Clorivière avait annoncé à Mère de Cicé l'arrestation de nombreux ecclésiastiques, suivie de leur incarcération aux Carmes. Parmi eux se trouvait Mr Gabriel Desprez de Roche, vicaire général du diocèse de Paris et prêtre du Cœur de Jésus. Le 13 août 86 on saisissait sur son domestique venu le visiter dans sa prison, un billet où le Père de Clorivière demandait au vicaire général des pouvoirs plus étendus nécessaires pour exercer son ministère en ces temps difficiles. Désormais, le nom, l'adresse et les activité s sacerdotales du Père de Clorivière étaient connus et un mandat d'arrêt aussitôt lancé contre lui. Prévenu à temps, il put changer de domicile mais on imagine aisément par quelles angoisses devait passer Mère de Cicé à l'a nnonce de semblables nouvelles. Bientôt les événements se précipitent : du 2 au 4 septembre 1792, des bandes de forcenés pénètrent dans les prisons et y massacrent les détenus 87. Aux Carmes et ailleurs, quatre membres de la Société du Cœur de Jésus tombèrent victimes de ce que l'histoire de France appelle " les massacres de septembre". Une lettre du Père de Clorivière à Mère de Cicé, datée "mardi soir" a dû être écrite le 4 septembre 1792 au soir même de ces massacres 88. Elle exprime - une fois de plus - les vues surnaturelles qui guident le Père dans tous ses jugements "Regardons tout dans les vues de la divine Providence et avec les yeux de la foi. Nous sommes dans les temps où le Seigneur nous commande de nous livrer à une joie sainte et à la plus douce confiance. Ce n'est pas que la nature ne ressente toute sa faiblesse et qu'elle ne craigne d'y succomber nous ne devons pas en être surpris après ce que notre divin Maître a voulu éprouver dans le jardin des Olives, mais avec lui, élevons -nous au-dessus de nos craintes, de nos faiblesses et de nos inquiétudes naturelles ; élevons - nous en esprit, et ce triomphe sur la nature sera très agréable à Notre -Seigneur qui ne permet en nous ce pénible combat entre la nature et la grâce que pour 86 87 88

cf. M.E.de Bellevue, Le Père de Clorivière et sa mission p.139. voir Fondée sur le Roc, p.32-33. Lettres , p.I07. 88


rendre la victoire de celle -ci plus glorieuse et plus méritoire. Unissons donc nos dispositions à celles de Jésus -Christ dans son agonie au Jardin. Je regarde comme bienheureux le sort de nos frères et la confiance que j'ai de leur mort ne me permet pas de prier pour eux. Si Dieu veut nous honorer d'une semblable mort, regardons-la comme la plus précieuse de ses faveurs. Notre soin doit être de nous y disposer par le plus entier abandon entre ses mains. Prions les uns pour les autres, et pour l' Église, avec toute la confiance et la ferveur possibles. Peut -être n'aurons-nous pas le bonheur et la gloire d'être du nombre des victimes immolées ; mais ce qui est certain, c'est que Dieu demande au moins le sacrifice de la volonté et nous devons le faire sans ré serve et sans limite ". Après ces lignes où l'on sent combien le don de force se répandait dans les âmes en ces heures de déréliction, on goûte d'autant plus les conseils de prudence et d'abandon qui suivent "Quelque satisfaction que j'aurais de vo us voir, ne venez pas sans nécessité voir le malade 89. Grâce à Dieu, le sentiment de sa faiblesse n'altère ni sa confiance, ni sa résignation, ni sa paix. Nous sommes au Seigneur et non pas à nous. Il peut disposer de nous selon son bon plaisir ; mais aussi , s'il veut nous conserver, tous les méchants, secondés de la rage des enfers ne pourront nous nuire ; il ne tombera pas sans sa volonté, un seul cheveu de notre tête ". Le Père n'oublie pas les deux fidèles domestiques qui ont suivi leur maîtresse à Paris :"Dites de ma part tout ce que vous pouvez de plus consolant à la Marchand et à Agathe ; priez aussi l'Esprit que lorsqu'on viendra nous visiter, il me mette à la bouche ce qu'il faudra que je réponde", et ce dernier encouragement : " qu'Adélaïde mette toute sa confiance en Dieu : un jour elle se réjouira de tout ce qu'elle souffre pour Dieu. Elle ne doit pas se repentir de ce qui fait auprès de Dieu la principale partie de sa gloire ". Le sceau de la souffrance et du sacrifice envisagés jusque dans leurs dernières conséquences se posait ainsi d'emblée sur Mère de Cicé dès les premières années de la Société. Un billet sans date suit sans doute de près la lettre ci dessus. On devine à mots couverts, que Mère de Cicé a dû 89

Le Père de Clorivière se désigne sans doute lui -même ainsi. Dans les lettres écrites peu après de Villers où il s'est réfugié chez un cousin, il parle du rétab lissement de sa santé. cf. Lettres p 111 et 114. 89


presser le Père de quitter Paris afin de se soustraire momentanément aux recherches. " Ce que vous m'avez dit ce matin, grâce à Dieu, n'a pas troublé la paix de mon âme ; mais jusqu'à présent, les réflexions que j'ai faites me portent à suivre l'avis que vous m'avez donné. Je vous en donne un à mon tour, ce serait dès demain de vous fixer dans votre maison". Le Père appréhende vivement en effet le séjour que fait alors Mère de Cicé à l'hôpital des Incurables où guidée par sa charité habituelle elle prend soin d'une malade. Puis ces quelques lignes où transpirent les dangers de l'heure présente: "Je suis donc à peu près déterminé à partir. Venez d'aussi bonne heure que vous le pourrez sans que cela paraisse trop ". Les deux fondateurs partageant la responsabilité de la Société devaient avoir bien des questions à régler à la veille d'une séparation peut -être de longue durée. Un autre billet prévient Mère de Cicé que le Père de Clorivière est arrivé sans encombre à Villers, près de Chantilly, chez son cousin. Mais il ajoute que Marie -Joseph (c'est-à-dire Mr Cormeaux) ne pourra le rejoindre comme prévu, Mère de Cicé est priée " de voir s'il n'y aurait pas quelque moyen de se pourvoir d'une chambre où on pût être avec quelque sûreté, lorsque les perquisitions auront été faites ". Une lettre de Villers ce 19 septembre 1792 adressée à Mademoise lle Le Marchand, rue des Postes n ° 8 est destinée à Mère de Cicé. L'inquiétude du Père de Clorivière s'y révèle mais aussi le rôle efficace que notre première Mère a rempli auprès de lui et la confiance que ce dernier met en son jugement : "Je suis, Mademoiselle, bien inquiet de vos nouvelles et l'incertitude des événements me rend votre absence bien pénible et me fait trouver le temps bien long. Je prie de grand cœur le Seigneur de veiller bien spécialement sur celle qui a pris tant de soin des autres et d e nous la conserver... Vous avez été dans ces derniers temps son interprète (de la volonté divine) à mon égard, et comme l'instrument dont la Providence s'est servie pour me soustraire à bien des dangers ; daignez m'en servir encore. Convient -il que je reste ici encore longtemps ou que j'en sorte bientôt ? Sera -ce pour retourner à Paris ou à Saint-Denis ? Où vous fixez -vous au moins pour quelque temps ?" Un peu plus bas, après avoir demandé des vêtements qui lui sont nécessaires, il répète encore : "Où vous fixez-vous ? A-t-

90


on fait aucune visite dans l'un ou l'autre endroit 90 ? S'il est possible, donnez -moi au plus tôt de vos nouvelles. L'éloignement dans les circonstances a ses avantages , mais il a aussi ses tourments’’ et il ajoute : "Ma santé se soutient, je me promène beaucoup, sans cependant aller au dehors ". De tels documents - d'un grand prix - nous permettent de revivre en quelque sorte l'atmosphère du temps et les inquiétudes sinon les angoisses ressenties de part et d'autre. Une longue lettre du 24 septembre 1792 traduit les mêmes soucis et les mêmes incertitudes : "Votre lettre...m'a tiré d'une grande inquiétude...Je vous l'ai déjà dit, je ne vous vois pas avec plaisir dans votre hôpi tal, l'air y est très malsain et mon imagination qui travaillait dans votre absence se figurait déjà les choses les plus tristes. De grâce, le plus tôt que vous pourrez, transportez -vous ailleurs avec votre malade ". Pour détourner les soupçons, le Père continue sa lettre en parlant de la "mère d'Adélaïde ". Sous couvert de ce nom c'est lui-même qu'il désigne. Après avoir évoqué son retour si désiré à Paris, il s'en remet encore à l'avis de Mère de Cicé : "Mais comme elle (le Père de Clorivière) aime et qu'elle estime beaucoup sa fille, sur tout cela elle s'en rapporte entièrement à sa discrétion et elle réglera ses démarches sur ce qu'elle lui dira. S'il y a quelque inconvénient à son retour, elle souhaite qu'on le lui mande à la même adresse".

La lettre ensuite change de ton. Mère de Cicé, à la vue de ses fautes, a dû se laisser aller à une anxiété exagérée. Le Père de Clorivière met les choses au point :"Cette crainte que vous avez de mal édifier vos compagnes n'est qu'imaginaire ; ce serait les croire bien faibles que de le penser. Disons le vrai, c'est l'amour propre qui s'indigne en quelque sorte contre lui même et qui s'effarouche pour des bagatelles q ui lui font voir en lui-même des faiblesses dont il se croyait exempt ". Le dimanche 30 septembre, le Père de Clorivière annonce à mots couverts qu'il espère son retour imminent. Il propose alors certains arrangements lui permettant de se confiner da ns une retraite plus étroite que jamais. Mère de Cicé, encore aux Incurables avec sa malade, pourrait reprendre l'appartement de la rue Cassette. " Si la chose est faisable, je veux dire si la 90

Sans doute l'ancien appartement du Père de Clorivière rue de la Chaise, et celui qu'il avait cédé à Mère de Cicé (rue des ¨Postes - ajout Martine janvier

2009).

91


santé de la malade peut le supporter, la malade reprendrait son ancienne chambre, et la personne q ui l'occupait (= le Père de Clorivière ) se trouverait à merveille dans le petit cabinet près du grenier. Je sais même qu'il s'y croirait mieux qu'ailleurs et que pour plusieurs raisons, il préférerait ce lieu à tout autre " et un peu plus loin : " Quant à la personne pour laquelle vous vous inquiétez (le Père lui-même)...je ne vois pas quel grand mal il y aurait quand elle serait quelque temps au régime. Elle se porte bien et vivrait fort bien quelque temps au pain et à l'ea u". La dernière lettre de Villers est datée du 8 octobre 1792. Le Père y recommande longuement son domestique et on voit avec quelle délicatesse il entend reconnaître les services rendus par ce dernier. Pour le retour et le logement à Paris, rien n e paraît encore résolu. Le Père conclut : " Donnez -moi des nouvelles de Paris et surtout des vôtres qui m'intéressent infiniment". Il semble que le Père soit rentré à Paris peu après ; on n'a pas d'indication exacte sur son logement à cette époque. Les AFCM possèdent une bonne vingtaine d'autographes sans millésime, dont la plupart doivent se rapporter à cette période 1793-1794. Les fondateurs se rencontrent peut -être de temps à autre, mais le danger est plus grand que jamais. La Terreur qui a éclaté en 1792 sévira dans toute sa force jusqu'à la chute de Robespierre en juillet 1794. On a déjà parlé des massacres de septembre 1792, consécutifs aux défaites de l'armée française. Mais bientôt, la victoire de Valmy, le 20 septembre, rétablit la situation extérieure. L'Assemblée Constituante en profite pour proclamer la République deux jours plus tard. Le Roi Louis XVI, mis en accusation comme complice des armées alliées contre la France, est condamné à mort et décapité le 21 janvier 1793. Pour faciliter les soi -disant mesures d'épuration, le pays se couvre de tribunaux d'exception ; les prisons regorgent de suspects et les têtes roulent sur l'échafaud. Le frère du Père de Clorivière, Mr de Limoëlan, compromis dans un complot royal iste est guillotiné à Paris le 1 er juin 1793. Sa sœur visitandine, Thérèse de Gonzague, de retour d'exil en Belgique, réside près de Paris dans une situation voisine de la misère 91. Arrêtée avec ses compagnes, elle est 91

Mère de Cicé lui vient en aide et à plusieurs reprises, le Père de Clorivièr e la remercie de ce qu'elle a fait pour sa sœur. Lettres, p.119 et passim. 92


frustrée d'un martyre ardemment Robespierre en juillet 1794.

dés iré,

par

la

chute

de

La Société elle aussi est atteinte par l'arrestation de Madame des Bassablons à Pont -Pinel en avril 1794. Elle sera guillotinée à Paris le 20 juin 1794, après avoir été la consolation et le réconfort de ses compagnons d'infortune. Mr Cormeaux, arrêté en août 1793, est décapité en juin 1794. On a peine à s'imaginer les répercussions que pouvaient avoir de tels événements sur les premiers membres des Sociétés. Appel à l'héroïsme, cert es, mais aussi une ambiance de troubles, de délations, d'incertitudes continuelles, d'alertes incessantes. Une lettre , sans date , du Père portant comme seule mention "Adélaïde" est tout entière consacrée à l'exaltation de "la voie des souffrances " 92 : "On n'aime bien et solidement que quand on a beaucoup souffert pour Dieu. Peut -on acheter par trop de souffrances un si grand bien ? Je ne veux pas...vous en souhaiter plus que vous n'en avez à porter ; mais je vous souhaite à vous, et à toutes nos ami es une grande joie dans vos souffrances, et je prie Dieu, non de vous les ôter, mais de vous ôter toute espèce de langueur, de lâcheté, de faiblesse qui pourrait en diminuer en vous les mérites ". Puis, élargissant les perspectives : " Ces maux dont nous pouvons, dont nous devons même demander la déli vrance, ce sont les maux généraux de l' Église ; mais il n'y a point de meilleur moyen pour obtenir le soulagement de ces maux, que de souffrir avec joie nos maux personnels ". Le dernier paragraphe montre que quelques filles du Cœur de Marie ont pu se réunir autour de leur Mère : " Je vous félicite du temps que vous avez passé avec vos amies et je les en félicite elles-mêmes ; j'aurais eu bien de la satisfaction si j'avais pu vous y voir réunies. Dieu ne l'a pas permis ; il a ses desseins que nous devons adorer". Le Père ne peut donc pas encore venir sans danger rue Cassette. L'avenir reste incertain : " Il n'est pas encore temps de rien définir, le temps éclaircira tout ". Puis ces quelques lignes, évoquant ce qu'on pourrait appeler un " fait divers" devenu banal en cette période de la Terreur :"J'ai appris par les journaux qu'un des hommes que j'estimais le plus pour sa vertu, le P. d'Hervillé vient d'être 92

Lettres, p.117-118. 93


guillotiné, je n'ai pas balancé à l'honorer comme martyr ". En janvier deux lettres beaucoup plus brèves montrent le Père de Clorivière toujours dans l'incertitude quant à son logement. La fin de la seconde lettre est émouvante dans sa brièveté :"Les commencement s de la petite S. (Société) sont bien turbulents : que cela ne fasse qu'augmenter notre espoir. Pensons-y singulièrement à l'approche de la Purification. C'est le jour de notre naissance, que notre amour redouble pour notre auguste Mère. La petite retraite selon la coutume. Renouvellement. Mille choses à votre respectable compagne . Priez pour moi". Rien ne doit diminuer la fidélité des membres d'une Société faite pour sauvegarder la vie religieuse en dépit de tous les obstacles. D'autres lettres, datées de mai sans millésime , doivent se situer également en 1794 93. L'une d'elles fait allusion à "notre ami de Plaintel"(Mr Cormeaux) qui devait être exécuté en juin 1794. Cette dernière lettre datée du samedi 10 mai (1794), d'une admirable sérénité, est un véritable appel à une confiance héroïque en la Providence : "Ma chère fille, votre solitude est grande, votre position est périlleuse, je n'y vois rien qui puisse me rassurer, et vous rassurer vous -même, qu'une certitude morale que vous êtes dans l'ordre de Dieu, que vous n'avez point agi contre les règles de la prudence, ou plutôt que vous n'avez fait que céder à la nécessité, qui, quand elle est tout à fait indépendante de notre volonté et provient de causes qui sont hors de notre pouvoir , est la marque la plus infaillible que le choix que nous faisons est dans l'ordre de Dieu et conforme à sa sainte volonté. Que nous reste -t-il après cela, sinon de nous reposer amoureusement et sans inquiétude dans le sein de la divine Providence, et d'at tendre paisiblement de sa main tous les événements qu'elle voudra bien permettre, et la disposition qu'il lui plaira de faire de nous ? Ce repos ne sera pas sans douleur ; c'est le repos d'une âme sur la croix ; et qui dit croix dit un amas de douleurs, de peines intérieures et extérieures, de troubles et d'agitations involontaires, qui s'élèvent malgré nous dans notre âme, et font sur elle tour à tour de bien vives impressions. Mais que tout cela ne nous fasse point sortir de notre repos. Acceptons la douleur et les peines de quelque nature qu'elles soient ; il est dans tous les temps bien avantageux de souffrir, mais à présent nous devons regarder la souffrance comme une chose d'une indispensable nécessité pour l'âme fidèle. 93

Lettres, p.120 sq. 94


Tandis que l'Église, que l'État sont dans la dernière désolation, et qu'il n'y a personne de quelque condition qu 'elle soit, qui n'ait beaucoup à souffrir, voudrions-nous être seuls exempts de souffrances ? Voudrions -nous jouir de consolations intérieures qui absorberaient en nous le sentiment de la peine ? Ne devons-nous pas au contraire, mettre notre consolation à n'en avoir aucune ? ...Étant dans l'ordre de sa Providence, nous sommes assurés qu'il (Dieu) nous donnera avec abondance toutes les grâces dont nous aurons besoin ; et qu'il ne nous arrivera rien qu'il n'ait ordonné de toute éternité ; rien qui ne doive servir à sa gloire et au plus grand bien de notre âme. Élevons-nous donc généreusement au -dessus de toutes les impressions vives, qui rendraient notre résignation moins parfaite ; supprimons avec force toutes les plaintes de la nature : elles ne pourraient que tomber sur Dieu même ". La seconde partie de la lettre fait sentir combien le Père voudrait pouvoir soutenir Mère de Cicé en se rapprochant d'elle, mais la prudence ne le permet pas : "Je partage bien sincèrement toutes vos peines et je suis prêt à faire tout ce qui est en moi pour les soulager. Si la chose dépendait de moi, je serais déjà avec vous, ou plutôt je m'y rendrais sans délibérer davantage. Mais vous le savez, ma présence, dans les circonstances où nous sommes, n'est pas une chose indifférente , elle peut mettre bien des personnes en danger ; e t je ne croirais pas agir conformément à la volonté de Dieu si je les exposais contre leur gré 94. Notre manière d'agir doit imiter celle de la Providence, qui fait tout ce qu'elle fait avec sagesse et douceur. Il me semble que les esprits sont assez mal disposés.» Coup sur coup, trois billets du Père de Clorivière parviennent à Mère de Cicé : Le premier signale qu'il a reçu son congé du lieu qu'il occupe pour la Saint -Jean. Il propose de nouveaux arrangements pour s a venue rue Cassette, avec Laurence sa fidèle domestique. Mais certaines difficultés l'exécution de ce projet.

surgissent

et

retardent

Survient alors une longue lettre du Père de Clorivière à Mère de Cicé 95, lettre dont les AFCM ne possèdent qu'une copie seulement. Sa sévérité surprend un peu. Essayons d'en résumer le contenu : Pourquoi Mère de Cicé revient -elle sur le sujet du logement de Laurence, alors que le Père lui avait écrit que cette 94 95

Le Père fait allusion aux autres locataires de l'immeuble de la rue Cassette. Lettres, p.126 sq. 95


dernière aurait sa chambre dans un autre appartemen t ? Il doit en toute justice des égards à Laurence. " Dieu a voulu se servir d'elle pour me sauver de bien des périls ". Les arrangements qu'il croyait possibles rue Cassette ne le sont plus ; il les envisageait dans le seul but de se rapprocher de Mère de C icé. Il a souscrit aux raisons qui empêchaient ces arrangements, alors, pourquoi insister encore sur ce sujet ? De plus, il ne convenait pas d'ajouter que la combinaison envisagée pouvait mettre Mère de Cicé dans une situation difficile vis -à-vis du Père. Il a cru entrevoir dans l'une ou l'autre lettre de sa correspondante que celle -ci regardait son retour rue Cassette comme une concession de sa part et qu'elle voulait y poser ses conditions. Or, ne s'agissait -il pas, non du Père comme tel, mais du représentant du Seigneur ? «

J'espère que la divine Providence daignera satisfaire au désir ardent de mon cœur en nous réunissant, et qu'elle ne souffrira pas que les liens sacrés qui nous unissent l'un à l'autre dans les Cœurs sacrés de Jésus et de Marie soient jamais rompus, ni par votre faute, ni par la mienne ".

Que s'était-il donc passé ? Nous gardant d'imaginer ce que nous ignorons, on peut cependant, compte tenu de ce que l'on sait déjà, suggérer quelques explications : Mère de Cicé connaît les difficultés et les tensions inhérentes aux conditions de vie des différents habitants de la rue Cassette. Certains aménagements proposés à distance par le Père sont pratiquement irréalisables. À ces difficultés trop réelles doiv ent s'ajouter des craintes que Mère de Cicé a peine à maîtriser. Elle redoute de se trouver malgré elle en opposition avec son directeur, tout particulièrement au sujet de Laurence. Elle a donc jugé de son devoir de le lui dire et même d'insister sur les conditions qu'elle estimait nécessaires à sa venue. Du moins, c'est ce que laisse entendre la réponse du Père. En réfléchissant à cet incident on y voit finalement la rectitude d'intention du directeur qui doit parler " avec la loyauté d'un Père" pour montrer ce qu'il peut y avoir d'excessif, et donc de moins surnaturel dans les réactions de sa correspondante. Par ailleurs, il la croit " bien disposée pour l'entendre ". Rares, en effet, sont les personnes assez humbles pour accepter sans rétice nce des avertissements sévères et en profiter, surtout en de telles circonstances.

96


Dans sa lettre du 23 mai, le Père de Clorivière note avec satisfaction les " meilleures dispositions " qui permettent à sa correspondante de se rapprocher de ses vues. De son côté, il a dû réfléchir sur le bien -fondé de certaines objections de Mère de Cicé, car il offre une nouvelle combinaison qui permettra aux deux cofondateurs de se retrouver enfin sous le même toit, un peu plus tard : Laurence louerait en son nom, et dans une autre partie de la maison " tout en haut", deux chambres contiguës à "une admirable cachette " que le Père connaît bien, il y a déjà divers objets. Suivent des indications sur les services que pourrait rendre la fidèle Laurence. En conclusion, un appel pressant à ne se laisser guider que par des vues surnaturelles. "Faisons tout ce que nous faisons pour la plus grande gloire de Dieu et que tous nos désirs, tous nos desseins soient entièrement subordonnés à sa divine volonté. No tre sort est entre ses mains. Faisons ce que la prudence exige pour notre conservation, mais que nos soins soient sans inquiétude. Excitez -vous toujours à la plus vive confiance. Que cette confiance vous élève au -dessus de tout espèce d'abattement. L'abattement vous est très nuisible. Priez pour moi ; je ne cesse point de le faire pour vous ". La lettre du 25 mai (1794) évoque d'une manière typique l'ambiance dangereuse dans laquelle vivent les fondateurs. Après avoir annoncé l'arrivée de Laurence rue Cassette en vue des arrangements à prendre, le Père de Clorivière explique qu'il ne peut y venir lui -même, même en passant, vu la difficulté qu'il y aurait à rentrer dans le logement où il doit encore séjourner quelques jours. Il précise encore : "N'ayant que bien peu de meubles, on pourrait aisément déloger en cas d'événements... Nous sommes entre les mains de Dieu et nous nous abandonnons entièrement à sa divine volonté", et ce dernier conseil à Mère de Cicé : "Ne pensez jamais à mettre le pied ici, il n'y aurait point de sûreté pour vous à le faire. La portière parle encore quelquefois de vous, et dit qu'elle vous reconnaîtrait bien. Elle ne sait cependant pas votre nom..." Quelques lettres, toujours san s millésime, sont insérées à la suite de cette dernière dans le premier volume des Lettres du Père de Clorivière. Elles traitent de la souffrance et de l'abandon à la Providence nécessaire en ces temps d'insécurité et d'angoisse ; on peut les situer aussi bien fin 1793 que début 1794. L'une d'elles fait expressément mention de Mr Cormeaux 97


encore vivant 96. La plus longue 97 ne fait aucune allusion à des événements extérieurs qui permettraient de la dater d'une façon plus précise, mais le Père de Clorivière y répond à l'exposé que Mère de Cicé a dû lui faire de son état particulièrement pénible. Violemment tentée, elle craint d'en laisser paraître quelque chose à l'extérieur et de scandaliser son entourage : "Ne vous inquiétez pas, ma chère fille, de ces violents transports que vous éprouvez quelquefois. Cette violence qui n'est point dans votre caractère fait assez voir le mauvais principe d'où procèdent ces transports et combien sont rudes les assauts qu'il vous livre dans ces moments de tentation. Il est bien difficile, pour ne pas dire impossible à la faiblesse humaine, de maîtriser tellement ses mouvements qu'il ne paraisse rien à l'extérieur de l'agitation qu'on éprouve au dedans de soi. Mais ne croyez pas que vous soyez fort coupable, parce que dans ces moments vous aurez laissé échapper quelque signe d'impatience, quelque parole peu considérée, que votre cœur presque aussitôt démentira et dont vous vous serez profondément humiliée ". Et un peu plus loin : " Entrez le mieux qu'il vous est possible dans les desseins de Dieu. Quoique vos tentations présentes, au moins dans ce qu'elles ont de plus violent, ne soient pas d'un genre tout à fait ordinaire, et que Dieu puisse les permettre par sa pure volonté, sans que l'âme y ait donné sujet en aucune manière, cependant il arrive rarement que le démon attaque une âme sur quelque objet particulier, à moins que l'âme n'ait au fond d'elle -même, quelquefois à son insu, quelque racine vicieuse qui donne prise à la tentation...C'est pourquoi appliquez -vous de tout votre pouvoir à déraciner de votre cœur tout ce qui pourrait y rester encore de contraire à la perfection de la cha rité et de l'humilité ". La perfection de la charité et de l'humilité : telle était bien la voie que le Seigneur traçait à Mère de Cicé et à travers elle à toutes ses filles. "Mettez -vous à mon école car je suis doux et humble de cœur" (Mat., 11, 29).

96 97

Lettres , p.133-134. Lettres, p.134 sq 98


DANS L'OMBRE ET LE SILENCE DE LA RUE CASSETTE À la fin de mai, ou dans le courant de juin 1794, le Père de Clorivière revient loger rue Cassette. C'est du moins la date que l'on peut conjecturer avec beaucoup de probabilité. Il habite les deux chambres louées au nom de Laurence. La fameuse cachette est toute proche, prête à accueillir le proscrit en cas d'alerte. Nous connaissons suffisamment par ce qui précède, l'atmosphère de la maison, pour en déduire que, même à l'intérieur, il faut se montrer très circonspect dans ses paroles et ses allées et venues. Mère de Cicé occupe un autre appartement avec Mlle Deshayes, maîtresse des novices. Avec beaucoup de prudence et de discrétion les fondateurs peuvent se rejoindre pour traiter des affaires de la Société. Celle -ci subsiste malgré les tempêtes et prendra même bientôt de nouveaux accroissements. On ne peut douter que, sauf cas exceptionnel, la célébration eucharistique n'ait lieu chaque jour. Les saintes Espèces sont conservées soit dans la cachette, soit dans une chambre selon les circonstances. Mère de Cicé et le Père de Clorivière peuvent, en silence, avoir le réconfort de longues adorations eucharistiques. Le Père sort parfois de sa retraite, au péril de sa vie, quand son ministère sacerdotal l'appelle près d'un mourant ou de fidèles en détresse. Mère de Cicé n'abandonne pas ses chers pauvres. Ils viennent la trouver ou elle va vers eux : ils se présenteront nombreux au cours de son procès, témoins d'une char ité que rien n'arrête. Selon les possibilités, rares les premières années, puis élargies progressivement dans la suite, les contacts religieux se poursuivent, soit par des visites individuelles, soit par des réunions en très petit nombre. Par ailleurs, le Père de Clorivière met à profit ces années de réclusion pour écrire divers commentaires d' Écriture Sainte, et une partie importante du " Commentaire de l'Apocalypse ". C'est au chapitre VIII de la " Partie morale et politique " que se trouve le récit des origines de la Société, cette dernière étant présentée comme l'un des moyens de conserver, de rénover le christianisme au lendemain des ruines accumulées par la Révolution. Les pages concernant la Société furent écrites entre le 2 juillet et le 10 septembre 1794. Ce récit, reproduit en tête du recueil intitulé " Documents 99


Constitutifs des Société s’’ 98 est bien connu. Après avoir décrit l'inspiration du 19 juillet 1790, les premières démarches auprès des autorités ecclésiastiques, et les débuts des Sociétés, surtout celle du Cœur de Jésus, le Père de Clorivière poursuit 99: "La Société du Cœur de Marie a suivi à peu près le même sort. Celle qui avait été choisie Supérieure avec l'agrément de l'Évêque qui l'avait d'abord approuvée (la Société) 100 a formé dans son diocèse (Saint Malo) plusieurs congrégations de Filles dites d'abord de Marie, et ensuite du Cœur de Marie.

La même personne (Mère de Cicé) est ensuite venue à Paris par ordre de l'obéissance pour présider à l'établissement des Filles de Marie. Depuis son arrivée, il s'est tenu pour elles des conférences par des ecclésiastiques de l'autre Société pour les former aux devoirs et aux pratiques d e la vie religieuse, analogues à la nature de cette Société. C'est dans ces premières conférences qu'elles ont adopté le nom de Filles du Cœur de Marie. On a continué ces conférences, tant qu'il a été possible de le faire. Outre la supérieure générale, il y avait parmi elles une supérieure locale et une maîtresse des novices dont le soin était de former les nouveaux sujets 101. La Société commençait à se multiplier, tant à Paris qu'en province, lorsqu'on a été obligé de se disperser. Toutes cependant ne se sont pas séparées, et sans parler de ce qui se fait en province, il en est toujours demeuré dans Paris un petit nombre qui sont toujours demeurées ensemble attachées à la Société du Cœur de Marie, en attendant humblement ce qu'il plaira au Seigneur de décider sur le sort de cette petite Société". Ce passage, précieux pour éclairer ce que la correspondance du fondateur laisse entrevoir par bribes, témoigne aussi de l'attachement des premières filles du Cœur de Marie à leur Société naissante dont elles avaient perçu la vocation propre. Avant de clore cette brève mention du Commentaire de l'Apocalypse, on peut relever deu x autres passages, écrits 98

D.C., p.15 sq D.C ., p.35. 100 Le Père de Cloriv ière avait donc soumis son choix à Mgr Cortois d e Pressigny. 101 On voit que dès les débuts, la Société, si modeste soit -elle encore, possède les structures religieuses nécessaires 99

100


également en pleine Terreur, vers la fin de 1793, alors que les têtes roulaient sur l'échafaud. Le Père de Clorivière déclare avec calme "qu'il faut être prêt à faire à Dieu le sacrifice de sa vie de telle manière qu'il lui plaira de l'exiger ". Suivent des considérations qui valent un véritable petit précis, doctrinal et spirituel sur le martyre. Puis, lui faisant immédiatement suite, quelques lignes rappellent avec sagesse " qu'on a besoin dans ces temps de beaucoup de prudence et de circonspection ". On retrouve ici l'attitude habituelle du Père de Clorivière qui transparaît dans toute sa correspondance : être humblement et simplement prêt au martyre, si l'on en est jugé digne, mais ne pas s'exposer impr udemment de son propre chef au danger, afin de pouvoir continuer à servir le Seigneur et son Église. Les arrestations en masse et les troubles sanglants de la Terreur avaient duré jusqu'au 9 Thermidor, 27 juillet 1794. Un mouvement de réaction cont re ces excès se dessine alors. En 1795 s'installe un nouveau régime politique, le Directoire, qui sera remplacé en novembre 1799 par le Consulat, bientôt monopolisé par le général Bonaparte, qui accédera au titre d'empereur en 1804. Durant cette décennie l a politique intérieure oscille entre les poussées de l'extrême droite, menées par les royalistes, et celles de l'extrême gauche menées par les révolutionnaires 102, d'où l'alternance de périodes de calme relatif, et de troubles d'origine politique ou religieuse. Plusieurs coups d' État, impuissants à rétablir marquent cette époque. L'anarchie grandissante dictature du jeune général Bonaparte, auréolé par des victoires remportées au cours des campagnes d'Égypte.

l'équilibre, prépare la le prestige d'Italie et

La répercussion de ces événements se fait sentir dans tout le pays. On en relève des échos discrets dans la correspondance de Mère de Cicé et dans celle du Père de Clorivière, car, chose remarquable, l'un et l'autre, soit par poste, soit par de sûrs émissaires, réussissent à soutenir les associés, hommes et femmes, et à éclairer ceux et celles qui, ayant entendu parler de la Société, pensent y être appelés par le Seigneur. 102

Nous schématisons à l'extrême l'histoire très complexe de ces années agitées. 101


Il nous manque sans doute la plupart des lettres écrite s par les cofondateurs au cours des années 1796 -1798. Les AFCM possèdent cependant sept lettres de Mère de Cicé à Mlle Thérèse Chenu, nommée supérieure des filles du Cœur de Marie de Saint-Servan et environs, et une lettre à Mlle d'Esternoz. Quant au Père de Clorivière, sa correspondance à la même époque, celle du moins qui nous est parvenue, comporte deux longues lettres à Mlle Thérèse Chenu, une huitaine à Mlle d'Esternoz, et six à Mme de Goësbriand. Il écrit également à de futurs associés ou prêtres du Cœur de Jésus, entre autres, Mr de Lange à Rouen et Mr Pochard à Besançon. 103 Mais le 11 de la rue Cassette n'était pas seulement un centre de correspondance ; on y recevait aussi discrètement telle ou telle associée de province, selon les possibilités fort restreintes du logement. On peut ainsi relever un passage de Mlle d'Esternoz fin juillet 1796, sans doute en vue de sa consécration le jour de l'Assomption toute proche. Un second séjour de quatre ou cinq mois au plus, eut lieu fin 1797, début 1798. Il convient encore de signaler les instructions et enseignements que le f ondateur dispense en profitant de toutes les occasions possibles, rue Cassette. Mais, il y a dans Paris, un lieu plus sûr et plus discret : le grenier des Demoiselles Bertonnet en l'île saint Louis, deux sœurs filles du Coeur de Marie, couturières dont l'atelier camoufle selon les besoins, les activités religieuses. On peut supposer - mais supposer seulement - que c'est là, vers 1798, sinon un peu plus tard, que le Père de Clorivière donna le premier Triduum au x filles du Cœur de Marie dont les enseignements restent si précieux. Là aussi, rapporte la tradition, le Père de Clorivière et Mère de Cicé firent chacun une retraite de dix jours, mettant à profit l'isolement que leur offrait le logis des deux sœurs. Dans la longue lettre du 30 avril 1791 où le fondateur demandait à Mère de Cicé d'accepter la lourde charge de supérieure générale, il avait précisé: " C'est à Paris, ce me semble, que l'une et l'autre Société doit commencer. C'est de là que vient le ma l, c'est de là que doit aussi venir le remède au mal". 103

Dans le cadre de ce fascicule on ne peut s'attarder sur ces divers correspondants ; mais toutes ces lettres constituent pour la Société un trésor de f amille dont le temps n'altère p as la valeur. Outre l'évocation de la vie des fondateurs, on y trouve en effet la conception claire et complète de la vocation religieuse propre à la Société les grandes lignes de sa spiritualité, ses orientations pratiques, tout ceci vécu dans les conditi ons les plus variées et les plus difficiles. 102


Courageusement, la petite Société naissante se plaçait d'emblée au sein de la tempête. N'était -ce pas dans la ligne même de sa vocation : opposer une digue aux assauts du mal par la prière, le sac rifice et la conservation de la vie religieuse ? C'est au cours de la persécution durant ces années de vie cachée, qu'elle s'enracinait solidement dans l' Église.

MÉMOIRE AUX ÉVÊQUES PREMIÈRES LETTRES CIRCULAIRES LA PREMIÈRE ARRESTATION DE MÈRE DE CICÉ Au cours des années 1798 et 1799 l'étau commence à se desserrer. Le Père de Clorivière toujours préoccupé d'obtenir l'approbation de l' Église qui peut seule constituer les deux Sociétés en Sociétés religieuses, et ne pouvant atteindre le Souverain Pontife Pie VI, se tourne vers les évêques de France. Il rédige à leur intention, sans doute vers la fin de 1798 le "Mémoire aux Évêques de France " 104, document capital pour l'histoire de la Société. De nombreux évêques ont émigr é en Angleterre, d'autres en Allemagne. Ce dernier pays ravagé par la guerre est inaccessible, et " ce ne fut pas sans courir bien des risques " que l'émissaire du Père de Clorivière put pénétrer en Angleterre où "il y avait alors...dix -sept évêques français ". Ceux-ci, après un examen approfondi approuvèrent " unanimement" la nouvelle forme de vie religieuse présentée en détail dans le Mémoire 105. Peu après, la possibilité d'atteindre les différentes réunions s'offrant enfin avec la sécurité voulue, le fond ateur rédige à bref intervalle ses trois premières lettres circulaires, sorte de charte de la spiritualité des Sociétés et du "Cor Unum" qui doit unir les associés entre eux autour du Christ. La première : sur " la conformité de sentiments que nous devons avoir avec Notre Seigneur " est datée du 14 février 1799, Paris. La seconde : "sur l'intime union qui doit régner entre nous", du 1er mai 1799.

104 105

D.C ., p.125 sq. D.C ., p.472-473. 103


La troisième : sur la pauvreté communautaire : " Aucun d'eux ne regardait comme à soi ce qu'i l possédait mais tout était commun entre eux ", du "19 juillet, jour de S. Vincent de Paul, Paris" (1799). A cette date, la Société commençait à être établie sur des bases solides, elle avait reçu une première approbation d'un groupe important d'évêqu es de France, et le fondateur l'avait dotée d'un corps de doctrine spirituelle cohérent et de " Plans" religieux bien établis.

On devine combien Mère de Cicé devait partager les espoirs du fondateur. Mais, à ces prémices encourageantes il fallait encore le sceau du sacrifice qui marque ordinairement les œuvres voulues par Dieu. Celui -ci ne tardera pas à lui être donné et à plusieurs reprises : le 23 août 1799, Mère de Cicé est arrêtée et incarcérée.

Pour comprendre cette première arrestation, il faut se rappeler les oscillations de la politique intérie ure de la France évoquées précédemment. Le 12 juillet 1799, par crainte de soulèvements d'extrême droite, était promulguée une loi dite " des otages ", désignant les parents des émigrés et des royalistes comme responsables des désordres qui se produ iraient dans le pays. Dès lors, une étroite surveillance s'exerça sur le courrier avec l'étranger et une lettre d'un des frères émigrés de Mère de Cicé fut interceptée. La police enquêta discrètement rue Cassette, ce qui nous vaut un rapport assez in téressant pour mériter d'être rapporté ici 106. En tête : " Champion de Cicé, sœur de l'ex-archevêque de Bordeaux, membre de l'Assemblée Constituante, ex -ministre de Capet. Rapport du 14 Thermidor an VII (4 août 1799). Ayant appris qu'il y avait rue Cassette n ° 11, faubourg St-Germain, une maison où se retirent beaucoup de femmes fort suspectes par l'affluence des gens qui s'y rendent à toute heure, je m'y suis transporté sous un prétexte imaginé. J'ai reconnu un domestique et me suis retiré pour n'être pas suspecté.

106

Cf. Mgr Baunard, op. cit., p.220 sq. (Texte rectifié d'après les copies des pièces officielles possédées aux AFCM) 104


Je me suis servi alors d'un particulier qui s'y est rendu, et a parlé à la citoyenne Champion de Cicé, ex -noble, cachée depuis très longtemps. Elle expédiait son courrier en présence du nommé Marduel, ci -devant curé de S t Roch, prêtre inconstitutionnel. Dans le peu de temps que j'ai été dans la cour, j'ai aperçu sept malles qui venaient d'être déchargées. J'observe qu'avec une scrupuleuse perquisition, on trouvera dans ce repaire, ou ses frères, ou autre de semblable espè ce , ou enfin des papiers. Je sais particulièrement qu'elle a toujours correspondu avec les ennemis du gouvernement, mais j'ignorais sa demeure... Sa chambre est au premier à gauche. On y peut monter aussi à droite par un escalier étroit ". Cette note peu rassurante devait aller jusqu'au cabinet du ministre et motiver cet ordre : "Paris 24 Thermidor an VII (14 août 1799) Ministre Police Générale au Commissaire du Directoire exécutif près le bureau central à Paris. L'importance m'engage à particulière.

de la note ci - jointe, citoyen Commissaire, en recommander l'objet à votre surveillance

Je crois inutile de vous rappeler que les circonstances où nous nous trouvons sont difficiles et que les fonctionnaires zélés ne sauraient mettre trop d'activité, de circonspection et de persévérance dans leurs efforts, lorsqu'ils s'agit de livrer au glaive de la loi des êtres qui ne respirent que pour déchirer le sein de la patrie. Veuillez me faire parvenir incessamment le résultat de votre survei llance et des mesures que vous aurez prises en cette occasion ". On était à la veille du 15 août, et la Providence qui veillait sur la petite cellule religieuse de la rue Cassette permit que la perquisition demandée par le Ministre de façon si pressante n'eut lieu que le 3 Fructidor, c'est -à-dire le 23 août. On peut imaginer l'émoi nécessairement ressenti par les habitants de l'immeuble : Mère de Cicé songeait au risque couru par le Père de Clorivière. Les filles du Cœur de Marie au courant de cette fouille, devaient connaître une immense inquiétude sur le sort réservé à leur supérieure ; Laurence et Agathe, sur celui réservé à ceux auxquels elles étaient respectivement si attachées. Sans parler de la concierge et autres locataires qui, déjà antérieurement, n'étaient pas favorables à la venue du Père de Clorivière.

105


Voici un extrait du rapport de police 107 rédigé à la suite de cette perquisition : " Le 3 fructidor (23 août), an VII de la République Française...six heures du matin...en c onséquence du mandat...de perquisition...contre la citoyenne Champion ° demeurant rue Cassette n 874... Montés à l'entresol de la dite maison, au-devant de l'appartement...occupé par la citoyenne Champion, ouverture faite dudit appartement ayant vue sur la cour, nous y avons trouvé la particulière... Lui ayant alors donné connaissance de l'objet de notre transport, et exhibé l'ordre ci-dessus, daté et énoncé, elle a déclaré être prête à y satisfaire. En consé quence, elle nous a fait ouverture des secrétaires, armoires et autres meubles fermant à clef, desquels nous avons extrait les papiers qui nous ont paru avoir trait à quelques correspondances...ainsi que quantité de petits morceaux de draps sur lesquels so nt imprimés des cœur s couronnés et surmontés d'une croix, dits scapulaires. En vertu de l'ordre ci -dessus énoncé, sommes successivement montés et entrés dans tous les appartements et chambres de ladite maison ; et visites exactes ayant été faites, il ne s' y est trouvé personne de suspect ni étranger à cette maison. Et de ce que dessus avons fait et dressé le présent procès verbal... » La cachette où pouvait se dérober le Père de Clorivière ne fut même pas soupçonnée quoique " tous les appartements et chambres" aient été visités. Mère de Cicé fut arrêtée et écrouée au Dépôt des prévenues d'où elle fut extraite ensuite pour subir un interrogatoire dont, nous citons les réponses rapportées en substance par Mgr Baunard dans sa biographie si attachante d e Mère de Cicé 108 : "Elle a 49 ans, elle est noble mais sans être titrée. Elle n'a point été religieuse. Elle reconnaît pour sienne la boite fermée en sa présence lors de la perquisition ainsi que tous les objets qu'elle renferme et qui lui sont représentés. Elle possède un triple certificat de résidence sur le territoire de la République, depuis le mois de mai 1792 sans interruption. Elle n'a donc pas émigré. Elle nomme son père, sa mère, ses frères et sœurs. Mais quand on lui demande : "Qui voyez -vous habituellement à Paris ?" elle répond fermement : "des personnes de connaissance et je ne crois pas devoir être obligée d'en rendre compte ". À la question suggérée par la première investigation du 107

Archives Nationales, F 7-6272, (Bureau central du canton de Paris. Bureau des interrogatoires. Signé Charles Dauban). 108 Mgr Baunard, op. cit., p.222. (Texte rectifié, comme indiqué plus haut). 106


14 thermidor et relative à " cette grande quantité de malles et de paquets suspects remarqués dans la cour de la maison ", Mère de Cicé peut répondre avec sérénité : " La cause en est que demeure dans la même maison que moi, un roulier qui, faisant des voyages dans divers pays, reçoit des ballots et des paquets pour tous ceux qui lui en apportent ". Elle doit encore donner justification des domiciles qu'elle a occupés à Paris depuis 1791 : rue de Sèvres, aux Incurables, rue des Postes, et enfin rue Cassette. On lui demande aussi : "- Avez-vous déjà été arrêtée ? - Jamais". Sur ce, l'interrogatoire est clos et signé par l'interrogateur L. Milly. Sa conclusion nous intéresse à plusieurs titres : "Vu l'interrogatoire subi par Adélaïde Marie Champion Cicé, soupçonnée d'é migration, Nous, administrateur du Bureau Central, considérant qu'elle justifie de certificats de résidence dûment en règle, qu'elle n'est point portée sur la liste (des émigrés)...que la correspondance trouvée chez elle ne contient rien qui vienne à l'ap pui du soupçon dont elle paraissait atteinte, mais qu'on y remarque seulement des idées fanatiques, et que l'on y trouve la preuve que la dite Cicé ne s'occupe que de pratiques religieuses ; que la santé paraît altérée, et qu'enfin rien n'annonce commerce ou correspondance avec les ennemis de l' État, nous disons qu'elle sera mise en liberté sous la surveillance de la municipalité jusqu'à la décision du Ministre s de la Police générale auquel (ces pièces) seront transmises par l'intermédiaire du citoyen commissaire du Directoire pour notre administration ..." Le 16 fructidor, le commissaire du Directoire exécutif, Lemaire, qui transmet le dossier au Minist re de la Police générale, dit entre autres choses dans une lettre d'accompagnement que les lettres reçues « ne roulent que sur des affaires de famille », mais que certaines cependant " portent l'empreinte des préjugés religieux " ; "cette femme paraît avoir l'esprit fanatique et un peu aliéné"..."menant une vie fort retirée et n'ayant même presque aucune liaison avec les autres locataires qui habitent la même maison " 109. Le 22 fructidor an VII le Ministre ratifie... « la mise en liberté de cette cito yenne » et...invite à lui remettre « les lettres et les certificats dont elle pourrait avoir besoin ». 110 109 110

Police secrète, n° 42 - N° 1324, reg.5. première Division, 1er bureau. n° 3996. Ce premier emprisonnement de Mère de Cicé dura donc environ trois semaines, (et non 107


En tête du procès -verbal de la perquisition du 3 fructidor (23 août) figurait le signalement de la prévenue et pour une fois nous éprouvons quelque gratitude â l'égard de la police d'alors ! "La ci-après nommée laquelle nous a paru avoir la taille d'un mètre cinquante -sept centimètres, les cheveux bruns, les sourcils idem, le front haut, le nez bien fait, les yeux bruns, la bouche moyenne, le menton rond, le visage ovale, pâle et maigre". La régularité des traits et la fragilité de la silhouette doivent bien correspondre à la physionomie de notre première Mère. Mais les policiers ne pouvaient soupçonner quelle personnalité se cachait sous cette enveloppe fragile. Ce n'était qu'une première rencontre, et Mère de Cicé restait sous la surveillance de la police de son arrondissement.

"15 ou 18 mois" comme l'écrit l'abbé Casgrain dans les Annales, t.1, p.222 ; l'erreur est manifeste.) 108


CHAPITRE IV

PROCÈS DE LA MACHINE INFERNALE L’année 1799 semble apporter en France une liberté relative. Le grain de blé enfoui en terre a lentement mûri durant la tourmente . Un tableau dressé à cette époque par le P. de Clorivière indique que la Société du Cœur de Marie compte alors 257 membres ; elle en comptera plus de 300 en 1804 111. Petit nombre en vérité, mais, vu les circonstances, on serait plutôt de droit de s’étonner que ce frêle arbrisseau ait résisté à de telles tempêtes. On n’a guère de renseignements sur les activités des fondateurs à cette époque, hormis les lettres circulaires déjà mentionnées. Peut -être le P. de Clorivière met -il à profit la liberté d’action retrouvée pour visiter quelques groupes relativement proches de la capitale. On possède une lettre écrite en mai, sans millé sime, qui semble bien appartenir à cette époque. 112 Le P. de Clorivière absent de Paris s’adresse à M.de Cicé, sûrement à Paris à cette date, d’après quelques détails contenus dans la lettre. Mère de Cicé semble de plus que jamais accablée sous le poid s des épreuves intérieures : ‘’ Jamais, ma chère fille, je n’ai désiré plus ardemment et je n’ai demandé de meilleur cœur au Seigneur, qu’il me fît la grâce de porter à votre âme des paroles de consolation. Il est vrai que peut -être aussi n’en avez -vous eu jamais plus besoin pour vous garantir des pièges de l’esprit de malice qui cherche à tirer quelque avantage de la position où vous êtes, pour vous nuire à vous même et à un grand nombre d’âmes que le Seigneur a mises sous votre conduite et à qui il veut q ue vous soyez utiles. Vous êtes véritablement dans un état de désolation qui provient d’un excès de crainte et de tristesse …’’

111 112

Cf. DC p.418. Lettres, p.137 sq. 109


Il faudrait lire toute cette lettre, où le P.de Clorivière met en garde Mère de Cicé contre les tentations qui la pressent et l’invite à recourir à une confiance sans faille : "L'esprit du démon ne peut rien sur vous dès qu'il ne pourra pas ébranler votre confiance. Je parle d'une confiance véritable, spirituelle, dégagée du sensible... Jamais la confiance n'est plus solide et plus méritoire que quand elle (est) toute dénuée du sensible et qu'elle a même à repousser des sentiments tout à fait contraires". Suivent quelques indications sur ses rapports avec les filles du Cœur de Marie : "Commencez â voir de nouvea u vos filles, tantôt l'une, tantôt l'au tre. Vous pourriez même écrire avec discrétion pour la consolation des absen tes. Partout où j'ai été, vous étiez bien désirée et on a bien prié pour vous... Je vous envoie ma lettre générale à l'occasion de notre gr ande affaire dont vous avez pour une partie, tout le poids, le Seigneur vous ayant choi sie pour victime ", Cette "lettre générale " serait la seconde lettre circulaire, si cette Correspondance date bien de 1799. Quant au rôle de victime 113 assigné à Mère de Cicé dans les desseins du Seigneur, sur la réalisation de cette " grande affaire", qui pourrait douter que le Saint-Esprit n'ait dicté ces lignes au Père de Clorivière, à la veille des tragiques événements qui vont suivre. Avant de parler du complot de la Machine infernale, où les jours de Mère de Cicé se trouvèrent en danger, rappelons brièvement le Mémoire au Souverain Pontife Pie VII, écrit par le Père de Clorivière durant la seconde moitié de l'année 1800, après l'élection et l'entrée à Rome du nouveau Pape, Pie VII, successeur de Pie VI mort en captivité à Valence le 29 août 1799. Ce Mémoire, ainsi que les principaux documents 114 concernant les deux Sociétés fut présenté à Pie VII par deux prêtres du Cœur de Jésus, MM. Astier et Beulé, en vue d'obtenir du Saint Père une approbation qui érigea en société religieu se

113

Sur ce sujet, on peut se reporter à la fin du chapitre II.

114

Cf. D.C ., p.473.

110


les fondations du Père de Clorivière. Tous les associés attendaient dans la prière la réponse de Rome, dont dépendait l'avenir des Sociétés quand éclata soudain le drame de la "Machine infernale " où les deux fondateurs se trouvèrent à leur insu gravement compromis. On connaît les faits. Le 24 décembre 1800, comme Bonaparte, alors Premier Consul, se rendait à l'Opéra, une Machine infernale - un baril de poudre monté sur une petite voiture - explosa quelques secondes après son passage dans une rue étroite. Il y eut des morts et des blessés ; le Premier Consul échappa de justesse à la mort et cet attentat souleva dans toute la France une émotion considéra ble, à la mesure même de la popularité acquise par le général Bonaparte après ses campagnes victorieuses, et la signature d'un récent décret amnistiant près de 50.000 émigrés, rayés des listes de proscription.

On comprend la gravité et le retentissement du procès qui allait suivre. Les soupçons se portèrent d'abord sur les extrémistes de gauche, les Jacobins, qui voyaient en Bonaparte l'ennemi des libertés acquises par la Révolution ; cent trente, soupçonnés d'avoir participé au crime furent dépor tés en Guyane. En fait, le complot avait été fomenté par des extrémistes de droite, des royalistes, qui avec l'avènement de Bonaparte voyaient reculer l'espoir d'une restauration monarchique. La police de Fouché trouva bientôt leur trace : il s'agissait de Saint -Régent, de Joseph de Limoëlan, propre neveu du Père de Clorivière, fils de son frère guillotiné en 1793 comme membre d'un complot royaliste, et d'un homme prêt à toutes les besognes, nommé Carbon. Joseph de Limoëlan, affolé devant les conséquences de l'attentat et dissimulant l'identité de ses complices, avait supplié le Père de Clorivière de venir en hâte confesser Saint Régent, gravement blessé par la déflagration. Puis il lui avait demandé de procurer asile pour quelques jours à un ancien émigré dont les p apiers n'étaient pas encore en règle, chose courante à cette époque. Ce faux émigré n'était autre que Carbon.

111


Ainsi trompé, le Père de Clorivière recommanda Carbon sous sa fausse identité à Mère de Cicé, toujours secourable. Cette dernière ne pouvant le lo ger rue Cassette le recommanda à son amie Mme de Gouyon, alors en visite chez elle avec ses deux filles. Mmes de Gouyon emmenèrent Carbon dans la pen sion de famille où elles logeaient, rue Notre -Dame des Champs, pension tenue par Mme Duquesne et quelques -unes de ses sœurs, anciennes religieuses de Notre -Dame du Refuge connues sous le nom de Dames de Saint -Michel. C'est là que Carbon fut arrêté, et pour essayer de sauver sa tête il livra le nom et l'adresse de ses bienfaitrices. Saint-Régent fut bientôt arrêté ; Joseph de Limoëlan parvint à s'échapper et gagna l'Amérique. Coïncidence frappante, c'est le 19 janvier 1801, le jour même où Pie VII donnait verbalement aux envoyés du Père de Clorivière la première approbation aux Sociétés, que Mère de Cicé, inculpée dans le complot était arrêtée, ainsi que Mme de Gouyon avec ses filles et Mme Duquesne. Elle fut écrouée au dépôt de Ste Pélagie, le 11 rue Cassette fouillé de fond en comble, et tous les papiers déposés au greffe du tribunal. Ce dramatique épisode met en relief encore une fois les traits saillants de la personnali té de Mère de Cicé : sa charité rayonnante, son courage héroï que, sa sincérité parfaite jointe è une étonnante présence d'esprit au cours de l'interrogatoire au tribunal. Pour apprécier la qualité de la charité de Mère de Cicé pendant son emprisonnem ent, il faut se représenter le milieu particulièrement misérable où elle se trouvait plongée : mélange de prostituées, d'émeutières, de crimi nelles, etc. Mais pour Mère de Cicé il n'y avait pas ce que le monde appelle les déchets de l'humanité, mais seule ment des membres défigurés du Christ, des âmes à sauver. Aussi sut -elle instinctivement trouver les accents qui convenaient. Cette prévenue regardée sans doute tout d'abord avec méfiance et curiosité, inspira peu à peu le respect du fait de la bonté rayonn ante et de l'humble dignité qui émanaient de toute sa personne 115. Mère de Cicé s'intéressait à toutes, partageait ses vêtements avec les plus démunies, racontait des histoires, et 115

Cf. Récit de sa première rencontre avec Mlle Chenu. 112


apprenait des cantiques. La tradition conversations et chansons obscènes se ces infortunées surent d'elles -mêmes respecter les temps de prière de Mère plus long que tous les commentaires.

rapporte que bientôt, turent ; mieux encore, s'imposer silence pour de Cicé, et ceci en dit

Son départ fut unanimement pleuré par les prisonnières, et plus tard notre première Mère revint dans les prisons comme visiteuse, afin de soulager les misères qu'elle y avait découvertes. Le procès de Mère de Cicé était, en raison des circonstances, d'une extrême gravité : elle y risquait sa tête. Son avocat, Maître Bellart, était particulièrement inquiet du silence impénétrable dont s'enveloppait sa cliente dès qu'on essayait de lui arracher le nom de la personne qui lui avait recommandé Carbon, mais livrer le nom du Père de Clorivière, c'était sans aucun doute le livrer à la mort en raison de sa proche parenté avec Joseph de Limoëlan, un des instigateurs du complot de la Machine infernale, sans parler de son rôle de fondateur de sociétés religieuses interdites par la loi. Mère de Cicé se taisait donc obstinément. Maître Bellart lui avait déjà fait entrevoir les conséquences de son silence, mais sans l'ébranler. Lui -même rapporte ce qui suit 116 : "Un jour, je résolus, pour en finir, de tirer parti de la crainte de mourir que je crus déc ouvrir en elle. Je la sollicitai, je la priai, je la conjurai de parler. Alors, elle me posa cette question : "Eh bien ! que m'arrivera -t-il si je continue à me taire ? - La mort, Mademoiselle ! lui criai -je. - La mort ? répéta -t-elle avec effroi . Ses traits se contractèrent, elle s'affaissa sur le pavé. Qu'on juge de mes regrets et de mon embarras... Quand, revenant à elle, elle rouvrit les yeux : "Mon Dieu, dit -elle, et ce furent ses premiers mots, mon Dieu, pardonnez -moi ma faiblesse. J'ai peur de mourir. N'importe, je mourrai s'il le faut, mais je ne livrerai pas un innocent à la justice". Plus tard, après l'acquittement, l'avocat écrivait à un évêque qui l'avait félicité de sa plaidoirie 117 :

116

Cf. Mgr Baunard, op. cit., p.24I sq.

117

Cf. op. cit., p.267-268. 113


"...Je n'ai pas trouvé dans ma vie beaucoup de moments comme ceux de pure jouissance qui suivirent le triomphe de cette cause. Il est vrai que la victoire m'était rendue difficile, surtout par l'admirable constance avec laquelle cette sainte, au prix même du supplice qu'elle entrevoyait, gardait en pré sence de ses juges son généreux secret. Et ce qui faisait de cette dangereuse discrétion quelque chose d'héroïque, c'était l'organisation ( le tempérament) délicate de Mlle de Cicé, personne timide, mais supérieure à toute considération d'ordre purement humain. ... Je ne sais s'il se peut voir rien de plus sublime que cette lutte de l'énergie morale contre la faiblesse physique, dans laquelle la victoire demeure à la générosité sur l'égoïsme et l'intérêt, et à l'âme sur le corps ". Cette appréciat ion de Maître Bellart aurait bien étonné l'humble Mère de Cicé ; elle n'avait fait que son devoir et se reprochait sa faiblesse : " Mon Dieu, pardonnez -moi, j'ai peur de mourir". Avec cet héroïsme qui s'ignore, les interrogations mettent en lumière sa sincérité émouvante et la lucidité d'esprit peu commune qu'elle déploie pour échapper aux pièges que lui tendent ses juges. 118 Le Président : Accusée de Cicé, est -ce vous qui avez procuré un asile à Carbon dans la maison de l'accusée Duquesne ? Cit. de Cicé : Oui, citoyen. Le Président : Limoëlan n'était -il pas allé chez vous, vous engager à recevoir l'accusé Carbon ? Cit. de Cicé : Je n'ai pas vu le citoyen. Ce n'est pas à la recommandation de Limoëlan que j'ai procuré ce logement . Le Président demande à Carbon de répéter sa déposition. Mlle de Cicé lui oppose une dénégation formelle : Ce n'est pas Limoëlan qui m'a recommandé cet inconnu. Limoëlan n'est pas venu chez moi. Le Président : Connaissiez -vous Limoëlan ? 118

Cf. op. cit., p.231 sq 114


Cit. de Cicé : Oui, citoyen président, je l'ai connu comme d'autres gens de mon pays, mais je n'ai jamais été en relation avec lui ; je ne suis point de sa parenté. Je l'ai seulement vu. ... Le Président : Comment, ayant connu l'explosion du 3 nivôse et les poursuites qui s'ensuivirent, avez - vous pu, quatre jours seulement après, lorsque les recherches de la police étaient si actives, recevoir un homme tel que Carbon, sans avoir sur lui le moindre renseignement ? Cit. de Cicé : Je n'eus pas la moindre connaissance des faits qui le concernaient. J'ai simplement obéi à un mouvement d'humanité. Il m'est souvent arrivé d'obliger des personnes que je ne connaissais pas. Le motif de la charité m'a conduite dans cette action, comme dans beaucoup d'autres. Je n'ai point eu le temps de réfléchir aux conséquences. La personne qui m'avait recommandé Carbon étant parfaitement honnête, je ne pouvais avoir le moindre doute sur sa parole. ... Le Président : D'après la déclaration de Carbon, Limoëlan est monté chez vous ? Cit. de Cicé : Cela n'est pas, et il est absolument impossible de le prouver. Un peu plus loin, devant ce silence, les juges essaient de prendre un biais que déjoue la perspicacité de Mère de Cicé : Le Président : Cette personne, était -ce un homme ou une femme ? Nouveau silence de Mère de Cicé. Le Président reprend : Nous vous demandons si c'est un homme ou une femme ? La question est bien simple, et la réponse ne peut compromettre autrui, comme ne spécifiant qui que ce soit nommément. Cit. de Cicé : Alors, je ne vois pas quelle lumière cette indication vague apporterait à l'affaire ? D'ailleurs ce que j'ai déclaré, je le déclare encore : je ne nommerai personne. Devant cette obstination , le Président essaie de l'intimidation : Accusée de Cicé, vous affectez dans toutes vos réponses une bien imprudente dissimulation. Avez -vous bien réfléchi que c'est devant un tribunal que vous êtes ? Que c'est un devoir de répondre en justice ? Que de pl us c'est votre intérêt très grave dans votre présente situation d'accusée, impliquée dans une affaire criminelle ? 115


Mère de Cicé connaissait toute la gravité de son cas, son silence fut invincible. Il n'est pas nécessaire de détailler ici la sui te de l'interrogatoire, la comparution des témoins : cette foule de personnes de tous milieux et opi nions, en majorité de petites gens, secourus de bien des manières par l'accusée, ni la plaidoirie adroite et émouvante de Maître Bellart. Ce qui est certain, c'est que le jury ému des témoignages de tant de charité, et non moins peut -être par l'humble et noble attitude de Mère de Cicé, prononça son acquittement à l'unanimité . A quel point le procès de Mlle de Cicé avait frappé l'imagina tion populaire, on pe ut s'en convaincre en évoquant le mot des contemporains, parlant spontanément d'un " procès de canonisation". Cette prudence, cette droiture et cet héroïsme révélaient en effet chez Mère de Cicé l'intensité de sa vie intérieure, source de toute son éner gie. Rien de plus convaincant à cet égard que l'atmosphère profondément surna turelle et évangélique qui enveloppe les lettres adressées par le Père de Clorivière à Mère de Cicé pendant sa détention. Pour déjouer les soupçons de la police il écrit comme une amie écrirait à son amie 119 : "Nous prions bien pour vous et faisons pour vous ce que vous souhai teriez faire chaque jour pour marquer votre amour au divin Époux 120. Donnez -nous quelque part à vos souffrances. Si vos misères vous troublent quelquefois, que votre âme se plonge dans le bain salutaire que Jésus nous a préparé, qu'elle le fasse avec une grande confiance, elle en sortira toute belle et toute pure. Il peut même se faire qu'elle eut cette pureté nécessaire pour être admise dans le ciel devant le Dieu de toute sainteté ". De son côté, Mère de Cicé a sans doute pu faire parvenir une lettre au Père de Clorivière. La réponse de celui -ci manifeste les sentiments de nos fondateurs en ces heures douloureuses : "Vous vous doutez bien, ma bo nne amie, des

119

Lettres, p.142-143. Ces lettres ne sont pas datées mais leur appartenance à cette époque ne fait, semble-t-il, aucun doute. 120

Allusion sans doute à la sainte communion.

116


raisons qui m'ont empêchée de vous répondre d'abord ; mais puisque je puis le faire, je ne veux pas me priver d'une si douce satisfaction. La lettre de mon amie m'en a donné beaucoup à moi-même. Ce qu'elle me dit de ses dispositions me plaît beaucoup et, je puis l'assurer, plaît aussi au Souverain Maître. Je compatis à ce que souffre la nature et que la délicatesse du corps rend plus pénible ; mais j'y vois, et je suis persuadée que notre amie y voit pareillement un trait de plus de ressemblan ce avec notre divin Maître. Elle sait parfaitement qu'un moment de souffrance produit pour l'éternité un poids im mense de gloire e t de bonheur ; et quel honneur plus grand peut -il y avoir ici -bas pour une âme comme la sienne, amante de Jésus, que de souffrir un peu pour Celui qui a souffert tant de tourments et d'humiliations pour elle ? Pour ce qui est de certains appesantissements qu'elle éprouve, qu'elle n'en tienne aucun compte ; cela sert plutôt à augmenter qu'à diminuer le prix du sacrifice. La foi, l'espérance et l'amour, voilà ce que Dieu demande de nous, et rien dans tout cela ne dépend du sensi ble". Puis, comme dans la lettre précédente, le Père de Clorivière rappelle à Mère de Cicé combien elle est pr ésente dans les prières de tous : "Depuis notre séparation je n'ai pas été un moment sans être occupée de vous devant Dieu. C'est là que tendent toutes mes prières. Il en est de même d'un grand nombre de bonnes âmes. Hier, communion générale pour vous à la Visitation. J'attribue à ces prières l' intérêt chaud qu'on montre pour vous 121. Cela me fait espérer votre prompt retour ; je m'en flatte, mais je n'ose me livrer à la douceur de cette espérance. J'ajoute comme nous devons toujours le faire : Fiat voluntas tua. Adieu, ma bonne amie, un rendez -vous continuel dans les SS.CC. de J. et M." Dans ce dernier paragraphe, le Père de Clorivière parle d'une communion générale faite à la Visitation. Il s'agissait du monastère où sa sœur était religieuse ainsi que Mme de Montjoie, amie intime de Mère de Cicé, de Mlle d'Esternoz et de Mme de Goësbriand. Les archives de la Société possèdent quelques copies de lettres de Mme de Montjoie à Mme de Goësbriand. Dans celle datée du ler février 180 1, donc au cours 121

C'est peut-être une allusion à la foule des témoins se pressant à la barre pour déposer en sa faveur. 117


du procès 122, nous relevons ce paragra phe : "Adélaïde souffre avec courage et une paix admirable ; sa croix serait lourde à un cœur moins généreux que le sien ; victime de sa charité, elle attend avec tranquillité tout ce qu'il plaira à Die u qu'il lui arrive. Prions pour elle, Madame, je regarde cet événement comme le triomphe de ses vertus ."

Une autre lettre, sans date, a dû suivre de peu l'heureuse conclusion du procès au début d'avril 1801. Elle donne, sous une forme quasi allégorique par mesure de prudence, des nouvelles du Père de Clorivière et de Mère de Cicé qui se sont éloignés provisoirement de la capitale. Elle fait allusion aussi à Mme de Gouyon dont la libération ne devait intervenir que plus tard, et se termine pa r un beau témoignage rendu à l'édification donnée alors par les membres de la Société. "J'ai tardé de répondre, Madame, à vos deux dernières lettres dans le désir de pouvoir vous donner des nouvelles satisfaisantes. Dieu a sans doute ses desseins pour former des obstacles au retour de Joséphine ; ce moment paraît s'éloigner de plus en plus ainsi que celui de Marie qui est allée respirer l'air de la campagne ; vous savez que Marie est le nom de no tre payse, elle se porte mieux qu'elle ne faisait ici où elle aurait immanquablement eu une rechute si elle y fut restée ; les rechutes sont pires que les maladies ; je vous réponds qu'elle n'existerait plus si elle eut persisté à rester ici, air qui est mortel pour elle, mais Dieu l'a conduite miraculeu sement dans cette cruelle maladie ; je lui ai envoyé votre lettre et à Joséphine la sienne, par occasion, mais ni l'une ni l'autre ne sont en état d'écrire, elles seront bien consolées d'avoir de vos nouvelles, aussi n'ai -je pas voulu les en priver. Vous savez qu'une mère et deux filles qui étaient tombées malades de la même maladie que Marie ne s'en sont pas tirées aussi heureusement qu'elle ; la mère ne s'en est pas relevée, mais bien les deux filles qui ont eu une rechute et sont retournées à la même infirmerie que leur mère. Nous ne pouvons qu'adorer les desseins de Dieu dans tous ces événe ments ; il est certain qu'il y en a de grands sur 122

Plutôt au cours de la détention car procès en avril –correctif de Martine février 2010. 118


la famille de Marie, si je pouvais vous dire sur cela tout ce que je sais, vous n'en pourriez douter ; mais c'est ce qui ne peut s'écrire ; cette famille doit avoir une entière confiance que Dieu la regarde avec prédilection ; loin de se laisser abattre il faut qu'elle redouble de fidélité. Les chefs de cette inestimable famille n'en oublient aucun des membres ". Cet épisode de la vie des deux fondateurs met en lumière jusqu'à quel point l'existence des Sociétés était à la racine de toutes leurs décisions. Mieux que personne, le Père de Clorivière mesurait le danger mortel encouru par Mère de Cicé pour avoi r procuré un abri à l'homme qu'il lui avait recommandé. Trois ans plus tard, dans le Mémoire au Souverain Pontife Pie VII , daté du 4 décembre 1804, n'écrivait -il pas 123 parlant de la supérieure générale de la Société du Cœur de Marie : "Cette très digne servante du Christ, très chère à toutes les person nes de piété, qui était à la tête de la Société du Très Saint Cœur de Marie, traduite en justice et jetée en prison, sous l'inculpation de crime contre l'État, courut un danger immédiat pour sa vie. Tous les méchants et les pires ennemis de notre Sainte Religion cherchaient uniquement à la perdre et à la faire mourir ". La mort guettait Mère de Cicé, tandis que lui qui aurait pu la sauver en se dénonçant, se cachait dans la retraite. Il est facile de deviner l'angoisse, le déchirement de cet homme d'honneur, qui, quelques années auparavant avait bravé tant de dangers avec un tranquille courage. Mais maintenant l'avenir des Sociétés était en jeu. C'est à lui que Dieu les avait confiées.

SOUS LA SURVEILLANCE DE LA POLICE L'heureuse issue du procès et la libération de Mère de Cicé le 7 avril 1801, ne mettaient pas définitivement les fondateurs à l'abri de tout soupçon, la lettre de Mme de Montjoie le montre clairement. Le préfet de police, Fouché, ne lâchait pas facilement ses proies et le Père de Clorivière 123

D.C., p.413. 119


l'éprouvera mieux que quiconq ue. Des documents conservés aux Archives Natio nales 124 révèlent que dès mars 1801, la police était quasi assurée que c'était bien lui que " Mlle de Cicé n'a pas voulu nommer ". Dans ces conditions, on ne peut que s'étonner avec M.E. de Bellevue 125qu'il ait pu é chapper aux agents de Fouché jusqu'au 5 mai 1804. Sentant peser sur eux la menace, les deux fondateurs jugent préférable de s'éloigner momentanément de Paris. Mère de Cicé s'installe à Rouen et son séjour s'y prolongera jusqu'au mois d'avril 1802. Le Père de Clorivière l'y rejoindra momentanément, mais au cours de l'été 1801, la défection inopinée de Mr Astier, l'un des deux émissaires envoyés à Rome et le trouble qu'il a jeté parmi ses anciens confrères, le contraignent à rentrer à Paris plus tôt que prévu. Ce qui nous vaut une correspondance suivie avec Mère de Cicé, per mettant de recueillir des échos intéressants sur la vie des fondateurs et celle de la Société à cette époque. Le 12 mai (1801) le Père de Clorivière écrit : "Je ne puis vous dire, ma très chère fille, combien j'ai eu de joie d'apprendre...que vous pouviez enfin vous permettre de la tranquillité s'il est jamais permis d'en jouir sur la terre... Votre éloignement ou plutôt mon éloignement de vous, est un des sacrifices qui me coûte le plus. Mais adorons en tout la volonté du Seigneur et tâchons d'entrer dans ses desseins. Il ne veut pas qu'il entre rien d'humain dans une union que lui -même a formée, et qui n'a jamais eu d'autre but que de travailler à sa gloire et de croître dans son saint amour ". Faisant sans doute allusion à la recommandation que, trompé par son neveu, il avait faite à Mère de Cicé de procurer un abri à Carbon, il continue : "Je crois bien que cette union a pu être pour vous la source de bien des croix, mais la croix est le sceau des œuvres de Dieu, et c'est une grande gloire, un grand bonheur pour nous, quand le Seigneur nous associe à lui

124

Cf. "Fondée sur le Roc", p.55.

125

Cf. M.E. de Bellevue, op. cit., p.197.

120


pour la porter. C'est sous ce point de vue que vous devez considérer tout ce que vous avez souffert ". Puis évoquant sa mission de supérieure générale de la Société, il ajoute : "C'est un moyen dont Dieu a voulu se servir pour répandre sur vous et sur tous ceux qui vous touchent, ses plus abondantes bénédictions. Vous éprouverez un jour la vérité de ce que je vous dis et vous bénirez mille fois le Seigneur d'avoir eu une bonne part à son calice ". Dans sa lettre du 21 septembre 1801, adressée à Rouen, le Père parle du chagrin bien compréhensible d'Agathe si attachée à sa maîtr esse : "La pauvre Agathe est si fâchée de ne point vous voir, et de toutes vos peines passées, qu'elle ne me voit qu'avec peine et m'évite le plus qu'elle peut. Cependant, une fois qu'elle m'a vu, j'ai fait ce que j'ai pu pour la consoler. Je n'en ferai pa s moins pour elle ce dont vous me chargez et avec bien du plaisir ". Suivent des nouvelles de la Société : "On vous désirerait ici beaucoup, moi surtout qui souffre de votre éloignement. Vous y feriez beaucoup de bien. Mais il n'en est pas encore te mps, quoique les choses se préparent pour cela". Le Père indique aussi comment les proches collaboratrices de Mère de Cicé s'efforcent de suppléer à son absence et il signale la présence de Mlle d'Esternoz, " depuis quelques jours : elle est toujour s telle que vous l'avez connue, bonne, aimable et obéissante. Elle a toujours pour vous le plus vif attachement". Cette lettre nous apprend que le Père loge dans une nouvelle maison, avec Mr Perrin, prêtre du Cœur de Jésus, missionnaire zélé et fort réputé. Le Père lui fait toute confiance. Dans ce même immeuble, ou y attenant, Mme de Carcado occupe provisoirement un appartement destiné à Mère de Cicé : "Votre appartement est très joli et très commode. En vous attendant, pour alléger en partie la dépe nse du loyer, nous sommes convenus que Mme de Carcado l'occuperait jusqu'à votre retour". Le Père conclut : "Voilà, ce me semble, à peu près toutes les petites affaires domes tiques. Ce que je souhaite 121


surtout et pour vous et pour moi, c'est que l e Seigneur nous donne toutes les grâces qui nous sont nécessaires pour bien régir les petites familles qu'il nous a confiées. Puissions -nous le faire glorifier et aimer par elles autant qu'il est possible ! Que l'amour de sa sainte Mère y règne aussi de la manière la plus parfaite ! Nous devons nous -mêmes en être pénétrés les premiers et donner l'exemple de toutes les vertus ; retracer en nous la douceur, l'humilité, la patience, la charité, etc. Cette obligation est grande ; elle est au -dessus de nos force s, mais non pas au-dessus des grâces que nous pouvons puiser dans les Cœurs Sacrés de Jésus et de Marie. N'est -ce pas pour nous les communiquer, que le Seigneur, dans sa grande miséricorde, nous fait quelque part de sa croix ? Recevons, embrassons cette croix avec un grand amour ; elle opérera en nous de grandes choses, même au -delà de nos espérances ". Le 7 novembre, le Père écrit :"Quoiqu'on fasse de son mieux pour vous suppléer, votre présence est ici bien désirée et bien nécessaire. Rien n'est te l pour des enfants, que d'avoir leur Mère à leur tête. Nous espérons avoir un peu ce bonheur". La suite de la lettre montre que Mère de Cie est toujours tentée d'abandonner une tâche dont elle se juge plus que jamais incapable : "Je vous en ai si souvent avertie, ma chère fille, Dieu veut de vous de grandes choses, mais pour répondre à ses desseins, il vous faut une grande confiance ; il faut que vous perdant en quelque sorte de vue, vous ne vous trouviez plus qu'en Notre -Seigneur, que vous ne voyie z plus que lui en vous et que vous vous regardiez comme revêtue de sa puissance. Quelle peine pour moi ! Quel tort pour vous même et pour la famille ! Quel manque de soumission aux volontés du Seigneur, si, faute de cette confiance, vous reveniez à ces plaintes trop naturelles que v ous n'êtes pas faite pour votre place , quoique nous vous ayons si souvent assurée du contraire 126.’’

126

Vers cette époque, dans une lettre datée du 25 novembre 1801 e t

conservée grâce au Mémorial Frappaize, se trouve cette confidence f aite par le Père de Clorivière à son correspondant : "La Sup. des F. de M. est, ainsi que moi, en butte aux persécutions ; sa situation extérieure est très pénible; le Seigneur l'éprouv e ai nsi intérieurement et c'est là sa principale souffrance..." 122


La lettre du 13 décembre 1801 fait état de la surveillance de la police : " C'est toujours avec, bien du plaisir que je reçois de vos nouvelles et si j'ai eu quelques craintes, ce n'est qu'à cause de l'adresse que vous aviez mise ; elle était à propos, parce qu'on commençait à craindre dans la rue de Sèvres, mais je redoutais quelque ouverture. Nous avions alors quelque alarme ; le nombre des espions était augmenté dans notre rue et on avait apporté pour vous de fausses lettres qui faisaient bien voir qu'on vous re cherchait encore. Vous sentez bien qu'on ne les a pas reçues". Un peu plus loin : " Votre petit mot... a bien fait petite famille ici va bien et soupire après votre retour. plaisir à celle à qui vous l'avez écrit. En général, votre retour. Plusieurs sont bien ferventes. Toutes s'informent souvent de vos nou velles. Il y en a que l'esprit de malice tracasse tant qu'il peut. On s'abs tient par prudence de venir ici de Saint Michel 127. Je vois quelquefois Régis ( Mme de Montjoie) qui pense continuellement à vous".

Puis ces conseils qui vont bien au -delà de leur destinataire : "Pour vous, ma chère fille, conservez une sainte joie au milieu de vos peines... Beaucoup de confiance et de courage... On se plaint que vous en faites trop et que vous voulez toujours en faire davantage. C'est entendre mal ses affaires. On les avance souvent davantage en faisant moi ns. En faisant beaucoup, on se contente soi -même, mais Dieu n'est pas plus content". Subtile tentation qui guette fréquemment les âmes généreuses.

La

lettre

de

février

1802

rappelle

l'extrême

prudence

Quelques années plus tard, le Père de Clorivière fera une réflexion identique à Mère de Cité elle - même. Après lui avoir par lé de sa mauvaise santé, il ajoute : "Vous avez d'autres peines qui ne paraissent point au

dehors mais qui vous crucifient bien davantage". cf. Lettres, p.480, lettre du 24 mars 1807. On s'attendrait à "aussi", mais l'édition du Mémorial faite en 1977 par Fr. Morlot, porte "ainsi". 127

La maison de Mme Duquesne, où Carbon avait trouvé refuge. 123


toujours de mise dans la correspondance : "Je suis bien mortifié des alarmes que nous vous avons causées. L'égarement de vos lettres en a été la cause. Je ne sais comment il est arri vé, mais j'aime à me persuader que ce n'est pas à la poste qu'elles se sont égarées. Ne soyez pas inquiète de ce qui est arrivé à celle que nous vous écrivions, il n'en peut rien arriver de mal puisque l'adresse n'y était pas mise, ni la signature et qu'elle ne renfermait rien de suspect non plus que les billets qui y étaient inclus".

Suit cette nouvelle réconfortante : "Tout s'est bien passé à la Purification...mais on vous désirait beaucoup et je vous désirais plus que personne. Vous saurez sans en douter, quand il faudra reparaître, mais il faut encore patienter". La lettre se termine par l'annonce de l'impression de l'ouvrage du Père sur la prière et l'oraison, avec cette précision : "Le libraire m'en donne cinq cents exemplaires avec une lettre pour nos Sociétés et quelque chose pour elles de particulier que j'ai inséré dans la préface 128. Quand il paraîtra vous aurez le premier exemple. (exemplaire)."

Par ailleurs, le Père profite de toutes les occasions pour soutenir et développer les Sociétés ; il écrit le 20 mars 1802 : "Hier, jour de mon saint patron, nous avons rassemblé quelques amies et nous avons lu ensemble une nouvelle circulaire : Sur le soin qu'on doit avoir de persévérer dans sa vocation. Je crois que vous en serez contente. J'en ai écrit une autre pour Nosseigneurs les Prélats, que j'ai adressée à notre digne Protecteur M. de S.M. ( St Malo). Joignez à cela un précis que j'ai fait de tout ce qui regarde les deux Sociétés pour le Cardinal Légat 129 et vous jugerez que je n'ai pas perdu mon temps".

128

C'était la

première

édition

des

Considérations

sur

l'exercice de la

prière et l' oraison. Elle comptait un certain nombre d'exemplaires spécia lement

réservés

aux

membres

des

deux

Sociétés,

avec

une

préf ace

particulièr e . 129

Cf. D.C., p.383 sq. Lettre à Mgr Cortois de Pressigny, évêque de St -Malo, et p.363 sq., Lettre au cardinal Capr ara. 124


Et le Père ajoute :"Ce n'est pas un petit travail pour la bonne Adélaide Carc.". Mme de Carcado, en effet, était chargée de recopier à la main ces différents documents. La lettre d'avril 1802 parle du Concordat récemment conclu entre la France et le Saint -Siège. A la fin de cette lettre on retrouve toujours la même affirmation devant une absence qui se prolonge au-delà des prévisions : "Tout va bien d'ailleurs chez vos filles, mais irait encore mieux si vous étiez avec elles. Elles vous désirent beaucoup. Le moment, je crois, n'en est pas encore arrivé, mais je crois qu'il n'est pas l oin.’’ Huit jours plus tard, le Père de Clorivière transmettait à Mère de Cicé la lettre que Mgr Jérôme de Cicé, nommé archevêque d'Aix, avait adressée à sa sœur à Paris. Il l'invitait, providentiellement vu les circonstances, à venir passer quelque temps près de lui. Les lignes suivantes nous livrent la pensée du Père : "Ce 15 Jeudi Saint au soir. Je vous envoie ci -jointe, ma chère fille, une lettre de votre Parrain. On me l'a apportée sous enveloppe. En la décachetant j'ai cru entrer dans vos intentions et je ne m'en repens (pas), car sûrement, avant de vous déterminer, vous auriez voulu m'en donner connaissance et avoir mon avis. Je suis en état maintenant de vous le donner. Il me paraît à propos, que, dans ce moment vous acceptiez la proposi tion qui vous est faite. Je sais bien que vous ne voudriez pas le faire d'une manière fixe. Cela ne conviendrait nullement aux vues que le Seigneur a sur vous, et je ne vous le conseillerais pas. Mais il entre, ce me semble, dans ces vues, que vous vous prêtiez po ur quelque temps à ce qu'on désire de vous. Ce serait un moyen doux et sûr de vous soustraire à toutes sortes de recher ches, et de faire que des ennemis jaloux vous perdent de vue et cessent de songer à vous. D'un autre côté, ce sera comme une mission don t vous seriez chargée pour propager la bonne œuvre, et je suis persuadé que Dieu qui semble lui -même vous l'indiquer, vous donnera toutes les grâces et les lumières dont vous aurez besoin pour vous en acquitter avec fruit. Vous aurez peut -être à détruire des préventions, et à faire connaître l'œuvre de Dieu à de bonnes âmes qui ne demandent que cela pour l'embrasser ". Puis

cette

touche

discrète

qui

évoque

les

dons 125


particuliers impartis à Mère de Cicé : "C'est l'affaire des entretiens et conversations famili ères, et Dieu vous donne grâce pour cela. Vous pourrez emporter avec vous tous les papiers que vous croirez vous être utiles ; et dans la suite, lorsque vous aurez frayé le chemin, on pourra vous envoyer des troupes auxiliaires".

Mais tout en indiquant cl airement son avis, le Père veut laisser à Mère de Cicé le soin de décider en dernier lieu : "Considérez la chose devant Dieu. Car je veux que vous agissiez librement, et je ne prétends en aucune manière violenter votre volonté. Mais ne prenez pas conseil d e la pusillanimité ; sa voix n'est pas celle de Dieu. Commencez par vous mettre dans une sainte indifférence, et dans une généreuse détermination de faire ce que vous connaîtrez être le plus conforme à la volonté de Dieu ; pour la connaître, implorez l'ass istance de la Sainte Vierge et de saint Joseph...et soyez persuadée que Dieu ne permettra pas que vous vous égariez en agissant de cette manière". La réponse de Mère de Cicé n'était pas douteuse. La suite montrera l'ampleur que cette mission en Provence de vait prendre dans la pensée du Père de Clorivière et les espoirs qu'elle suscita pour les Sociétés. Mais là encore, sous une forme nouvelle, la croix attendait les deux fondateurs.

LE SÉJOUR EN PROVENCE Tandis que Mère de Cicé se préparait à rejoindre Paris pour y retrouver son frère avant de l'accompagner à Aix, un fait nouveau ouvrait aux Socié tés des possibilités d'implantation en Provence. Un prêtre du Cœur de Jésus, Mr Perrin, était sollicité pour assumer d'importantes prédications dans les départements qui composaient le diocèse d'Aix alors très vaste. Mr Perrin offrait au Père de Clorivière de l'accompagner pour le seconder dans ces Missions, en usage à cette époque. Dès lors, de grands espoirs étaient permis aux deux Sociétés, encore inconnues dans cette région. 126


Avant de s'éloigner de Paris pour une durée sans doute de plusieurs mois, le Père de Clorivière rédige une lettre circulaire destinée à tous les associés 130 lettre intéressante à plusieurs titres. Le fondateur exprime d'abord l'espoir que ce voyage en Provence "sera pour nous un excellent moyen d'établir et de propager ces Sociétés, dans un pays déjà spécialement dévoué au Cœur adorable de Jésus 131 et que même elle pourra contribuer à nous faire obtenir du Saint-Siège cette approbation plus solennelle qui nous a été promise 132". Après avoir demandé un redoublement de prières et de ferveur à ces intentions, le Père forme le vœu de retrouver les membres des Sociétés "augmentés en nombre et plus encore en toutes sortes de vertus évangéliques et religieuses", s'efforçant d' "entrer dans l'esprit qui devrait animer tous les chrétiens, nous surtout qui nous faisons gloire d'appartenir d'une manière spéciale aux Cœurs Sacrés de Jésus et de Marie...ces deux cœurs sont tout amour pour Dieu et tout amour pour le prochain... Conformons tellement nos cœurs à ces Cœurs sacrés que nous ne soyons tous ensemble en eux qu'un cœur et qu'une âme...C'est le vœu solennel que je forme pour vous en ce moment où je suis prêt à m'élo igner de vous pour quelque temps, et dans tous les instants de ma vie, parce que c'est le précepte du Seigneur ".

Le postscriptum de cette lettre situe Mère de Cicé cofondatrice et supérieure générale : "La respectable Supérieure de la Société du Cœur de Marie que le Seigneur m'a donnée pour digne coopératrice dans l'établissement de cette Société me charge de dire à ses Sœurs et Filles en Jésus -Christ, 130

L.C., p.363 sq

131

A la suite du vœu fait par Mgr de Belsunce lors de l'épidémie de peste à

Marseille (1720-1721) . 132

Le Père de Cloriv ière comptait sur le crédit de Mgr Jérôme de Cicé

auprès des autres évêques et du gouvernement pour disposer Rome en fav eur des deux Sociétés. Cf. Lettres, p.169 -170, un passage fort clair sur ce sujet.

127


qu'elle partage avec nous les sentiments qui sont exp rimés dans cette lettre ; qu'elle les exhorte pareillement à la plus parfaite charité ; et que si les ordres de la divine Providence qu'elle ne peut méconnaître l'obligent en ce moment à s'en éloigner, ce n'est pas sans en ressentir un vif regret, que son esprit et son cœur n'en sont pas moins étroitement unis à elles' et qu'elle espère un jour les revoir toutes, pleines d'une ferveur nouvelle et enrichies de toutes sortes de mérites et de vertus ". Le séjour des fondateurs en Provence dura environ quatorze mois pour Mère de Cicé, de juillet 1802 à octobre 1803 ; un peu moins pour le Père de Clorivière arrivé en Provence en octobre 1802 et qu'on retrouve à Lyon le 22 septembre 1803, en route vers Besançon, son départ ayant précédé de peu celui de Mère de Cicé. Sans pouvoir entrer dans -les détails 133, il faut seulement rappeler que ce voyage qui s'annonçait sous d'heureux auspices, n'apporta que des déceptions aux deux fondateurs, en raison des réticences et des atermoiements continuels rencontrés chez Mgr Jérôme de Ci cé qui devait finalement s'opposer à l'implantation des Sociétés dans son diocèse. Si une telle attitude peut trouver des excuses dans le contexte politique d'alors, elle révèle cependant un caractère trop sensible aux considérations de la prudence humaine, chez un prélat qui a laissé par ailleurs dans son diocèse le souvenir d'un zèle apostolique ardent. Le voyage pour Aix n'était pas à l'époque une expédition de tout repos, comme le montre un passage de la lettre écrite le 13 juillet 1802 par le Père de Clorivi ère, depuis Lyon où il vient d'arriver avec Mr Perrin : " Je ne fais que recevoir votre lettre écrite d'Avignon du 7. Elle a été six jours en route... ( elle) m'a fait un très grand plaisir, car je vous l'avoue, mon compagnon et moi n'étions pas sans crainte â votre sujet, en pensant à la légèreté de votre esquif sur un fleuve aussi rapide que le Rhône, surtout depuis qu'on nous a raconté divers accidents arrivés dans de sembla bles bateaux. Nous avons béni de bon cœur le Seigneur en a pprenant que vous êtes arrivée à bon port, saine et sauve avec celui qui vous sert de guide et de compagnon".

133

cf. "Fondée sur le Roc", p.87 sq. 128


Après des détails concernant son propre voyage, le Père donne à Mère de Cicé quelques conseils dans l'un et l'autre ordre, temporel et spirituel : "Je ne puis m'empêcher de vous dire de ménager avec soin votre santé. Délicate comme elle est, elle a dû souffrir beaucoup du changement de climat et de manière d'être. ...Ne perdons pas de vue ce que nous pouvons faire l'un et l'autre pour la gloire de Dieu. Ne prévenons pas ses moments, attendons -les avec patience, mais ne les laissons pas passer lorsqu'il daignera nous les présenter. Mettons en lui toute notre confiance... Craignons seulement de mettre obstacle par nos infidélités à l'accomplissement de ses desseins. Ne négligez pas d'écrire le plus souvent et le plus cordialement que vous pourrez aux bonnes amies que vous avez quittées. Elles ont sûrement besoin de cette consolation, et la méritent bien. Je ne voudrais pas cependant que ce fût aux dépens de votre santé. Des lettres courtes, mais capables de relever leur courage suffiront. N'oubliez pas la dame des Faures 134, puisque c'est elle qui doit en grande partie vous suppléer auprès de la famille, et que vos avis lui seront utiles. Je sens que vou s devez être bien excédée de la fatigue d'un si long voyage et plus encore de l'importunité des visites que vous avez à rendre et à recevoir à votre arrivée. Au milieu de tout cela, tenez votre âme en paix dans les Sacrés Cœurs de Jésus et de Marie. C'est là votre centre, c'est une clôture divine dont vous ne devez jamais sortir. Faites tout sans sollicitude et sans contrainte. Quoique peut -être plus dans le monde que vous ne souhaiteriez y être, vous êtes dans l'œuvre de Dieu ; vous accomplissez sa volonté sainte, et l'accomplir c'est tout. Cela tient lieu de tous les exerci ces de piété. Que l'Esprit Saint qui est un Esprit de douceur, vous dirige en tout ".

Dans sa lettre du 20 juillet, le Père de Clorivière toujours à Lyon, revient sur ce même sujet : "Ce que vous me dîtes de l'entrée à Aix de M. l'Archevêque et de son 'installation le 14 juillet... est certainement bien consolant, et je partage la joie que vous et tous les bons habitants d'Aix en ont ressentie. ...Même au milieu du tourbillon du monde, dans le temps des visites que votre position rend nécessaires, mais 134

Mme de Carcado. 129


n'en sont pas moins importunes pour une âme qui voudrait vaquer tout entière aux choses de Dieu, ayez recours aux Cœurs de Jésus et de Marie. Que ces Cœurs soient le centre de votre repos... lors même que le monde vous parle et que vous parlez au monde, tandis que le monde s'offre à vous sous un dehors attrayant pour s'insinuer dans votre cœur, n'écoutez intérieurement que le Verbe divin, ne voyez e n quelque sorte que lui, ne trouvez de douceur et de consolation qu'en lui ". Puis ces lignes qui révèlent une fois de plus l'inquiétude qui tourmente habituellement l'âme de Mère de Cicé : "Qu'estce qui peut troubler la paix et le repos de votre âme puis que vous êtes dans l'ordre de Dieu, et que lui -même vous a conduite comme par la main dans les lieux et la situation où vous êtes ?... Je ne me fais pas, ma chère fille, à vous entendre dire que vous vouliez reprendre votre sacrifice... Peut -on se repentir de ce qu'on a fait pour plaire au Seigneur ? La chose doit vous paraître impossible ?". La lettre écrite de Lyon le 2 août évoque déjà les réticences nais santes de Mgr de Cicé, vis -à-vis des deux missionnaires, cependant invités par lui : "Je crois que ce n'est qu'une vaine crainte qui retient Monsieur votre frère. C'est pourquoi, après vous être bien recommandée à Notre -Seigneur et à sa Sainte Mère, faites ce que la prudence vous suggérera. Mais quel que soit l'événement, tenez votre âme en paix ". Une autre lettre fort longue, datée du 14 août, donne une nouvelle fois à Mère de Cicé les directives habituelles, valables en toute situation : " Pour votre conduite intérieure, pratiquez les règles que je vous ai données plus d'une fois. Ne négligez aucune des occasions que la Providence vous présente d'édifier le prochain et de soulager sa misère. Mais ne courez pas de vous-même après ces sortes d'œuvres, de peur qu'elles ne vous jettent trop dans la dissipation, et n'excèdent vos forces spirituelles et corpor elles. ...Pour votre conduite extérieure, voici deux avis que je crois bons : le premier c'est d'éviter la dissipation qui ne s'accorde point avec votre consécration au Seigneur. Vous devez maintenant connaître ce que vous pouvez faire sur ce point et ce que vous ne pouvez pas. Tandis que vous êtes dans la même maison, vous ne pouvez guère vous dispenser de vous trouver habituelle ment à table avec Monseigneur pour le dîner ; 130


mais je crois qu'il serait bien nécessaire pour vous de disposer des heures du mat in et du soir. Le second avis est le soin de votre santé... car pour peu que vous la ménagiez un peu, volis craignez toujours d'en faire trop pour elle... Il n'est pas nécessaire que je vous donne un troisième avis : celui de ne jamais perdre de vue l'œ uvre que Dieu vous a confiée ". La suite de cette lettre fort intéressante, montre les jalons que le Père de Clorivière est en train de poser, en vue de l'implantation des Sociétés dans la région lyonnaise. Le Père parle longuement aussi des problèmes soulevés par les hésitations de l'archevêque d'Aix, et l'on devine combien la situation de Mère de Cicé doit être délicate, entre son frère qui se dérobe et les deux missionnai res qui attendent une réponse sans ambiguïté. "Je viens maintenant à ce qui re garde notre voyage d'Aix. M. Perrin avait cru faire une chose agréable à M. l'Archevêque et utile à son diocèse, en lui consacrant ses travaux et en lui donnant la préférence sur plusieurs Prélats qui montraient le désir de l'avoir pour collaborateur. M. d 'Aix avait marqué le même désir. Les choses sont maintenant bien changées, puisque ce qu'il a paru souhaiter vivement comme très avantageux à son diocèse, il ne l'accorderait que comme une faveur, aux pressantes sollicitations d'une sœur qu'il ne voudrait pas contrister". La lettre du 18 août fait état de nouveaux délais et d'une modification notable dans le genre d'apostolat demandé à présent aux missionnaires : des retraites aux religieuses et aux membres du clergé remplaçant les grandes missions populaires pour lesquelles Monseigneur de Cicé avait sollicité le concours de Mr Perrin. Le 20 août, le Père de Clorivière envoie à Mère de Cicé la copie d'une lettre qu'il a adressée à un autre destinataire, et qui intéresse les deux Sociétés. Cette lettre montre la lutte menée par le Prince de ce monde contre les âmes consacrées, lutte dont l'ultime objectif ne varie guère à travers les âges :"Vous me dites que les têtes travaillent aux environs de la fête de l'Assomption et que le démon fait alors des siennes...On dirait à voir la con duite d'un bon nombre de bonnes âmes à cette époque, qu'elles ont alors 131


à examiner de nouveau leur vocation, et qu'elles sont libres d'embrasser un autre état. Ce n'est pas là connaître la grâce que Dieu leur a faite, ni l'engagement qu'elles ont pris en se consacrant à Dieu dans la Société du Cœur de Jésus ou celle du Cœur de Marie". Le 22 août, nous apprenons que le voyage des missionnaires est tou jours différé. Il faut attendre le 27 octobre 1802 pour voir le Père et son compagnon à Marseille où ils sont arrivés depuis peu. Ils y resteront jusqu'en janvier 1803 sauf une quinzaine passée à Toulon en décembre. La lettre du 27 octobre montre que Mère de Cicé a déjà travaillé avec succès pour la bonne œuvre, puisque le Père la charge de transmettre : " Mes très humbles respects à tous ceux et celles qui vous demanderaient de mes nouvelles, à celles surtout qui aspirent à s'unir à nous dans les Sacrés Cœurs de Jésus et de Marie ". Les lettres suivantes sont émaillées d'allu sions qui vont dans le même sens. Le 7 novembre 1802 : " Ce que vous me dites de votre petite conférence me plaît beaucoup ". De son côté, le Père ajoute : "J'en ai eu aussi avec quelques bonnes filles qui me paraissent propres à la chose. Une d'elles a déjà comme l'agrément de son confesseur, excellent ecclésiastique à qui je compte m'ouvrir sur notre Société". Une autre lettre de Marseille également, montre Mgr de Cicé toujours sur la réserve, et pourtant le terrain serait favorable 135 : "Nous sommes logés maintenant ici, chez trois excellentes demoiselles, toutes trois sœurs, qui pendant tout le temps de la Terreur ont logé chez elles des prêtres, et ont eu le culte dans leur maison, les demoiselles Artaud, rue des ° Thionvillois, n 16. Je leur ai parlé de la Société du Cœur de Marie, elles ont cru voir le ciel ouvert, et elles sont entrées 135

De Marseille, le Père de Clorivière écrivant le 15 janvier 1803 à M r

Frappaize, lui parle de Mère de Cicé et fait allusion au "grand nombre de bonnes amies qui lui sont attachées tant en cette ville de Marseille que dans celle d'Aix".

132


bien parfaitement et de bon cœur dans ce que je désirais pour leur perfection. J'avais parlé à deux autres bonnes âmes, toutes deux veuves qui ...sont en état de faire du bien. Elles ont un grand désir de la chose. Elles en ont même parlé à d'au tres, il a fallu les retenir et je leur ai défendu d'en parler davantage ".

À partir de février 1803, la correspondance cesse entre les fondateurs, sans doute parce que le Père de Clorivière travaille discrètement à Aix même, où il était arrivé fin janvier, tandis que Mr Perrin regagnait Paris au mois de juin 1803 136. On possède heureusement quelques nouvelles relatives à cette période grâce à la correspondance échangée par le fondateur avec différents membres des Sociétés. Une lettre adressée depuis Aix le 25 février 1803 à Mlle d'Esternoz, contient s lignes concernant Mère de Cicé : " J'ai trouvé ici Adélaï de qui vous dit mille choses tendres. Ell e a bien travaillé ici pour les Sociétés, mais les craintes du frère nous empêchent, quant à présent, d'en recueillir les fruits ". Le Père écrit le même jour à Mr Pochard : " Partout où nous avons été, bon nombre d'esprits sont bien disposés pour l'une et l'autre Société, mais il y a eu peu de consécrations, parce que le Prélat a suspendu, jusqu'à un plus ample examen, les permissions qu'il nous avait données. Le temps de l'examen nous paraît un peu long ". Le 30 mars, dans une nouvelle lettre à Mlle d'Esternoz :"Ici, nous étions dans le plus beau chemin, quand tout à coup on a voulu examiner de nouveau la bonne œuvre ". Mère de Cicé écrit à la suite de la lettre du Père : " Nous espérons de la bonté de Dieu que les désirs qu'il a inspirés à grand nombre de bo nnes âmes ne seront pas frustrés. Nous vous ferons part... de tout ce qui nous arrivera ". Une lettre du Père de Clorivière à Mr Pochard, le 13 mai 1803, fait allusion à " une très longue conférence " avec l'archevêque, au sujet des Sociétés qu'il estime et q ue par amitié pour sa sœur et pour le Père de Clorivière il est prêt à recommander au ministre des Cultes, Portalis, et à d'autres personnalités. Ce soutien enfin accordé ne pouvait qu'être fort 136

Cf. Lettre à Mlle d'Esternoz, Lettres, p.664. 133


utile en une période légalement très défavorable à toute soci été religieuse. On devine quel dût être le soulagement de Mère de Cicé devant ce signe manifeste de la bienveillance de son frère. Mais ce geste ne levait pas pour autant les interdictions portées par l'archevêque d'Aix quant à l'implan tation des Sociétés dans son diocèse. Le Père de Clorivière comprit qu'il de venait inutile d'insister et quitta Aix quelque temps après. Sur la route du retour, il tint à visiter les membres des Sociétés à Besançon, d'où il écrit à Mère de Cicé dès le lendemain de s on arrivée, le 28 septembre. Il lui fait part de la satisfaction que lui ont procurée ses premiers contacts avec les membres des Sociétés. Un paragraphe de cette lettre retient l'attention : "Pour vous, ma chère fille, animez -vous à une grande confianc e en Dieu qui règle comme il lui plaît tous les événements de la vie pour le bien de ceux qui veulent être sincèrement à lui, et ne vivre que pour l'aimer et le faire aimer de tout le monde. Soyez constante et courageuse, mais que cette constance et ce courage soient dirigés par la prudence. Ne précipitez rien. Il vaut mieux attendre avec douceur et patience, que de rien rompre en se battant. Vous avez de bonnes raisons, mais il faut au moins qu'on paraisse les goûter ".

De quoi s'agissait-il exactement ? il est impossible de le savoir. Peut-être Mère de Cicé voulait -elle se soustraire trop vite à l'affection d'un frère désireux de la retenir auprès de lui, loin des dangers qu'elle encourait dans la capitale ? Quoi qu'il en soit c'est au début d'octobre 1803, semble -t-il, que Mère de Cicé a dû reprendre la route de Paris.

Avant de quitter la Provence, évoquons le souvenir laissé par Mère de Cicé dans une congrégation qui l'avait vue à l'œuvre en cette région. Grâce à un extrait des annales de la congrégation des Sœurs de la Retraite commu nauté des Fontenelles, dans le Doubs, qui possédaient alors une maison à Aix 137:

137

Extrait aimablement communiqué â Mère Clausier par Mr l'abb é

Charmeau, du séminaire de Luxeuil (Haute - Saône) le 31 juillet 1925. 134


D'Aix en Provence, paroisse du Saint -Esprit (Maison de la Pureté) le vénérable Père 138... écrivait : "Nous espérons avoir sous peu notre É glise à part, bien établie par Mademoiselle de Cicé, y faire tous nos exercices, y posséder le Saint Sacrement... Monseigneur de Cicé accorda au Père, de la meilleure grâce, tous les pouvoirs nécessaires... Avant tout, il fallait aviser aux réparations le s plus urgentes. On allait travailler à la gloire de Dieu, la Providence ne pouvait faire défaut. Mademoiselle de Cicé, toujours ardente et dévouée, n'en était-elle pas l'instrument béni ! Avec l'aide de plusieurs Dames, elle parvint à faire vitrer, en gra nde partie, les croisées de la maison. En outre, sachant bien que la chapelle tenait à cœur aux Solitaires, et que son frère l'Archevêque, ne s'opposait point à ce qu'elle fut rendue au culte, elle parcourut la ville, se présenta dans toutes les bonnes mai sons, et par l'éloquence de sa piété et de sa foi, plus encore que par l'ascendant de son nom, elle réunit la som me suffisante à en réparer les fenêtres, à en relever l'autel, à en approprier promptement et convenablement tout l'ensemble. Restait à pourvoir la sacristie de vases et d'ornements sacrés. La noble mendiante, reprenant ses courses, s'adressa aux curés de la ville, se contentant d'une aube à demi usée, d'une chasuble fanée, d'un objet quelcon que nécessaire à la célébration du Saint -Sacrifice. Mission ingrate vu qu'on sortait à peine de la Révolution qui avait dépouillé tous les sanctuaires. Néanmoins, le clergé désireux de plaire à l'Archevêque encore plus qu'à sa sœur, donna de quoi orner l'autel et rétablir le service divin. ... Mademoiselle de Cicé, sœur de Monseigneur l'Archevêque, nous a tenu lieu de mère, et à bien d'autres, car c'est une âme dévouée à toutes les bonnes œuvres ".

Nous voyons vivre notre première Mère à travers ces lignes si simples. Et pour ce témoignage connu, combie n d'autres resteront toujours ignorés, sauf du " Père qui voit dans le secret".

138

Mot peu lisible, Receveur , ou Procureur ?

135


En cet automne 1803, le trajet d'Aix à Paris en diligence durait plusieurs jours, Mère de Cicé avait le temps d e penser à ce qu'elle quittait et à ce qu'elle allait retrouver. Son cœur affectueux et délicat devait souffrir pour son frère qu'elle aimait, et surtout peut -être pour les âmes éveillées en Provence à l'espoir d'une vie religieuse ardemment désirée, et que les fondateurs n'avaient pu satisfaire. Songeant à Paris dont elle se rapprochait chaque jour, Mère de Cicé devait éprouver une grande joie à la pensée de retrouver des sœurs tendre ment aimées ; mais à la veille de reprendre pleinement une charge toujours ressentie comme une lourde épreuve, que lle ne devait pas être son angoisse secrète, que seule pouvait surmonter une confiance totale dans le Seigneur. Depuis de longs mois, en fait depuis son arrestation en janvier 1801, suivie d'un séjour à Rouen, Mère de Cicé avait été activement suppléée par son assistante, Mme de Carcado qui avait assumé une partie de sa charge, et notam ment une abondante correspondance où se trouvent ces quelques lignes adressées par elle à une aspirante qui connaissait déjà Mère de Cicé et attendait son retour pour s'en gager dans la Société : " Je désire du fond du cœur que vous vous soyez déterminée d'attendre le retour de notre si bonne Mère ! Elle a droit à toute votre confiance et votre attachement. Elle est si bonne, si humble, si éclairée, tellement détachée de ses propres intérêts, si maternelle pour ses filles ; elle vous aimait tant !" Tout un portrait en peu de mots.

LE RETOUR À PARIS Le 28 octobre 1803, le Père de Clorivière qui continue de visiter les Réunions des deux Sociétés écrit d'Orléans à Mère de Cicé : "J'ai reçu, ma chère fille en Notre -Seigneur, vos deux lettres renfermées dans une, avec quelques mots consolants de M. Bourgeois, et une let tre de Mme de Carcado qui m'a causé une véritable satisfaction, en m'appre nant celle que toutes ont ressentie à votre arrivée". On ignore à quel endroit les filles du Cœur de Marie de 136


Paris eurent la joie de retrouver Mère de Cicé 139 ; le 22 novembre suivant, une courte lettre du Père de Clorivière, alors à Tours, lui est adressée par l'intermé diaire de Mme de Carcado, rue Mézières 140. "Je ne veux pas quitter Tours, ma chère fille, sans vous donner de mes nouvelles, d'autant plus que je crains que vous ne soyez dans la peine . Si cela est, armez -vous de courage et de confiance dans le Seigneur. Cette confiance ne sera p oint confondue ". Puis une bonne nouvelle en postscriptum : ’’Je viens de voir une jeune personne qui pourra être de vos filles, ce serait la première dans ce pays". Une lettre plus longue postée à Poitiers le 29 novembre 1803 donne des renseignements intéressants. Tout d'abord par l'adresse ainsi libellée : Mademoiselle Alllouard, chez les Dames R. de la Congrégation, rue Neuve St Etienne, n ° 28. Faubourg St Marceau à Paris. La prudence recommande donc encore de voiler la véritable identité de Mlle de Cicé sous celle d'Agathe Allouard, sa fidèle domestique, qui devait entrer dans la Société au printemps 1805. Cette nouvelle résidence est assez éloignée de la rue Cassette et de son ancien quartier pour que Mère de Cicé ne risque pas d'être trop tôt recon nue. Puis ces paragraphes évocateurs de la situation actuelle et du rôle de Mère de Cicé vis-à-vis de ses sœurs : " Je vous ai écrit déjà de Tours...mais je ne me crois pas pour cela dispensé de répondre à votre longue et intéressante épître... Votre position à votre arrivée (à Paris) rappelle un peu celle de la Sainte Vierge et de son saint époux à Bethléem. Cela a dû être de quelque consolation pour vous...Vous êtes enfin logée, et votre logement me plairait s'il ne vous isolait pas trop de vos sœurs. Que l'amour vous rapproche les unes des autres... " 139

Peut-être chez Mme de Carcado d’après les Souvenirs de Mme de Saisseval (Journal de Mantes) cf Annexe XV 140

Lettres, p.674. Cette lettre est classée par erreur parmi les

lettres adressées à Mme de Carcado.

137


Et un peu plus loin : "Livrons-nous donc aux affaires de Dieu, à celles qu'il nous a con fiées. Il donne sa bénédiction à ce que vous dites à vos filles. Faites en sorte qu'elles puissent vous voir toutes, tour à tour ; mais afin que cela puisse se faire sans trop vous incommoder, ou les incommoder elles -mêmes, ayez des heures réglées dans le jour pour recevoir leurs visites, et que Mme de Carcado assigne successivement à chacune celle qui pourra lui convenir le mieux. Il faut, je le sens, de la circonspection, mais elle doit être dictée par la prudence, et non par une vaine frayeur. L'endroit où vous êtes, à l'éloignement près, favorise la communication. Qu'une grande confiance vous élève au -dessus de ce qu' il y aurait d'excessif dans vos craintes ". Le Père de Clorivière semble vouloir rassurer Mère de Cicé qui redoute certainement d'attirer sur elle l'attention de la police et surtout de compromettre ses visiteuses.

Une lettre de Poitiers du 21 décembre 1803 fait allusion aux projets de voyage en Bretagne formés par le Père de Clorivière. Avec cet esprit de foi et de service qui le caractérisent, il ajoute :"Je ne souhaite que ce qui peut être le plus selon la volonté de Dieu, le plus propre à procurer sa gloire, et à remplir la tâche qu'il lui a plu de m'imposer, ainsi qu'à vous. Ce n'est pas néanmoins une petite priva tion pour moi de me voir si longtemps éloigné de vous et de nos deux famille s de Paris. Je sens aussi vivement le retard que cela ne peut manquer d'apporter au travail qui m'attend à Paris et que je regarde comme pressé". Grâce à différents recoupements avec d'autres lettres, on sait que ce travail pressé auquel le Père attachait une telle importance était la révision des " écrits relatifs aux Sociétés " 141 écrits dont le Père se propo sait de faire un recueil.

Une autre lettre de Poitiers du 8 janvier 1804 évoque l'état de santé précaire de Mère de Cicé, mais la vie de la Réunion suit son cours : " Je suis...bien touché de votre état de 141

Titre donné par Clorivière à une liste écrite de sa main cf Fondé sur le Roc Appendice p 5. 138


maladie. De grâce, ma chère fille, n'y joignez pas des inquiétudes sur lesquelles je vous ai si souvent rassurée. Armez-vous d'une grande confiance dans les miséricordes de Dieu et les mérites de Jésus -Christ son Fils. Je suis bien charmé de vous voir auprès de vos filles. Elles seront charmées elles mêmes de vous savoir au milieu d'elles ; j'espère que Dieu vous y fera trouver de la consolation " 142.

Puis ces lignes. à l'occasion du récent décès de sa sœur visitandine : "Je suis sûr que la mort de ma sœur que je viens d'apprendre par la bonne Mme de Carcado, vous aura affligée, mais vous aurez dit aussitôt comme moi : c'est une sainte de plus dans le ciel. Ce sentiment me remplit tellement, que quoique la nature soit attendrie, je ne puis véritablement m'en affliger. Elle jouit maintenant du bonheur auquel elle n'a cessé d'aspirer. Cela ne m'em pêchera pas de prier pour elle et de la recommander aux prières des autres ".

1804

Une lettre du Père à Mlle d'Esternoz, datée du 13 février (1) nous apprend son retour inopiné à Paris.

143

"J'avais compté aller de Tours en Bretagne, mais des lettres venues de Paris m'en ont empêché et ont hâté mon retour....Depuis un peu plus de quinze jours que je suis à Paris, j'ai été bien occupé comme vous pouvez le penser ; dès que je serai débarrassé, je m'ap pliquerai tout entier à retoucher nos écrits. Je recommande à vos prières et à celles de tous nos amis ce travail qui intéresse essentiellement l'une et l'autre famille". Deux lettres de Mme de Carcado à Mme de Clermont Tonnerre au printemps 1804 montrent le Père de Clorivière entièrement adonné à ce travail auquel il attache une telle importance : "Il est difficile de concevoir combien nous le 142

Ces dernières lignes semblent annoncer un prochain changement d e résidence

pour

Mère

de

Cicé.

De

fait,

les

lettres

suivantes

contiennent plu sieurs fois une double correspondance pour Mère de Cicé et Mme de Carcado, qui habitent alo rs l'une près de l'autre, rue Mézières. 143

Lettres, p.666. Cf . p.739, un passage identique dans une lettre à Mme de Goësbriand du 13 février également. 139


voyons peu (le Père de Clorivière) , cela est pourtant bien vrai. Il est singulièrement occupé à rédi ger de saints écrits, nous gagnerons à ce travail, il faut supporter les priva tions qu'il entraîne". (28 mars 1804).

Et dans une autre lettre, après avoir p arlé de la surcharge d'occu pations qui l'assaillent, Mme de Carcado remarque : "Ce que j'admire c'est que malgré tout l'œuvre de Dieu va son train, partout et en tout. Tout va bien ; les souffrances de notre bonne Mère, son état d'holocauste, les travaux de notre bon P... qui rédige ses écrits à force, nous obtiennent bénédiction ". (avril 1804).

À cette date toute correspondance est interrompue entre le Père de Clorivière et Mère de Cicé, relativement proches l'un de l'autre, le premier résidant rue N.D. des Champs, à la maison des frères, et la seconde, rue Mézières, avec Mme de Carcado.

Une ère plus calme semble s'annoncer pour les fondateurs désormais réunis et prêts à se consacrer au développement des Sociétés. Mais les voies de Dieu ne sont pas les nôtres. L'épreuve va de nouveau frapper à la porte, et pendant la longue incarcération du Père de Clorivière, la cofondatrice, tou jours dans l'ombre, va être appelée à donner toute sa mesure.

CHAPITRE V EMPRISONNEMENT DU PÈRE DE CLORIVIÈRE MÈRE DE CICÉ, COLLABORATRICE IRREMPLAÇABLE Depuis le procès de la Machine infernale, la police n'avait cessé de rechercher le Père de Clorivière.

140


Dès le 8 mars 1801, comme il a été déjà signalé, une lettre du maire de Josselin, en Bretagne, l'avait dénoncé à Fouché, ministre de la police, comme étant " celui (que) la Demoiselle de Cicé...s'obstine à ne pas révéler" . C'était donc dans l'entourage de Mère de Cicé qu'on recherchait ses traces. C'est ainsi que la police fut amenée à prendre des informatio ns à Aix, par l'intermédiaire d'un fonctionnaire. Celui -ci, apprenant que le Père avait quitté la Provence, obtint son adresse à Paris, rue Notre-Dame des Champs, grâce à une fausse lettre. L'arrestation, dès lors inévitable, eut lieu le 5 mai 1804, au petit matin 144. Ce même jour, Mère de Cicé devait être arrêtée elle aussi à son domicile, rue de Mézières. Mais très malade à cette date 145, n'écrivait-elle pas à Amable Chenu neuf jours auparavant : " Mon état me met aux portes du tombeau, et pour peu qu'il continue quelques jours, je ne puis pas aller loin ". Elle était alitée et, lorsque la police fit irruption, deux médecins se trouvaient en consultation à son chevet. Ce fut son salut. Tous deux la déclarèrent intransportable et la police se contenta de saisir tous ses papiers, laissant un de ses agents 48 heures en faction dans l'appartement de la malade. Mais désormais, la surveillance de la police s'exercera étroitement sur Mère de Cicé qui devra peser soigneusement toutes ses démarches. "Il conviendra de la faire surveiller avec soin " précisait à son sujet le Conseiller d' État chargé des affaires relatives à la sûreté de la République 146. Néanmoins, la Providence avait permis que Mère de Cicé échappât à une détention dont nul n'aurait pu prévoir la durée , et, en observant la prudence voulue, elle pourra remplir pleinement son rôle de supérieure générale durant des années particulièrement difficiles. En raison du pouvoir absolu exercé par Bonaparte, d'abord Premier Consul, puis proclamé empereur des Français le 18 juin 1804, le Père de Clorivière, du fond de sa prison , devait lutter sur trois fronts pour sauvegarder la vie de ses familles religieuses :  celui du pouvoir officiel, face aux décrets interdisant toute

cf Fondé sur le Roc, p. 107 à 140 pour le contexte politique et la détention cf lettre de fin avril 1804 de Mme de Carcado à Mme de Clermont-Tonnerre « Mère Générale très souffrante nouvellement… que ce bon Maître nous la laisse encore un peu ! » 146 cf Mgr Baunard, p. 296-297 : il cite des extraits de police de cette période au sujet d’A. de Cicé. 144 145

141


association religieus e,  celui

de la hiérarchie épiscopale, secrètement des Sociétés qu'elle ignorer,

hésitant à autoriser devait officiellement

 celui de certains membres des Sociétés, notamment des

prêtres du Cœur de Jésus, n'osant pas renouveler leurs vœux, par crainte de se trouver dans une situation irrégulière vis-à-vis des évêques. À ces préoccupations majeures, s'ajoutait le souci quotidien des Réunions, anciennes et nouvelles. Prisonnier, le Père de Clorivière devait donner habituellement ses directives par écrit, d'où son abondante correspondance dont subsiste seulement une partie. On comprend alors l'importance du rôle dévolu à ses collaborateurs, chargés de transmettre sa pensée sans déformation mais avec les adaptations requises par des situations très di verses et parfois imprévues. Très proche de la pensée du fondateur et mieux avertie que personne de ses intentions, Mère de Cicé était bien la collaboratrice fidèle et lucide que le Père pouvait charger en priorité des missions les plus délicates et le s plus difficiles. Il lui fallait en même temps continuer à parcourir la voie douloureuse qui était la sienne depuis longtemps déjà. Pour mieux pénétrer la valeur humaine et spirituelle de Mère de Cicé, il faut donc la suivre sur deux plans :  celui

de s activités extérieures qui engagent toutes ses forces vives, déjà minées par une santé déficiente,

 celui des épreuves intérieures, peines et tentations qu'elle

doit surmonter sans relâche pour avancer dans une voi e particulièrement crucifiante.

L'annonce de l'arrestation et de l'emprisonnement du Père de Clorivière dût être profondément ressentie par Mère de Cicé qui, mieux que person ne en mesurait les conséquences. Mais, loin de se laisser abattre, elle sut faire face à cette situation nouvelle, et prit immédiatement les mesures qui s'imposaient. Voici ce que Mme de Saisseval rapporte à ce sujet 147: "Aussitôt que Mlle de Cicé eut connaissance de l'arrestation du Père de Clorivière, elle réunit son Conseil... Après nous avoir recommandé un re doublement de prière, de prudence et de discrétion - car elle -même restait toujours sous la surveillance de la police - elle désigna Mme de Ca rcado pour être seule chargée des rapports avec le Père de Clorivière pendant son 147

Cf Journal de Mantes 142


incarcération. Quant à elle, elle garderait uniquement pour so i le secret de ce qu'elle confierait aux unes et aux autres sans qu'il nous fut permis d'en conférer ensemble ". Sage discrétion, qui permettait de sauvegarder l'unité de direction et d'éviter les divergences d'interprétation. Mesure de discrétion aussi particulièrement nécessaire à la Société en ces heures difficiles. La fidèle Laurence accompagnait souvent Mme de Carcado, apportant à la prison du Temple ce qui était nécessaire à l'entretien et à la nourriture du captif. La correspondance de Mme de Carcado indique que ces visites avaient lieu deux fois par semaine. Avec l'autorisation de l'archevêque de Paris, des hosties consacrées étaient soigneusement dissimulées dans les provisions, réconfort eucharistique dont la privation aurait été durement ressentie par le prisonnier.

À ce sujet Mme de Saisseval écrit encore :"Le précieux panier devait auparavant passer par l'inspection des gardiens. On devine l'angoisse de Mme de Carcado pendant cet examen. Son calme, son sang-froid la tira de tout". "On devine, dit -elle encore, avec quelle inquiétude Mère de Cicé attendait c haque fois le retour de son assistante, et combien nous la partagions ." Un mois s'était à peine écoulé depuis l'incarcération du Père qu'une grave menace s'abattait sur les Sociétés. Coup sur coup paraissaient un rap port du ministre des Cultes, Portali s, le 8 juin 1804, et un Décret exécutoire le 22 juin suivant 148. Parmi quelques autres associations légalement vouées à la dissolution, le rapport dénonçait nommément la Société du Cœur de Jésus. Le décret exécutoire, grâce à la Providence et à l'intervention de Mgr Jérôme de Cicé, ne mentionnait plus la Société du Cœur de Jésus, mais il condamnait toute association religieuse autre que les établissements de bienfaisance et de charité. Après une étude attentive des textes, le Père de Clorivière conçut un dispositif de défense pour préserver " l'œuvre reçue d'en-haut". Il ne s'en départit jamais au cours des années suivantes. Il en fait part à Mère de Cicé, lui indiquant la ligne de conduite à suivre. Citons à ce sujet un passage d'une lettre sans date mais que le contexte permet de placer en juillet 1804 : "On a bien fait de m'envoyer le décret. Nous n'y sommes pas nommés. Nous ne sommes pas même désignés formellement, à le prendre 148

Cf Fondé sur le Roc p 115 sq 143


à la lettre : 1 ° parce que nous ne sommes pas ent ièrement formés en corps d'Asso ciation, et que nous tendons seulement à cela, sous le bon plaisir des autori tés civiles et ecclésiastiques. 2 ° Parce que les vœux chez nous ne sont pas perpétuels. 3 ° Parce que nous dépendons de l'Ordinaire. 4 ° Parce que rien ne paraît à l'extérieur. Ainsi nous pouvons demeurer tranquilles et garder le silence. Mais, comme c'est aux législateurs, et non pas à nous, à interpréter, il faut attendre avec résignation ce qu'ils ordonneront de nous, avec intention de nous y soumettre humblement et simplement. Mais il n'est pas nécessaire, il serait même imprudent en nous de provoquer ses ordres ultérieurs par un zèle trop actif ou des démar ches précipitées. Rien en conséquence ne se fera, et n'est censé fait parmi nous, que provisoirement , c'est-à-dire sous condition de l'approbation des autorités, qu and on leur aura donné pleine connaissance de tout. Si Dieu veut la chose et qu'elle doive servir à sa gloire, la mort n'est qu'apparente et quand le mort aurait été trois jours dans le tombeau, le Seigneur, à la prière de sa Mère, saura bien le ressusciter. ...Mais que ce qui nous regarde ne transpire point au dehors. Peu nous importe qu'on nous croie morts et ensevelis. Alors on nous oubliera, et Dieu n'en sera pas moins glorifié. Souvenons-nous de ces paroles de l'Apôtre et agissons en conséquence : « Vous êtes morts et votre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu". Je souhaite bien qu'on puisse continuer la bonne œuvre des enfants 149 ». Cette lettre - parmi d'autres - montre l'importance du rôle dévolu à Mère de Cicé. Dans des circonstances aussi délicates et aussi graves, il lui fallait communier intimement à la pensée du fondateur. Dans ses rapports avec les supérieures et les membres des Réunions, avec les prêtres du Cœur de Jésus 150, avec les autorités ecclésiastiques, il lui revenait d'éclairer et de rassurer les esprits sans rien sacrifier des exigences de la vie religieuse. Une autre précédente. Avec providentielle surnaturelle à "grand besoin 149 150 151

lettre 151, sans date

elle

aussi, complète

la

l'action de grâce devant la préservation des Sociétés, elle trace l'attitude hautement conserver vis -à-vis de l'autorité civile qui a de l'assistance divine " et donc de prières ; elle

L’œuvre des Enfants délaissés

ex Lettre d’A de Cicé à Mr Lamy du 29 septembre 1805 à propos du décret du 22 juin Lettres p 206- 208 144


rend hommage à la prudence de Mère de Cicé et donne discrètement les directives qui conviennent pour voiler la vie religieuse de la Société tout en la continuant fidèlement : " Ce qu'on m'a marqué me fait croire que le Seigneur et sa très sainte Mère nous ont pré servés du grand coup dont nous étions prochainement menacés, puisqu'il n'est pas fait mention de nous dans le Décret, quoique nous eussions été nommés dans l'acte qui le provoquait. Il y a quelque apparence que les approbations qui nous ont été faites 152 n'ont pas été sans faire impression sur les esprits de qui tout dépend. Dieu l'a voulu ainsi dans sa miséricorde. ...Vous avez bien pensé. Attendons les moments de Dieu qui règle et gouverne toutes choses, et jusqu'à ce qu'il ait détourné l'orage de dessus nos têtes, et qu'il ait commandé aux vents et aux flots de rentrer dans le calme, restons nous-mêmes dans le silence et dans la paix. Point d'assemblée, rien de public et fait en commun, même à la grande fête prochaine. Mais les consciences sont libres, et chacun pourra faire en son cœur et en la présence de Dieu seulement, ce qu'il croira lui être le plus agréable et le plus utile à son âme. Pour vous, je ne crois pas qu'il soit nécessaire de vous recommander d'être bie n réservée à paraître. Ménagez bien votre santé. Ce ne sera pas un si grand mal qu'on sache combien elle est encore faible ".

Que la santé toujours fragile de Mère de Cicé ait eu besoin de ménagements au milieu de tant de fatigues et de soucis, nul ne s'en étonnera. Mais l'épreuve vraiment crucifiante était ailleurs, dans le sentiment aigu de son incapacité à remplir convenablement son rôle de supérieure générale, sentiment accru par l'impression, non dénuée de fondement, que la suspicion policière qui pesait sur elle, portait préjudice aux membres de la Société : tout un ensemble de craintes, de découragement, de tentations dont Mère de Cicé ne laissait rien paraître à l'extérieur, et qui avait le Père de Clorivière pour seul confident ; d'où les appel s répétés de ce dernier à la confiance et à la compréhension des voies de la croix que Dieu avait choisies pour elle. Le Père revient sur ce sujet dans la plupart de ses lettres, parfois par simple allusion, mais souvent très longuement : "Que vos faiblesses et vos découragements ne vous abattent point; elles n'ont rien de volontaire, comme je vous l'ai dit souvent et qu'il vous serait aisé de vous en convaincre, si vous pouviez réfléchir sur votre état » 153. 152 153

l’ original est « que nous avons faites » mais c’est sans doute un lapsus

Lettres p 206

145


"Votre situation pénible, et pour l'âm e et pour le corps, ne me surprend nullement. C'est une suite de desseins toujours aimables de notre divin Maître sur vous et sur nous. Vous ne souffrez pas pour vous seule ; il veut que vous ayez avec lui cette ressemblance " 154. « Dieu veut que vous excel liez dans les vertus d'obéissance et d'abandon. Vous protestez vouloir être une véritable fille d'obéissance. Mais dans ce désir que vous témoignez, quoiqu'avec résignation, d' être dans une autre position que celle où Dieu vous a placée, et dans laquelle je vous ai dit plus d'une fois qu'il voulait que vous restiez, dans ce désir, dis-je, ne sentez-vous pas que vous agissez d'une manière peu conforme à la perfection de l'obéissan ce et de l'abandon ? Si nous étions dans le calme, si vous aviez des succès, si cela vous attirait des louanges, peut -être la crainte des applaudissements pourrait -elle vous suggérer un pareil désir ; encore l'humilité devrait plier devant l'obéissance. Mais le pilote doit -il abandonner le gouvernail au fort de la tempête ? Le sentiment de votre insuffisance est bon, mais votre confiance en Dieu doit l'emporter... Pourquoi ce retour continuel sur vous ? Si Dieu veut se servir de votre faiblesse, cette faiblesse ne mettra point d'obstacle à ses desseins et ne servira qu'à faire éclater davantage sa gloire ; c'est sur lui, non sur vous, qu'il faut fixer les yeux 155". Puis un nouvel encouragement du Père 156 :"Je vous exhorte bien, en général, à avoir avec vos filles beaucoup de communication, autant que votre santé et une sage discrétion vous le permettront. C'est une tâche, mais c'est Dieu qui vous l'a imposée. C'est la croix dont il vous a chargée ; elle lui est bien agréable; embrassez -la avec amour et avec joie ; cela sera bien utile aux autres et bien méritoire pour vous. S outenez leur faiblesse, notre divin Maître et sa sainte Mère soutiendront la vôtre. Encouragez -les beaucoup à la confiance, à l'exactitude, à l'union et à la charité fraternelle". Au mois d'octobre 1804, une lettre adressée par Mme de Carcado à Mme de Clermont-Tonnerre montre que Mère de Cicé met à profit les périodes de bonne santé relative pour suivre les conseils du Père et entretenir cette " communication" avec ses filles : "La chère Adèle est singulièrement mieux et en état de faire des courses cons idérables. Le bon Père, dans sa retraite Lettres p 206 Lettres p 215- 216 156 Lettres p 224 154 155

146


est un modèle de patience et de résignation, comme elle l'a été dans sa maladie. Tous deux sont privilégiés pour être saints ". Peu après, un court billet du Père de Clorivière à Mère de Cicé nous apprend l'arrivée de Mgr Jérôme de Cicé à Paris, sans doute en raison de la cérémonie du sacre de l'empereur fixé au 2 décembre 1804, et le Père de Clorivière félicite Mère de Cicé de la joie qu'elle doit en éprouver.

Le 3 novembre, une lettre témoigne une nou velle fois de la confiance accordée à Mère de Cicé, dans les circonstances délicates où se trouvent les Sociétés. Le Père insiste sur l'attitude à observer vis -à-vis des autorités, notamment des autorités ecclésiastiques : " Contentons-nous de nous donner comme, projet, plan, essai. Cela nous suffit, quant à présent, pour faire le bien que nous prétendons, soit pour nous, soit pour les autres ; en continuant à faire avec discrétion tout ce que nous avons fait jusqu'ici, selon les circonstances, à moins que les permissions ne nous soient formellement citées par l'Ordinaire". Puis il ajoute ces lignes qui montrent la confiance du Père dans le jugement des filles du Cœur de Marie : "Voilà ce que je vous prie, ma chère fille, de bien considérer devant le Seigneur. Il est inutile, sans doute, de le divulguer, de peur des indiscrétions et des mauvaises et fausses interprétations ; mais conférez-en avec Mme de Carcado et quelques autres p ersonnes prudentes de la Société. Si vous, ou si elles, aviez une autre manière de voir, vous feriez bien de m'exposer les raisons sur lesquelles elle serait fondée. Le tout à la plus grande gloire de Dieu, le plus grand bien de nos âmes, et le service de la Sainte Église."

TRANSMISSION D'UN MÉMOIRE AU SOUVERAIN PONTIFE PIE VII. 1804 Du fond de sa prison, le Père de Clorivière suivait avec attention tous les événements politiques et leurs répercussions éventuelles sur la vie de l' Église. Dès qu'il apprend la venue de Pie VII à Paris pour le sacre de Napoléon, toujours soucieux d'obtenir pour les Sociétés l'approbation du Saint -Siège, il songe à envoyer un intermédiaire discret et bien informé, pour ap procher Pie VII.

147


C'est à Mère de Cicé qu'il confie tout d'abord sa 157 pensée :"La lettre de M. Beulé m'a fait plaisir ; je souhaitais depuis longtemps avoir de ses nouvelles. Il serait bien bon, pour nos affaires communes, qu'il voie le Saint -Père, et plus encore qu'il puis se s'expliquer sur la Société avec quelqu'un qui ait sa confiance". Le vendredi 7 décembre, nouvelle lettre, d'abord pour remercier Mère de Cicé du mal qu'elle se donne pour obtenir la libération du prisonnier : "Je vois, ma chère fille en JésusChrist, que vous êtes bien occupée de moi... Je vous sais bon gré d'avoir fait mention de moi dans vos lettres de Provence, et à M. l'évêque de Namur". Un peu plus loin, le Père évoque une " espèce de Mémoire" que Mère de Cicé projetait, avec son autorisation, de faire parvenir au Saint -Père. Mais le Père de Clorivière le trouve un peu inopportun, "De plus, c'est une chose critique de rappeler au Saint Père le voyage de Rome et l'occasion de ce voyage. Ici le Saint-Père ne peut rien faire... Si notre gouvernement en est instruit...on ne manquerait pas de m'en faire un crime ". D'autre part le Père espère toujours sa libération prochaine, espoir reporté de semaine en semaine ; depuis le début de sa captivité il n'a pas encore compris que Fouché ne lâche jamais ses proies, même innocentes, jusqu'à l'heure où il les juge hors d'état de nuire. Quoi qu'il en soit, l'idée d'un mémoire a fait son chemin, et le Père de Clorivière conclut ainsi sa lettre :" Après y avoir réfléchi et pensé devant Dieu, j'ai cru que malgré l'éloignement que j'en avais, je devais travailler à un Mémoire latin, qu'o n ferait parvenir secrètement entre les mains de Sa Sainteté, qui n'en ferait part qu'à ses plus intimes conseillers. Dans ce Mémoire, je lui rendrais comp te le plus succinctement qu'il me serait possible... de ce qui s'est passé depuis la députation, de l'état présent des Sociétés et de la manière dont j'ai cru devoir agir. Je supplierais Sa Sainteté de me faire savoir ses in tentions ; que si la prudence lui suggère de garder le silence, je croirais devoir continuer d'agir comme je l'ai fait". Puis deux lignes pour confier à Mère de Cicé l'exécution du projet :"(Vous sentez que ceci doit être très secret), mais, sans en rien dire, avisez aux moyens, et priez beaucoup et faites prier pour moi". Mère de Cicé a dû très vite " aviser aux moyens", car trois 157

Lettres, p.227 148


jours plus tard seulement, le Père lui écrit le 10 décembre (1804) :"Je vois avec reconnaissance, ma chère fille, combien vous êtes occupée de nos affaires. Dieu soit votre récompense et dans ce monde et dans l'autre ". Et un peu plus loin :"Je ne suis pas éloigné de votre pensée de nous adresser à M. de Vence 158 pour le Mémoire ". Suit une incidente qui montre l'à -propos des réactions de Mère de Cicé : "La réponse de M. Bernier n'est pas satisfaisante ; ce que vous avez dit là -dessus à M. de Namur est fort bon et analogue à ma manière de parler ". Puis le Père de Clorivière en revient au Mémoire : " Mon Mémoire est jeté sur le papier. Je rappelle la députation à Rome, son approbation et permission ; les souffrances dont nous avons été assaillis aussitôt après ; l'état présent de la Société et la ferveur qui y règne. Ce que vous me dites à la fin de votre lettre m'y a fait ajouter quelque chose... Il m'a fallu dire quelque chose de positif et nommer les diocèses où nous sommes admis, ou par les Évêques ou par les Grands -Vicaires. La chose est délicate ; il est possible que les Évêques interrogés ne se rappellent pas bien le fait. Mais remettons tout à la garde de Dieu, nous ne considérons que sa gloire... Je finis par une protestation au Saint -Père, qu'il trouvera toujours en moi la plus parfaite soumission, quelque chose qu'il o rdonne de moi ou de nos Sociétés". La tonalité même de cette lettre montre clairement la confiance faite à Mère de Cicé et l'attention avec laquelle sont écoutés ses avis. Le mercredi 12 décembre (1804) on en vient à la réalisation : "Je vous envoie, ma chère fille, mon Mémoire au Saint-Père. Il me semble y avoir donné une idée juste et claire de nos Sociétés et de leur état actuel ; et je prie Sa Sainteté de statuer sur elles, ainsi que sur moi, tout ce que, dans sa sagesse, il jugera le plus convenable. Il m'a fallu dire un mot de vous, sans cependant vous nommer ; j'en ai parlé comme tout le monde. J'ai aussi parlé de moi à peu près comme vous me l'avez insinué ; j'ai aussi rendu justice à la piété, à la ferveur, aux bons sentiments de nos Sociétés... J'ai mis à la tête une note pour lui dire les raisons pour lesquelles le Mémoire lui est présenté d'une manière secrète... 158

Mgr Pisani de la Gaude, alors évêque de Namur après avoir été évêque de Vence dans le Var, en Provence. Le Père de Clorivière avait déjà recouru à lui pour transmettre à Paris la lettre circulaire écrite en mai 1803. Cf . Lettres , p.671, lettre à Mme de Carcado 149


Monseigneur de Namur, à qui j'offre mes hommages, nous rendra un important service s'il veut bien le présenter à Sa Sainteté. Il peut en prendre auparavant lecture, il n'y trouvera rien qui puisse compromettre personne ". La conclusion de cette lettre importante pour l'avenir, montre "l'indifférence" surnaturelle dans laquelle est établi le fondateur : " Prions beaucoup ; nous sommes dans un moment de crise, mais mettons en Dieu notre confiance. La démarche était nécessaire, elle est commandée par les circonstances. Que la volonté de Dieu se fasse. Il voit la sincérité de nos cœurs ; j'espère qu'il ne permettr a pas que son œuvre soit détruite, et qu'il inclinera en sa faveur l'esprit et le cœur de celui qui nous tient sa place sur la terre. Amen. Amen". Quelques jours plus tard, Mère de Cicé est de nouveau sollicitée de servir d'intermédiaire entre le fondateur et les Sociétés 159 : "Je crois bien nécessaire, dans la circonstance, qu'on prie beaucoup et avec beaucoup de ferveur. Avertissez -en de ma part mon cher et respectable confrère M. Bourgeois. De votre côté, avisez-vous à ce que vous pourrez faire pour cela, d'ici à Noël ou au jour de l'an. Tout doit être dirigé pour le bien de l'une et l'autre famille ". La lettre du 17 décembre nous apprend que le Mémoire est entre bonnes mains pour être remis à Pie VII : " Je vous prie avant toutes choses de témoigner à M. de Namur ma vive reconnaissance. Vous avez bien fait de l'engager à ne point parler à M. Bernier" 160. Elle manifeste aussi l'esprit de foi avec lequel le fondateur juge toutes choses : " Depuis que mon Mémoire est lancé, il me vient à l'esprit que le Souverain Pontife, eût -il les meilleures intentions, n'oserait les témoigner, dans la crainte de paraître agir contre le Concordat. Ainsi, s'il ne dit mot, c'est peut-être ce qu'il peut y avoir de plus avantageux pour nous. Au reste c'est l'affaire de Dieu et non la nôtre. Ne l'envisageons que de ce côté et nous n'aurons aucune inquiétude humaine. Nous serons contents de tout...Puisse le Seigneur l'être toujours de nous. Continuons à faire de notre côté ce qui peut être pour le bien de son œuvre. Le succès dépend de lui seul. Abandonnons-le lui tout entier sans nous en mettre trop en peine. Fiat, Fiat". La lettre du 21 décembre montre que Mère de Cicé tient 159 160

Lettres, p.235

Mr Ber nier d'abord favorable aux deux Sociétés, devenait de plus en plus réticent à leur égard. 150


le Père de Clorivière au courant au jour le jour : "Vos deux lettres, ma chère fille...m'ont fait le plus grand plaisir. Ma reconnaissance pour M. de Namur est au comble. Je sens tout le prix des soins qu'il se donne pour nous". Un court billet daté : " Ce jour de St Étienne’’, manifeste aussi la place que tient Mère de Ci cé aux yeux du fondateur : "Vous ne tarderez pas, je pense, à être présentée près le Souverain Pontife. Je souhaiterais bien qu'il vous connût pour celle dont je lui ai parlé dans mon Mémoire et qu'il vous donnât sa bénédiction comme à la Supérieure Généra le des Filles du S.C. de Marie. Au moins, dans votre cœur, recevez-la dans cette qualité, pour vous et pour toutes vos filles ". De cet événement, qui dut être l'un des plus marquants de sa vie, l'humble Mère de Cicé n'a laissé aucun récit. Dans une lettre à Mlle Amable Chenu, le 26 décembre 1804 elle écrit simplement : "J'ai eu le bonheur d'entendre la messe de Sa Sainteté à St Sulpice et d'avoir sa bénédiction ; je la demandai non seulement pour moi mais pour vous toutes ". Elle fut pou rtant présentée personnellement au Saint Père, qui profita de cette circonstance pour témoigner une fois de plus sa bienveillance envers la Société, car en " ce saint jour de Pâques 1805" le Père de Clorivière écrit à Mr Lange : " Il (le Saint-Père) a singulièrement bien accueilli celle qu'il savait être à la tête de la Société du Cœur de Marie et il lui a fait tenir une précieuse relique ". Une des dernières lettres de 1804 prouve que le Mémoire a bien été remis à Pie VII. Elle met aussi en lumière les vues de foi du Père de Clorivière vis -à-vis de Napoléon, en tant que chef d' État. "Votre dernière lettre... ma chère fille, m'a appris une bien bonne nouvelle. Je ne sais comment exprimer toute ma reconnaissance pour le digne et respect able Évêque de Namur. Il nous a rendu le service le plus important... Prions aussi beaucoup et continuellement pour le Souverain Pontife; et n'oublions pas la personne de notre Empereur, puisqu'il a plu à Dieu de nous le donner pour maître et que notre sort est entre ses mains. J'ai peine à me persuader que le Pape décide rien en notre faveur, au moins d'une manière publique, dans les circonstances où il se trouve ; mais ce sera beaucoup s'il parle à l'Empereur, et s'il le prévient en notre f aveur ; nous pourrons alors espérer beaucoup. Quand le Pape ni l'Empereur ne jugeraient pas à propos de s'expliquer, il me semble que les 151


suites de la démarche que nous avons faite ne peuvent manquer de nous faire connaître leurs intentions ; on pourra au moins les conjecturer par la manière dont on en usera envers moi. Au reste, remettons le tout avec confiance et une pleine et parfaite résignation entre les mains de la divine Providence ". La lettre de "ce mardi matin du jour de l'an" invite Mère de Cicé à rester ferme dans la voie des souffrances : "Vous êtes véritablement la fille de Marie, Mère de douleurs. Soutenez dignement cette grande qualité. Souffrez avec votre auguste Mère, et autant que vous le pouvez, souffrez comme elle, avec paix, confiance et amour. Oubliez -vous vous-même pour vous occuper de Jésus et de ses peines. Les délaissements et les privations où vous êtes de tout goût, de toute lumière, ne vous rendent pas moins agréable à notre divin Maître" . Une lettre du 12 janvier 1805 contient un exposé de la situation aussi clair que perspicace "Ne soyez pas...trop ardente à vouloir que le Souverain Pontife s'explique sur le Mémoire, et en général sur ce qui regarde les deux familles. S'il nous est favorable, comme nous avons tout lieu de le présumer, il ne peut guère le faire connaître dans les circonstances où il se trouve. Il sait en général que le Gouvernement n'est pas (disposé) favorablement aux établissements religieux, et je doute que parmi les Évêques les mieux intentionnés, il y en ait beaucoup, s'il les interroge, qui lui parlent en notre faveur. Il ne croirait pas pouvoir, avec prudence, rien définir encore de favor able par rapport à nous. Ce que nous pouvons attendre de mieux, ce serait qu'il dit, comme en passant, quelques paroles qui marqueraient qu'il est toujours dans les mêmes sentiments de bienveillance à notre égard. A cela près, son silence est ce qu'il y au rait de plus favorable pour nous : 1 ° - parce que l'approbation qu'il a donnée resterait dans sa force ; 2 ° - parce que ce serait un consentement tacite à ce que nous disons dans notre Mémoire, que nous savons bien être parvenu à sa connaissance ; 3 ° - parce que s'il ne nous était pas favorable, il serait naturel qu'il le fît connaître, puisque ce serait faire, dans le moment, une chose qui serait dans les vues actuelles du Gouvernement ; 4 ° - s'il s'expliquait d'une manière défavorable, nous nous ferions un de voir de nous conformer à ses intentions, et d'abandonner une œuvre que nous avons cru jusqu'à présent si agréable à Dieu, si propre à procurer sa gloire, le bien de son 152


Église et la perfection d'un grand nombre d'âmes ". Puis cette conclusion où le Père fait confiance à Mère de Cicé : "Si ces réflexions vous paraissent judicieuses, il sera bon de les communiquer à MM. Bourgeois et Beulé et à Mme de Carcado". Le 16 janvier 1805, on sent le Père profondément heureux de la marque discrète d'approbation bienveillante que le Saint-Père a donnée à Mr Beulé, lorsque ce dernier, lors d'une audience, s'est fait reconnaître comme l'envoyé des Sociétés à Rome, quatre ans auparavant. Il semble d'autant plus surprenant d'apprendre par u ne longue lettre datée du 22 janvier, que Mère de Cicé, loin de s'unir à cette joie, est plus que jamais submergée par la désolation et le découragement. Le Père de Clorivière la rappelle fermement à des vues de foi, à l'obéissance, à la confiance : "Depuis longtemps, vous ne m'avez montré tant de découragement et d'abattement...Ce qui m'afflige surtout...c'est que malgré tout ce que je vous ai dit plus d'une fois...et de la manière la plus forte...vous reveniez encore à parler d'abandonner la croix do nt Dieu vous a chargée lui-même en vous mettant à la tête de la petite famille... Le prétexte de vivre sous l'obéissance est illusoire. Ce n'est pas l'obéissance que Dieu veut de vous, elle serait douce, aisée, commune. Celle que Dieu veut de vous est plus crucifiante, plus parfaite, c'est celle que vous pratiquez dans la place où les circonstances ou Dieu, ou moi -même comme tenant en cela sa place, je vous ai établie et dans laquelle vous avez constamment à sacrifier vos goûts, vos inclinations, votre volonté, votre entendement ". Un autre paragraphe indique bien comment l'épreuve extérieure qui l'a frappée a pu devenir source de scrupules et de tentations pour Mère de Cicé : « Vous me dites encore, que par la nature des choses qui vous sont arrivées, Dieu a paru vouloir vous exclure du gouvernement de la Société . Vous entendez parler de l'affaire qu'on vous a intentée et de ses suites 161. Vous devriez raisonner tout autrement. Ces événements extraordinaires, dont nous étions si éloignés, vous et moi, sont marqués du sceau d'une Providence toute particulière, et vous y étiez tellement assistée par elle que vous y devez reconnaître une épreuve d'amour, et en même temps un moyen pour vous de parvenir à une haute sainteté, et pour elle (la Providenc e), de parvenir, mais par des voies secrètes, à 161

Il s 'agit év ide m men t du Procès de la Ma chine infernale. 153


ses fins. Les Sociétés du Cœur de Jésus et de Marie doivent avoir part à leurs douleurs et à leurs souffrances. N'était -il pas bien juste que ceux qui sont à la tête y participent les premiers ? C'est un privilège attaché au choix que Dieu a daigné faire d'eux dans sa grande miséricorde. S'il lui plaît de nous envoyer d'autres croix, réjouissons -nous. Il nous y fait trouver le salut, la force et la perfection ». En écrivant ces lignes d'u ne telle élévation et d'un tel détachement, leur auteur sait de quoi il parle. Dès sa jeunesse religieuse il a connu bien des épreuves, puis la dissolution de la Compagnie de Jésus ; à l'heure actuelle captif dans des conditions peu enviables, n'ayant guère de raisons humaines d'espérer le succès de ce qui l' " intéresse le plus au monde " 162, il a le droit de tenir un langage qui n'a pas de quoi surprendre ceux qui connaissent l'abandon total à la Providence dans lequel il vit jour après jour. Une sérénité pro fonde lui est nécessaire, à lui qui doit affermir les autres. Dans son admirable lettre circulaire sur l' " Esprit intérieur " écrite en 1806 en pleine captivité, le Père de Clorivière parlant de " cette sorte d'immutabilité de l'homme intérieur " trace un portrait où spontanément l'on serait tenté de voir les traits qui le caractérisent lui -même 163. C'est à un tel état qu'il convie Mère de Cicé et il ne lui tiendrait pas ce langage s'il ne savait si bien à qui il s'adresse. Mère de Cicé est capable de l'entendre. Mais le Seigneur permet l'accablement des désolations et des tentations qui semble voiler, à ses yeux du moins, son courage et sa vertu, par un dessein de purification sans doute, mais peut -être plus encore, en raison des voies crucifiantes qui doivent être sa part sur cette terre. A chacun de répondre à l'aspect particulier de la sainteté totale du Christ, que Dieu a choisi pour lui. Pour Mère de Cicé, le rôle de " victime" auquel le Père a fait plusieurs fois allusion 164 explique pour une large part son état de déréliction quasi permanent. Dans la longue lettre que lui écrit le Père de Clorivière le 27 janvier 1805, se trouvent quelques passages qui dessinent un peu la physionomie spirituelle de notre première Mère : "Voici quelques règles qu'il faut soigneusement observer : 1 - Rejetez aussitôt avec courage tout sentiment qui, sous prétexte d'humilité, tendrait à diminuer la grande confiance que °

162 163 164

Cf. Lettres , p.676, lettre à Mme de Carcado de juillet 1804. Cf. Lettres circulaires , 8e Lettre, surtout depuis la page 275. Voir s u pr a , l a f i n d u ch ap i tr e I I 154


vous devez avoir en Dieu. 2 ° - Reconnaissez avec l'humilité la plus profonde et le sentiment de votre indignité, les grâces dont le Seigneur vous a libéralement comblée, et ne doutez point qu'il n'ait eu de grands desseins sur votre âme, et que vous seriez bien coupable si vous n'y répondiez pas de tout votre pouvoir, par pusillanimité et faute de confiance. 3 ° - Ces grands desseins, c'est l' œuvre qu'il vous a confiée. Cette œuvre n'est pas de votre choix, mais du sien. Il a voulu, il veut encore que vous y donniez vos soins, et c'est en partie de ces soins que dépend le su ccès de la bonne œuvre ; et ne doutez point qu'en vous choisissant, il ne vous ait donné tout ce qui vous était nécessaire pour cela, quoique ce ne soit pas selo n les vues de la chair. 4 ° - Soyez intimement persuadée que sa conduite, et sur vous et sur moi, est un effet de sa bonté paternelle et de sa sagesse qui conduit tout à ses fins. 5 ° - Ranimez la confiance de vos filles. Soyez supérieure en effet, et veillez à la circonspection. 6 ° - Dans vos exercices de piété, soyez plus passive qu'active. Pour votre perfection, comptez plus sur l' œuvre de Dieu en vous que sur votre propre industrie. Voilà le seul ordre du jour qu'il vous faut. Un plus détaillé vous serait nuisible ". Le lendemain, le Père de Clorivière rédige une courte lettre recommandant "de faire le renouvellement des vœux à la Purification avec quelques-unes seulement, comme Mme de Carcado, Mme Guillemain, etc, qui ensuite le feraient elles mêmes avec d'autres et ainsi des autres, de manière que, quoiqu'on ne se rassemble pa s, il y ait cependant dans le renouvellement une sorte de communication mutuelle et générale entre toutes. Vous ferez bien aussi, dans cette occasion, de dire deux mots d'édification qui seraient ensuite répétés dans chaque bande par celle qui serait à la tête". On devine avec quelle ferveur devaient se faire clandestinement - ces renouvellements, et dans quelle union des cœurs, malgré les séparations imposées par la prudence.

155


La lettre du 29 janvier 1805 parle avec reconnaissance de l'accueil que Pie VII a fait au Mémoire : "Votre seconde lettre d'hier m'a appris une bien bonne nouvelle ; je vous en remercie de tout mon cœur et je prie le Seigneur de bénir mille fois le digne Évêque de Namur qui nous l'a procurée... Cette nouvelle est d'autant meilleure que j'assurais le Saint -Père, dans mon Mémoire, avec la plus grande sincérité, qu'un mot de sa part nous déciderait et que je le regarderais comme venant de Dieu même". Cette réponse favorable du Saint -Père est mentionnée à nouveau dans la lettre qui suit, le 31 janvier 1805 : " Je crois vous avoir marqué combien j'étais satisfait de tout ce que vous m'avez marqué dans votre dernière lettre et combien j'en bénissais le Seigneur. On peut s'en servir avec modération pour relever l'espérance de ceux et celles de nos Sociétés, mais bien prendre garde qu'il n'en transpire rien au dehors". Le 1er février 1805, le Père de Clorivière confirme Mère de Cicé dans la voie douloureuse que le Seigneur a choisie pour elle 165 : "Je vous le dis avec assurance, ce que vous éprouvez n'est point punition ni châtiment; c'est une épreuve qui tournera tout entière à votre avantage et à celui des autres si vous ne vous laissez pas a battre et décourager...Soyez pleine de confiance, quant à la volonté supérieure, c'est la seule qui puisse mériter ou démériter ; l'autre volonté de sentiment n'est pas toujours en notre pouvoir et il ne dépend pas de nous d'en rectifier les sentiments, su rtout dans les épreuves extraordinaires, telles que les vôtres. Pourquoi Dieu permet -il ces épreuves ? Respectons les secrets du Seigneur. Ne cherchons pas à connaître ce qu'il veut nous cacher, mais soyons assurés qu'ils sont dirigés par son amour ". Dans ces "épreuves extraordinaires ", Mère de Cicé était secrètement soutenue par des grâces peu communes elles aussi. La lettre du 4 février 1805 montre l'effort héroïque déployé par la supérieure générale le jour du renouvellement, le 2 février, pour surmonter sa désolation intérieure. "Croyez ce que je vous dis, ma chère fille, la violence que vous vous êtes faite n'a pu que rendre votre action plus agréable à Dieu et plus méritoire pour vous. Ce que vous avez ressenti n'est que l'effet de l'épreuve à laquelle Dieu, selon les vues impénétrables de sa divine sagesse, a voulu vous mettre. L'esprit de malice à qui il permet d'user contre vous de son pouvoir, en excitant en vous ces impressions de défiance, se 165

Voir supra fin du chap II 156


proposait de troubler cette fête, non seulement par rapport à vous, mais encore par rapport aux autres... Notre amie (Mme de Carcado) qui n'est pas au fait de ce que je vous ai écrit, m'a dit que tout le monde avait été content et bien pénétré de tout ce que vous leur avez dit pour ra nimer leur confiance. Je prie le Seigneur de bénir votre obéissance et votre courage. Cela me donne une véritable consolation ". Puis ces lignes qui, dans leur sobriété en disent long sur le rayonnement surnaturel de Mère de Cicé : " Dieu répand sa grâce sur tout ce que vous faites pour vos filles".

NOUVELLE DÉMARCHE AUPRÈS DU SAINT-PÈRE L'accueil favorable fait par Pie VII en 1804 au second Mémoire du fondateur, donnait à celui -ci l'assurance que les Sociétés pouvaient conti nuer dans l'Église la mission reçue "d'En-haut". C'était là une grande sécu rité, mais le contexte politique en rendait la réalisation de plus en plus difficile. Les Sociétés se trouvent vis -à-vis des évêques dans une situation paradoxale - d'une part, Pie VII en approuvant les Sociétés en janvier 1 801, les a placées sous la juridiction épiscopale, notamment pour l'émission des vœux annuels qui doivent se faire ou se renouveler " sous la juridiction des évêques" 166 (1) - d'autre part, en raison des exigences du gouvernement, aucune société religieuse n'a le droit d'exister sans l'autorisation du pouvoir civil et toute association religieuse doit être dénoncée au ministre des Cultes. Les évêques, sous peine de se mettre en opposition flagrante avec le gouvernement signataire du concordat de 1802, doivent donc être censés ignorer l'existence des Sociétés, mais celles-ci, pour exister et se développer, ont besoin de leur autorisation. Face à cette situation, humainement inextricable, le Père de Clorivière se rend compte que l'autorisation générale déjà donnée par Pie VII et qui vient d'être renouvelée, ne suffit pas à sauvegarder la vie actuelle de ses familles religieuses. Il envisage une nouvelle démarche auprès du Saint Père, démarche fort délicate mais qui, si elle est menée à bien, serait susceptible de sauver les Sociétés. Dès le 7 février 1805, 166

cf D.C., p.305, 314 et 317. 157


ayant appris que Pie VII doit prochainement rentrer à Rome, il écrit à Mère de Cicé : "Je m'intéresse bien au départ du Saint-Père. J'ai cependant encore une chose à lui demander pour nos deux familles. Priez pour cet objet Notre-Seigneur et sa sainte Mère afin que, si c'est son bon plaisir, ils me fassent la grâce de le bien faire et avec succès dans les Sacrés Cœurs de Jésus et de Marie". Dans sa lettre du 11 février (1805), le fondateur fait d'abord des réserves au sujet du vœu que Mère de Cicé vient de faire pour que la fête du Saint Cœur de Marie soit célébrée solennellement dans la Société, car "il faut être extrêmement circonspect à contracter ces sortes d'obligations, surtout par vœu" 167. Puis le Père expose l'objet de la démarche pour laquelle il demandait des prières dans sa lettre précédente : "J'ai fait ma lettre au Saint -Père, mais j'ai encore à la transcrire et à la mettre pour vous en français. Le but de cette lettre est d'obtenir du Saint -Père, qu'il nous soit permis d'agir en sûreté de conscience, sans recou rir toujours à de nouvelles permissions de l'Ordinaire, dans les circonstances critiqu es et difficiles. A la lettre je joindrai un feuillet dans lequel le SaintPère serait prié de marquer telle note qui lui plairait, pour la tranquillité de nos consciences, mais que nous ne pourrions jamais produire au dehors. Je crois qu'avant de porter la lettre au Souverain Pontife, il serait bon d'avoir l'avis de Monsieur l'ancien Évêque de St Malo et de Monsieur de Namur. On s'en rapporterait à ces avis. ...Continuez, ma chère fille, à vous conduire comme vous faites depuis quelque temps ...Cependant la prudence, ce me semble, demande que vous ne vous produisiez pas trop hors de chez vous. Il paraît, par ce que j'entends dire, qu'on est maintenant fort sur le qui-vive ». La lettre du 15 février montre bien quelle mission d'agent de liaison est confiée à Mère de Cicé et quelle lucidité d'esprit dicte sa conduite, pour la plus grande satisfaction du Père : "Vous avez bien pensé par rapport à M. de St Malo, j'avais fait après coup la même réflexion que vous et c'est la première chose que j'ai dite à notre amie avant que j'eusse connu votre sentiment " 168, et un peu plus loin : "Je suis bien aise de votre entrevue avec Monsieur de Namur ; cela pré pare la chose ; mais vous avez bien fait de n'en point parler avant de

cf Lettres , p.259- 260. Mère de Cicé avait dû signaler quelque empêchement à prévenir Mgr Cortois de Pressigny. 167 168

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l'avoir 169. S'il n'était pas d'avis de prendre la lettre, la chose serait décidée et nous verrions en cela la volonté de Dieu qui nous laisse à notre propre conscience ". La lettre du 18 février est particulièrement intéressante : "Votre démarche auprès de Mon sieur de Namur m'a fait grand plaisir et je suis bien reconnaissant de la manière obligeante dont il y a répondu ; c'est, comme vous le lui avez bien dit, un service bien signalé que lui seul pouvait nous rendre. Vous vous montre z aussi par -là, ma chère fille, la digne Mère de l'une et de l'autre Société, et je bénis Dieu de tout mon cœur et sa très sainte Mère de m'avoir donné en vous une si bonne coopératrice pour l'honneur de leurs Cœurs Sacrés ". 170 Le 20 février 1805, le Père revient sur la célébration des fêtes des SS.CC. de Jésus et de Marie : "J'ai réfléchi sérieusement devant Dieu au vœu, et comme vous avez dû me le soumettre, voici ce que j'en décide. Il est bien à p ropos, sans doute, que les fêtes des Sacrés Cœurs de Jésus et de Marie soient chômées 171 dans nos Sociétés. Mais il n'est pas à propos, je crois, de s'y engager par vœu. Mais voici ce à quoi ce vœu vous engagerait dès à présent, et celles qui viendraient apr ès vous. Ce serait à faire ce qui est en vous pour...que la fête du S.C. de Marie soit chômée dans votre Société, et vous -même vous la chômeriez autant que vous le pourrez avec les conditions apposées. Vous prendrez aussi, mais sans vœu, la même résolution pour la fête du S.C. de Jésus. De mon côté, je 169

Mère de Cicé n' avait sans doute pas encore entre les mains la lettr e destinée à Pie VII. 170 Dans une longue lettre écrite à Mr Beulé le 19 juillet 1807, le Père de Clorivière, v oulant justifier la conduite adoptée vis -à-vis des évêques, rappelle à son correspondant la démarche effectuée avec succès auprès de Pie VII : "J'ai cru devoir m'adresser au Saint -Père lui- même... Je lui ai exposé av ec simplicité ce qui nous regardait, la position où nous étions vis à-vis de nos év êques, celle où ils étaient eux -mêmes... Il ne nous a rie n répondu par écrit, vous savez qu'il s'en était fait une loi, et qu'il n'eût pu faire autrement sans trahir le secret qu' il voulait garder. Mais un de nos anciens év êques, qui occupe encore un siège et que le Souverain Pontif e honorait de son intime confi ance, a été l'intermédiaire que la divine Providence m'a ménagé auprès de Sa Sainteté. Ce digne prélat nous a fait connaître que le Saint -Père ratifiait ce qu'il avait fait en notre faveur à Rome, qu'il était satisfait de notre conduite et que nous pouvion s continuer". Cf . Lettres , p.923-924. 171

"chômées" c'est-à-dire célébrées à la manière d'un dimanche (= pas de

travail ce jour -là - précision de Martine) . 159


prends les mêmes résolutions pour la Société du C. de Jésus. Dieu nous fasse la grâce de les mettre en exécution". Dans la même lettre, Mère de Cicé reçoit les encouragements habi tuels à persister dans la voie d'abandon : "Adieu, ma chère fille, portez -vous bien, et portez courageusement la croix. Regardez -la comme un bienfait signalé et la source de tous les biens. Ouvrons aussi nos cœurs à une grande confiance ". Le lendemain, une a utre lettre montre Mère de Cicé chargée de mis sions de moindre envergure, mais qui demandent non moins de doigté : "Je reprends ce que j'avais à vous dire sur le voyage de Versailles. Assurez ma tante 172 de mon sincère et bien tendre attachement. Ne lui de mandez rien pour moi... Vous pourriez lui (dire) seulement que ma dépense a été plus grande que je ne l'avais compté et mes comptes un peu embrouillés..." La conclusion montre combien la communication se maintient étroitement entre les fondateurs : "J'ai retrouvé la lettre de Caroline et vous la renvoie. Ce que vous me dites de Mlle Courtier me fait plaisir. Je ne désapprouve pas ce que compte faire Mlle Oudart. Ce que vous avez fait pour M. Varin est bien fait. Mes hommages pleins de reconnaissance à M. de Namur". Fin février, quelques lignes en disent long sur l'inépuisable charité de Mère de Cicé, imitée d'ailleurs par Mme de Carcado : " Vous faites des œuvres de miséricorde et vous vivez de privations... Je ne conçois pas comment vous pouvez suffire à toutes les charités que vous faites. Il faut que le bon Dieu vienne à votre secours. J'admire aussi tous les soins que Mme de Carcado se donne pour la bonne œuvre. Le Seigneur vous réserve, je crois, à toutes deux, de belles couronnes". Le 4 mars, on sent percer la sollicitude du Père : "Ce que vous me dites de votre santé, ma chère fille, est un peu inquiétant et demande encore que vous vous ménagiez beaucoup", puis, un peu plus loin, toujours la même unité de vues et d'action : "Certainement, je n'aurais pas même donné de signes de désapprobation d'une chose que vous auriez approuvée. Vous avez bien fait ce que vous avez fait et Mme de Saisseval a bien fait d'user de votre permission". À parcourir la correspondance du Père avec Mère de Cicé, on peut suivre en quelque sorte sa vie au jour le jour. La lettre du 7 mars, la montre éprouvée par l'attitude de son frère, Mgr Jérôme de Cicé, qui l'a de nouveau invitée à venir à Aix, mais non sans "quelque sorte de Mme de Nermont. A la ligne suivante le mot dire manque dans la lettre. Quand le Père est pressé, il lui arrive parfois de sauter un mot; mais le sens de la phrase reste évident. 172

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reproche", sans doute ayant trait au passé. Et le Père poursuit : "Je sens...que la mauvaise grâce qu'il y a mise a dû vous être très sensible... C'est une épreuve ajoutée à bien d'autres qu'il faut souffrir patiemment. Souvenez-vous que vous êtes une fille de croix173 ; accoutumez-vous avec l'aide du Seigneur, à supporter les plus pesantes, à embrasser de bon cœur les plus rudes, à trouver douces les plus amères, à regarder les plus abjectes comme infiniment précieuses". C'est la croix que Mère de Cicé doit s'attendre à rencontrer en toute occasion. Dès le lendemain, 8 mars 1805, le Père de Clorivière qui a eu des échos de l'entrevue de Mère de Cicé avec Mgr de Namur écrit "Je suis fort content de ce que vous me marquez de notre lettre. C'est une grande obligation que nous avons au digne Prélat qui a droit à toute notre reconnaissance. Mais c'est aussi une chose qui demande que nous re doublions notre ferveur et nos prières. Dites-le de ma part et de la vôtre à toutes vos filles, sans leur dire pourquoi, sinon à celles que vous savez ; dites -le aussi de ma part et plus en détail à M. Bourgeois en attendant que je puisse lui écrire. Il me semble que la chose est de telle importance que nous devons tout offrir, et nos actions, et nos pénitences, et nos communions, à cette intention". La lettre du samedi 16 mars 1805 montre bien l'hostilité à laquelle se heurtent toutes les sociétés religieuses : "La demande des carmélites a bien du rapport à celle que nous avons faite en dernier lieu. Cette opposition qu'on a aux vœux montre bien que la Religion est dans l'oppression et qu'on ne la veut que bien faiblement. Prions le Seigneur qu'il nous éclaire sur nos véritables intérêts ". Malgré sa longueur, citons aussi un autre passage de cette même lettre, il montre à merveille l'ampleur du rôle assumé par Mère de Cicé pen dant la captivité du fondateur 174 : "Vous avez été bien inspirée de rester à la visite de M. Jauffret ; tout ce que vous m'en dites et tout ce qu'il vous a dit me paraît fort bien. Si, comme je l'ai lu dans un des journaux, il reste ici comme grand -vicaire de Paris, alors surtout il faudrait le pressentir de nos affaires et le mettre au fait de notre 173

"Fille de croix". On s'attendrait à "fille de la croix" mais la nuance doit être intentionnelle, la même expression se retrouvant dans d'autres lettres. 174 aussi sur ce même point, Lettres, p.277 : "Une chose qui pourrait nous être très utile, ce serait de nous ménager une correspondance à Rome, au près du Saint-Père. Si vous pouviez, parmi les prélats, en connaître un qui goûtât la bonne œuvre, s'y intéressâ t, et voulût bien s'en faire le protecteur, ce serait bien notre affaire". (Lettre du 27 mars 1805). 161


situation et de l'autorisation que nous avons, soit de Rome, soit en Paris et quelques autres diocèses, pour agir, non pas encore comme Société formée et avouée du Gouve rnement, mais comme nous formant pour nous rendre utiles, jusqu'à ce que l'occasion favorable se présente, de demander à être approuvée par le Gouvernement comme association toute dévouée à l'utilité publique, soit spirituelle, soit corporelle ; sans forme r de corps visible et apparent, sans biens communs, sans vivre en communauté, sans apporter aucun changement, soit à l'ordre public, soit à l'intérieur des familles. Si cela lui est bien présenté, comme je ne puis douter qu'il veuille sincèrement le bien, nous pouvons croire qu'il nous sera favorable au moins en secret, de peur de se compromettre ; et cela nous suffit et c'est à peu près tout ce que nous pouvons attendre dans la circonstance. C'est vous autres, je crois, qu'il faudra mettre en avant ; on sera plus porté à vous favoriser et vous serez en partie couvertes par la bonne œuvre des Enfants. Pour nous autres, on pourrait nous représenter comme réduits à peu de chose, comme nous le sommes en effet, surtout à Paris. C'est pourquoi il me semble qu'il vaut mieux que vous agissiez que moi. Et si vous ne le faites pas vous -même, comme Mme de Carcado est à la tête de l' œuvre des Enfants, c'est elle que vous pouvez en charger ". Le 18 mars, en réponse sans doute à une demande de Mère de Cicé concernant le carême, le Père situe sur son vrai plan la pénitence qu'elle doit pratiquer 175 : "Votre grand jeûne, ma chère fille, et l'abstinence que le Seigneur demande de vous, c'est que vous receviez bien de sa main toutes les peines d'esprit et de corps qu'il vous envoie et qui sont en grand nombre. Tenez-vous paisible et bien unie au Seigneur au milieu de toutes les contradictions qui vous arrivent de quelque part qu'elles viennent, et que votre occupation con tinuelle soit de conformer en tout vos sent iments à ceux des Cœurs Sacrés de Jésus et de Marie". Une autre lettre, sans date, mais certainement de la même époque, confie à Mère de Cicé la tâche délicate de poursuivre elle-même la mission à laquelle Mgr de Namur a ouvert la voie. Il s'agit d'aller trouver un prélat de l'entourage du Saint-Père, du nom de Mincio, déjà pressenti par l'évêque de Namur. Rien ne peut mieux montrer l'importance des responsabilités que la cofondatrice devait assumer : "Je vous renvoie, ma chère fille, la let tre de Monseigneur de Namur qui Cf Lettres , p.282, une autre lettre de mars 1805 aussi : "Je vous souhaite une meilleure santé et ne suis nullement inquiet de votre manque de morti fication. Le défaut contraire vous serait plus nuisible". 175

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est une nouvelle preuve de ses bontés pour nous. S'il n'a pas fait davantage, et ce n'est pas faute de bonne volonté, il a mis la chose en train, c'est à nous à la poursuivre en suivant la marche qu'il nous a tracée, afin d e n'avoir rien à nous reprocher. N'attendons rien que de Dieu, mais n'omettons rien de notre côté pour mériter qu'il vienne à notre secours. Vous irez donc avec Mme de Carcado voir le Prélat Mincio ; vous lui montrerez : 1 ° L'importance et l'utilité de la chose qui n'a pour objet que la gloire de Dieu et la conserva tion de la religion. 2 ° Que le Saint-Père lui-même, après l'examen fait de tout ce qui nous regarde, en a déclaré l'importance et en conséquence l'a approuvée, mais verbalement seulement, dans une audience particulière accordée à ce sujet à deux députés le 19 janvier 1801 ; que la chose lui a été rappelée depuis son séjour à Paris et qu'on a tout lieu de croire qu'il persiste dans les mêmes sentiments favorables aux Sociétés. 3 ° Que nos vœux, dans les Sociétés, n'étant qu'annuels, selon que le Souverain Pontife l'a prescrit, les Sociétés n'ayant point de biens en commun, nulle marque extérieure qui les distingue, sont pour ainsi dire calquées sur le gouvernement actuel, autant que la reli gion le permet et sous la dépendance des Évêques. Que, n'étant pas entièrement formées, elles ne se sont pas ouvertement fait connaître au gouvernement ; que cependant il en a une connaissance suffisante, qu'il n'a rien fait directement contre elles ; et qu'il n'est point douteux que si le grand nombre de ceux qui ont l'autorité en mains voulaient sincèrement le bien de la Religion, ils protégeraient nos efforts. 4 ° Que la demande que nous faisons n'est que pour la conscience et l'intérieur de nos Sociétés et nullement pour en faire usage au dehor s et dans le for civil. Parlez le moins possible de moi. Si on vous objecte ma détention, dites qu'on m'a arrêté sur des soupçons sans fondement et tout à fait étrangers à la Société... Il suffit que vous ruminiez ces choses devant Dieu ; j'espère qu'il vo us inspirera ce que vous aurez à dire". 176

176

Il ne semble pas que le Prélat Mincio ait pu seconder utilement les desseins du Père de Clorivière qui écrivait peu après à Mère de Cicé :"J e crois qu'il est bien tard pour poursuivre notre affaire. Mais si le Prélat Mincio paraissait propre à une correspondance, qu'on crût qu'il y consen tirait et se prêter ait â nous rendre service...on pourrait peut -être lui en faire la proposition ou du moins le sonder un peu là -dessus". (cf. Let tres, p.283) (ler avril 1805). Aucun indice ne permet de sav oir si ce projet put être mené à bien. 163


Dans une autre lettre, après avoir compati à un nouveau fléchissement de santé chez Mère de Cicé, le Père souligne toutes les fatigues qu'elle prend pour soulager les malheureux que la Providence lui adresse. Il lui dit alors : "Vous le faites pour Dieu et je ne doute point aussi que Notre Seigneur et sa sainte Mère ne vous fassent pareillement éprouver l'excès de leur tendresse et de leur amour. Mais je sais que cet amour, tout tendre qu'il est, est quelquefois dans cette vie bien crucifiant pour la nature. Il l'est par rapport à vous. Vous êtes une de ses victimes. Sa conduite sur vous l'a bienfait voir. Cette qualité est belle mais que n'exige-t-elle pas ? Quel courage ! quel abandon ! quelle générosité !" Puis cette remarque qui rappelle l'unique modèle à suivre : "Vous vous croyez peut -être bien éloignée d'avoir ces sentiments. Vous vous trompez, ce sont ceux des Cœurs de Jésus et de Marie et ces deux Cœurs sont à vous. N'ayez point d'autres sentiments que les leurs". Cette conformité aux Cœurs de Jésus et de Marie, si souvent évoquée par le fondateur, Mère de Cicé devait la vivre la première de toutes. La lettre du 11 avril 1805 contient un portrait saisissant de notre première Mère, telle que devaient la voir ses contemporains : "Vous êtes toujours occupée de quelque bonne œuvre, soit spirituelle, soit corporelle, et pour cela vous ne consultez guère votre peu de santé. Je ne vous en blâme pas, je vous en loue au contraire parce que vous suivez en cela l'esprit de Dieu. Vous avez grâce pour cela, et le Seigneur le fait voir assez par les bénédictions qu'il répand d'ordinaire sur tout ce que vous entreprenez en ce genre. C'est un soulagement qu'il vous accorde, c'est une petite diversion aux peines d'esprit et de corps qu'il vous envoie. Je ne vois pas non plus comment, sans un secours spécial de sa part, vous pourriez suffire à tout ce que vous faites, avec aussi peu de santé et de moyens temporels. Bénissons -en le Seigneur". La lettre du 26 avril 1805 témoigne " de la résignation parfaite" montrée par Mère de Cicé à nouveau éprouvée par la maladie. "Votre santé, ma chère fille, se rétablit lentement ; j'adore en cela la volonté de Dieu qui continue à vous éprouver par la maladie... mais je le bénis de la résignation parfaite qu'il vous donne pour tout ce qui vous regarde personnellement...Il faut aussi l'avoir d'une manièr e non moins par faite pour ce qui

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me regarde" 177. Le 18 juin, Mère de Cicé toujours "sous le pressoir de la croix" se voit encouragée par le Père de Clorivière à persévérer dans la confiance. Dans les lettres qui lui sont adressées, toute fille du Cœur de Marie peut recueillir les enseignements du fondateur sur le sens ultime de la souffrance : " J'apprends, ma chère fille, que votre indisposition continue et que la fièvre s'y est jointe ; que devons -nous faire sinon d'accepter tout avec une entière et paisible résignation ? Dieu qui vous met dans cet état, veut sans doute que vous le glorifiiez par vos souffrances, en les unissant à celles de Jésus. Ayez en lui la plus parfaite confiance, et croyez fermement qu'il ne vous arrive rien qui ne soit un effet de sa bonté et de son amour". Le vendredi 21 juin, fête du Sacré-Cœur : "Nous ne pouvons, surtout en ce grand jour, ma chère fille, nous rappeler que ces belles paroles de St Paul, sujet de ma première instruction générale, N'ayez point d 'autres sentiments que ceux du Cœur de Jésus, Sentite in vobis, etc. Pénétrons dans ce Divin Cœur, perdons-nous y heureusement, puisons -y en tout temps toutes les vertus, et cherchons -y le divin modèle qui nous apprendra à les pratiquer de la manière la pl us parfaite... Vous en avez bien besoin, ma chère fille, votre cœur étant depuis si longtemps sous le pressoir de la croix, vous êtes véritablement une fille de croix, et c'est à quoi doit s'attendre toute véritable Fille du Cœur de Marie. Leur cœur doit être comme celui de leur auguste Mère, transpercé du glaive de douleur ; ce glaive doit être leur couronne. Et Dieu qui vous a choisie pour être leur mère, veut aussi qu'en cela vous leur serviez d'exemple. C'est pourquoi il vous a fait une si bonne part de la croix de son Fils. Que le bois de la croix serve d'aliment au feu de votre amour. Vous trouverez dans le Cœur de Jésus tout ce qui peut alléger le fardeau de la croix et vous la rendre chère. Il est riche et plein d'amour, il suppléera abondamment à to ut ce qui vous manque ". Enfin le vendredi 28 juin (1805) : " Ma chère fille, vous êtes toujours souffrante et dans un grand anéantissement. Mais Dieu le veut et nous ne devons vouloir que ce qu'il veut, mais il trouve bon qu'on lui demande la meilleure santé des personnes qui nous sont chères, et qui ne s'en serviro nt que pour sa gloire. Je la lui demande donc pour vous de bien bon cœur ; mais en même temps je le prie de vous animer tellement de sa force et de son Esprit, que vous trouviez votre force dans votre 177

N'oublions pas les nombreuses démarches faites directement ou indirectement par Mère de Cicé et les amis du Père, pour hâter sa libération. Leur histoire dépasserait le cadre de cette étu d e. 165


faiblesse, et votre paix et votre consolation dans vos peines; de sorte qu'étant unies à celles de Jésus, elles deviennent toutes d'un prix inestimable aux yeux de Dieu". 178 Le 11 août 1805, le Père de Clorivière rappelle une nouvelle fois les précautions qu'il convient de prendre pour les rénovations du 15 août : " Comme il ne serait pas encore prudent de s'assembler un certain nombre, il sera bon de faire comme vous avez fait les fois précédentes. Vous recevrez les vœux de celles qui sont à la tête, et celles -ci recevront les vœux ou la consécration des autres, afin que tout vienne d'un centre commun et qu'ainsi, l'unité de la Société soit préservée, autant que les circonstances le permettent ". Suivent quelques " pistes" de réflexion sur le bonheur d'appartenir à Mar ie, puis ce conseil en vue de la fête du 15 août : "Pénétrez -vous bien de ces choses, vous y trouverez une nourriture abondante pour vos enfants ".

Après avoir reçu quelque nouvelle, le Père écrit le 20 août : "Je vois que tout grâce à Dieu, s'est bien passé le jour de notre grande fête... Vous vous êtes bien acquittée de ce que vous aviez à faire et à dire, et ce n'a pas été sans fruit ". Le Père parle ensuite d'une démarche faite par Mère de Cicé à la suite du décès de M r Malaret, vicaire général du diocèse de Paris : "Le Seigneur vous a donné une excellente pensée 179 d'aller trouver M. Duclos au sujet de la perte que nous avons faite dans le bon M. Malaret... Dieu a béni votre démarche comme nous aurions pu le désirer, et nous ne saurions trop l'en remercier. Après Dieu, c'est une grande obligation dont les Sociétés vous sont redevables. Je vois avec bien de la satisfaction que vous n'épargnez pas vos peines et vos soins pour vos enfants. Dieu, J.C. et Marie vous en béniro nt 178

Le lendemain même (cf. Lettres, p.317), ces lignes du Père de C lorivièr e témoignent de l'activité inlassable de Mère de Cicé devant les besoins du prochain : "Les soins que vous prenez des deux personnes de mon pays sont bien méritoires, mais je crains qu'ils n'altèrent trop votre santé. Cepen dant ces œuvres sont de votre genre. Dieu donne bénédiction à ce que vous entreprenez de la sorte. » 179 Dans deux lettres de cette époque (Lettres, p.280), le Père se félicit e déjà des heureuses initiatives de Mère de Cicé : "J'ai vu plus d'une fois que le bon Dieu v ous suggérait d' excellentes idées"..."Je trouve votre conduite fort sage et vous avez f ait ce que j'aurais cru devoir faire". En avril 1808 : "Dieu vous assister a, il donne grâce à toutes vos paroles" (Lettres p. 582) cf. aussi Lettres, p.590, etc. 166


et je m'en réjouirai dans le Seigneur". Cette satisfaction s'est déjà rencontrée sous la plume du Père de Clorivière. L'avenir lui ménagera d'autres occasions de louer la conduite de la " si bonne coopératrice " 180 que lui a donnée le Seigneur.

UNE ANNÉE DIFFICILE 1805 Au début de ce cinquième chapitre ont été déjà signalés les prin cipaux obstacles que rencontrait le développement des deux Sociétés à cette époque. Du fond de sa prison, le Père de Clorivière doit faire face sur deux fronts, car les difficultés extérieures créées par une situation délicate vis à-vis des autorités civil es et ecclésiastiques engendrent par leur nature même d'autres difficultés à l'intérieur des Sociétés. Le trouble s'insinue dans les consciences, surtout chez les prêtres du Cœur de Jésus, plus directement con cernés dans leurs rapports avec les évêques, d 'où les hésitations et même les abandons de certains associés qui renoncent au renouvellement de leurs vœux et sèment le doute chez quelques filles du Cœur de Marie. 181 Le fondateur écrit alors de longues lettres à plusieurs associés pour les aider à éclairer et affermir les esprits et les cœurs, mais dans certains cas, ce moyen s'avère insuffisant. Le cas de Chartres, où Mère de Cicé s'est trouvée mêlée de plus près mérite une attention particulière. 182

Les Sociétés établies à Chartre s dès 1791, avaient alors comme supérieur Mr Frappaize, auquel les Sociétés sont redevables d'un Mémorial qui ren ferme des renseignements historiques d'un grand prix pour elles. C'est dans ce Mémorial notamment qu'on trouve la copie du bref de Pie VII à M gr de Pressigny, de janvier 1801, bref dont l'original a disparu.

180

Cf. Lettres, p.262, lettre du 18 février (1805) citée plus haut. Dans une lettre datée du 8 octobre 1805, le Père de Clorivière laisse échapper cette plainte : "L'état de nos petites familles est bien lamentable, mais mettons en Dieu notre confiance… 181

182

Cf notammen t Lettres, p.826 -836, à Mr Lange ; 874 -875, à Mr Pochard ; 904-909, à Mr Bacoffe ; 919 -924, à Mr Beulé ; 933 -936, à Mr Moreau, etc. 167


Arrêté en 1793 et détenu un an ou deux, Mr Frappaize contracta durant son incarcération la maladie pulmonaire qui devait de longues années durant miner les forces d'un homme peut-être déjà porté naturellement à l'inquiétude. Privé du réconfort de la présence immédiate du fondateur, influencé par Mr Beulé qui estimait préférable pour les membres des deux Sociétés de rester sous la seule consécration pour éviter tout heurt avec les autorités, Mr Frappaize fut ébranlé et ne renou vela pas ses vœux en 1805. Son silence dès lors devint source de vives inquiétudes pour le Père de Clorivière qui sentait le malaise gagner du terrain ; source de chagrin aussi car Mr Frappaize ét ait pour lui un fils très cher. Devant cette sit uation, Mère de Cicé dut proposer au Père de Clorivière d'aller à Chartres pour tenter une démarche auprès de Mr Frappaize, déjà bien malade, et peut -être aussi pour éclairer et ranimer les courages défail lants. C'est du moins ce qui ressort de la lectur e des lettres qui lui sont alors adressées. Le 23 août, le Père écrit : " Je ne désapprouve nullement que vous alliez à Chartres, mais des raisons de prudence demandent que la nouvelle du voyage ne s'ébruite pas, il faudra en recommander le secret à vos amies. Qu'on s'imagine que vous allez pour quelques jours prendre l'air de la campagne à Versailles, ou St Germain ou St Denys. Vous vous chargeriez d'une lettre de moi pour M. Frappaize". La lettre du 27 août apporte quelque lumière sur les réticences de Mr Frappaize et révèle les réactions du Père de Clorivière :"La lettre de Chartres m'explique maintenant le grand silence de M. Frappaize. A -t-il agi en cela par ordre de ses supérieurs ecclésiastiques ? ou a -t-il cru de lui-même devo ir agir comme il l'a fait ? Dans le premier cas, il y aurait eu nécessité. Dans le second, j'excuserais sa bonne intention, mais je craindrais quelque défaut dans son obéissance. Même dans ce dernier cas, que Dieu lui pardonne mille fois cette faute, car i l aurait dû nous instruire de tout avec simplicité. Quoi qu'il en soit, il est tout excusé dans mon cœur. Que le Dieu des miséricordes le récompense au centuple de ce tout ce qu'il a fait pour son petit troupeau et pour celui de sa Sainte Mère ". Un autre paragraphe de la même lettre nous apprend qu'à Saint-Malo, les Sociétés se heurtent à l'opposition du clergé qui pourrait indisposer l'évêque à leur égard. D'où ces quelques lignes à l'adresse de Mère de Cicé : « La lettre de M. Lamy n'est pas consolante, mais il faut faire ce qui est en nous pour y apporter quelque remède. Vous seule pouvez agir ; et 168


Dieu, je l'espère, bénira ce que vous ferez pour son amour. Il est bien douloureux que nos ecclésiastiques de St Malo se montrent si contraires à la b onne œuvre. Il est évident qu'ils se prévaudront du décret impérial qu'on peut interpréter pour ou contre, selon qu'on est bien ou mal affecté... Il n'y a point de doute qu'il soit tout à fait convenable de s'adresser à M. l'évêque de Rennes, mais comment ? » Puis le Père suggère : " Ne serait-il pas à propos que vous lui écrivissiez vous -même...Dieu vous éclairera sur ce qui conviendra de lui écrire. Je pourrais aussi lui écrire, mais j'y trouverais plus de difficulté et je craindrais de moins réussir... Mr le Curé devait vous écrire ; ce serait une belle occasion pour lui recommander la bonne œuvre, sans paraître rien savoir de ce qu'on vous a mandé... Le service que vous venez de rendre à son église doit vous le rendre favorable ". Quel service Mère de Cicé avait-elle rendu à l'église de ce curé (sans doute de St Malo ou des environs) on l'ignore, mais les lettres du Père de Clorivière sont émaillées d'allusions de ce genre aux divers gestes de cha rité de Mère de Cicé. Le 3 septembre, la correspondance du Père montre le succès de la démarche faite aussitôt auprès de l'évêque de Rennes : "Vos deux dernières lettres contiennent des détails bien intéressants, et nous avons à bien remercier le Seigneur de la bénédiction qu'il a donnée à vos démarches. C'était une chose hasardeuse et difficile, puisque M. de Pressigny lui -même n'avait pas osé lui en parler malgré toutes ses bonnes intentions. C'est à vous que Dieu a voulu que nous eussions cette obligation et il vous en a donné l e courage. Nous ne sommes pas pour cela sans crainte, mais voilà le premier pas fait". Un peu plus loin, trois lignes dévoilent - en passant Ŕ la multiplicité des démarches confiées à Mère de Cicé : "Je suis charmé que votre voyage de St Denys a it bien réussi pour M. de Broise ; mais je crains bien que ce bon monsieur ne vous donne encore bien de l'embarras". Puis la conclusion : " Que le Seigneur et sa Sainte Mère vous bénissent mille fois pour tout ce que vous avez fait po ur leur deux petites familles". L'inquiétude au sujet de Chartres perce à nouveau le 9 septembre : " Il est assez extraordinaire qu'on n'ait rien mandé de M. Frappaize ; cela du moins fait penser qu'il est encore en vie ; mais on serait bien aise d'être instruit en détail de sa situation". 169


Un paragraphe de la lettre du 13 septembre (1805) situe clairement l'importance du rôle joué par Mère de Cicé dans les deux Sociétés pendant l'incarcération du fondateur : "Je vois bien, ma chère fille, par ce que vous me marquez des lettres que vous écrivez, que vous ne vous épargnez pas et que vous prenez tous les soins d'une supérieure... Il faut bien que vous suppléiez en partie à ce que je ne puis pas faire ". La lettre suivante apporte une réponse définitive quant au voyage de Mère de Cicé à Chartres : "Je réponds d'abord à votre demande pour Chartres. Partez, ma chère fille, avec la bénédiction du Père, du Fils et du Saint -Esprit, sous les auspices de notre Sainte Mère, et dans la compagni e et sous la protection de votre ange gardien".

On sent par cet appel solennel à la protection du Ciel combien la mission est délicate sous tous les rapports. Le Père poursuit : "Puissiez -vous être la consolation de notre saint malade et de tous no s enfants. Daigne le Seigneur, si c'est son bon plaisir, se servir de vous pour le rappeler à la vie. Je vous donnerai une petite lettre pour lui, vous la lui lirez ou la lui remettrez, selon les circonstances. Je laisse la chose à votre sagesse". Et un peu plus loin : " Quand je vous dis d'aller à Chartres, je présume en même temps que vous prendrez les plus grandes précautions. Il faudrait, s'il était possible, que vous y fussiez et que vous en revinssiez sans que personn e s'en aperçût. Recommandez bien à toutes vos amies de n'en point parler, ou du moins de ne le faire que le moins qu'il sera possible. Vous faites très bien de prendre Agathe avec vous ; elle vous est nécessaire et, comme vous le dites, il n'y a point d'inconvénient". Ce voyage à Chartres devait décidément être bien périlleux, car dès le lendemain, 24 septembre 1805, Mère de Cicé recevait ce court billet " Grande précaution et silence sur le voyage. Je crois qu'il vaudra mieux en route prendre le nom de Champion. Bon voyage. Vous pouvez rester le temps convenable ; mais vous nous écrirez par Mme de Carcado".

Enfin, la lettre du 3 octobre 1805 montre le Père de Clorivière soulagé par l'annonce du retour de Mère de Cicé ; on sent aussi la difficulté de la mission confiée : "Je vous félicite, je me félicite moi -même et toute la famille de votre bon retour ; et j'en remercie le Seigneur du plus intime de mon âme. Je le 170


remercie aussi beaucoup de toutes les bénédictions qu'il a versées sur vous pendant tout le voyage. Elles ont été plus grandes que vous ne paraissez le penser. J'en juge par le détail que vous me fa ites avec beaucoup de candeur 183 et d'exactitude... Vous avez fait tout ce qui était en votre pouvoir, et si vos démarches e t vos paroles n'ont pas eu tout le succès que vous auriez désiré, elles n'ont point été inutiles, quand ce n'aurait été que pour éclairer ces personnes sur leur état, sur celui de nos Sociétés, et sur ce qu'elles auraient dû faire. Il peut se faire que la lumière que vous avez jetée dans les cœurs y fasse germer plus tard de bons désirs, et les désirs de bons effets. Demandons-le à l'Auteur de tous les dons, par l'entremise de Marie, en qui, après Jésus, nous mettons toutes nos espérances. Vous avez fait auprès de M. Frappaize au -delà mime de ce que j'eusse pu désirer, d'après son état de faiblesse 184. Ma lettre et ce que vous lui avez dit ont pu lui faire sentir que sa conduite envers l'obéissance n'avait pas été bien parfaite, et quoique sa bonne intention l'excusât auprès de Dieu et lui en obtint (le pardon) 185 j'aime à me persuader qu'il s'en sera bien humilié devant Dieu et que cela ne lui aura pas été inutile ". La suite achève de nous éclairer sur la situation ambiguë qui s'était instaurée à Chartres, faute d'avoir cherché la lumière auprès des Supérieurs majeurs. Le Père s'en explique avec une grande délicatesse pour Mr Frappaize : " Ce que Mademoiselle Puesch me marque, de ce qu'il lui a permis de faire en son particulier 186 fait bien voir l a pureté de son intention et donne lieu de présumer qu'il faisait lui -même ce qu'il permettait aux autres de faire. Que s'il ne faisait rien de plus, c'est qu'il aurait craint d'agir contre les règles de la prudence chrétienne. Il est vrai que, comme en ce la il ne pouvait avoir aucune certitude, il aurait dû recourir à l'obéissance ; mais je l'excuse encore de ne l'avoir pas fait, parce qu'il aura vu à cela une grande difficulté qu'il n'aurait pu tenter de surmonter sans une grande imprudence. Dans ces sor tes de cas, il est aisé de tomber dans une illusion involontaire et non coupable devant Dieu, ou s'il y a eu quelque faute, la bonté du Seigneur la lui aura pardonnée ". 183

A l'époque, candeur signifiait simplement sincérité sans détour.

184

Mr. Frappaize dev ait décéder le 28 septembre 1805, peu après la visite de Mère de Cicé. 185 186

Ces mots ont été omis par le Père. de renouveler ses vœux. 171


Après avoir excusé Mr Frappaize, grand malade dont il connaît par ailleurs la droiture de conscience, le Père continue : "Les deux autres, MM. Beulé et Pellerin, sont moins excusables. Ils tiennent encore à la chose par leur consécration et leur protestation de vivre sous l'obéissance, et comme s'ils étaient engagés. Dieu veuille que cette protestation soit bien sincère... Mais, (soit dit entre nous), il est évident qu'ils ont reculé... et que n'ayant fait aucun vœu, même en particulier et relative ment à la Société, ils ne sont capables d'aucune supériorité. Les raisons qu'ils allèguent sont celles de personnes qui veulent se faire illusion. Ils ont besoin qu'on prie pour eux". Et le Père ajoute non sans mélancolie : "Il faut beaucoup de constance et de foi pour n'être pas ébranlé de l'état auquel nous sommes réduits" . C'est bien de ces âmes de constance et de foi, tenant à leur vie reli gieuse envers et contre tout dont les Sociétés ont besoin. Cet épisode paraît exemplaire à plusieurs titres : vis à-vis de Mère de Cicé en premier lieu. On constate qu'en l'occurrence , il ne s'agit pas seulement de remettre quelques filles du Cœur de Marie dans la vérité de leur vocation, mais aussi d'éclairer des prêtres du Cœur de Jésus, à commencer par leur supérieur, à la veille de mourir. Aucun exemple de la confiance du fondateur dans la lucidité, la délicatesse et le sens religieux de Mère de Cicé ne peut être plus probant ; vis -à-vis de la conception du Père de Clorivière quant aux vœux et au rôle irremplaçable de l'obéissance pour assurer l'intégrité de la vie religieuse, quelles que soient les circonstances. Mère de Cicé pouvait tirer un réconfort du succès de sa mission à Chartres. Le Père de Clorivière lui écrivait un peu plus tard : "J'ai lu les lettres de Chartres... Vous devez voir par ces lettres, que votre voyage a fait du bien à vos filles, comme je le présumais". Mais le sentiment aigu de sa propre faiblesse, un instant mis en veilleuse, n'avait pas tardé à l'envahir de nouveau, car dans cette même lettre du 12 octobre, le Père lui écrivait : " Ayez confiance, ma chère fille. Je m'apercevais bien que Dieu permet tait que la tentation revînt. N'y prenez pas garde, sinon pour vous animer à l'abandon, à la confiance, à l'obéissance. Agissez comme vous faisiez aupara vant ; la tentation ne servira qu'à l'augmentation de vos mérites. Je ne vous loue pas d'avoir changé votre oraison. La méthode d'oraison de St Ignace est d'y suivre l'esprit de Dieu, et non pas de faire ce qu'il p roposait à ceux qui ne faisaient que de s'initier à ce saint exercice. Le raisonnement ne peut pas vous y 172


être d'une grande utilité. Vous désirez que N.S.J.C. soit tout à fait le maître de votre cœur. Ce désir est sincère ; il est accompli, mais vous n'ave z pas la consolation de voir et de sentir qu'il l'est. Soyez conten te de cette privation, et persévérez dans le même désir ; soyez constante à vous humilier sous la main puissante du Seigneur, il sait mieux que nous ce qui nous convient. Quand il lui plai ra, il découvrira le voile qui vous dérobe sa vue, et vous serez heureuse en voyant sa conduite sur votre âme ".

Le 25 octobre 1805, le Père de Clorivière annonce à Mère de Cicé une heureuse nouvelle : il a reçu une lettre "de...grande importance : celle du Vicaire Général de la Soc. 187 qui a remplacé le P. Gruber, qui était Général. Il approuve notre bonne œuvre et m'exhorte à la continuer comme l' œuvre de Dieu, en ajoutant que je ne cesse pas pour cela d'être jésuite, et qu'il m'incorpore dans la province de Russie, sans que je doive pour cela quitter la France où il sait bien qu'il y a pénurie de prêtres... Cette nouvelle ne peut manquer de vous être agréable". Bientôt de nouvelles épreuves, extérieures cette fois, allaient atteindre Mère de Cicé. Le 15 décembre 1805, le Père lui écrit : "... Vous avez besoin en ce moment de toute votre soumission à la volonté de Dieu ; demandons -la lui humbleme nt avant d'aller plus avant. Je suis chargé de porter à votre cœur un coup bien sensible, en vous annonçant la mort de deux personnes qui vous étaient bien chères. Il a plu au Seigneur d'appeler à lui à peu de jours l'un de l'autre, le frère et la sœur qui demeuraient en semble à Haldberstadt 188. C'étaient des fruits mûrs pour le ciel et que de longues adversités ont bien achevé de purifier. Si le coup est dur pour la nature, la foi nous y fait entrevoir bien des motifs de consolation... Offrez pour elles (les âmes de son frère et de sa sœur) la douleur même que vous éprouvez, et pour la sanctifier et la rendre plus méritoire, unissez-la à celle du Cœur de Jésus, accablé de tristesse au jardin des Olives, et à celle du Cœur de Marie au pied de la croix. Voilà notre modèle et notre consola tion dans nos afflictions". Le coup était dur pour Mère de Cicé si attachée aux siens. La longue séparation de l'émigration jointe à la rareté des nouvelles échangées par correspondance et l'absence de 187

Le Père Lustyg, de la Compagnie de Jésus, alors en Russie. Mgr Jean-Baptiste de Cicé, ancien évêque d'Auxerre, émigré en Prusse avec sa sœur Elisabeth 188

173


tout détail sur les derniers jours de son frère et de sa sœur ne pouvaient que rendre ce deuil plus pénible encore. Deux jours après, le 17 décembre 1805, nouvelle lettre du Père de Clorivière soucieux de savoir comment Mère de Cicé a supporté l'épreuve : "Je suis bien occupé de vous et de votre douleur, et je la partage bien sincèrement avec vous, et je voudrais vous en adoucir l'amertume. Je ne doute pas de votre entière soumission aux ordres de la divine Providence, en cette occasion comme dans toutes les au tres ; mais je crains la grande sensibilité de la nature, et qu'elle ait bien de la peine à supporter le coup qui vous a frappée... J'attends avec impatience de vos nouvelles et j'apprendrai avec plaisir que la grâce a été plus forte en vous que la nature ; et que, mal gré votre grande sensibilité, vous n'avez point succombé à la peine, et que vous l'avez surmontée généreusement pour l'amour de Celui qui s'est fait pour nous un homme de douleur. Que le Seigneur vous soutienne ; puisez constamment dans son Cœur toute la force dont vous avez besoin ". La lettre du 20 décembre montre que Mère de Cicé a supporté sans fai blir cette épreuve : "Je suis toujours bien occupée de vous, ma chère fille, mais j'ai appris avec bien de la consolation la manière dont vous avez reçu le double coup dont le Seigneur vous a frappée et qu'on m'avait chargé de vous apprendre". Cependant la purification intérieure se poursuit, plus dure à supporter que toutes les peines extérieures, c'est pourquoi le Père de Clorivière au cours de cette même lettre prodigue à Mère de Cicé des conseils qui s'adres sent à toutes les âmes engagées dans cette voie : "Vous vous plaignez de l'état de votre âme ; ne croyez pas que vos plaintes me fatiguent ; vos peines sont réelles, je n'en doute point et je les sens avec vous. Mais je sais en même temps que vous avez tout sujet d'avoir en Dieu la plus grande confiance, et que c'est là le sentiment qui doit dominer dans votre âme ; c'est à celui -là, par préférence que vous de vez vous arrêter. Dieu vous montre le fond de corruption, de malice, de faiblesse, qui est inhé rent à votre âme ; vous le voyez et vous ne pouvez pas vous empêcher de le voir. Vous sentez aussi l'impression de ces choses. Cette vue, cette impression sont une croix bien pesante, dont Dieu vous a chargée pour des fins dignes de sa sagesse et de son amour. Mais cette vue, cette impression ne vous rendent pas coupable, votre confiance n'en sera que plus admirable. Élevez-vous au-dessus de tout sentiment ; paraissez devant Dieu dépouillée de vous -même et revê tue de J.Ch., comme je n'ai jamais cessé de vous y exhorter. Vous aurez 174


alors cette paix que rien ne pourra vous ôter, et les efforts de l'ennemi ne servi ront qu'à la consolider de plus en plus ". Une des dernières lettres de 1805, celle du 27 décembre, résume avec une grande densité doctrinale les directives habituelles du Père de Clorivière : « Rappelez vous...ce que je vous ai dit souvent, qu'il ne faut pas vous considérer à part et comme séparée de N.S. Cette vue, sans doute, aurait quelque chose de bien affligeant ; que pourrions nous trouver en nous -mêmes, qu'un fonds inépuisable de misères, d'aveuglement, d'ingratitude et d'orgueil ? Mais grâce à Dieu, vous voulez être tout ent ière à N.S., et ce qui vous afflige, c'est de n'être pas assez à lui. Il veut encore, bien plus que vous ne le dé sirez, être lui-même tout à vous. Comment donc n'y aurait-il pas entre vous et lui l'union la plus intime ? Comment ne feriez -vous pas avec lu i un même tout ? Il est la vigne, vous êtes une de ses branches ; vous ne cessez pas, il est vrai, d'être ce que vous êtes ; vous (ne) perdez pas ce fond de misères qui vous est propre, mais il est comme absorbé dans cette grandeur, cette saintet é immense du Seigneur, à laquelle vous êtes unie. Conservez, il est juste, le sentiment de votre bassesse ; mais pensez encore davantage aux beautés, aux vertus, aux perfections de Jésus -Christ qui sont à vous, par la donation qu'il vous a faite de lui -même, et qu'il vous renouvelle à chaque instant. Vous êtes grande, riche et puissante avec N.S. Vous pouvez avec lui et par lui, rendre à Dieu une gloire digne de lui. Gloria in excelsis Deo. Répétez souvent ce canti que des anges ; unissez -vous à Jésus et à Marie. » Ainsi se clôture la correspondance de cette année 1805, où Mère de Cicé a beaucoup donné d'elle -même aux deux Sociétés, mais sans quitter pour autant la voie des souffrances purificatrices.

LES DERNIÈRES ANNÉES DE CAPTIVITÉ DU PÈRE DE CLORIVIÈRE. 1806 - 1807 - 1808 La ligne de conduite adoptée par le Père de Clorivière semble avoir porté ses fruits, et les deux Sociétés, surtout celle du Cœur de Marie, se maintiennent et même se développent malgré les difficultés rencontrées dans certains diocèses. Trois écrits relatifs aux Sociétés datent de cette époque. En mai 1806, la 8ème Lettre circulaire sur " L'esprit 175


intérieur ", peut-être la plus révélatrice de la spiritualité du Père de Clorivière. En octobre 1807, la lettre adressée à des filles du Cœur de Marie demeurant chez les carmélites . Composée pour répondre à une situation parti culière, elle revêt cependant une grande importance pour toutes les filles du Cœur de Marie. On y voit comment, dans un cas concret, le fondateur discerne et maintient l'essentiel, en adaptant les modalités contingentes. En mai 1808, " l'Exposé de l'œuvre que nous avons entreprise ...", sorte de petite synthèse historique très précise sur les Sociétés, leur nature religieuse et leur développement. Enfin en septembre 1808, la 9e Lettre circulaire, " Sur l'édification que nous devons donner au prochain". Il fallait rappeler ces écrits, en raison de leur importance, mais l'activité épistolaire du Père de Clorivière qui ne se dément pas au cours de ces trois années retiendra davantage l'attention. Ce sont les dernièr es années où l'on peut suivre à travers les let tres qui lui sont adressées, la vie intime de notre première Mère, grâce à la direction spirituelle qui lui est donnée. Après la libération du Père de Clorivière en avril 1809, la correspondance cesse entre l es fondateurs qui peuvent se rencontrer librement à Paris. Seules les lettres échangées avec d'autres membres des Sociétés en livreront quelques échos. On a l'impression que le Père de Clorivière semble prendre de plus en plus con science de la conduite particulière par laquelle la Providence mène la fondatrice, conduite qui demande en réponse un abandon aveugle, un courage et une confiance héroïques. Durant les mois de janvier et février 1806, Mère de Cicé subit une crise douloureuse comme en témoignent les extraits suivants de la correspondance du Père de Clorivière. Le 3 janvier 1806, après avoir rappelé l'anniversaire de la mort de sa sœur visitandine, le Père écrit : " Vous avez été comme elle prête à fa ire le sacrifice de votre vie 189, victime de la haine des méchants contre J.Ch., et pour un acte de pure charité. C'est une grande consolation dans les derniers 189

Au moment du procès de la Machine infernale. 176


moments. Je crois que ma bienheureuse sœur est plus en état de nous aider qu'elle n'a besoin d'être aidée de nos prières. C'est une bien bonne amie que vous avez dans le ciel, car elle vous aimait bien tendrement. Si le temps des con solations était venu pour votre âme, je suis bien persuadé qu'ell e les solliciterait pour vous. Attendons un peu, cette tristesse se changera en joie, mais jusqu'à ce temps, prenez garde d'écouter trop cette tristesse et de vous laisser abattre. Dieu vous envoie cette épreuve pour votre bien, et s'il permet que le démon vous moleste et vous porte à l'ennui, à la pesanteur, au dégoût, il vous donne intérieurement sa grâce pour les surmonter et vous surmonter vous -même. Laissez la tristesse à la partie sensible ; élevez -vous au-dessus de vous -même. Que votre esprit se réjo uisse en Dieu ; qu'il triomphe de ce que Dieu prend plaisir à voir votre âme plongée, avec celle de son Fils, dans un océan d'amertume. Ne vous contentez pas de faire quelques actes de confiance, de résignation et d'abandon ; rappelez -vous tout ce qui peu t exciter en vous une sainte joie. Chassez tout ce qui y serait contraire ; c'est ce que Dieu demande de votre fidélité ". Il semble qu'une nouvelle étape ait été franchie par Mère de Cicé, car jamais jusqu'ici, le Père ne lui avait demandé aussi clairement de rechercher la joie spirituelle au cœur même de ses peines intérieures. Il insiste sur ce point dans une lettre suivante : " Prenons tout de la main d'un père qui ne nous frappe que parce qu'il nous aime. Je vous recommande bi en, ma chère fille, cette joie spirituelle qu'il est si nécessaire d'avoir dans les épreuves où Dieu nous met. Rien ne nous aide davantage à les supporter. Demandez -la sans cesse au Seigneur ; il ne vous la refusera point. Quand vous serez munie de cette a rme, le démon ne pourra rien contre vous ". Et de nouveau le 14 janvier : " Faites attention, ma chère fille, aux avis que je vous ai donnés dans mes dernières lettres, sur la confiance en Dieu et sur la joie spirituelle ". D'après la lettre du 21 janvier, Mère de Cicé doit se trouver dans un état de grande faiblesse. Le 28 janvier (1806), le Père lui écrit : " Je suis bien touché que vous soyez toujours si faible et que vos nuits soient si mauvaises. Au milieu de tout cela, paix, résig nation, amour, voilà ce que le Divin Maître (attend), et quelque mécontente que vous soyez de vous même, je suis bien assuré qu'il voit en vous toutes ces dispositions, quand vous ne les y verriez pas vous -même. Car il arrive souvent que nous ne connaissons pas le fond de nos cœurs, et que le Seigneur y cache les dons qu'il y a renfermés. 177


C'est assez pour nous qu'il les voit : cette ignorance ne nous rend pas moins agréable à ses yeux et nous retient dans l'humilité". Le vendredi 31 j anvier 1806, un appel pressant à "l'esprit de foi" : "Bon courage, ma chère fille, non pas un courage bien sensible, qui sans un effet miraculeux de la grâce ne serait guère compatible avec votre état de faiblesse corporelle ; mais un courage de foi qui no us élève au-dessus de tout sentiment, et que le Seigneur aime à voir en nous, lors même qu'il semble nous laisser à nous -mêmes, dans un abattement sensible. Recommandez bien à vos filles cet esprit de foi qui est bien préférable à toutes les co nsolations et ferveurs sensibles. Celles-ci sont passagères... L'esprit de foi ne change point ; c'est un appui inébranlable. Le Seigneur lui -même est alors la force de l'âme".

La lettre du 4 février nous apprend que malgré sa faiblesse, Mère de Cicé a pu assister le 2, " à la chapelle", à la rénovation des vœux. Suivant une ligne de spiritualité qui lui est chère, le Père de Clorivière évoque l'exemple de la Mère du Christ dont le Cœur a été transpercé d'un glaive de douleur : "N'essayez pas en ce moment de faire au -delà de vos forces ; contentez-vous de faire ce que votre état de faiblesse vous permet. Dieu lui -même en sera content, il ne demande que votre cœur... Abandonnez au Seigneur l'avenir ; vous verrez un jour clairement combien la conduite qu'il tient à votre égard, quelque rigoureuse qu'elle paraisse, est pleine d'amour et de miséricorde. Cet te même main qui vous frappe si douloureusement, vous prépare dans le ciel une riche couronne, et même sur la terre des trésors d e sainteté, et peut -être aussi de grandes consolations. Vous savez que la main du Fils a percé le cœur de sa Mère d'un glaive bien aigu, et qu'ensuite elle l'a rempli sans mesure de tous les dons et de toutes les douceurs de son Divin Esprit. Imitons Marie dans son affliction ; et puissions-nous un jour avoir quelque part à sa joie. Nous pouvons l'espérer de la bonté infinie de notre Dieu". Que le Père de Clorivière ait vu dans les peines intérieures de Mère de Cicé la manifestation des voies mystiques où Dieu l'avait introduite, on en trouve une preuve dans la lettre du 7 février : "J'ai vu avec grand plaisir, ma chère fille, que Dieu vous avait accor dé quelque intervalle de santé dimanche dernier. Cela me confirme dans la pensée qu'il veille d'une manière particulière sur vous et que votre santé et vos maladies ne sont pas de purs accidents de la nature ; ce sont bien 178


des effets de la nature, mais Dieu les permet et les dirige à son gré pour des vues qui ne sont connues que de lui, mais toutes tendant à sa gloire et au bien de votre âme, et peut-être aussi de plusieurs autres. Recevez -les ainsi, comme je suis persua dé que vous le faites. » Après avoir conseillé à Mère de Cicé de prendre les ménagements que son état demande, il l’invite à nouveau à tout juger selon les seules vues de la foi : "Lorsque le corps est dans la souffrance, souvenez -vous que ses dou leurs sont celles de Jésus-Christ qui veut alors souffrir en vous, et que vous souffriez avec lui. Cette considé ration, fondée sur ce que la foi nous apprend de l'union intime de Jésus -Christ avec le chrétien, n'est-elle pas bien propre pour vous soutenir dans la souffrance et vous la faire aimer, comme aussi pour sanctifier et diviniser en quelque sorte tous les soins que vous prenez de vo tre corps ?"

Cette grave crise de santé a dû inciter Mère de Cicé à mettre ses affai res en règle en faisant son testament. 190 Le Père de Clorivière lui répond à ce sujet le mardi 11 février 1806 : "La liberté que vous demandez de tester, la Constitution de nos Socié tés la donne. Si vous demandez si vous pouvez le faire de telle manière, cela dépend des lois du pays dans lequel on vit, parce que chacun possède son bien selon la disposition des lois, et ne peut en disposer que de la manière qu'elles le permettent. Faites consulter un homme de loi. Quant à moi je vous per mets tout ce qu'elles permettent. Toute autre permission serait invalide ". Puis le Père évoque quelques affaires dont Mè re de Cicé, malgré sa faiblesse, ne peut se décharger entièrement sur d'autres. La lettre du 21 février donne des nouvelles de Chartres où le voyage de Mère de Cicé, malgré son succès auprès de Mr Frappaize, n'a pu entièrement neutraliser l'influence néfaste de MM. Beulé et Pellerin : « On voit par la lettre de Chartres, qu'on n'y a pas renouvelé les vœux, mais seulement la consécration, à la réserve de Victoire à qui M. Frap paize, et moi depuis sa mort, avions permis de renouveler ses vœux comme auparavant : Cela me déplaît, mais ce n'est pas la faute de ces 190

En fait, le testament de Mère de Cicé, déposé chez son notaire et ouv er t après sa mort, est daté du 5 septemb re 1816. Cf. Appendice, 2ème partie, XVII. 179


bonnes filles ; la bonne volonté ni la ferveur ne leur manque pas, je crois même qu'elles auront le même mérite devant Dieu, mais c'est la faute de ces Messieurs. Ils auront à en répo ndre. Je prie Dieu de leur pardonner et de leur donner plus de zèle et de lumière pour leur propre sanctification et pour celle d'autrui. » Courant février, la santé de Mère de Cicé, "encore bien chancelante" 191 lui permet cependant de reprendre sa correspondance habituelle, y compris celle dont la charge souvent le Père de Clorivière qui lui écrit le 11 mars : "Je vous renvoie, ma chère fille, une réponse à M. de la Mennais. Il sera bon que vous lui parliez des démarches que nous avons faites auprès du St Père et du bon succès qu'elles ont eu par le moyen de M. l'évêque de Vence, aujourd'hui de Namur, supposé que vous ne l'ayez pas fait encore". Puis le fondateur poursuit en demandant à Mère de Cicé de pourvoir, en accord avec Mr Pochard, au remplacement de Mlle d'Esternoz, supérieure de de la Réunion de Besançon, qui victime de sa charité, vient de mourir d'une ma ladie contagieuse contracté e en soignant des malades à l'hô pital. Mlle d'Esternoz, riche d e qualités naturelles et surnaturelles, avait été formée en partie par Mère de Cicé, près de laquelle elle avait séjourné plusieurs mois à Paris ; sa mort prématurée fut vivement ressentie par les fondateurs, d'autant que "c'est maintenant le diocèse de Be sançon qui nous donne le plus de consolation". 192 Les lettres du vendredi de la Passion 28 mars et du vendredi saint 4 avril, rappellent une fois de plus la nécessité de se conformer au Cœur du Christ et à celui de sa Mère. Mère de Cicé y est plus spécialement invitée : "Il y a déjà longtemps, ma chère fille, que notre Divin Sauveur, l' Époux des âmes pieuses, vous tient clouée sur sa croix en bien des manières différentes. C'est ainsi qu'il traite ses épouses chéries, c'est ainsi qu'il a traité sa sainte Mère. Pouvez -vous y penser sans reconnaître le prix de cette faveur ? Ce jour où nous honorons les douleurs de l'auguste Vierge, Mère de Dieu, et son cœur transpercé d'un glaive, doit être à bien des titres un jour de fête pour vous ; vous avez des droits sur cet aimable Cœur, en qualité d'une de ses filles, et même de sa fille aînée. Demandez -lui donc avec une con fiance filiale, que comme elle vous a fait part d'une petite portion de ses peines, elle vous obtienne aussi une part des sentiments 191 192

Cf Lettres , p.378. Cf Lettres , p.382, du 18 mars (1806). 180


d'amour, de paix, de conformité avec lesquels elle endurait toutes ses peines ". Le Vendredi-Saint : "... En ce grand jour de notre Rédemption, Jésus sur la croix, Marie au pied de la croix parlent puissamment à nos cœurs. Contentons -nous de les écouter et d'apprendre d'eux cette grande science qu'il nous importe si fort de savoir, la science de la Croix. Il y a déjà longtemps qu'ils vous ont fait part de leur Croix, qui sans être comparable à la leur, est cependant d'un grand poids et très pénible, vu la grandeur de votre faiblesse ; ne vous lassez ce pendant (pas) d'y être attachée. Souvenez -vous qu'en cet ét at, vous êtes d'une manière spéciale dans la compagnie de Jésus et de Marie. Détournez vos regards de dessus vous-même pour les fixer sur eux et sur leurs souffrances, afin d'unir vos souffrances aux leurs. Que votre cœur se colle de plus en plus à leurs Cœurs Sacrés et qu'il en prenne tous les sentiments". Le vendredi 11 avril, nouvelle invitation à rechercher la joie spirituelle : "Faites votre possible pour exciter et entretenir en vous la joie spirituelle ; cela, j'en conviens, est plus difficile, mais aussi plus nécessaire dans l'état de peine intérieure où vous êtes presque habituellement depuis longtemps". Les lettres du mois de mai montrent Mère de Cicé toujours souffrante, en particulier celle du 6 : « Je suis bien sensible aux indispositions que vous éprouvez presque continuellement. Ne voyons en cela que la volonté du Souverain Maître. Ma grande consolation est que vous savez faire servir ce pénible état à sa gloire et au plus grand bien de votre âme. Je dois en faire autant dans ma situation. Voilà deux ans qu'elle dure. Je ne m'en plains pas, et je désire uniquement entrer parfaitement dans les vues du Seigneur et de sa sainte Mère. » La lettre du 20 mai confirme la persistance des malaises : "J'ai appris avec bien de la peine, ma chère fille, que vous êtes toujours fort incommodée... Il faut alors bien de la patience pour vaincre et dompter des accès involontaires de mauvaise humeur ; et j'ai su que le Seigneur vous en faisait l a grâce habituellement. Nous ne saurions trop l'en bénir". Précieux témoignage d'une vertu rayonnait sur l'entourage de Mère de Cicé.

dont

l'ascendant

Les deux fondateurs, chacun selon son tempérament et sa grâce, avancent à grands pas dans la voie de la sainteté. La lecture intégrale des lettres nous montre d'une façon saisissante que Mère de Cicé, en plus de ses épreuves physiques et morales, doit soutenir l'accablement quotidien des affaires de la Société que le Père ne peut plus assu mer. La 181


situation des Sociétés à Chartres demeure un grave souci pour les fondateurs et on comprend d'autant mieux la vigilance déployée par le Père de Clorivière, notamment dans sa correspondance avec certains prêtres du Cœur de Jésus. Les lettres du 6 juin et du 21 juillet 1806, à propos des défections survenues, font nettement le point de la situation. Le 6 juin : "Nous ne devons pas, ma chère fille, être étonnés de ce qui se passe à Chartres après ce dont vous av ez été témoin et que vous m'avez rapporté de la défection de MM. Frappaize, Beulé et Pellerin, à qui je puis joindre M. Miette depuis sa conduite envers Mlle Puesch qu'il dirigeait. Il n'est pas du tout étonnant que des filles pieuses, aient suivi, même sans s'en apercevoir, les insinuations de leurs directeurs. Le mal, par rapport à ces bonnes personnes vient de ce qu'elles n'ont pas assez senti la force de leur vocation et de leurs saints engagements ; et d'un autre côté de ce qu'elles n'ont pas connu à cet égard les limites qu'on doit mettre à l'obéissance due à un confesseur ".

Suivent des précisions sur le primat de la vocation reçue de Dieu, qui, une fois reconnue, doit être suivie sans que les confesseurs aient le droit d'en détourner l'âme, surtout après l'engagement des vœux. Le Père insiste à nouveau sur ce point le 21 juillet. Il signale aussi qu'aucun prêtre du Cœur de Jésus ne pouvant plus, à Chartres, assurer la fonction de supérieur des Filles du Cœur de Marie, il faut s'adresser à un autre membre du clergé. La situation est délicate à exposer, mais le Père de Clorivière sait qu'il peut compter sur le tact et le sens religieux de Mère de Cicé : " Comme je l'ai dit, il est nécessaire que ce Monsieur 193 soit instruit de ce qui nous regarde et il ne peut l'être que par vous d'une manière insinuante qui vienne de l'Esprit de Dieu ". Glanons au passage un paragraphe de la lettre du 28 juillet, montrant à quel dénuement Mère de Cicé se trouve parfois réduite : " Vous pouvez vendre ces cuillères d'argent dont vous parlez, il est fâcheux d'être dans cette nécessité. Si le peu d'argent que vous avez à moi pouvait vous en empêcher, il est tout à votre service ". Il est impossible de mentionner ici les mission s multiples dont le Père charge Mère de Cicé au cours de cet été 1806, et après ; sa correspondance fourmille d'allusions à ce sujet, qu'il s'agisse d'entrevues avec des civils ou des ecclésiastiques, de déplacements effectués dans Paris ou les environs, de lettres à l'un ou l'autre, de prospectus à faire 193

Mr Mistouflet 182


imprimer, etc. On est dans l'admiration lorsqu'on réfléchit que c'est une malade chronique, parfois alitée, qui fait face à toutes ces activités. Il est vrai que ce surcroît d'occupations peut soulager temporairement ses peines intérieures comme lui fait observer le Père le 25 septembre 1806 : " J'ai remarqué que vous vous portiez mieux et que vous aviez moins à souffrir de l'esprit de malice quand vous étiez plus occupée du bien de nos Sociétés et moins de vous -même". Les lettres des 17 et 21 octobre relatent un trait de l'humilité foncière de Mère de Cicé. Elle a dû parler de la coulpe qu'elle désire faire. Le Père lui répond le 17 : "...vous ayant écrit très à la hâte, la dernière fois, je n'ai point répondu à la question que vous m'aviez faite, si, lorsque vous faites votre coulpe devant vos sœurs, l'assistante, sans vous imposer de pénitence, ne pour rait pas vous donner des avis. Je réponds que non, cela ne serait pas dans l'ord re ; cela pourrait nuire aux autres et affaiblir en elles l'idée de la supériorité. Cela pourrait tout au plus se permettre quand cela se fait en particulier", et le 21 : "Ce sera bien assez de votre coulpe une fois par mois. La conduite extérieure ne doit pas être la même dans toutes les situations". Au cours des lettres suivantes, se trouvent maintes allusions, assez brèves en général, à la voie douloureuse suivie par Mère de Cicé. Le Père n'hésite pas à lui redire qu'elle a été choisie comme v ictime par l'amour du souverain Maître : Le 24 octobre : « ... Vous êtes toujours harcelée par quelque espèce de souffrance. Ne vous en étonnez pas. Regardez -vous, en union avec Jésus -Christ, comme une vic time sur laquelle il décharge comme il lui plaît les coups de sa justice. C'est un choix glorieux pour vous, mais pénible à la nature. Ne croyez pas qu'il y ait de la lâcheté ou manque de courage d'éprouver la peine naturelle. Notre -Seigneur lui-même a voulu la ressentir et la sanctifier. Unis sez-vous à lui et entrez, autant qu'il vous est possible dans les sentiments de son Divin Cœur et de celui de sa Sainte Mère . » Puis : "Ce 11 novembre. C'est le jour que vous êtes arrivée à Paris en 1791. Il y a maintenant 15 ans ". Le lundi 5 janvier, une lettre montre une fois de plus Mère de Cicé aux prises avec les difficultés intérieures et extérieures : " J'ai appris avec consolation, ma chère fille, que votre santé, sans être bonne, se soutenait et vous avait permis tous ces jours-ci de sortir... Je prie le Seigneur de vous donner la force d'esprit et de corps dont vous avez besoin pour 183


travailler à sa gloire, et soutenir les rudes épreuves qu'il vous envoie en bien des genres. C'est ainsi qu'il traite ceux qui l'aiment". La lettre du 16 janvier 1807 a l'intérêt de compléter, ou de confirmer, ce que l'on savait déjà du complot de la Machine infernale. Mr Desmarets 194 secrétaire de la Police, est en effet venu au Temple pour interroger les déte nus. De cet entretien qui s'est déroulé en bons termes, le Père tire espoir d'une prochaine libération, mais comme tant de fois déjà, cet espoir sera déçu. La lettre du 19 janvier (1807) est particulièrement longue. Elle se distingue parmi beaucoup d'autres de contenu analogue, par le nombre de cas concrets évoqués, relatifs à diverses Réunions : près d'une quinzaine qui re quièrent une intervention directe de Mère de Cicé, pourtant accablée 195 : "Je vois que vous êtes toujours dans l'épreuve. Dieu le veut ainsi ; c'est par là qu'il veut vous co nduire à la sainteté. C'est à lui à choisir la voie par laquelle il veut que nous marchions ; soyons contents de la suivre, il ne peut y en avoir de meilleure et de plus sûre pour nous". Puis sans transition, ces lignes pleines de sollicitude et en même temps très significatives sur la manière d'entendre "l'honnête nécessaire". "Vous avez bien fait de vous avoir un châle honnête 196 ; il faut que vous soyez proprement et chaudement vêtue. Ce serait une mortification mal entendue de faire autrement".

194

A ne pas confondre avec Mr Desmarets quelque temps prêtre du Cœur de Jésus, (cf . L ettres p. 425,445, etc.), ni avec Mr Desmares, également prêtre du Cœur de Jésus, dont le nom a parfois été orthographié Desmarets, dans la copie r onéotée des lettres de Mère de Cicé. L'autographe porte bien Desmares. 195

On y trouv e ces lignes qui montrent avec quelle délicatesse le Père de Clorivière respecte l'autorité de Mère de Cicé : "Pour Mademoiselle Puesch j'en écrirai à M. Beulé, et je lui di rai en général que, par rapport à votre famille, il ne doit rien faire que de votre avis ; que moi - même je ne voudrais rien me permettre en ce genre sinon d'accord avec vous". Bien d'autres lettres témoignent également du respect du Père de Clorivière pour l'autorité et le jugement de Mère de Cicé, supérieure générale de la Société du Cœur de Marie. Cf. Lettres p. 409, 432, 461, 462, 479, 489, 491, 493, 499, 503, 515, 517, 543, 569, 590, etc., et parmi quel ques lettres à d'autres correspondants, cf. Lettre s, p.607, 718, 720, 730, 769, 913, etc. 196 En ter mes d'époque : « convenable, dans le juste milieu » 184


A l'approche du 2 février, date de rénovation des vœux, on voit avec quel soin et quelle rigueur l'humble Mère de Cicé fait sa revue des règles. Le Père lui écrit en effet le 1er février 1807 : "J'ai lu avec attention, ma chère fille, vos deux longues listes d'accusations, et je vous proteste devant le Seigneur, en qualité de son ministre et comme étant plus spécialement chargé de lui rendre compte de votre âme, que je suis persuadé que vous parlez avec sincérité, et comme vous êtes véritablement affectée ; mais je vous dis en même temps, qu'en supposant la vérité de toutes ces accusations, elles ne renferment pas même la matière d'une abso lution, qu'elles ne retarderaient pas d'un seul instant votre entrée dans le séjour bienheureux. Vous vous accusez de sensations et d'impressions qu'il n'est pas en votre pouvoir de ne pas avoir, qu'il plaît à Dieu pour sa gloire et votre plus grand bien de vous faire éprouver, et qui ne sont pas de la dépendance de la volon té... Dieu est maître de votre volonté et de vos facultés intellectuelles. Il y réside, mais d'une manière inconnue aux sens, et influe sur toutes vos opérations spirituelles. Il permet en même temps que votre âme, siège du sen timent et des affections sen sibles, soit comme sous la possession de l'esprit de malice et de ténèbres, qui produit en vous cette dureté de cœur et ces impressions que vous ressentez. Dieu le perme t pour des vues dignes de sa sagesse". Sous la plume d'un directeur aussi éclairé, aussi prudent que le Père de Clorivière, ces dernières affirmations sont d'un poids singulier et donnent bien à penser que Mère de Cicé était soumise à des purifications dépassant la moyenne commune, impression confirmée par le fait que ces épreuv es intérieures ne nuisent en rien à l'activité extérieure de Mère de Cicé. Deux jours plus tard, le Père qui a eu sans doute des échos de la rénovation du 2 février écrit en effet : "Je vous loue beaucoup de ce que vous n'ayez point donné connaiss ance de votre état intérieur à d'autres qu'à nous. Je vous loue aussi dans le Seigneur, de ce que, vous surmontant vous -même, vous vous êtes prêtée et même livrée aux besoins de vos amies. Vous avez fait en cela une chose bien agréa ble à Dieu et qui attir era sur vous bien des grâces. Continuez, ma chère fille, soutenez le Seigneur. 11 tranche dans le vif, mais c'est pour vous rendre toute pure et toute belle à ses yeux". Il semble qu'en ce début d'année 1807, Mère de Cicé ait été éprouvée sans relâche par de grandes peines intérieures, sans ces périodes d'apaisement que l'on pouvait observer auparavant.

185


Tout en lui parlant de mille choses concernant les Sociétés, le Père lui prodigue ses encouragements, toujours les mêmes, car on ne peut que s'incliner devant les voies de Dieu : Le 24 février (1807) : " Consolez-vous de votre état, je vous le répète, il est d'un grand prix devant Dieu. Ce que vous me dites du trouble qui augmente après la com munion est quelque chose de bien pénible, mais méprisez -le ; il ne vient nullement de vous et ne vous rend point coupable. Il augmente même beaucoup le mérite et le fruit de vos communions. Allez à Dieu par la foi pure et acceptez sans réserve cet état, même jusqu'à la mort, tandis qu'il plaira à Dieu. C'est un acte d'héroïsme que je vous propose ; il vous serait très utile de le faire souvent". Le 3 mars 1807 : " Appliquez-vous surtout singulièrement à la confiance. Jamais elle n'est plus parfaite que quand on ne voit e n soi rien sur quoi on puisse la fonder et qu'on n'y voit au contraire que des choses capables de décourager et d'abattre. C'est alors que les actes en sont plus méritoires et plus agréa bles à Dieu, parce qu'ils sont uniquement appuyés sur les mérites de J.C. et sur la miséricorde infinie de Dieu. Allez à la communion avec un esprit de pure foi, sans y chercher de consolation. Le temps de la vie présente est ce lui de la souffrance ; la jouissance est réservée pour l'éternité". Le 17 mars 1807 : "Je souffre de vous voir dans l'état où vous êtes, mais ce saint temps nous apprend à estimer la souffrance et devrait nous la faire aimer et supporter avec joie. Quel bonheur comparable à celui d'une âme, qui, par la souffrance, retrace en elle une image vivante de J.Ch. souffrant. Ceux qui au ront part aux états de sa vie souffrante sur la terre sont assurés d'avoir part aux joies et au bonheur de sa vie glorieuse dans le ciel". Le 24 mars 1807 : "J'ai appris avec bien de la satisfaction que vous étiez un peu mieux, et que vous avez pu sortir pour aller à l'église. J'en remercie le Seigneur, et je le prie de vous accorder un peu plus de forces pour procurer sa gloire et le bien des âmes qu'il vous a confiées. Je l'en prie aussi pour ma propre cons olation et celle de bien d'autres qui comme moi souffrent de vous voir si souffrante. Vous avez d'autres peines qui ne paraissent pas au dehors mais qui vous crucifient bien davantage ; quoique je s ois bien persuadé qu'elles viennent spécialement d'un Dieu plein d'amour ; qu'il traite ceux qu'il aime comme il a traité son Fils Bien Aimé ; que vous n'en êtes pas moins agréable à ses yeux, et que ces peines servent à vous perfectionner, et peut -être au salut de plusieurs âmes ; je n'en suis pas moins sensible à l'état 186


d'accablement et de faiblesse dans lequel elles vous jettent, et je conjure continuellement le Seigneur d'en alléger le poids et de vous en décharger. Je l'en conjure par les mérites de sa Passion et par le glaive de do uleur dont le Cœur de sa très Sainte Mère a été transpercé ". Ces dernières lignes sont assez rares sous la plume du Père de Clorivière plus disposé à demander la force pour supporter l'épreuve, que l'allègement et surtout la suppression de cette dernière. A de tels accents, on sent le Père presque inquiet. N'est-il pas dans l'impossibilité de communiquer directement avec sa fille spirituelle ? Le 5 avril 1807 : " Je pense beaucoup à vous, mais il n'y a que la main qui vous a fait ces plai es qui puisse les guérir. Il les fera cesser, quand les vues pleines d'amour qu'il a sur vous seront remplies. Attendons tout de sa bonté, et con formonsnous sans réserve à son bon plaisir. Il ne veut que notre bien ".

Fin avril, début mai, on voit le Père de Clorivière se préoccuper de la Réunion de Tours et de l'aide à donner aux carmélites qui pour être agréées par l'autorité civile, se voient obligées d'ouvrir une école. Il faudrait envoyer deux filles du Cœur de Marie, dont le choix incombe à Mère de Cicé : " Je crois que vous pourrez trouver deux de nos filles qui conviendront à la chose et qui auront assez de zèle et de charité pour s'y prêter. La chose n'est pas pressée...Nous reviendrons plus d'une fois sur cet objet et nous nous communiq uerons mutuellement les réflexions que nous aurons faites, après avoir bien recommandé cette œuvre au Seigneur". Le 3 mai suivant : " Mademoiselle Gaillard ne me paraît pas beaucoup convenir à l' œuvre qu'on propose. Cependant je m'en rapporterai à vous, parce que vous avez grâce pour cela, et que vous pouvez mieux connaître la personne, ses dispositions, ses alentours... je veux m'en rapporter à vous. Voyez devant Dieu, et avec vos sœurs, s'il n'y aurait parmi elles personne qui conviendrait mieux". Le 12 mai, à propos de la mort de Mlle Deshayes, assistante de Mère de Cicé et l'une des premières filles du Cœur de Marie, le Père fait cette réflexion significative : " Je remercie bien Dieu qui me conserve encore la quatrième, ou plutôt la première de mes quatre premières filles, et je le prie instamment qu'il daigne encore me la conserver longtemps. Je le lui demande comme une grande grâce pour moi et pour la Société". Le 21 mai, on trouve une allusion à la lettre bien connue écrite à la requête de Mlle de Fermont : " Je vous envoie aussi 187


une lettre que m'a écrite Mlle de Fermont lisez avec attention la réponse que j'y ai faite. En conséquence d'un mot de Mlle de Fermont, je l'ai faite en fo rme de testament ; et comme j'y dis des choses qui conviennent à tout le monde, dans nos Sociétés, il m'a paru qu'on pourrait en tirer des copies et les envoyer en différents endroits par forme de petites lettres circulaires. On m'en enverrait une copie et une à M. Bourgeois qui avec de légers changements pourrait l'adapter à notre Société ". 197 Comme à l'ordinaire, l'exécution de ce désir formulé par le Père incombe à Mère de Cicé, dont la santé connaît toujours des alternatives de hauts et de bas. Le 25 mai : " Votre état de gêne et de souffrance me fait peine". Et le 12 juin : "Je suis instruit, ma chère fille, de votre état de faiblesse... Je prie Dieu...que vous puissiez le servir avec plus d'alacrité". Prière partiellement exaucée, car le 23 juin, le Père écrit : "Je vous félicite sur le bon succès de votre voyage. Il paraît que le Bon Dieu y présidait et qu'il vous avait donné un ange pour guide", mais il ajoute presque aussitôt : " J'ai appris avec peine que votre santé ne s'était pas soutenue". Mère de Cicé a dû souhaiter passer quelques jours de solitude avec Dieu car le 29 juin, elle en reçoit ainsi l'autorisation : " Je ne vois pas d'inconvénient à ce que vous passiez une huitaine de jours dans la petite maison dont vous parlez près des Trappistes, mais il faudrait convenir du temps avec votre assistante". Le 10 juillet suivant, la lettre du Père débute ainsi : "Pour ne point l'oublier, je vous accorde ce que vous me demandez pour la retraite de Semur, le voyage de St Germain et la statue de St Joseph ". À ce passage, et à bien d'autres analogues, on devine la multiplicité des activités de Mère de Cicé. Le 31 juillet : "J'ai lu avec beaucoup de consolation vos petites exhortations à vos filles, et je n'y ai vu rien à changer, rien qui ne soit très bon". Le 4 août, le Père, sans doute non sans émotion date ainsi sa lettre : " 4 août, jour de (St.D.) notre première connaissance". Puis en conclusion de cette même lettre, après avoir traité de sujets - et soucis - multiples, le Père conclut : " Adieu, ma chère fille, voilà bien des objets dans un petit espace". 197

La Société du Cœur de Jésus. 188


La lecture intégrale de telles lettres laisse en effet l'impression que tout dans la Société passe par les mains de Mère de Cicé. Le 11 août : "Ne songeons qu'à nous préparer à notre grande fête. Mais ne croyez pas que vous ayez pour cela besoin d'être en retraite. Votre bonne préparation est de vous oublier dans ce temps-là pour ne vous occuper que des Filles de Marie qui sont aussi les vôtres". Le 13 août, à la demande de Mère de Cicé, le Père lui envoie le texte du discours qu'elle pourra transmettre à ses sœurs le jour de l'Assomption : " J'ai fait à la hâte ce que je vous envoie ; j'espère que vous serez contente et que Dieu le bénira en passant par votre bouche". Il s'agit du discours bien connu, intitulé " Ecce Mater tua". Nouvelle lettre le 18 août : "Vous avez bien fait, ma chère fille, en préférant le soin des âmes qui vous sont confiées à votre inclination pour la retraite. J'ai appris avec plaisir que tout s'était fait avec ordre le jour de la fête. C'est aussi une grande consolation pour moi de savoir de vous que vous jouissez de la paix intérieure. Bénissons -en le Seigneur, et profitons-en pour nous prémunir con tre la guerre qui peut encore survenir, en nous armant d'une grande confiance en Dieu". Une petite phrase, dans la lettre du 11 septembre, rappelle l'inépuisable charité de Mère de Cicé : "Si le P. Charles vient ici, ce sera pour vous une nouvelle occasion de bonnes œuvres, et vous n'en manquez pas d'ailleurs. Mais c'est une famille indigente que vous avez adoptée et Dieu a béni les soins que vous vous êtes donnés pour elle ". Dans la même ligne, Mme de Carcado écrit à Mme de Clermont-Tonnerre, le 27 septembre 1807 : "ma respectable voisine 198 est assez bien et surabonde de bonnes œuvres". Le 4 octobre, une fois de plus, le Père est plein d'espoir quant à sa libération : "C'est aujourd'hui que mon sort doit être décidé...Si l'empereur rati fie la chose, il est probable que mardi serait le jour de ma sortie ". Espoir déçu comme tous les autres ; malgré toute la résignation des cofondateurs, ces alternatives perpétuelles d'espoirs et de déceptions devaient être assez usantes pour le physique comme pour le moral. La mort prématurée de Mme de Buyer 199 à la suite d'une 198 199

Mère de Cicé et Mme de Carcado habitaient alors des logements contigus. Mme de Buyer était la soeur de Mlle d'Esternoz et lui avait succédé 189


longue maladie, vient s'ajouter aux peines et aux soucis des deux fondateurs. Le 13 octo bre, le Père écrit : "Voilà un nouveau sacrifice que Dieu vient de nous demander par la mort de Madame de Buyer". Puis il parle des vertus de la défunte et de l'a dmirable prière qu'elle a composée à la fin du mois d'août 200. La lettre du mardi 3 novembre 1807, en un raccourci saisissant, appor te un nouveau témoignage de la charité inépuisable de Mère de Cicé : "Je vous remercie de votre intéressante lettre et de tous le s détails que vous m'y donnez sur votre voyage de St Germain et sur d'autres bonnes œuvres. Dieu soit béni de ce qu'avec si peu de santé, il vous donne la force d'entreprendre tant de bonnes œuvres différentes et d'en venir à bout, d'autant plus que je vois qu'au milieu de tout cela, vous ne perdez pas de vue la prin cipale de toutes, la Société des F. de M. qui vous est spécialement confiée". Plusieurs lettres de novembre rappelleraient s'il en était besoin, qu'avec une intensité variable, mais presque sans répit, les épreuves intérieu res se profilent en toile de fond, au cours de toute la vie de Mère de Cicé, quelles que soient les activités déployées, qui pourraient donner le change à ceux qui ne peuvent la connaître aussi intimement que le Père de Clorivière. Le 23 novembre, en réponse évidemment à une longue lettre de Mère de Cicé, le Père lui écrit : " Je suis bien aise que vous ayez déchargé dans mon cœur une partie de vos peines. Il y avait quelque temps que le Seigneur vous laissait assez tranquille, pour que vous puissiez vous occuper d'une quantité de bonnes œuvres, qui vous donnaient mille embarras d'une autre nature, et ne vous laissaient pas un mome nt de repos. Maintenant, l'ennemi qui était comme enchaîné par le bras du Tout-Puissant, a permission de revenir à la charge, et de se venger du bien que vous avez fait à plusieurs âmes...ne vous laissez pas aller aux vaines terreurs dont il remplit votre imagination". Puis répondant à l'angoisse toujours latente chez Mère de Cicé de n'être pas à sa place à la tête de la Société, le Père poursuit fermement : "Ne revenez jamais sur l'ordre de Dieu, sur le poste où il lui a plu de vous placer ; cela ne dépend pas de vous ; il y a sans doute bien des peines qui y sont attachées , c'est la croix que le Seigneur a imposée sur vos épaules. Il y a des devoirs qui vous semblent et qui sont en effet au -dessus de comme supérieure commune de la région de Besançon. 200 Lettres , p.537, note 1. 190


vos forces corporelles et spirituelles, mais ce n'est pas sur vos forces que vous comptez ". Le 25 novembre, le Père revient sur la voie d'abandon et de pure foi que Mère de Cicé doit suivre héroïquement : "Vos plaintes sont un effet de l'état d'épreuve dans lequel le Seigneur, par des vues impénétrables à la raison humaine, vous retient depuis bien des années. Adorez et baisez la main qui vous frappe". En janvier 1808, une grande épreuve, la mort de Mme de Carcado, frappe la Société. La longue lettre que le Père de Clorivière écrit à Mère de Cicé le 29 janvier, en faisant l'éloge de la disparue, montre l'étendue de cette perte. Le texte complet de cette lettre, portrait exemplaire d'une des pre mières filles du Cœur de Marie, est donné en appendice (XVIII). Le coup dut être ressenti douloureusement par Mère de Cicé dont Mme de Carcado était l'assistante ; sur les conseils mêmes du Père de Clorivière, elle pouvait lui confier bien des choses regardant les Sociétés ; c'était surtout l'intermé diaire fidèle et discrète, qui depuis bientôt quatre ans, assurait deux fois par semaine la liaison entre les deux cofondateurs. A ce titre, l'épreuve atteignait personnellement Mère de Cicé dans l'exercice déjà si lourd de sa charge. On sait que c'est Mme de Saisseval qui fut alors désignée pour les visites régulières à la prison du Temple. 201 On voit par la lettre du 1 er février 1808 que Mère de Cicé a eu le courage de surmonter sa propre peine pour venir en aide aux autres : " J'admire qu'au milieu de tant de sujets de douleur, il (Dieu) vous ait donné la force d'écrire à vos amies et de les consoler...J'ai aussi à vous remercier des deux lettres pleines de sentiment d'amitié que vous m'avez écri tes au plus fort de votre affliction". Un peu plus loin ces lignes qui témoignent de la persistance de l'épreuve intérieure de Mère de Cicé : "Je voudrais... adoucir vos peines intérieures, mais quand il plaît au Seigneur d'appesantir sa main sur une âme, rien ne peut empêcher cette âme d'en sentir la pesanteur...si vous pouviez voir les choses comme je les vois à la lumière de Dieu, ce qu'il y a de plus amer dans vos peines serait bien tôt dissipé". Les lettres de février et mars 1808 ne cessent pas de soutenir le labeur quotidien de Mère de Cicé auprès des 201

Melle d'Acosta dut sans doute, elle aussi visiter le Père au Temple; celui ci mentionne sa récente visite dans une lettre à Mère de Cicé, datée d'avril 1808. 191


Réunions de la Société, tout en continuant à se faire l'écho de ses épreuves intérieures ; toutefois elles n'apportent pas d'éléments nouveaux sur la voie douloureuse qu'il faut suivre dans le "plus parfait abandon" 202. À partir d'avril 1808, le Père de Clorivière est sur le qui vive. La démolition de la tour de la prison du Temple va commencer. Cette fois le trans fert des prisonniers s'imposera. Grâce à des démarches répétées, le Père, en raison de son grand âge - 73 ans - sera conduit le 21 mai à la maison de santé 203 dirigée par le docteur Dubuisson, près de la Barrière du Trône. À part quelques allusions à la santé de Mère de Cicé, la plupart des lettres de cette époque traitent des affaires de la Société. Mais dans la correspondance du Père avec Mme de Goësbriand 204 se trouve, fin septembre 1808, un passage concernant Mère de Cicé : "Notre payse et respectable amie est toujours faible et néanmoins, depuis quelque temps, elle jouit d'une santé passable et ne néglige pas d'en faire usage pour la gloire de Dieu et le bien de ses enfants. Il est étonnant combien elle entreprend de bonnes œuvres, qui presque toutes réussissent entre ses mains. Outre cela, elle est surchargée d'affaires, ce qui ne l'accommode pas trop, mais elle se soumet à la nécessité qui l'assure de la volonté de Dieu ". Dans cette maison de santé, le Pèr e sera encore enfermé une année entière sous la surveillance de la police, mais les visites, tout en restant discrètes, seront bien facilitées, notamment par la bienveillance du directeur à son égard. Il sera enfin possible à Mère de Cicé d'aller voir le P ère, pour la première fois depuis son arrestation en mai 1804. Il est permis de supposer que cette rencontre eut lieu très vite après le transfert du Père fin mai. Une lettre de ce dernier, le 29 juin 1808 manifeste sa déception de vant le contretemps apporté à une visite, par la mauvaise santé de Mère de Cicé. Il faut la citer, pour sa résonance si profondément humaine : " Votre lettre m'a affligé en m'apprenant le mauvais état de votre santé qui vous empêcherait de venir aujourd'hui. J'avai s tout arrangé de mon mieux. Monsieur Dubuisson avait aussi donné des ordres pour 202

Lettres , p.575 et 582. Voir aussi p.574 un beau passage sur les épreu ves

de la foi 203 Maison de santé pour malades atteints de troubles mentaux et aupr ès desquels le Père exercera une bienfaisante influence. 204 Lettres, p 749

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que sa chapelle fût dans son beau. Monsieur Dubuisson m'avait cédé une belle chambre pour vous mieux recevoir et vous y donner à déjeuner. Je m'étais aussi disposé à vous dir e un mot de piété avant la communion, et une petite instruction relative à la Société, après le déjeuner. C'est une privation pour moi de ne l'avoir pas fait". Deux semaines plus tard, une lettre de Mme de Saisseval à Mme de Clermont -Tonnerre, datée du 14 juillet 1808, nous apporte l'écho discret d'une rencontre des deux fondateurs : "Je reprends ma lettre en revenant de la visite où j'ai eu la grande consolation de voir nos deux saints personnages réunis. Ils ont été parfaite ment contents l'un de l'autre et sont bien faits pour l'être. J'ai été, pour les laisser ensemble plus à leur aise, à la chapelle de Picpus où est une petite statue miraculeuse de Notre Dame de Paix. Ils ont été près de 2 heures ensemble et ces 2 heures ont été sûrement bien employées". L'échange poursuivra encore mais désormais il intérieure de Mère

de lettres, de plus en plus rares d'ailleurs, se jusqu'à la libération du Père de Clorivière, ne s'y trouvera plus rien concernant la vie de Cicé.

Une des dernières, datée du 26 mars (1809), à l'occasion de la peine causée par le silence de Mr Vielle 205 prêtre du Cœur de Jésus, supérieur en Bretagne, montre quel appui moral le fondateur trouvait en Mère de Cicé. N'aurait-il pas renouvelé ses vœux, voire même abandonné son poste ? "...j'ai vu hier M. Lamy, il n'avait aucune lettre. Le coup est accablant. Que de tristes pensées se sont offertes à mon esprit. Elles me re viennent sans cesse et ne me laissent presque pas m'occuper d'autre chose. Dieu ne vouloir consolation Dieu que de le sujet de Seigneur".

me fait la grâce que du bien à et de conseil et vous, ne croyant ma peine. Vous

de tout prendre de sa main et de tout le monde. J'ai besoin de je ne puis guère l'attendre après pas devoir m'ouvrir à d'autres sur recommanderez bien la chose au

Le dernier billet du Père est du samedi 8 avril 1809 ; il témoigne une fois de plus du commun acquiescement des fondateurs à la volonté divine : "Je prends bien part à votre indisposition... Dieu n ous veut tous les deux sur la croix. Acceptons la part qu'il nous y donne dans le même esprit que son divin Fils a accepté la sienne. Regardons -la comme le plus beau présent que nous puissions recevoir ".

205

En fait, ce silence était accidentel et Mr Vielle resta fidèle . 193


Trois jours plus tard, le 11 avril 1809, le Père de Clorivière recouvrait enfin la liberté après cinq années de captivité. Dans les souvenirs 206 de Mme de Saisseval on trouve le récit de cette libération : " Notre mère fondatrice aurait bien voulu aller elle -même lui ouvrir les portes de la délivrance ; mais étant personnellement sous la surveillance de la haute police, elle eût peut-être, par sa présence, éveillé des soupçons. Mademoiselle de Cicé me désigna donc avec Mlle d'Acosta, pour cette mission. Ayant accompli les formalités administratives auprès du directeur, nous fûmes poliment conduites par lui à la chambre du Père, qui venait d'en sortir pour se rendre à la chapelle. Nous l'y trouvâmes prosterné sur les marches du sanctuaire ; et c'est là qu'il reçut des mains du directeur, son ami, le papier libérateur. Aussitôt, se relevant, et montant les deux marches, il le déposa sur l'autel, où il le laissa quelques instants, silencieux. Alors, descendant les degrés avec une calme dignité, il vint à nous et au directeur. Il lui prit amicalement les deux mains ; et l'entraînant hors du lieu saint, il ne cessait de lui faire les plus affectueux remerciements, auxquels cet excellent homme ne savait répondre qu'en s'essuyant les yeux. Nous marchions derrière eux, non moins émues, louant et bénissant Dieu. Mais lorsqu'un peu plus loin, nous vîmes et entendîmes, accourus sur son passage, les pauvres aliénés qui lui barraient le chemin, disant : "Mon bon Père, qui donc nous écoutera et nous consolera comme vous, quand vous ne serez plus là ?" Le Père lui-même n'y tint plus, et il pleura comme tout le monde. Enfin nous voici en dehors de la porte. Le Père aspira longuement. Puis se retournant vers cette porte qui venait de se refermer, il fit en la regardant un grand signe de croix. La voiture l'attendait. D'un geste il nous commanda de monter les premières, et de nous placer dans le fond. Et, comme le respect nous faisait hésiter, ma compagne et moi, le geste devint si impératif que nous comprîmes que c'était pour nous un devoir d'obéissance, nous ne pouvions refuser. Le trajet dura environ une heure, une heure silencieuse pendant laquelle il nous parut tout entier plongé en Dieu. Il ne nous adressa la parole que deux fois, et chaque fois ce fut pour nous parler de Mlle de Cicé. "Quelle sainte âme le Ciel vous a donnée pour fondatrice et pour mère ! Quel esprit vraiment religieux ! Quelle générosité dans son dévouement ! Vous avez toutes gagné à vivre, ces années-ci, sous sa direction plutôt que sous la mienne. La mienne, ajouta-t-il, dont elle a supporté la rigueur avec une soumission vraiment admirable. Bien d'autres auraient pu s'en trouver déconcertées "207. Il retomba dans son silence. Il ne le rompit qu'au moment de notre 206 207

Il s'agit du Journal de Mantes. Cf Mme de B ell e v u e, o p. ci t., p .258 -2 59, e t Mgr B au n ar d, o p.c it ., p.356 -35 194


arrivée pour prononcer ces mots, comme s'il se les adressait à lui-même : "Quelle reconnaissance ne dois-je pas à sa courageuse discrétion, qui a sauvé ma vie au risque de la sienne ?" Sauver la vie du Père de Clorivière, c'était pour Mère de Cicé sauver aussi la vie de la Société. Pour le Père de Clorivière, avoir consenti à se cacher en cette occasion dramatique, c'était également et uniquement préserver l'existence de la Société. Ces réflexions du Père au jour de sa libération nous aident à pénétrer plus avant dans la vie de nos fondateurs. Chargés d'une même mission par l'Esprit Saint, ils s'y sont donnés totalement sans que rien puisse jamais les faire dévier d'un pas : à leurs yeux, c'était bien "l'œuvre à laquelle toutes les autres ont été comme subordonnées".208

CHAPITRE VI MÈRE DE CICÉ À TRAVERS SES ÉCRITS ET SA CORRESPONDANCE À la veille d'évoquer les trop rares documents concernant les dernières années de Mère de Cicé, peut -être pourrait -on essayer de compléter le portrait déjà tracé en recourant à une source quelque peu délaissée, à savoir ses propres écrits : commentaires des livres de Règles, etc., destinés à la Société, et sa correspondance avec diverses filles du Cœur de Marie. Les écrits de notre première Mère sont relativement peu connus, et c'est dommage. Sans doute reflètent -ils si fidèlement la pensée du Père de Clo rivière que l'on juge peut être moins utile d'y recourir. Mais les choix mêmes faits par Mère de Cicé et son insistance sur certains points apportent un nouvel éclairage à la pensée du fondateur, confirmant l'importance qu'il y attachait dans son enseignem ent qui se trouve ainsi monnayé d'une manière plus familière et adaptée aux circonstances. 208

Cf. A.Rayez, op.cit., p.425, lettre du 2 avril 1810 du Père de Clorivière à son neveu Joseph de Limoëlan réfugié en Amérique : "Sachez donc que, depuis à peu près le commencement de la terrible révolution qui a ramasse parmi nous tout ce qu'il y avait de saint, je me suis occupé d'une œuvre à laquelle toutes les autres ont été comme subordonnées. L'idée m'en est venue d'une manière claire, distincte et détaillée le jour de saint Vincent de Paul, en 1790..." 195


Les deux lettres circulaires 209 sont très connues, mais les autographes ne portent aucune date. La première semble se situer entre la fin de la Révolution et le vo yage des fondateurs à Aix, seule période où le Père de Clorivière avait le temps et la liberté d'assister aux assemblées des filles du Cœur de Marie, "il y préside lui -même". On y trouve aussi mention de l'instruction du Père de Clorivière sur le compte de conscience, instruction qui n'a pas encore été envoyée aux filles du Cœur de Marie, ce qui semble exclure une date plus tardive. La seconde lettre circulaire a été considérée comme un ultime témoignage des intentions de Mère de Cicé avant sa mort ; ce n'est pas impossible, mais rien ne permet de l'affirmer avec une entière assurance ; on peut penser seulement que cette lettre se situe après 1810 210. On trouvera le texte de ces deux lettres en annexe. Rappelons seulement que la première parle surtout du primat de la charité et des vertus intérieures et renferme de nombreux conseils sur ce que doit être la conduite des filles du Cœur de Marie. La seconde, plus brève, parle des " œuvres saintes et conformes à notre sainte vocation auxquelles plusieurs...sont déjà consacrées", "l'instruction de la jeunesse", la formation "de vertueuses maîtresses d'école ", le soin des malades, et en général "la pratique des œuvres de miséricorde". "Quant à celles...que la divine Providence retient encore au milieu du monde, c'est sans doute aussi pour l'édifier, pour y réussir et nous sanctifier" . Suivent des conseils pour se conduire " dans le monde sans être du monde" . Puis le rappel de la charité fraternelle, des vertus intérieures et de la " confiance filiale envers la Très Sainte Vierge" , caractère distinctif de la Société. En dehors des deux lettres circulaires, Mère de Cicé nous a laissé des commentaires sur le Plan de la Société, les Règles du Sommaire 211 et la Règle de Conduite. Sans doute n'y trouve -t-on guère de traces d'une pensée 209

La Société en possède les textes autographes, celui de la première est aux AFCM, celui de la seconde se trouve à la maison de Lyon. 210 Mère de Cicé y fait allusion à une longue séparation d'avec ses filles, mais une telle séparation avait déjà eu lieu entre 1801 et 1803. Quant à son "inutilité" on sait ce qu'il faut en penser sous sa plume. Par ailleurs le Père de Clorivière écrit à Mère de Cicé le 1er juin 1806 : "Je vous renvoie vos lettres. La circulaire est bien édifiante". Le Père parle-t-il d'une lettre circulaire de Mère de Cicé ? En ce cas ce ne pourrait être que la seconde, ou une autre qui ne nous serait pas parvenue. 211 Le 24 octobre 1806, le Père de Clorivière écrit à Mère de Cicé : "Ma chère fille, j'ai lu avec satisfaction vos réflexions sur le Sommaire ; elles sont bonnes et utiles ; et je suis persuadé qu'elles font du bien et que Dieu y répand sa bénédiction". 196


"originale" au sens que nous donnons actuellement à ce terme. Tel n'est pas le charisme de Mère de Cicé. Mais elle nous répète patiemment, dans une langue simple et facile à lire, les grandes directives du Père de Clorivière - qui sont celles de toute vie qui tend sérieusement à la sainteté -. Nous sommes ainsi invitées, et d'une façon souvent pressante, à no us en imprégner profondément, au jour le jour, dans toutes les circonstances de la vie. Citons quelques lignes choisies parmi beaucoup d'autres : "La...Règle du Sommaire qui traite de la pur eté d'intention est sans contredit, mes T.ch.filles, une des plus importantes, comme notre Père nous le fait remarquer dans l'excellente explication qu'il nous en donne, dont je vous invite à vous pénétrer de plus en plus...Sans cette pure et droite intention, nous ne saurions plaire à Dieu. Les meilleures choses, souillées d'un principe vicieux, comme celui de l'amour propre ou du respect humain, perdent par là -même le prix qu'elles auraient aux yeux de Dieu si elles étaient faites purement pour lui et surtout pour le motif de son amour... Cela demande, comme notre Père le dit, d'avoir continuellement une douce attention sur nous -mêmes qui nous tienne en tout temps, sans contention d'esprit, mais plutôt par le motif de son amour, attentives à éviter tout ce qui peut déplaire à Dieu et lui être moins agréable, ce que son Divin Esprit nous fera aisément distinguer si nous sommes toujours prêtes à écouter la loi qu'il dicte intérieurement au cœur de ses fidèles". Cette attention intérieure portée à la voix de l'Esprit Saint doit nécessairement se traduire à l'extérieur un jour ou l'autre ; c'est ce que rappelle Mère de Cicé dans ce commentaire de la Règle de Conduite : "Entrons bien dans cette pensée, M.T.C.S., qu'une Fille de Marie doit être partout la bonne odeur de Jésus -Christ. Sa vue doit rappeler à Dieu. C'est ce qui arrivera si elle est vraiment intérieure et unie intimement à Notre -Seigneur. Il suffira de la voir pour se sentir porté à la piété ; son recu eillement, sa manière humble, charitable de traiter avec le prochain inspirera du respect et de l'amour pour la vertu et inspirera le désir de la pratiquer. Sa fidélité à ne laisser passer aucune occasion de rendre service au prochain prêchera la charité p lus éloquemment que tous les discours qu'elle pourrait faire à ce sujet et qu'il ne serait pas toujours à propos de tenir. Il y a des circonstances où il faut se taire et se contenter de donner au prochain le secours du bon exemple, non pour s'attirer des éloges mais avec une grande pureté d'intention qui nous donne une sainte ambition inspirée par la charité de faire partager au prochain le bonheur que nous avons d'appartenir au Seigneur d'une manière plus ou moins parfaite, chacune suivant l'état où la di vine Providence l'a 197


placée et la mesure de grâces qui lui est départie" .

Nous ne pouvons pas nous attarder davantage sur ces différents commentaires. Signalons cependant que pour la reproduction, les textes autographes ont été découpés et regroupés de manière à donner un commentaire suivi de chacun des trois livres de Règle. Les autographes se présentent autrement sur un feuillet plié, Mère de Cicé écrit en général quatre pages de ses commentaires des trois livres de Règle, rapprochant dans un même exposé, visiblement destiné aux assemblées, les points de ces livres qui peuvent être envisagés sous un angle commun ; la présentation en devient plus alerte et plus vivante. Les réflexions sur les fêtes et divers sujets sont pour la plupart du temps de simples paraphrases des textes du Père de Clorivière, quand il ne s'agit pas tout simplement de copies manuscrites faites par Mère de Cicé à l'usage de ses sœurs ; c'est le cas notamment pour l'instruction intitulée " Ecce Mater tua", etc. La libération du Père de Clorivière en nous privant de ses lettres à Mère de Cicé, a tari une source précieuse de renseignements sur notre première Mère. Mais les AFCM possèdent un certain nombre de lettres que cette dernière adressait à diverses fi lles du Cœur de Marie, de 1809 à 1818, et nous y ferons appel, dans la mesure où cette correspondance peut aider à rejoindre Mère de Cicé à cette époque. Dans les chapitres précédents, nous n'avons guère cité les lettres de la fondatrice à ses filles, craignant de couper le fil conducteur de ce travail. Mais nous profiterons de l'occasion offerte ici pour revenir un peu en arrière et embrasser d'un coup d'œil rapide ce que Mère de Cicé disait d'elle -même, de ses occupations, de sa santé, et quel s conseils elle aimait à donner. Parmi les principales destinataires de ses lettres 212, il faut citer surtout les deux demoiselles Chenu, Thérèse et Amable, Mme Rosalie de Goësbriand Mlle d'Esternoz, Mlle de Gouyon, Mme de Clermont -Tonnerre, Mlle B ourguignon, Mlle Puesch, etc. de 212

Il est intéressant de constater avec quelle sérénité Mère Cicé rédigeait sa correspondance malgré les peines

Environ 150 lettres dont 128 autographes aux AFCM. 198


intérieures qui l'éprouvaient souvent sans relâche. De ces peines, Mère de Cicé ne souffle mot ; et si elle parle assez souvent de sa santé, c'est en général uniquement pour s'excuser des retards apportés alors malgré elle à sa correspondance. 213 Parmi ses plus anciennes correspondantes figure Mlle Thérèse Chenu, nommée très jeune, sup érieure de la rég ion de St Malo. Le 4 août 1796, Mère de Cicé lui donne ces conseils : "Travaillez bien à ne pas suivre l'activité naturelle dans les meilleures choses 214 mais à n'agir que par le mouvement de Dieu ; j'ai bien besoin de mettre en pratique cette leçon ". Le 28 décembre 1796 : "Jamais vous ne devez vous exciter plus fortement à la confiance et à l'espérance du bonheur éternel qui vous est destiné que lorsque vous ressentez plus vivement la crainte du contraire. Vous avez bien raison de ne pas vous décour ager pour cela et de regarder cette peine comme une grâce qui vous tient dans l'humilité et vous fait pratiquer les actes du pur amour, elle est le correctif de la disposition où vous craignez d' être quelquefois de sentir trop vivement le bonheur de faire quelque chose pour Dieu, c'est -àdire de ne pas le sentir d'une manière assez pure et assez dégagée de l'amour propre. Sans subtiliser, comme vous le dites fort bien, il faut souvent purifier son intention sans se troubler des retours sur soi -même qu'il fa ut rétracter quand on s'en aperçoit, sans se troubler pour les avoir ressentis ; c'est un sujet d'humiliation continuelle bien utile à l'âme, c'en est un d'être à la place où vous êtes, où l'on se trouve si loin soi même dans la pratique des leçons et des avis qu'on donne aux autres ; c'est aussi par la grâce de Dieu un aiguillon pour faire avancer. Demandez pour moi qu'il me soit plus utile qu'il ne m'a été jusqu'à présent, j'en ferai autant pour vous ". Et un peu plus loin : « Nous les (nos sœurs) prions de se bien pénétrer de la Règle de Conduite et d'y bien conformer 213

Dans les quelques extraits qui vont suivre, on ne pourra pas observer étroitement l'ordre chronologique ; sinon il faudrait passer sans cesse d'une destinataire à une autre, ce qui nuirait à la clarté du texte 214 Il s'agissait d'œuvres charitables.

199


toute leur vie ; si elles y sont fidèles, sans faire des choses extraordinaires, elles arriveront à une grande perfection". Le 5 mars 1797, ces conseils où transparaît l'expérience personnelle de Mère de Cicé : "Je prends bien part aux dispositions que vous éprouvez, elles nous paraissent être des preuves des desseins tout miséricordieux que le Seigneur a sur vous, tant pour le bien de votre âme que pour celui de toutes celles qui vous sont confiées. Que sait celui qui n'a point été tenté ? Quand vous verrez vos sœurs tombées dans de semblables peines, vous en serez plus propre à les fortifier, à relever leur courage abattu, à les animer à la vertu qui ne se pratique jama is plus purement et plus avantageusement pour nous que dans les temps d'épreuves. Vous leur apprendrez à sortir d'elles -mêmes par la confiance en Dieu, à tout attendre de sa bonté malgré l’extrémité où l’on se trouve parfois réduit, à suivre avec la fidéli té dont elles sont capables leurs excellences malgré le dégoût qu'elles ont à les faire, à se bien persuader...que le sentiment ne dépend point de nous et que le Seigneur nous tient un compte particulier des actes faits sans goût et sans ferveur sensible. Le Seigneur...vous fera la grâce que vous lui demandez qui est d'accomplir en toutes choses sa sainte volonté. N'ayez point égard à la substance des choses que vous faites, mais au motif qui vous les fait faire qui doit être celui de l'amour...Ne vous troublez pas, ma chère Thérèse, si vous n'avez pas encore acquis cette égalité d'âme que vous souhaitez et qui est si désirable ; humiliez -vous, l'humilité répare tout, et deman dez-la sans cesse par le Sacré Cœur de Marie pour vous et pour moi. Quelle que soit la cause de la tristesse que vous ressentez quelquefois, il faut que la résignation au bon plaisir du Seigneur vous la fasse supporter avec douceur et avec paix. Demandez a ussi pour moi cette grâce comme je le fais pour vous. Ce qui vous manque, dites -vous et à vos sœurs, c'est le courage de se vaincre dans les occasions ; j'éprouve plus qu'aucune le poids de ma faiblesse, et je regarde comme la plus grande grâce la fidélité à suivre les inspirations du Seigneur en s'élevant au-dessus de soi -même sans consulter ce qui nous plaît ou ce qui nous déplaît, mais uniquement ce qui est agréable à Dieu ; c'est la doctrine de mon père, que je suis bien éloignée de suivre ma lheureusement. Soyez -y plus fidèle, ma chère Thérèse, et inspirez -la à vos sœurs. Le renoncement à soi-même est la pratique de la vraie et solide vertu". Le 18 octobre 1797, Mère de Cicé écrit à Mlle d'Esternoz : 200


"Vous peignez à merveille la situation de votre cœur, je sens qu'il ne peut se reposer d'aucun côté. La divine Providence a tellement disposé les choses que nous ne pouvons trouver notre repos que dans la résolution ferme et constante de faire la volonté de Dieu à chaque instant, en nous soumettant à ce qu'il permet qui nous arrive, faisant de n otre mieux tout ce qui nous paraît conforme à cette divine volonté, lui demandant lumière et grâce pour cela, tâchant de passer ainsi le présent dans l'amour et le service de notre Divin Maître qui s'allie parfaitement avec l'accomplissement de nos devoirs ". Le 26 juillet 1799, à la même, quelques réflexions sur sa mauvaise santé habituelle : "Le retour de la belle saison m'avait rendu un peu de santé, mais je suis pourtant toujours anéantie en (me) levant et dans ce moment, je me trouve beaucoup plus incommodée, ayant eu de la fièvre toute la nuit, cela tient à ce que je crois, à mon état habituel d'indisposition. Ce redoublement de misères ne me laisse pas la liberté de causer avec vous, comme je le souhaiterais ". Enfin 215 toujours à Mlle d'Esternoz, ces lignes extraites d'une lettre sans date : "Le Maître que vous voulez servir et aimer jusqu'à votre dernier sou pir, ne se laissera pas vaincre en libéralité par sa créature dont il veut être lui -même la récompense. Malgré les ténèbres dont nous sommes environnées dans cette misérable vie, tâchons de nous animer par cette magnifique promesse dont nous ne pouvons bie n concevoir toute l'étendue ici -bas. Confions -nous à la parole du Tout-Puissant, efforçons -nous de l'aimer de tout notre cœur et son amour nous en apprendra plus que tout le reste, surtout en ce temps d'épreuve auquel on nous conseille toujours de nous préparer dans la vie spirituelle tâchons de reconnaître à la lueur du flambeau de la foi non seulement ce que nous verrons clairement à l'heure de la mort, mais ce que nous éprouverons lorsque nous serons dépouillés de tout honneur, de tout plaisir, de toute richesse, de tout talent, en un mot de toute chose. Cette pensée, souvent réfléchie, nous convaincra du néant de toutes ces choses qui occupent pendant la vie, et à ne nous attacher à rien en songeant que tout cela ne le mérite pas, et que nous devons, nous autres plus que personne, en vue de la perfection à laquelle nous sommes appelées, user des choses du monde comme n'en usant pas ". 215

On ne cite pas ici la lettre du 15 janvier 1801 (à la suite de celle du Père de Clorivière), cette lettre d'une écriture fort différente, étant de Mme de Montjoie et non de Mère de Cicé.

201


Le 7 janvier 1799, à Mme de Goësbriand, une allusion à son état d'infirmité quasi chronique : "Je souhaite que votre santé se fortifie si c'est pour la plus grande gloire de Dieu. La mienne est bien misérable depuis assez longtemps. Demandez au Bon Dieu que je fasse un bon usage de cette situation presque continuelle d'infirme qui est une grâce de Dieu qu'il ne faut pas méconnaître et qui par sa bonté ne nous exclut pas du bien de lui appartenir de plus près en qualité d'épouses de Jésus-Christ et de filles de sa très Ste Mère". Le 3 août 1799, quelques lignes à la même, à la suite d'une lettre du Père de C lorivière, nous montrent combien la notion de "victime" était familière à Mère de Cicé : "Ce n'est pas sans une disposition toute particulière de la divine Providence sur vous, ma chère Amie, que vous avez prononcé dans votre jeunesse les engageme nts qui vous ont dévouée au Seigneur. Il avait dès lors mis la main sur vous comme sur une victime qu’il se réservait toute entière. » Puis une nouvelle allusion à sa santé : "Je vous désire une meilleure santé. Ne vous inquiétez pas des soins qu'el le exige, agissez par le mérite de l'obéissance. La mienne est si mauvaise dans ce moment que je ne puis m'entretenir avec vous comme je le souhaiterais". Huit ans plus tard, le 16 octobre 1807, dans une lettre toujours à Mme de Goësbriand, se trou vent ces conseils, échos de ceux du Père de Clorivière, mais également fruit de sa propre expérience spirituelle : "Je vous engage, ma chère Amie, à vous exciter à une parfaite confiance ; ne vous laissez point aller à l'inquiétude ; un retour vers Dieu a vec humilité, confiance et amour est ce qu'il demande de vous après vos chutes. Rentrez, après cette humble et amoureuse reconnaissance de votre néant et de votre misère, dans le calme et la paix que le Seigneur veut de vous, et en diminuant avec sa grâce chaque jour le nombre de vos fautes. Ces misères qui échappent à la fragilité et auxquelles le cœur n'a point de part ne doivent pas vous troubler quand même il y aurait quelque chose de volontaire. Le trouble n'en est pas le remède ; un humble aveu et une ferme résolution d'être plus fidèle, c'est ce (à) quoi il faut vous attacher".

Les AFCM possèdent peu de lettres de Mère de Cicé à Mme de Saisseval, quatre seulement ; l'une d'elles, du 26 décembre 1805, montre à la fois la peine ressentie par Mère de Cicé à l'annonce du double décès de son frère et de sa sœur 202


morts - en exil en Prusse, et la délicatesse avec laquelle la fondatrice fait allusion aux nombreux deuils de Mme de Saisseval : "Je retrouve, chère amie, cette lettre commencée pour vous. L'affliction que le Bon Dieu m'a envoyée, ma chère bonne amie, dans la perte douloureuse qu e je viens de faire coup sur coup m'a empêchée de pouvoir la continuer. J'éprouve une douleur bien sensible, ayant appris à la fois la mort de mon frère, l'Évêque d'Auxerre, et celle de ma sœur qui ne lui a survécu que d'onze jours. Le premier a succombé t rès promptement à un catarrhe, et ma sœur qui avait passé la plus grande partie de sa vie avec lui, était déjà malade, et quelque résignation qu'elle ait montrée, la faible nature n'a pu supporter cette peine ; il s'est déclaré une fièvre bilieuse 216, elle a souffert d'extrêmes douleurs avec une grande patience, et n'a cherché et trouvé de consolation que dans les secours de la religion. Aucuns ne lui ont manqué ni à mon frère, c'est tout ce qui fait ma consolation ; j'en avais bien besoin en apprenant cette triste nouvelle ; je les recommande l'un et l'autre à vos prières, et je vous prie bien instamment, chère amie, au nom de l'amitié qui nous unit, de vous souvenir d'eux devant le Bon Dieu et de lui demander pour moi la résignation et l'esprit de sacrifice qui m'est si nécessaire. Personne ne sait mieux que vous, sensible comme vous êtes, combien ces peines du cœur affectent l'âme. Mes nerfs s'en ressentent aussi, la rigueur de la saison les a fort irrités et ces événements affectent beaucoup ma pauvre santé. Notre digne amie Adèle (I) a mis tous ses soins pour m'annoncer mon malheur avec toutes sortes de précautions. Enfin que vous dira i-je, chère amie, si ce n'est que nous sommes dans une vallée de larmes où il faut vivre jusqu'à tant que nous allions rejoindre ceux qui nous devancent dans notre céleste Patrie. Tout notre soin doit être de nous y préparer par la fidélité à tous nos devo irs et l'union avec notre divin Sauveur ". Deux ans plus tard, dans une lettre adressée à Mlle Victoire Puesch le 4 novembre 1807, l'on voit Mère de Cicé affligée à nouveau par un deuil familial : "Ma santé n'est pas bonne dans ce moment, à la sui te de la perte que j’ai faite d'un neveu que j'ai soigné jour et nuit" , lignes qui montrent en passant que la charité de Mère de Cicé continue à s'exercer 216

C'est à une même fièvre bilieuse que Mme de Saisseval attribuera le décès de Mère de Cicé. A l'époque, ce mot devait recouvrir des affections fort diverses.

203


envers tous, pauvres.

sans

mettre

d'exclusive

en

faveur

des

seuls

Vers cette époque s'établ it avec Mme de ClermontTonnerre, une correspondance assez suivie qui se prolongera jusqu'en 1816. Le 26 avril 1806, une réflexion bien significative sur la conduite d'une fille du Cœur de Marie qui, songeant à quitter la Société, y avait été retenue grâce à l'influence de Mère de Cicé : "Faites-lui bien sentir surtout, ma chère amie, l'importance de nos saints engagements et tout ce que la pratique des vœux demande d'elle. Je crains s urtout que par rapport à l'obéissance, elle ne s'en fasse pas une juste idée et ne considère pas assez Notre -Seigneur dans ses Supérieurs qui lui en tiennent la place. C'est le grand motif de l'obéissance auquel il faut s'attacher. Inspirez -lui aussi un grand détachement de toutes les choses de la terre ; mais qu'elle ne s'en tienne pas seulement au sentiment, qu'elle se détache en effet, comme nous devons toutes le faire, de tout ce qui est superflu. J'entends par là toutes les choses dont elle peut se passer. Il faut vous entendre sur cela comme pour tout le reste avec Mme de Rumigny 217pour régler la conduite qu'elle doit tenir". Le 21 décembre 1808, ces souhaits pour l'année nouvelle :"Recevez, ma chère amie, tous les vœux de mon cœur pour que cette année que nous allons bientôt commencer soit pour vous une année de bénédictions pendant l'espace de laquelle vous fassiez de grands fruits, en vous attachant, comme il nous est recommandé de le faire, avec plus de ferveur que jamais à la pratique des vertus solides de patience, de douceur, d'humilité et de charité envers Dieu et le prochain. C'est ce que je vous désire, ma chère amie. Je suis tout à vous dans l'union des Divins Cœurs de Jésus et de sa Ste Mère ". Le 28 juillet 1809, écrivant pour l'Assomption qui approche :"Je désire aussi que l'approche de notre grande fête soit pour vous comme pour nous l'époque d'un véritable renouvellement en esprit ; que nous soyons plus que dans tout autre temps intérieurement unies au Sei gneur, que nous nous efforcions de lui plaire dans toutes nos actions, que nous les fassions avec une grande pureté d'intention, que toute notre estime soit pour les choses qui ont rapport au salut de nos 217

Mme de Carcado. Mme de Rumigny, supérieure de cette fille du Cœur de Marie.

204


âmes, ne nous occupant de toutes les choses tempore lles que parce que la volonté de Dieu nous y oblige, avec un grand dégagement d'esprit et de cœur, dans lequel nous devons chaque jour nous perfectionner pour pouvoir remplir nos saints engagements, puisque nous devons chaque jour avancer pour ne point reculer. Demandez ces grâces pour nous toutes, ma chère amie, en les demandant pour vous -même ; je vous prie instamment de les demander en particulier pour moi qui en ai un plus pressant besoin qu'aucune autre ". La lettre du 18 septembre 1810, touj ours à Mme de Clermont-Tonnerre, nous apprend le décès de l'archevêque d'Aix, Mgr Jérôme de Cicé, le 22 août précédent 218 : "Je suis infiniment sensible...à la part que vous avez prise à la maladie de mon frère...le Bon Dieu en a disposé le 22 du mois dernie r. Quelque préparée que je fusse à cette perte par l'état de faiblesse auquel mon frère était réduit depuis longtemps, je n'ai pas moins été sensible à ce douloureux événement dont ma frêle santé se ressent. J'ai, comme je vous l'avais marqué dans la maladie, toutes les consolations qui peuvent adoucir des pertes semblables : c'est la résignation parfaite et la patience qu'a montrées ce cher frère qui ont fait l'admiration de toutes les personnes qui en ont été témoins ". Glanons vers cette même épo que quelques réflexions dans les lettres adressées à Mlle Bourguignon, demeurant à Tours chez les Dames carmélites. Le 30 septembre (sans millésime) : « Je vous prie, ma chère amie, d'être auprès de nos sœurs, tant celles qui sont auprès de vous, que des a utres qui ne demeurent pas dans votre bienheureuse solitude, l'interprète de mes sentiments pour elles". "Votre bienheureuse solitude..." . On devine sans peine l'attrait foncier de Mère de Cicé pour une vie plus contemplative qui ne rentrait pourtant pas dans les " desseins de Dieu " sur elle. Ce 27 août, un détail qui rappelle en passant que Mère de Cicé ne négligeait aucune occas ion, si modeste fu t-elle, de rendre service en travaillant à la gloire du Seigneur : "En offrant mes respectueux hommages à la Révérende Mère Prieure des Carmélites et à Mme Marie -Thérèse, je vous prie de dire à cette dernière que j'espère qu'elle a reçu le galon qu'elle 218

Cf. aussi une lettre à Mme de Goësbriand du 26 septembre 1810, sur ce même sujet.

205


m'avait demandé pour ornement, et l'argent qui me restait à elle. Je lui ai envoyé le tout par l'occasion qu'elle m'avait indiquée, et cela a dû lui parvenir sans frais". Dans une lettre sans date, une allusion à cet " excellent attrait pour l'instruction de la jeunesse ". Le 23 janvier 1816, un pressant rappel des : "vertus qui sont les plus nécessaires. L'humilité d'abord qui est le fondement de tout l'édifice, l'obéissance, la douceur, la charité, le support des défauts du prochain. En un mot toutes ces vertus qui sont si nécessaires pour conserver cette union précie use qui ne doit faire qu'un cœur et qu'une âme des personnes qui se sont consacrées à Dieu, et demeurent ensemble pour procurer sa plus grande gloire et le salut du prochain, autant que sa divine Bonté voudra bien les en rendre capables. Un grand moyen pou r y parvenir est cette charité mutuelle qui par la grâce de Dieu règne parmi vous et qui doit régner d'une manière toute particulière entre des personnes qui vivent dans une même maison. Il faut que cela soit pour que la promesse de N.Sgnr. soit accomplie à leur égard. Quand deux ou trois personnes (a dit ce divin Sauveur) seront assemblées en mon Nom, je serai au milieu d'elles. C'est ce qui donne de la force et de l'efficacité aux prières qu'on fait, aux œuvres qu'on entreprend. Ceci est d'un si grand mé rite et tellement agréable à Dieu, qu'il ne faut pas s'étonner si le démon fait tout ce qu'il peut pour troubler cette bienheureuse union ". Un 23 août (sans millésime), cette invitation à porter les croix avec joie, suivie de l'humble aveu de sa propre faiblesse : "Par amour pour Notre -Seigneur J.Ch. efforçons nous de porter nos croix qui sont des parcelles de la sienne, non seulement avec patience et en paix, mais demandons quelque chose de plus par les divins Cœurs de Jésus et de Marie, c'est de porter tout ce qui nous fait peine avec une sainte joie. C'est ainsi que nous soumettons la nature et que nous ferons triompher en nous la grâce de J.Ch. C'est ce dont j'ai grand besoin pour moi -même, je vous l'avoue, ma chère amie, car je me laisse souve nt accabler sous le poids de croix très légères tant ma faiblesse est grande. J'en gémis en sentant combien cela est peu conforme à l'engagement que j'ai pris de suivre N.Sgr. et sa Ste Mère par les voies qu'ils nous ont tracées qui sont les seules qui mèn ent à la vie". Dans une lettre à Mlle Aruelle du 7 octobre (sans millésime) une ferme invitation à se soumettre à la volonté de Dieu : "il ne faut penser qu'au moment présent, l'employer à aimer le Bon Dieu par -dessus toutes choses. Quant à l'avenir qui ne dépend pas de nous, il faut l'abandonner entièrement à 206


la divine Providence. Quant à vos dispositions pendant cette épreuve, soyez plei ne de respect pour la main qui frappe, soumettez -vous d'esprit et de cœur à celle qui permet et n'implorez que celle qui soutient ; cela demande que vous vous interdisiez toutes les paroles de plaintes, et même toute réflexion sur ce qui se passe. Les inté rêts comme les cœurs qui sont le plus abandonnés à Dieu sont les mieux conservés, les mieux gardés". La moitié de la correspondance de Mère de Cicé qui nous soit parvenue est adressée à Mlle Amable Chenu - 44 lettres - et Mme de Clermont -Tonnerre. Les premières lettres de Mère de Cicé à Mlle Amable Chenu, du moins les premières que nous possédions car il y en eut certainement bien d'autres avant, datent de 1802 . Le 27 juin 1802 : "Je vous engage à vous confier de plus en plus dans la bonté d e notre divin Maître, sans vous arrêter à la vue de votre incapacité et sans vous occuper de la pensée de vous décharger du fardeau qu'il vous a imposé. Il le portera lui-même avec vous", conseil donné en connaissance de cause 219.’’ Et un peu plus loin :"Il faut une grande patience pour consoler les affligés, je crois que nous devons surtout exceller dans le support du prochain... Tout ce qui sert à donner une éducation bien sainte à la jeunesse est extrêmement important et mérite bien des sacrifice s. Je suis enchantée de la bonne œuvre que vous faites de faire travailler les enfants en les instruisant et j'admire ce que la divine Providence vous met à lieu de faire pour eux, malgré vos faibles moyens". Le 10 juillet 1805, encore un avis profondément vécu par la fondatrice : "Ce sont souvent, comme nous en avons tous les jours l'expérience, ceux qui sont le plus souvent et le plus vivement tentés qui font ensuite le plus de progrès s'ils ne manquent pas de courage, de fidélité et surtout d e confiance en Dieu dans ces épreuves ". Le 24 février 1807, une allusion à l'ordre à observer dans le soutien des bonnes œuvres :"Je vous recommande pourtant la prudence et la discrétion pour ne pas entièrement épuiser la bourse de la Société et la mettre par-là hors d'état de pourvoir à ses propres besoins et venir au secours de ceux 219

Cf. Lettres, p.282, une autre lettre de mars 1805 aussi : "Je vous souhaite une meilleure santé et ne suis nullement inquiet de votre manque de morti fication. Le défaut contraire vous serait plus nuisible".

207


de ses membres qui se trouveraient dans le besoin ". Le 28 mai 1810, cette évocation d'un état de santé toujours précaire et aggravé chaque hiver : "Depuis l'époque à laquelle je vous écrivis j'ai presque toujours été malade. L'hiver seul est déjà une maladie pour moi, tant à cause des temps humides ou froids qu'à cause du défaut d'exercice que je ne puis faire alors, toussant habituellement. J'ai eu vers la mi carême un surcroît de misères, une fièvre catarrhale et bilieuse. Je ne suis pas remise des suites de cette maladie quoique je sois mieux depuis qu'il fait chaud" . Puis à la fin de la même lettre : "Ne m'oubliez pas auprès de nos amies qui sont auprès de vous ni des autres qui sont éloignées, quand vous en aurez l'occasion. Je vous aurais bien de l'obligation, ma chère amie, de me r appeler à mes deux bonnes amies Angélique de Gouyon et Mme de Coüessin, sa sœur. Je vous serais bien obligée de leur dire ou faire dire que je ne leur ai pas écrit parce que je suis bien malade depuis fort longtemps ; quoique un peu mieux dans ce moment je ne puis pas faire ce que je voudrais et suis bien arriérée sur tout ". Le 11 juillet 1810, une indication sur l'activité du Père de Clorivière : "J'adore les desseins de Dieu et me soumets dans les entraves qu'il permet pour notre correspondance, quelque pénibles qu'elles soient ; notre respectable Père y est aussi bien sensible. Il se porte bien, grâces à Dieu, et vient de faire un petit voyage de dix jours da ns une partie de notre famille où il a porté la joie et la consolation ". Le 10 décembre (1812), quelques réflexions empreintes d'humilité sur les conséquences de ses infirmités : "Vous avez bien raison...d'agir par l'inspiration de l'Esprit Saint. Demandez, je vous prie, pour nous, chère amie, cette fidélité à ses inspirations et cette union avec notre Divin Sauveur qui me manque et qui me serait bien nécessaire pour suivre le mouvement de la grâce ; pour le suivre avec docilité il faudrait renoncer à cette vie naturelle, mes infirmités naturelles et surtout celles de mon âme me tiennent comme engluée dans cette vie toute naturelle. Demandez, je vous en conjure par le Cœur si tendre et si misé ricordieux de notre bonne Mère, qu'elle m'obtienne la grâce de m'élever au-dessus de moi-même pour la gloire de Dieu, le bien de mon âme et celui de celles qui me sont confiées. Quant à vous, continuez, chère amie, à vous occuper du prochain comme vous le faites par la grâce de Dieu ; que votre attrait pour la solitude ne vous fasse rien omettre sur ce point de ce que vos forces vous permettent". Il semble que pour sa part, Mère de Cicé ne reste point inactive, quel que soit son état de santé, d'après ces lignes écrites le 14 janvier (1814) : "Je ne puis vous dire assez, ma 208


chère amie, combien je regrette de m'entretenir avec vous si rarement. Mon cœur n'en est pas moins près du vôtre, soyez -en bien assurée ; trouvons -nous souvent l'une et l'autre dans les Cœurs Sacrés de Jésus et de Marie. Ma s anté d'un côté, et des occupations multipliées de l'autre m'empêchent de vous écrire, mais non pas de m'unir à vous d'esprit et de cœur". Dans une autre lettre sans date, cette remarque rencontrée à plusieurs reprises déjà sous la plume de Mère de Cicé 220 : "ma santé a été depuis longtemps mauvaise, l'hiver est une vraie maladie pour moi ". Un 31 juillet, sans millésime, mais sans doute de 1815, quelques lignes évoquent comme en passant, le genre d'interventions où Mère de Cicé devait exceller : "Je vous ai recommandée, vous et toutes nos amies, bien particulièrement à Mr le Curé de Saint -Malo qui me parait bien excellent, et je le ferai encore, étant à portée de le voir souvent. Il loge aux Missions ; il a vu notre père mais ils n'étaient pas seuls, et n'ont pu parler de la Société. Je tâcherai de renouer cela". Et en fin de lettre, une allusion rapide aux travaux incessants, et la note habituelle d'humilité : "Adieu, chère amie. Une multitude d'embarras et de lettres à répondre me prive de vous en dire davantage. Demandez pour moi l'esprit intérieur que je n'ai point, que je recommande sans cesse aux autres et qui me serait s i nécessaire". Le 23 mars 1812, une lettre du Père de Clorivière à Mme de Clermont-Tonnerre confirme l'état de maladie quasi chronique de Mère de Cicé, état qui s'aggrave avec les années : "J'ai reçu hier au soir votre lettre du 15 du mois. Mademoisel le Adélaïde me l'a remise lorsque j'ai été la voir pour savoir de ses nouvelles. Elle a été malade et garde encore le lit ; elle n'a pu assister à la messe dimanche dernier ; on doute qu'elle puisse le faire le saint jour de Pâques. La faiblesse est extrêm e ; cependant avec de grands ménagements il n'y a rien à craindre".

LES DERNIÈRES ANNÉES L'audience de Fontainebleau - 1813. Le rétablissement de la Compagnie de Jésus en France. 220

Cf. lettre du 28 mai 1810 à Mlle A. Chenu, citée plus haut, et une lettre du 22 janvier 1813 à Mme de Clermont-Tonnerre : "Cet hiver qui me semble si rude que je le regarde comme une vraie maladie pour moi". Cette insistance est poignante. 209


Nouvelles démarches auprès du Saint -Père à Rome. Les deux Sociétés à cette époque. En juillet 1809, Pie VII qui avait refusé d'entériner l'occupation des États Pontificaux par Napoléon, est enlevé du Quirinal sur l'ordre de l'empereur, et emmené à Savone, non loin de Gênes. Il y restera jusqu'en juin 1812, date à laquelle il sera transféré à Fontainebleau, Napoléon espérant ainsi pouvoir l'influencer à son gré, en l'éloignant de ses conseillers habituels. Peine perdue, car Pie VII refusera ou rétractera les concessions qu'on voulait lui arracher tour à tour par la force ou la persuasion. C'est durant cette période particulièrement mouvementée que le Père de Clorivière pourra approcher Pie VII le 17 mars 1813, au cours d'une audience particulière que lui avait obtenue le cardinal di Pietro, " Délégué apostolique " depuis l'internement du Saint -Père. Le Père de Clorivière avait eu l'occasion de rencontrer plusieurs fois déjà le cardinal di Pietro, notamment en 1809 1810, lorsqu'il partageait avec lui l'hospitalité de Mme de Soyecourt, dans l'immeuble des carmélites. En demandant cette audience, le fondateur qui n'avait encore jamais rencontré Pie VII, espérait recevoir une nouvelle confirmation de l'approbation donnée aux Sociétés et son espoir ne fut pas déçu. Il existe plusieurs relations de cette journée passée à Fontainebleau. Le 22 mars, quelques jours après, le Père de Clorivière écrit une longue lettre à Mr d'Aubonne 221; il lui dit notamment qu'il a rappelé à " Sa Sainteté...l'approbation qu'elle avait donnée à Rome la première année de son pontificat, à notre forme de vie, comme "pieuse et utile à l'Église"... Il m'a paru que son visage s'épanouissait quand elle m'a entendu parler de cette approbation, et lui dire que c'était à elle que nous croyions devoir attribuer la grâce que le Seigneu r nous avait faite de sortir sain et sauf du tourbillon de la Révolution dans laquelle nous avions pris naissance ". Dans l'entretien que le Père de Clorivière eut l'après -midi avec le cardinal di Pietro, ce dernier lui confirma sans équivoque l'attit ude plus que bienveillante de Pie VII pour les Sociétés. Cinq mois plus tard, le 27 août 1813, évoquant cette 221

cf. Lettres, p. 939-940. 210


audience, une lettre du Père de Clorivière à Mr Pochard 222 témoigne une fois de plus l'importance que le fondateur attachait à l'approbation du Saint -Père :"Je lui, ai rappelé l'approbation qu'il nous avait donnée...le 19 janvier 1801, je l'ai supplié de nous accorder à moi et à nos deux Sociétés sa bénédiction apostolique, en confirmation de l'approbation qu'il nous avait donnée . Il l'a fait avec effusion de cœur". Mère de Cicé à son tour laisse un récit de cette même audience dans une lettre à Mine de Goësbriand, datée du 25 mars 1813 : "Je vais vous faire part d'une chose qui vous fera plaisir, mais que vous sentirez bien qui ne doit être confiée dans notre famille qu'avec beaucoup de discrétion, vous en sentirez les conséquences. Notre Père demande à cette occasion à chaque membre de la Société une communion et un chapelet, je vous prie de le marquer à Mme de Chifflet en lui envoyant la lettre qui lui est adressée. Je vous prie de lui faire tenir le tout par occasion. Je vous dirai, ma chère Amie, que notre bon Père a eu il y a quelques jours, la précieuse consolation de faire le voyage de Fontainebleau et d'y voir le Saint-Père, d'y recevoir sa bénédiction non seulement pour lui -même mais pour tous ses enfants. Il la lui a donnée avec toute sorte d'affection et il a écouté avec beaucoup de bonté le compte qu'il lui a rendu de tout ce qui concerne sa fam ille, ce qui a paru le tirer un moment de l'état de tristesse et d'accablement où il est. Il ne le connaissait point encore, mais il a été présenté par un Cardinal 223 qui a toute la confiance du Saint -Père et qui connaît depuis longtemps notre Père, l'aime e t l'estime beaucoup. On nous recommande beaucoup à toutes de prier pour Sa Sainteté à qui on a rappelé les bontés qu' elle avait eues à Rome lors de la députation qui nous intéressait. Notre Père a eu la douce consolation de s'assurer par lui -même de tout ce qui lui avait été rapporté de consolant dans cette occasion, ainsi que de la bienveillance de notre Très St.Père que Di eu veuille conserver et maintenir au milieu de toutes ses épreuves ". Moins d'un an après, le 21 janvier 1814, Napoléon au bord de la défaite militaire, faisait reconduire Pie VII à Savone. Le 24 mai 1814, après la chute de Napoléon, le Saint -Père enfin libéré pouvait faire son entrée à Rome. Le 7 août 1814, la bulle pontificale " Sollicitudo omnium Ecclesiarum" rétablissait solennellement la Compagnie de Jésus dans l'Église entière. Dès la restauration de la monarchie en France, le Père de Clor ivière avait écrit au Père Brzozowski, 222 223

cf .Lettres, p.892. le cardinal di Pietro. 211


général de la Compagnie, pour se mettre à son entière disposition La réponse ne tarda pas. En juin 1814, le Père de Clorivière était chargé de préparer lui -même le rétablissement de la Compagnie de Jésus en France. Dè s le mois suivant, il recevait les premiers novices. On retrouve un écho de ces événements dans la correspondance de Mère de Cicé. Le 23 oc tobre 1814, elle écrit à Mlle Amable Chenu : "Notre bon père dont je ne vous dis rien est absent à donner une retraite aux anciens Pères de la Foi qui deviennent Jésuites. Dieu veuille qu’ils soient pleinement rétablis en France ; en attendant ils se forment de plus en plus au régime de la Compagnie d e Jésus. Mme de Couëssin vous dira tout cela en détail. Quant à nous prions beaucoup pour le succès de tout ce que notre bon père entreprend pour la plus grande gloire de Dieu. Il ne nous perd pas de vue et ne compte remettre sa supériorité à un autre que quand il sera parvenu à donner aux petites sociétés une consistance et une approbation entière du Saint -Père". Trois lettres de Mère de Cicé, datées de 1816, témoignent des démarches entreprises par le Père de Clorivière en vue d'obtenir cette " approbation entière " à l'occasion d'un voyage à Rome d'un prêtre du Cœur de Jésus. Le 22 avril (1816), elle écrit à Mlle Amable Chenu : "Voilà, ma chère Amable, une lettre que Mr Bourgeois écrit à Mr Gilbert de la part de notre père, pour lui marquer son désir et le charger du soin des deux Sociétés dans le diocèse de St Malo. J'espère qu'il aura bientôt, ainsi que nous, la satisfaction de savoir le succès de la requête au Souverain Pontife. En attendant, travaillons à nous rendre dignes de cette grâce par notre fidélité à nos saints engagements et aux devoirs qui en résultent". Le 10 août suivant, un nouvel écho dans une lettre à Mme de Goësbriand : "Notre bon père...se porte bien, grâce à Dieu, mais sa vue baisse toujours. Nous le voyons peu, tant parce que nous sommes éloignées que parce qu'il est toujours très occupé de l' œuvre de Dieu dont il est chargé. Mr Desmares, le missionnaire qui est du divin Cœur de Jésus, qu'il avait chargé d'une supplique pour le Pape est heureusement de retour de son voyage de Rome, dont il a tout lieu, et nous aussi, d'être satisfait. Le Pape l'ayant très bien accueilli, a montré beaucoup d'intérêt aux deux familles, il a même désiré qu'il y eut quelqu'un à Rome qui fut chargé de lui rappeler leurs intérêts dans l'occasion. Mr Desmares en a chargé un de ses amis, avant son départ ." "L'approbation solennelle ne tient, à ce qu'il paraît, qu'à 212


la conclusion des affaires de l' Église qu'on espère, et qu'il pense qui seront bientôt terminées ". Enfin le 23 août 1816, Mère de Cicé écrit à Mlle Victoire Puesch : "Notre bon Père est bien sensible à votre souvenir et prend toute la part que vous pouvez penser à tout ce qui vous intéresse. Nous bénissons le Bon Dieu de toutes les grâces qu'il vous fait. Mr Bourgeois dont je ne vous dis rien a dû écrire à Mr Guépin et lui donner des nouvelles de Mr Desmares qui est de retour de Rome et très satisfait de l'accueil que lui a fait le Souverain Pontife, qui a même désiré que quelqu'un fût chargé à Rome des intérêts des deux Sociétés pour les lui rappeler en temps et lieu. C'est ce que Mr Desmares a fait par un ami. Il paraît bien par les dispositions que le Saint -Père a montrées que l'approbation plus solennelle si désirée ne tardera pas après la conclusion des affaires de l' Église qu'on espère devoir enfin se terminer". Le 16 janvier 1817, dans une lettre à Mlle Amable Chenu, nouvelle réfé rence à : "Mr Desmares, missionnaire prêtre de la Société du divin Cœur, auquel le Père a donné tous ses pouvoirs et qui a déjà fait toutes sortes de biens pour les 2 Sociétés. Depuis son retour de Rome, où il nous a rendu de si importants services, il a visité beaucoup d'endroits où les Sociétés sont établies, et sa présence et ses exhortations ont opéré les meilleurs effets ". Au cours de ces années 1814 -1817, la corresponda nce de Mère de Cicé est émaillée d'allusions concernant l'activité déployée par le Père de Clorivière et ceci malgré son grand âge et une cécité croissante. Tout en consacrant la plus grande partie de son temps à la restauration de la Compagnie de Jésus en France, il ne laisse pas de s'intéresser à l'accroissement des deux Sociétés, qui semble se poursuivre régulièrement. Le 12 juin 1815, Mère de Cicé écrivant à Mme de Clermont-Tonnerre, fait allusion aux dangers qui menacent alors d’envahir la France après la chute de Napoléon :" Il n'a pu être question pour Joséphine 224 et pour moi d'aller à la campagne, quoiqu'on nous ait fortement invitées dans bien des endroits. De mon côté, ma santé ne l'eut pas permis. Mes parents et amis éloignés de Paris no us croient dans le plus grand danger, à cause de la guerre dont nous sommes menacés. On a fortifié Paris contre toute invasion étrangère".

224

Huit jours auparavant le Père de Clorivière avait été opéré de la cataracte, d'ailleurs sans succès. 213


Malgré ce climat d'insécurité, l' œuvre de Dieu se poursuit. Dans une lettre du 15 janvier 1816, toujours à Mme de Clermont-Tonnerre, se trouvent ces lignes, concernant d'abord la mission confiée au Père de Clorivière : "Ses enfants (la Compagnie de Jésus) vont très bien et s'augmentent ", puis les deux Sociétés : "Je ne sais si vous savez une nouvelle qui nous intéresse encore de plus près, c'est que 5 prêtres, excellents sujets, ont fait entre ses mains leur consécration au S . Cœur de Jésus à la Toussaint, Mr Desmares 225, missionnaire de la Mission de France, en est un ; un directeur du séminaire de - Versailles ; 3 MM. de chez Mr Liautard 226, les respectables MM. Augé et Froment, et un autre que vous ne connaissez pas 227...elle (la Société du Cœur de Jésus) vient de s'établir aussi à Coutances, ainsi que celle de Marie. Nous avons d'excellentes nouvelles de Tours, les choses y vont très bien. Il s'y est établi, sous la conduite de Mr Guépin...et par ses soins, une maison commune de filles de Marie, qui ont quelques pensionnaires et beaucoup d'externes..." 228. À la fin de cette lettre, ce passage qui donne une nouvelle preuve de l'inlassable charité de Mère de Cicé : "Le petit établissement de Mme de Cerville va bien...ce sont trois de nos amies, Honorine qui avait été maîtresse d'école...je l'ai recueillie pendant assez de temps pendant le séjour des alliés, avec de ses petits -enfants ; je les ai tous envoyés ensuite à Mme de Gerville, chez qui Angélique Dedain et sa sœur les avaient devancées ; tout cela n'a pu laisser de me coûter. Nous avons de nos amies gênées, notre bonne Mlle Legros qui a un cancer et que nous ne pouvons faire entrer nulle part. Je sais que de votre côté vous n'êtes pas à l'aise, mais je vous mande cela pour que vous pensiez à nous, quand vous le pourrez ", Appel discret à favorisée de la fortune.

la

charité

d'une

sœur

relativement

Dans une lettre du 16 décembre 1814, Mère de Cicé avait déjà invité Madame de Clermont -Tonnerre à cet esprit de renoncement - renoncement dans tous les domaines - qui doit caractériser une âme entièrement donnée à Dieu. Malgré sa longueur, il faut citer ce paragraphe tout empreint de finesse psychologique et surnaturelle :" Je remercie 225

Celui qui allait rendre "de si importants services" aux Sociétés lors de ses voyages à Rome.

Voir supra. 226 227

Mr Liautard avait fondé un établissement scolaire qui deviendra plus tard le collège Stanislas. Mêmes détails dans une lettre du 16 janvier 1816 à Mlle A. Chenu.

228

On a reconnu l'école tenue par des filles du Cœur de Marie pour mettre les carmélites en règle avec la loi. 214


le Seigneur avec vous de tout mon cœur des grâces qu'il vous fait et du désir de vous avancer de plus en plus dans son service par la voie du renoncement à vous -même et de l'excellente disposition où Dieu vous a fait la grâce de vous mettre de vous contenter des secours que le Bon Dieu vous donne. Vous avez bien raison de penser qu'il supplée par lui même à tout ce qui vous manque de ce côté -là et de regarder comme des faveurs de sa main les épreuves sensibles qu'il vous envoie de la part des personnes qui vous sont chères. Le Bon Dieu veut que les personnes qui lui sont consacrées soient tellement à lui, que leurs incl inations les plus légitimes et les plus naturelles soient surnaturalisées, et que nous n'aimions qu'en lui et pour lui les personnes que nous aimons et que nous devons aimer. S'il ne venait à notre secours nous trouverions bien de la difficulté à acquérir cette perfection, et il le fait en permettant des mécomptes dans les amitiés et une conduite du prochain qui nous fait sentir combien nous devons faire peu de fond sur les amitiés humaines et sur tous les liens qui nous unissent aux créatures, pour nous pé nétrer davantage de la nécessité et du bonheur de nous unir davantage au véritable Ami qui ne change point et que nous trouvons toujours le même, rempli d'amour pour nous ". En janvier 1817, une longue lettre à Mlle Amable Chenu, donne des nouvelles du Père de Clorivière dont l'action demeure étonnante malgré sa cécité et son grand âge ; elle contient aussi des nouvelles des deux Sociétés qui complètent d'autres lettres déjà c itées : "Il faut, chère amie, que je vous dise au moins des nouvelles de notre bon Père. Il est parti le 18 octobre de Paris, il a fait un voyage de 460 lieues, il est revenu ici pour la fête de Noël. .J'avoue que je frémissais de le voir partir à son âge, dans cette saison et presque aveugle ; l'obéissance à son G(énéral) l'a soutenu, elle a fait à son ordinaire des miracles. En arrivant tout le monde était surpris de son entreprise qu'on trouvait imprudente, on l'était bien davantage de l'entendre prêcher dès en arrivant plusieurs jours de suite et donner de petites retraites. Enfin, grâces à Dieu il nous est revenu bien portant ; il a été depuis incommodé pendant quelques jours ; il est mieux ; il vous dit bien des choses, vous donne sa bénédiction et à t outes vos filles. Priez le Bon Dieu de nous le conserver pour sa gloire et le bien de ses enfants ; rappelez -le à Mr Gilbert ainsi que son digne représentant ici, Mr Bourgeois. J'espère aussi que. Mr Gilbert fera connaissance avec Mr Desmares, missionnaire , prêtre de la S.du Divin Cœur... Il a établi une nouvelle colonie de quinze à seize filles de Marie à Boulogne ; à Nogent il a reçu plusieurs excellents prêtres de la S. du D. Cœur ; il donne maintenant à Rennes, de concert avec Mr Rolan, supérieur de la Compagnie 215


des Missionnaires français dont Mr Desmares fait partie, une mission qui a le plus grand succès. Demandez toutes au Bon Dieu, ma chère amie, que ce bien soit durable, je m'y intéresse d'autant plus que Rennes est ma patrie. Ces Messieurs venaient de donner une mission à Caen, dont vous aurez sûrement entendu parler avantageusement. Je n'ai pas besoin de vous engager à montrer ma lettre à Mr Gilbert ; vous lui direz aussi que nous venons d'avoir des nouvelles d'un jeune prêtre de la Société du D. Cœur, datées du 18 octobre de la Martinique où il s'est rendu heureusement du Havre en 44 jours. La fièvre jaune qui maintenant, dit-il, emporte force européens, n'atteint jamais les campagnes les plus saines de toute l'île. Il est curé de la Grande Anse ; sa paroisse est composée de 5 à 6 mille âmes, et l'une des plus pieuses aussi, dit -il, et Dieu en soit béni, à peine a -t-il le temps de respirer. Le matin à l'église, et le soir à cheval pour remplir son ministère. Je pense que cela intéressera Mr Gilbert. Nous recommandons ce bon Mr Apert et sa nouvelle mission à ses prières. ’’

MORT DE MÈRE DE CICÉ Le 15 janvier 1816, une lettre de Mère de Cicé à Mme de Clermont-Tonnerre révèle, s'il en était besoin, à quel état de faiblesse elle se trouve réduite. "Ma santé qui est toujours bien misérable l'a été bien davantage depuis la mauvaise saison, j'ai eu des crachements de sang pendant assez long temps, tels que je n'avais encore eus, hors d'état de descendre à l'église des Missions 229 dont je suis à la porte. Heureusement pour moi, j'ai une tribune sur l'église qui fait toute ma consolation. Je ne vous ai point en core vue dans ma petite demeure ; ce sera un grand plaisir pour moi quand votre position vous permettra de venir à Paris ". Retenue habituellement par la maladie dans cette " petite demeure", Mère de Cicé continuera deux années encore à écrire à ses filles, leur prodiguant ses derniers conseils. Comme elle le dit si bien à Mlle de Gouyon le 19 janvier 1817 pour encourager celle-ci dans sa tâche :" Dieu se plaît à soutenir les instruments qu'il emploie quand ils reconnaissent toute leur faiblesse" 230. 229

Celle des Missions étrangères, rue du Bac ; Mère de Cicé logeait dans un corps de bâtiment contigu à l'église, qui était alors une église paroissiale. 230 On trouve ici l'écho d'une pensée chère au Père de Clorivière. Le 22 janvier 1805, il écrivait à Mère de Cicé : "Soyons bien humbles ; il (Dieu) choisit ce qui n'est rien pour en faire les instruments 216


Cinq mois plus tard, le 4 juin 1817, Mère de Cicé écrit longuement encore à Mlle de Gouyon, n'omettant rien de ce qui peut lui être utile ou l'intéresser : « Occupons-nous maintenant, chère amie, à retracer en nous des vertus qui ne doivent pas seulement être l'objet de notre admiration mais qui sont proposées à notre imitation. Tout en ranimant votre ferveur, joignez une grande confiance en N.S. et dans la protection de sa Ste Mère, avec une profonde humilité qui est le solide fondement de toutes les vertus, mais qu'elle soit inséparable d'une douce confiance qui doit régner dans le cœur d'une épouse de Jésus -Christ et d'une fille de sa Ste Mère, qui n'attend rien d'elle -même mais qui attend tout du Seigneur... Notre bon Père m'est venu voir, il se porte très bien, il vous a toutes bénies à ma prière et m'assure (ce que je n'ai pas de peine à croire) qu'il pense continuellement à nous devant le Bon Dieu. Voilà qu'il s'établit une nouvelle maison à (...par les soins de notre cher Mr Gilbert, il s'en établit une autre à A...; nous en avons aussi une depuis peu à B... ). Nous ve nons d'envoyer des livres et les instructions nécessaires par Mlle de C. qui est une demoiselle qui connaît parfaitement notre affaire. Ma santé est toujours dans un pauvre état. Je vous en donne une idée en vous disant que, quoique la petite maison que j'habite soit attenante à l'église et que je n'aie vraiment qu'un pas à faire (heureusement pour moi j'ai une tribune sur l'église), je n'ai pu y aller à la messe depuis le mercredi des Cendres, j'é tais déjà bien malade depuis longtemps, il y a plus de cinq mois, mais depuis cette époque la chose m'a été tout à fait impossible. J'ai écrit la plus grande partie de cette lettre de mon lit. Je me recommande bien à vos prières à toutes, en particulier à celles de ma bonne A., car il se fait bien tard pour moi et j'ai grand besoin de me préparer soigneusement à mon dernier passage. Je compte beaucoup, pour le faire heureusement sur le secours des prières et des bonnes œuvres de mes sœurs. Soyez auprès d'elles, tant de la ville que d'ailleurs, l'interprète de mes sentiments". Le 16 janvier 1816 , une lettre adressée à Mlle Amable Chenu montrait déjà Mère de Cicé parfaitement consciente de la gravité de son état :" Je ne puis vous dire combien je regrette, ma chère et respectable amie, de ne vous avoir pas donné signe de vie depuis si longtemps. J'espère que vous me le pardonnerez à cause de ma mauvaise santé qui me tient toujours au-dessous de ce que j'ai à faire, car j'ai à répondre à une multitude de lettres depuis longtemps, mais la réponse que de sa gloire". (Lettres, p.248). Ce n'est qu'un exemple parmi beaucoup d'autres. 217


je vous dois n'est pas assurément celle qui m'a moins coûté à différer autant que je l 'ai fait. Des crachements consi dérables, tels que je n'en avais jamais eu de semblables, qui m'ont duré longtemps, m'o nt laissé une toux très forte accompagnée de plusieurs autres petites souffrances qui ne me laissent guère la liberté d'écrire et de remplir mes autres devoirs. Demandez au Bon Dieu que je profite de tout cela suivant ses desseins et que je ne sois pas si occupée de ce misérable corps qui doit bientôt être réduit en poussière, et que je ne néglige pas le soin de cette âme immortelle destinée à jouir du bonheur infini de voir et d'aimer son Dieu pendant l'éternité. Demandez pour moi au Seigneur, ma chère amie, de purifier ce malheureux cœur qui l'a tant offensé et qui a si souvent résisté à sa grâce ; que le peu de jours qui me restent soient tous employés à réparer le passé, à l'aimer dans le présent et à mettre l'avenir dans sa Providence, l'abandonnant ent ièrement à son bon plaisir ". Malgré sa fatigue, Mère de Cicé n'en écrit pas moins une lettre fort longue, suivie de ce post -scriptum qu'il serait dommage de laisser tomber dans l'oubli : "P.S. Je me rappelle que dans ma très longue lettre j'ai oublié de répondre à un article de votre lettre. Notre père a toujours été d'avis que les menus détails qui concernent les filles de Marie, comme leur toilette, etc., soient entièrement soumis à leur supérieure. Si celle-ci venait dans quelque occasion à se trouver embarrassée pour donner une décision, elle consulterait elle -même, mais quant à l'inférieure, elle n'a autre chose à faire qu'à obéir à sa supérieure. N.p. m'a réitéré sa décision à votre oc casion, elle est motivée sur ce que les filles de Marie doivent être conduites par leur Mère, sans embarrasser les ecclésiastiques de soins minutieux dont quelque fois ils ont peu de connaissance, et que d'ailleurs cela leur prendrait un temps qu'ils peuve nt plus utilement employer ". D'autres lettres à Mlle Amable Chenu, toujours assez longues, donnent encore maints détails sur la Société, et l'un ou l'autre de ses membres. Celle du 23 octobre 1817 notamment témoigne d'une étonnante présence d'es prit aux affaires les plus diverses et parfois les plus embrouillées. Mère de Cicé semble vraiment douée d'une lucidité et d'une mémoire sans défaillance. Au passage, cette jolie citation de saint François de Sales, pour encourager Mlle Amable Chenu qui aurait souhaité abandonner sa charge : "Vous ne pourriez, sans manquer à la volonté de Dieu...vous laisser aller à la défiance dans toutes vos misères qui, comme le dit st François de Sales, sont le trône de la miséricorde de Dieu". 218


Puis ces lignes où transparaît l'humilité foncière de Mère de Cicé : "Je me recommande bien à vos prières, j'en ai un extrême besoin, chère amie, pour entrer enfin dans tous les desseins de Dieu sur mon âme et sur mon corps. La première est bien appesantie p ar le poids de la lâcheté et par les souffrances du corps qui, sans être souvent très vives, sont habituelles, et malheureusement je ne m'habitue pas assez à souffrir, quoique j'aie bien lieu de penser que c'est une miséricorde de Dieu sur moi. Mon état n e me permet guère d'écrire. Soyez mon interprète auprès de nos amies aux prières desquelles je me recommande comme aux vôtres ". Le mois suivant, le 29 novembre 1817, cette plainte déchirante : "Je ne puis vous dire, chère amie, à quel point d'impuissance je suis réduite par les souffrances et l'extrême faiblesse...j'ai bien besoin de vos prières ". Que Mère de Cicé ait jugé lucidement de la gravité de son état, la correspondance des autres filles du Cœur de Marie ne laisse aucun doute sur ce point. Dans les premiers mois de 1817, deux lettres de Mlle d'Acosta à Mme de Clermont -Tonnerre font pressentir l'approche du dénouement. La première, datée du 29 janvier montre Mère de Ci cé faisant encore face à ses multiples devoirs malgré une santé de plus en plus atteinte : "...Parlons à présent de notre bonne Adélaïde, je l'ai vue hier, c'est elle qui m'engage à vous écrire...Elle désirait le faire elle -même... mais sa santé est affreuse, elle souffre beaucoup, et vous savez que dans ce moment elle a bien des occupations, des personnes à voir, des devoirs à remplir, elle n'omet rien, elle est à tout et tout pour Dieu, en vue de Dieu. Je crois que sa place est bien préparée Là-Haut".

Le 16 avril suivant, une autre lettre montre Mère de Cicé dans un tel "état d'épuisement" que l'on devine son entourage en proie aux plus vives inquiétudes. Nn "Je vous ai mandé dans ma dernière lettre, que notre sainte Amie était bien souffrante, elle l'a été davantage depuis, même a donné de l'inquiétude ; je ne suis pas encore tranquille, quoiqu'elle soit un peu mieux, c'est un état d'épuisement, d'anéa ntissement, elle tousse et crache beaucoup, est d'une grande faiblesse, quoiqu'elle ait une tribune à la porte de sa chambre, elle ne peut pas même avoir la messe tous les dimanches. Prions bien pour son rétablissement ; ce serait un grand malheur si nous venions à la perdre ; j'espère que le beau temps la remettra ". 219


Les extraits de la correspondance avec Mlle Victoire Puesch seront cités en dernier car c'est à elle que furent adressées les dernières lettres de Mère de Cicé possédées aux AFCM. Le 24 janvier 1816, une lettre assez longue, après les réflexions habituelles donne des indications intéressantes : "Ma santé et une multitude de lettres pour nos affaires communes auxquelles je me trouve avoir à répondre, quand elle (sa santé) me donne un moment de répit, sont cause de ce retard...je ne suis pas exempte de mes infirmités ordinaires. Notre bon Père croit que...vu...la situation aisée de votre seule héritière, vous pouvez répondre au désir que le Bon Dieu vous donne de contribuer de vos moyens à procurer sa gloire, en secondant et partageant les sacrifices que fait le bon Père Guépin pour assurer la maison achetée pour votre Réunion". Dans la lettre du 23 août (1816), au premier paragraphe, la cofondatrice maintenant au soir de sa vie, exprime une fois encore, toujours dans la même ligne, sa pensée sur l'esprit qui doit animer " une véritable fille du Cœur de Marie" : "J'ai reçu vos lettres, ma chère amie. Je suis bien sensible aux marques de souvenir et d'amitié que vous me donnez. Je prends bien part à tout ce que le Bon Dieu vous envoie de consolations ainsi qu'à votre bon Père (Mr. Guépin) pour votre établissement, et je ne m'étonne pas que d'un autre côté, il vous les fasse acheter par bien des difficultés ; mais avec sa grâce et la bonne volonté qu'il vous a donnée vous triompherez de toutes. L'espoir que le Bon Dieu vous en donne au milieu des contradictions par lesquelles il vous éprouve est de bien bon augure, et la paix qu'il vous conserve depuis qu'il vous a confié le soin de son troupeau en est une nouvelle preuve. C'en est une aussi du prix qu'il met au dévouement de toutes les âmes qui, réunies sous la conduite de votre digne supérieur, s'efforcent et désirent s'avancer de jour en jour dans les vertus que demande leur sainte vocation, en se pénétrant sans cesse de l'esprit d'une véritable fille de Marie qui ne doit songer qu'à retracer en elle les vertus intérieures de sa Ste Mère et celles de son Divin Fils. Pour y parvenir il faut que nous travaillions toutes à mourir à nous -mêmes pour ne vivre que pour celui qui nous a tant aimées qu'il est mort pour nous. Demandons cette précieuse grâce l'une pour l'autre, car je sens à chaque instant combien je suis éloignée de pratiquer les avis que je donne aux autres. J'espère beaucoup pour le bien de mon âme le secours de vos prières et de celles de nos amies que je vous prie d'assurer de tout mon intérêt et de mes sentiments ".

Juste un an plus tard , le 23 août 1817, Mère de Cicé écrit 220


à Mlle Victoire Puesch une longue lettre particulièrement précieuse pour nous. Une nette amélioration de santé, toute passagère d'ailleurs, a permis à notre première Mère de passer, en compagnie de nombreuses filles du Cœur de Marie la journée du 15 août, la dernière Ass omption qu'elle devait fêter sur cette terre :"Ma santé...n'est pas du tout rétablie, mais je suis un peu moins faible, je puis descendre à l'église quelquefois et même me promener au jardin des Missions, ce qui me fait même du bien... Nous venons, ma chèr e amie, d'être unies d'esprit et de cœur d'une manière bien particulière à notre grande fête. Notre réunion qui s'est faite ici a été nombreuse et je me suis trouvée heureu se d'être réunie à tant de personnes chères. J'ai été mieux portante toute la journ ée, quoiqu'avec un peu plus de fatigue ". Un peu plus loin, ces nouvelles du Père de Clorivière :"Notre bon Père m'a chargée de vous renouveler l'assurance de tous les sentiments qu'il vous a voués dans le Seigneur, il a été très sensible à tous les sentiments que vous lui marquez. Sa santé est bonne, mais il est comme tout à fait privé de la vue, ce qui est une véritable épreuve pour nous qui sommes privées de communiquer par lettres, ce qui serait une grande consolation pour vous et nos autres a mies privées de l'entendre, ce qui est même rare pour nous qui sommes plus près, étant presque toujours occupé dans sa sainte maison" (de la Compagnie de Jésus).Puis quelques indications intéressantes sur un point fondamental dans la Société 231 :"Par rapport au costume, j'ai consulté de nouveau notre Père. J'avoue même qu'après avoir pensé aux raisons de Mr Guépin, je me sentais portée à désirer qu'il l'adoptât (bien entendu pour celles qui sont dans la maison et pour le temps qu'elles y demeurent), la couleur et l'étoffe dont vous m'avez envoyé l'échantillon me plaisant beaucoup... Notre Père persiste dans son avis que chacune soit vêtue selon son rang, mais comme vous le savez, avec beaucoup de modestie et de simplicité, qu'il est plus facile que nulle part d'observer dans votre maison. Quant au titre de sœur, il faut éviter autant que possi ble, c'est-à-dire de le donner devant les étrangers..."

231

Les filles du Cœur de Marie travaillant à l'école dépendant des carmélites de Tours avaient souhaité adopter un costume uniforme.

221


Une lettre à Mlle Victoire Puesch, datée du 12 mars, sans millésime, mais très probablement de 1818 , livre un dernier écho de la pensée de Mère de Cicé : "Malgré ma triste santé qui est plus douloureuse et plus faible par le temps que nous avons constamment, je n'ai pas le courage d'envoyer la lettre de Mr Bourgeois à votre bon Père (M Guépin) sans vous donner un petit signe de vie. Il m'en a bien coûté et il m'en coûte encore de ne pouvoir m'étendre et vous témoigner comme je le sens combien votre lettre m'a touchée, édifiée et intéressée. L'homme propose et Dieu dispose. Je remercie de toute mon âme N. Sgr des grâces qu'il vous fait, et lui demande par son divin Cœur et celui de notre Ste Mère de vous unir de plus en plus à lui, et de vous donner par cette étroite et intime union le moyen d'at tirer plus d'âmes à la connaissance et à la perfection du service du Fils et de la Mère. J'espère et désire, ma chère Victoire...si c'est le bon plaisir de Dieu toutefois, que vous acquériez encore de nouveaux mérites sur la terre , qui vous fassent approcher de plus près dans l'éternité du divin Époux qui vous a choisie, et auquel vous vous êtes consacrée de bien bonne heure par un effet de sa miséricorde et de sa prédilection sur vous. Priez -le pour nous toutes, j'en ai grand besoin, chère amie, étant bien pauvre et vide des biens de la grâce, et mon état physiqu e demandant plus qu'aucun autre que je me tienne prête à tout moment". Mêmes accents dans deux lettres de cette époque, adressées à Mlle Amable Chenu , le 22 décembre 1817 : "ma faiblesse s'augmente chaque jour à proportion de mes souffrances", et le 12 février (1818) : "Je suis bien souffrante et bien faible pour écrire, ma chère Amable, Mlle d'Acosta qui me supplée quelquefois est malade dans ce moment. Je ne veux pourtant pas laisser votre lettre sans réponse... Notre père se porte bien, et vous bénit toutes. Je me recommande bien à vos prières à toutes dont j'ai grand besoin dans l'état où je suis ". Puis ce souhait, témoin de ses préoccupations apostoliques : "Dieu vous conserve, ma chère et respectable amie, pour continuer à servir d'instrument au Seigneur, pour le bien qu'il veut faire par vous aux âmes". Le flambeau s'éteindre.

doit

passer

de

mains

en

mains,

sans

Dans ses "Souvenirs" (Journal de Mantes), Mère de Saisseval nous apprend que quelque temps avant la phase ultime de sa maladie, Mère de Cicé voulut encore tenir une as semblée : sa chambre étant trop petite pour accueillir le grand 222


nombre de sœurs venues recevoir ensemble sa dernière bénédiction, elle se fit transporter chez une fille du Cœur de Marie, Mlle Blanquet d'après la tradition. Aucun détail n'a été conservé sur cette dernière réunion. Le moment approchait où Mère de Cicé allait contempler face à face celui qu'elle avait si souvent adoré dans le tabernacle. "Jésus, que je regarde maintenant sous ces voiles, réalise, je t'en prie mon ardent désir : Que te contemplant face à face, la vision de ta gloire me rende bienheureux. Amen " Mais il lui fallait encore souffrir : dernière purification de son âme, dernière participation à la communion des saints ? c'est le secret de Dieu. D'abord la maladie. L'abbé Carron décrivant ses souffrances nous apprend avec quelle joie surnaturelle Mère de Cicé les accueillait comme la volonté du Seigneur : " Mes souffrances font ma joie et mes délices" se plaisait -elle à répéter, s'interdisant toute plainte. Puis les sacrifices imposés par les séparations inhérentes à son état, surtout l'impossibilité de communiquer avec le Père de Clorivière, aveugle et trop sourd pour comprendr e la voix défaillante de Mère de Cicé. C'est Mr Desjardins, le curé de l'église des Missions Étrangères qui entendit sa dernière confession et lui donna les sacrements. Une consolation cependant, la plus grande que pouvait désirer Mère de Cicé : c elle de vivre ses dernières heures sur la terre en face du Saint -Sacrement. On la transportait, chaque jour semble -t-il, dans la tribune atte nant à sa chambre ; elle y passa la dernière nuit tout entière, et c'est là qu'elle expira aux premières heures de la matinée du dimanche 26 avril 1818. Peu avant, le 15 août 1788, elle avait écrit au Père de Clorivière : "(on) ne peut deviner le besoin extrême que j'ai de passer le plus de temps qu'il m'est possible devant le Saint Sacrement". Trente ans après, le Seigneur semblait définitivement ratifier l'attrait surnaturel qui avait caractérisé toute une vie. Quelques extraits de la correspondance de personnes ayant bien connu Mère de Cicé au cours de sa vie et particulièrement à ses derniers moments, apportent quelques touches supplémentaires au portrait de celle que nous voudrions toujours mieux connaître. D'abord deux lettres de Mme de Saisseval, écrites toutes 223


deux le 27 avril 1818, au lendemain de la mort de Mère de Cicé. L'une est adressée à l'abbé Lefèvre, curé de Saint -Aubin, près d'Elbeuf: "C'est avec une profonde affliction, Monsieur, que j'ai l'honneur de vous faire part de la perte que nous avons faite hier, à 4 heures du matin, de la respectable Mlle de Cicé. Depuis 15 mois, sa santé était dans un dépérisse ment qui lui avait ôté la force de soutenir la fièvre bilieuse par laquelle le Bon Dieu l'a appelée à lui ; elle y a succombé le 10e jour avant que le médecin y vît du danger. Elle a reçu tous les sacrements et a eu le bonheur de recevoir encore depuis le Bon Dieu. Cette âme qui l'a toujours si bien servi a éprouvé de sa bonté infinie une grâce que vous apprécierez sûrement. Logée dans la cour de la paroisse des Missions Étrangères, elle avait une tribune donnant sur l'autel. Elle s'y faisait porter aux grand ‘messes et aux Saluts. Elle y est restée la dernière nuit de sa vie et y a rendu son der nier soupir. Je crois fermement que Dieu aura accepté en expiation ces longues souffrances jointes à tant de résignation et de bonnes œuvres". L'autre lettre a pour destinataire Mlle Amable Chenu, en Bretagne: "J'éprouve une affliction difficile à exprimer, Mademoiselle, en étant chargée de vous apprendre la perte si cruelle que nous avons f aite. Vous saviez le triste état de santé de notre chère et respectable M., Mlle de Cicé. Elle n'a pu résister à une fièvre bilieuse qui s'est déclarée le 16 de ce mois ; elle y a succombé hier à 4 heures du matin, ayant conservé toute sa connaissance et e n ayant profité pour offrir les plus pénibles souffrances avec une résignation vraiment angélique. Ayant l'avantage d'avoir une tribune sur sa paroisse, pendant sa maladie elle s'y faisait porter et s'y unissait aux prières de l'Église ; elle a eu le bonhe ur d'y rendre le dernier soupir. Avant le moment du danger, elle avait reçu les sacrements et communié encore depuis... Notre digne M., Mlle de Cicé m'a donné sa bénédiction pour toutes nos Amies ". Quelques semaines plus tard, Mlle Amable Chenu recevait, de la part du Père de Clorivière, une lettre du R.P. Druillet, datée du 5 juin 1818 :"Le grand âge de M. de Clorivière et la perte presque entière qu'il a faite de la vue depuis quelques années ne lui permettant pas de répondre lui -même à votre lettre du 26 mai, il me charge de le faire en son nom... Votre juste douleur sur la mort de Mile de Cicé a renouvelé toute celle que ce bon Père en avait ressentie. Elle a été grande, bien grande, mais sa soumission inaltérable à la volonté du Seigne ur a été plus grande encore. Il était juste que cette sainte demoiselle, après une vie toute pleine de bon nes œuvres, allât recueillir enfin le fruit de ses longs travaux. Bien des larmes 224


ont honoré sa mémoire, mais ces larmes n'ont eu rien que de doux et de consolant. L'éminente piété de celle qui les a fait couler ne laisse d'au tre sentiment pénible que celui du vide immense qu'elle a laissé autour d'elle". Enfin ces réflexions de Mlle d'Acosta, qui fut pendant de longues années la fidèle assistante de Mère de Cicé. Très malade elle -même en avril 1818, elle eut le chagrin d'être retenue loin de la fondatrice à ses derniers moments. Le 2 juin suivant, elle écr ivait à une dame, fille du Cœur de Marie dont le nom ne nous est pas parvenu, ces lignes qui s'ouvrent sur l'avenir : "Elle (Mère de Cicé), est en vénération à Paris, des personnes même qui n'avaient pas avec elle les mêmes rapports que nous ; chacun s'emp resse de demander quelque chose lui ayant appartenu pour garder comme une relique... Il ne faut point que notre courage s'abatte d'une perte aussi douloureuse ; ranimons -nous de plus en plus, nous rappelant les exemples de vertus qu'elle nous a donnés, et croyons bien que, quoique la pierre fondamentale de l'édifice semble nous avoir été enlevée, il ne peut s'écrouler pour cela, Dieu soutiendra son œuvre ".

225


TA BLE D ES APP EN DIC ES

Principaux écrits laissés par Mère de Cicé : I

Résolutions (vers 1765).

II

Note sur la direction de l'abbé Boursoul, 1774.

III

Retraite fin septembre 1776. Texte et photocopie.

IV

Retraite à la fête de l'Assomption...août 1783.

V

Projet d'une Société pieuse (vers 1785).Texte et photocopie.

VI

Lettre au Père de Clorivière (mi-octobre 1787).

VII

Vœu d'obéissance au Père de Clorivière, 6 juin 1791.

VIII

Résolution d'observer fidèlement ses vœux. Sans date.

IX

Retraite de la Pentecôte 1792.

X

Autographe présentant sa défense au Procès de la Machine infernale, 1801.

XI

Brouillon de lettre au Père de Clorivière en vue d'une demande d'approbation de la Société.

(1813 ?).

XII

Première lettre circulaire (sans date). Texte et photocopie.

XIII

Deuxième lettre circulaire (sans date). Documents concernant Mère de Cicé.

XIV XV

Lettre du Père de Clorivière à Mère de Cicé, 30 avril 1791. Photocopie. Extraits des "Souvenirs" de Mme de Saisseval.

XVI

Extraits de la Vie de Mademoiselle de Cicé, par l'abbé Carron.

XVII

Quelques notes d'archives concernant Mère de Cicé.

XVIII

Lettre du Père de Clorivière à Mère de Cicé, 29 janvier 1808, au sujet du décès de Mme de Carcado.

226


I - (vers 1765)232

RÉSOLUTIONS

J'ai eu depuis longtemps bien de l'infidélité dans toutes les promesses que j'ai faites à mon Dieu. Je veux désormais observer bien exactement toutes les choses que je dois faire ou pour éviter de l'offenser ou pour lui plaire. Je m'en vais dorénavant l'aimer autant qu'il est en moy, éviter le péché et les occasions, autant que la fragilité humaine me le permettra. Je veux aussi éviter l'orgueil par-dessus toutes mes autres inclinations vicieuses, parce que c'est celle à laquelle j'ai plus de penchants et c'est elle qui est le principe de presque toutes mes mauvaises actions, et je veux faire tout ce qui sera en moy pour l'immoler à la vengeance de mon Dieu. Je veux aussi remercier toutes les personnes qui voudront bien me reprendre de mes défauts et je leur en aurai obligation ; j'aurai intention par-là de mortifier mon amour propre que je m'appliquerai à détruire ainsi que le goût du monde que je prie mon Dieu de déraciner entièrement de mon cœur. Je veux aussi n'être pas toujours prête de m'excuser quand on dira que j'ai fait quelque chose de mal et je ne chercherai point à me justifier en me détournant de la vérité. Le matin, ma première pensée sera pour Dieu et aussitôt que je serai éveillée je me lèverai sans balancer. J'irai à la messe ; si elle n'est sonnée je dirai mes prières du matin avant ou après la messe ; je ferai mon oraison qui sera d'un quart d’heure. Je m'en reviendrai pour déjeuner, puis après cela j'irai dans mon cabinet où je lirai l'histoire romaine ou quelque autre livre bon pour m'instruire, et puis j'écrirai soit lettre ou autre chose afin de n'en pas perdre l'habitude et je ferai les différentes choses que maman désire que je fasse pour mon instruction. Je m'appliquerai à toutes et surtout à celles où j'aurai moins de goût, et je veux aussi ne point avoir d'humeur et dans le temps que j'aurai le plus d'envie de me laisser aller à la mélancolie, je me réjouirai et j'offrirai à Dieu ce petit sacrifice de ma propre volonté. Je ferai durant le jour un quart d’heure de méditation et j'élèverai mon cœur à Dieu souvent pendent la journée, ce qui m'entretiendra de teins en teins dans sa sainte présence. Je ferai aussi par jour cinq petites mortifications en l'honneur de Cinq plaies de N. Sg.Je.Ch.. Je m'appliquerai aussi à être un peu plus diligente, étant quelquefois lâche et paresseuse. Je penserai aussi de certaines choses que maman demande de moi et que j'ai beaucoup de facilité à oublier.

232

Cf. A. RAYEZ, op.cit., p.43. Le titre est de la main de Mère de Cicé. Exceptionnellement l'orthographe a été respectée. 227


Je ferai une visite du St Sacrement tous les soirs quand il y aura possibilité. Je ne manquerai point à dire mes prières du soir avant de me coucher et je garderai le silence en me couchant ainsi que le matin en me levant. Avant de m'endormir, je m'occuperai de la pensée de la mort. Je ne m'amuserai point en m'habillant, je ne ferai point perdre le tems aux personnes qui sont autour de moi. Je veux aussi ne jamais répondre brusquement et je le ferai toujours avec douceur. Je m'appliquerai aussi à quelques soins du ménage que maman désire que je fasse. Je m'en vais faire tous mes efforts pour observer ceci avec la grâce de mon Dieu. Avec elle je puis tout et sans laquelle je ne puis rien. Je ne cesserai de la lui demander, je veux désormais vivre et mourir dans ces résolutions.

II - Note sur la direction de l'abbé Boursoul (1774) (écrit sans date et sans titre)233

Le lundi de Pâques, 4 avril 1774, j'ai perdu celui qui m'a ramenée à vous, ô mon Dieu, et qui ne cessait de m'animer à vous aimer et à vous servir. Il a expiré en disant : "Oui, mes frères, nous verrons Dieu dans le ciel face à face et sans voile, par sa grâce, par sa grâce"...ô mort digne d'être enviée de tous les ministres du Seigneur et même de tous les chrétiens qui doivent souhaiter de mourir en exerçant quelque acte de notre religion sainte. Quel regret, ô mon Dieu, n'éprouvai-je pas à ce moment de n'avoir pas su profiter de tous les oracles de vie qui sont sortis de sa bouche. Je veux autant qu'il est en moi me rappeler ses principes. C'est en votre présence, ô mon Dieu, et c'est sous votre protection et sous celle de votre tendre Mère qui est aussi la mienne que j'entreprends cet abrégé de la conduite qu'a tenue à mon égard le saint auquel vous aviez confié mon âme. Conduisez ma plume, ô mon Dieu, et rappelez-moi vous même tout ce que vous lui inspiriez de m'annoncer de votre part. Il m'a toujours dit que ce Dieu de bonté et de miséricorde voulait me conduire à lui par amour et que cette voie charmante me faciliterait le chemin du ciel, lèverait tous les obstacles et me mènerait à tout ce que mon Dieu demande de moi. On m'a recommandé de veiller sans cesse sur moi-même avec une douce attention pour ne rien 233

Dans ce document ainsi que dans tous les autres, les passages soulignés le sont également dans les originaux. 228


penser, ne rien dire et ne rien faire qui déplaise à mon Dieu. On m’a assuré que si j’étais fidèle à cette sainte pratique; je commencerais mon paradis dès ce monde, puisque je n'y serais, non plus que les saints dans le ciel, occupée d'autre chose que de faire la volonté de Dieu. On m'a souvent exhortée à ne plus résister à Dieu et à ne lui plus disputer ce qu'il me demandait depuis si longtemps. Hélas, combien de fois, Seigneur, j'ai renouvelé la résolution de vous être fidèle et de ne jamais offenser volontairement mon divin Epoux. Nom plein de charmes ! Il faut, ô mon Dieu, que vous soyez la miséricorde même et l'amour même pour vouloir bien encore me mettre à la bouche ce nom si doux, après m'en être tant de fois rendue indigne. Vous faites encore plus, Seigneur, en me le mettant au cœur et m'en faisant éprouver toute la douceur. Ne vous lasserez-vous donc jamais, ô mon Dieu, de combler de vos faveurs et de vos grâces les plus précieuses le monstre qui vous a trahi tant de fois ? Ne m'a-t-on pas dit de votre part, lors de mon retour à vous, que les crimes les plus atroces et les moins impardonnables234 des plus grands scélérats n'avaient jamais été si injurieux au Cœur de mon Dieu que les miens, et cela en considération de l'amour et de l'ardent amour qu'il a pour moi. Combien de fois m'a-t-on dit qu'il m'aimait autant, depuis que j'ai eu le malheur infini de l'abandonner, qu'il m'aimait auparavant. Quoi, Seigneur, toute mon ingratitude, tous mes crimes n'ont pu vous éloigner de moi. Vos desseins n'ont point changé. C'est ce qu'on m'a assuré de votre part et ne me l'avez-vous pas fait éprouver vous-même au fond de mon cœur ! Il faut, ô mon Dieu, que vous imprimiez vous-même ces vérités dans une âme pour qu'elle en soit persuadée. Le saint qui m'a parlé de votre part m'a dit 14 jours avant sa mort que mon Dieu me voulait toute à lui. Ce sont ses paroles, Ah qu'il vous veut à lui parfaitement et qu'il vous prépare dans le ciel une place distinguée. Votre serviteur qui jouit maintenant du bonheur infini de vous posséder m'a ajouté que Dieu même se chargeait de ma sanctification, que son divin Esprit et son divin Cœur devaient me conduire entièrement. Il m'a assurée de votre part, ô mon Dieu, que vous me feriez connaître à l'occasion ce que vous demandez de moi si j'étais fidèle à écouter votre voix au fond de mon cœur. Ne démentez pas, Seigneur, ce que vous avez dit par la bouche de celui qui me tenait votre place, ô mon Dieu, dont la miséricorde et l'amour surpassent tout 234

Il faudrait lire : les plus impardonnables. 229


ce que les hommes peuvent penser de vous. Si j'étais jamais assez ingrate, assez perfide, assez lâche pour vous abandonner, quels supplices me destineriez-vous, ceux de l'enfer seraient impuissants, seraient trop faibles pour me punir. Je m'égare, ô mon Dieu ! loin de vous ne serais-je pas assez misérable, est-il un plus grand malheur, en est-il un autre que d'être privé de votre divine présence ? Faites-moi la grâce, ô mon Dieu, de ne pas vous perdre de vue un seul instant dans ce monde, jusqu'au moment auquel j'irai habiter dans votre maison. Venez dans la mienne', établissez votre demeure dans mon âme. Combien de fois me l'a-t-on dit, ô mon Dieu, que vos aimables desseins sur mon cœur étaient d'y habiter tous les jours de ma vie. Je vous logerai dans le temps, Seigneur, et vous me logerez dans l'éternité. Voilà la proportion qu'il y a entre vos dons et ceux des hommes. Mais que dis-je, ô mon Dieu, que pouvez-vous me donner dans le ciel qui surpasse le don inestimable que vous me faites ici de vous-même ? Combien, Seigneur, ne m'a-t-on pas recommandé de votre part de ne pas me livrer à l'inquiétude et au trouble qui me séparerait de vous. On m'a assuré qu'il m'était plus facile qu'à personne de ne jamais vous offenser. On m'a appris à revenir à mon Dieu en rentrant dans mon cœur au moment où je m'aperçois que je m'égare. On m'a ajouté qu'il était toujours prêt, à toute heure, à tout moment, à me recevoir. On m'a même assuré que ce retour charmerait son divin Cœur et m'attacherait à lui plus que jamais, loin de m'en éloigner. On m'a dit tant de fois que le sentiment ne dépendait pas de moi et qu'il suffisait de tourner ma volonté vers lui et de me conformer à la sienne malgré tous les sentiments contraires. On m'a recommandé de ne me point éloigner de la communion pour les fragilités involontaires. On m'a assuré de l'amour de mon Jésus qui veut désormais me tenir lieu de toute chose. On m'a de plus assuré que Notre-Seigneur Jésus-Christ voulait venir dans mon cœur pour s'y dédommager des insultes qu'on lui fait tous les jours, et on m'a dît encore qu'il me préférait à des millions de créatures qui, quoique ne l'ayant pas tant offensé que moi, n'en étaient pas aimées si particulièrement que moi, et qu'à leur égard il ne leur faisait aucun tort en les traitant selon la rigueur de sa justice ; mais à mon égard il me fait éprouver qu'il n'écoute que sa miséricorde. On m'a dit encore de votre part, ô mon Dieu, que j'étais destinée à être une mère des pauvres et une épouse de Jésus-Christ et un séraphin dans ce monde et dans l'autre. Quelle heureuse destinée ! Faites, ô mon Dieu, que je la remplisse. Il m'a dit encore que je devais être en tout lieu un ange de paix, que je devais aimer les personnes qui m'avaient fait quelque peine avec la plus vive tendresse, ne voyant en 230


elles que l'aimable Personne de Jésus-Christ ; que cette vue me rendrait cette conduite non seulement aisée, mais qu'elle me paraîtrait douce. Gravez dans mon cœur, ô mon divin Jésus, les préceptes que vous avez dictés à celui qui m'annonçait vos volontés sur moi. Ne me laissez pas m'égarez. Vous m'avez ôté mon guide ; donnez-m ‘en un qui soit selon votre Cœur et par conséquent digne de le remplacer. Conduisez-moi vous-même, ô mon Dieu, aux pieds du ministre qui doit me conduire directement235, parfaitement à vous. Je m'abandonne à vous, je remets mon âme entre vos mains, faites de moi tout ce qu'il vous plaira. Que je dise, ô mon Dieu, avec celui que vous avez retiré de ce monde pour le placer auprès de vous : Que je sois dans l'affliction ou dans la joie, il en est le Maître, Dominus est. Que son aimable volonté s'accomplisse en moi. Je veux me rappeler encore les dernières paroles du guide que vous m'aviez donné. Il me dit le lundi saint : Ah que vous seriez avancée si vous aviez voulu ! Le démon vous a détournée, vous l'avez écouté. Mais enfin, grâce à la miséricorde de Dieu, vous êtes dans la voie, marchez-y constamment jusqu’à la mort.

III - (Retraite fin septembre 1776)236 Le 1er octobre 1776, à la Retraite, faisant une retraite particulière de trois jours, mon Dieu m'ayant comblée de grâces et m'ayant inspiré depuis la sainte communion que j'ai faite ce matin un plus ardent désir de le servir et de l'aimer, et un regret plus cuisant que jamais de l’avoir offensé, je fais résolution de ne point manquer à élever mon cœur vers lui en m'éveillant à la demi-heure d'oraison le matin, autant le soir, une lecture, l'attention au saint exercice de la présence de Dieu, méditer la Passion de Notre-Seigneur pendant la messe, continuer la communion journalière tant qu'on ne me la défendra pas. J'ai promis à mon Dieu d'obéir à ma mère comme une religieuse à sa Supérieure, de me soumettre à (elle) en toute chose, à moins que la prudence chrétienne ne me dicte le contraire. Avec la 235

directement est ajouté au-dessus de parfaitement.

236

Ce texte sans date et sans titre est écrit à la suite du précédent, sur une même feuille.

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grâce toute puissante de mon Dieu en laquelle seule je veux mettre désormais toute ma confiance, je veux être d'une douceur inaltérable ; j'espère qu'il me fera la grâce de ne pas conserver d'humeur un seul moment intérieurement ni extérieurement contre les personnes qui m'auront fait de la peine, je veux les combler d'amitié et de bienfaits et ne jamais consulter à cet égard les raisons qui me seraient dictées par la prudence humaine d'en agir autrement. Je veux aussi, avec la grâce de mon Dieu anéantir toute pensée qui peut non seulement me séparer de lui mais m'en détourner. Je ferai surtout attention à mépriser le qu'en dira-t-on, je voudrais me mettre au-dessus du respect humain. Mon Dieu, ne donnez plus d'entrée dans mon cœur qu'à la crainte de vous déplaire et au désir de vous aimer. Je veux en m'habillant, pour détruire ma vanité, penser quelques moments à ce que deviendra mon corps après ma mort. Je renouvelle de tout mon cœur et je désirerais que ce serait (sic) avec l'ardeur d'un séraphin, la consécration que j'ai faite à mon divin Epoux de toute ma personne. Je suis prête à accomplir ses volontés quand il me les manifestera. Je le remercie mille fois de m'avoir choisie pour son épouse malgré mon ingratitude. Je n'ai point de terme, ô mon Dieu, pour exprimer l'horreur que j’ai de mes abominables infidélités, l'excès de la reconnaissance que m'inspirent les faveurs dont vous me comblez et la grâce précieuse de ma vocation que vous avez daigné m'accorder aujourd'hui. Je chancelle en écrivant ces dernières lignes. Ce n'est pas que je résiste à votre volonté, c'est la crainte de ne la pas connaître telle qu'elle est, car je ne veux que ce que vous voulez, mon divin Jésus. Donnez-moi autant de défiance de moi-même que de confiance en vous et faites, je vous en conjure tout ce qui vous plaira de moi, pourvu qu'Adélaïde soit toute à Jésus son Epoux.

IV - Retraite à la fête de l'Assomption de la Très Sainte Vierge, août 1783 Je fais résolution de demander sans cesse à Dieu la grâce de conserver et d'augmenter tous les jours en moi l'horreur qu'il m'a inspirée du péché que je veux éviter avec le plus grand soin. Je craindrai plus que tous les maux de ce monde tout péché volontaire et je fais résolution de m'exposer à tous les malheurs plutôt que d'en commettre jamais un seul de propos délibéré.

232


Je fais résolution d'être fidèle autant qu'il me sera possible au règlement de vie que je me suis proposé, la demi-heure de méditation le matin, autant le soir, la messe tous les jours (la prière, le chapelet, la lecture en commun), la visite du Saint-Sacrement le soir, la pratique exacte de l'exercice fréquent de la présence de Dieu. Je veux recevoir tous les événements de la main de Dieu, grands ou petits, heureux ou malheureux, au premier moment de réflexion sur les choses qui arrivent. Je veux reconnaître la divine volonté et me réjouir en toutes choses de son accomplissement. Si ma faiblesse ne me permet jamais d'arriver là pour les événements affligeants, je veux au moins me soumettre entièrement en demandant à Dieu une disposition plus parfaite s'il l'attend de moi. Je veux m'exciter de plus en plus à la défiance de moi-même et à la confiance en Dieu malgré mes énormes infidélités. Les bontés qu'il me fait éprouver m'inspirent la résolution de me jeter entre ses bras sans pourtant oublier jamais l'abîme de misère dont il a daigné me tirer tant de fois. Je veux toujours me rappeler avec la plus vive et la plus parfaite reconnaissance le pardon généreux que j'espère qu'il a daigné m'accorder malgré les rechutes les plus criminelles, les ingratitudes les plus noires, enfin malgré tout ce qui devait l'éloigner de moi pour toujours. Puisse cette vue salutaire allumer dans ce malheureux cœur la reconnaissance et l'amour dont il doit être pénétré pour un si. bon Maître au service duquel je veux désormais vivre et mourir. Je lui consacre à cet effet tous les mouvements de ce cœur infidèle, toutes les pensées de mon esprit, tous les actes de ma volonté. Je fais résolution de rapporter tout à Dieu et de lui demander la grâce de purifier lui-même mes intentions en toutes choses. J'espère aussi qu'il me fera celle d'avoir toujours les yeux ouverts pour fuir ce qui lui déplaît et pour pratiquer tout ce qui lui plait avec toute la fidélité qu'il attend de moi et dont j'espère qu'il me rendra capable. Je fais encore résolution de m'exercer dans la haine et le mépris que je dois si justement avoir pour moi qui me suis rendue coupable de tant d'ingratitudes envers un Dieu si bon. Si les hommes pouvaient connaître à quel point je lui suis infidèle, je serais à leurs yeux comme aux miens un monstre digne de tous les malheurs, et indigne de toutes les grâces. Je veux être d'une douceur inaltérable et d'une indulgence extrême pour le prochain, l'estimer autant que je me mépriserai. Je tâcherai de n'agir jamais par humeur et par naturel. Je ne conserverai pas un seul instant le plus léger ressentiment contre personne. Au contraire, je me ferai un devoir de voler au-devant des occasions de faire plaisir aux personnes qui m'ont fait de la peine. Je serai ravie de les trouver ces occasions précieuses de plaire à Notre-Seigneur, et je ferai en sorte, avec sa grâce, de ne pas les laisser échapper. 233


Je veux aussi ne me plaindre de quoi que ce soit et n'envisager d'autre malheur dans la vie que celui que j'ai eu d'offenser Dieu. Je ne ferai cas de ce qui me reste de vie que dans la vue de l'employer à réparer le passé par tous les moyens qui me seront indiqués de la part de Dieu. Je fais résolution de retrancher toutes les dépenses inutiles pour moi et de me borner à cet égard au simple nécessaire dans ma position. Je regarderai ce que je possède comme appartenant aux pauvres beaucoup plus qu'à moi. Autant que je le pourrai, je n'en refuserai point. Je désire ne rien posséder en ce monde pour parvenir à la possession de Jésus-Christ, à moins que ce ne soit pour soulager ses membres souffrants. Je fais résolution de jeûner tous les vendredis à moins que ma santé ne m'en empêche, si toutefois, mon Père, vous me permettez cette légère mortification que je voudrais bien accompagner de quelques autres surtout ces jours-là, parce que j'ai infiniment besoin de pénitence et je n'en ai jamais fait aucune qui ait la moindre proportion avec mes offenses. Je veux obéir à ma mère dans les plus petites choses, à moins qu'il n'y ait de bonnes raisons pour ne pas faire les choses; alors je les lui représenterai avec respect. Je ne négligerai aucune occasion de la porter à Dieu. J'en ferai autant quand je traiterai avec le prochain auquel je rendrai toujours tous les services qui dépendent de moi, en demandant à Dieu en même temps de ne me point distraire pour cela de sa présence et je veux m'occuper pour parvenir à ce bonheur (que j'attends néanmoins beaucoup plus de la pure miséricorde de Dieu que de mes efforts) de la présence intérieure de Dieu en moi, et je garderai pour cela autant de silence qu'il m'est possible dans ma position. Je veux entretenir sans cesse dans mon cœur une vive douleur de mes péchés et me rappeler le plus souvent qu'il me sera possible la pensée qui m'a le plus occupée et qui m'a donné le plus de consolation. Pendant ma retraite, c'était de me fixer aux pieds de Notre-Seigneur Jésus-Christ avec sainte Magdeleine en m'excitant aux sentiments qui animaient cette bienheureuse pénitente, surtout au moment où elle obtint le pardon de ses péchés de la bouche même de Jésus, et à celui où Notre-Seigneur fut détaché de la croix et mis entre les bras de la Sainte Vierge. Après mon divin Sauveur c'est en cette bonne Mère que je veux mettre toute ma confiance et lui donner en toute occasion des marques de ma reconnaissance des grâces que j'ai obtenues par son moyen, en particulier celle de ma conversion qu'elle a sûrement demandée bien souvent à son cher Fils. Toutes les malheureuses expériences que j'ai faites de ma faiblesse me font sentir depuis longtemps le besoin extrême que j'ai d'être conduite comme un enfant, 234


n'ayant su jusqu'à présent par Moi-même que m'égarer. Je veux être d'une docilité entière pour vous, mon Père, qui me tenez la place de Dieu. Je ne veux pas faire la moindre chose tant soit peu intéressante sans que vous en décidiez, je vous demande cette grâce. Je veux tendre de toutes mes forces à la pratique fidèle de cette maxime : « Tout pour plaire à Dieu, rien pour me satisfaire. » J'ai malheureusement tout lieu de craindre par ma funeste expérience ces résolutions ne soient l'effet que d'un moment de ferveur passagère, malgré qu'elles soient toutes fondées sur la connaissance de moi-même, de mes infidélités énormes, des grâces de Dieu et de la reconnaissance infinie que je lui dois. Je les sens déjà quelquefois s'affaiblir, cette idée seule me désespère si Dieu ne m'inspirait en même temps la confiance qu'il veut bien enfin mettre lui-même un terme à mes ingratitudes. Je lui demande du fond de mon cœur, à ce Dieu de miséricorde, de m'accorder pour tout le temps de ma vie l'esprit de pénitence et d'amour, puisqu'il m'est encore permis d'aimer ce Dieu si bon, si aimable, que j'ai tant offensé, et que je devrais aujourd'hui aimer mille foi davantage puisqu'il le permet encore à mon cœur. Mais je veux de plus, avec grâce, saisir toutes les occasions de le faire aimer des autres et tâcher de réparer par-là, autant que j'en suis capable, le malheur infini de l'avoir tant offensé. A l'égard de ce que je possède, je voudrais qu'il me fut possible dans ma position de ne disposer de rien que par obéissance, surtout pour ce qui me regarde personnellement, désirant de détacher mon cœur non seulement de cela mais de toutes choses, pour ne l'attacher qu'à Jésus-Christ. Ainsi soit-il.

V - A la plus grande Gloire de Dieu Projet d'une société pieuse (1785)237 Il s'agirait que quelques personnes se joignent ensemble et que, malgré la qualité de pensionnaires qu'elles conserveraient vis-à-vis de la communauté où elles se fixeraient, elles vivraient en commun soit dans une maison de retraites ou un hôpital, etc. Elles feraient pour un an seulement le vœu simple de chasteté, de pauvreté, d'obéissance, elles ne pourraient être reçues dans l'association sans avoir au moins 237

Cf. A.Rayez, op. cit., p.178. 235


800 livres de rente, parce que les pensions qu'elles payeront à la maison où elles seront fixées iront à 400 livres dans la vue de soutenir par là une maison utile à la gloire de Dieu et au bien du prochain. Elles suivront le règlement de la maison où elles seront pour les exercices spirituels, comme celui-ci par exemple qu'on suit à la Retraite de Rennes. Elles se lèveront à cinq heures l'été, une demiheure plus tard l'hiver, se rendront au chœur, feront demi-heure d'oraison, psalmodieront en commun les quatre Petites Heures de l'office de la Sainte Vierge. Ensuite elles assisteront à la prière et à la messe, feront une demi-heure de lecture dans le cours du matin et une demi-heure de silence pour y réfléchir. Ensuite les sœurs nommées par la supérieure (que les sœurs se choisiront et qui le sera pendant le temps que l'on trouvera convenable de fixer) pourront vaquer à la visite des malades, soit dans le dehors ou dans le dedans (il serait toujours bien désirable de s'établir de manière à avoir des pauvres et des malades à portée de soi), ou à d'autres bonnes œuvres. Les autres s'emploieront au travail en commun, autant que cela se pourra, soit pour l'église, ou pour les pauvres, en silence entremêlé de cantiques et d'aspirations. A l'heure que se fait l'examen, avant le dîner, on se rendra un moment au chœur ; elles dîneront ensuite toutes ensemble pendant qu'une d'entre elles fera la lecture. Après se fera la récréation. A une heure, si l'on veut, on pourra dire le chapelet ou devant le Saint-Sacrement ou dans la chambre de feu commune. Après quoi on pourra passer le temps jusqu'à vêpres dans ses chambres ou cellules dans le recueillement, en s'occupant toujours à quelque ouvrage manuel ou lecture de piété. La sortie de l'après-midi pour les malades ou autres bonnes œuvres pourra se faire avant ou après vêpres, suivant que cela paraîtra nécessaire à la supérieure. Les mêmes ne sortiront pas deux fois le jour, afin d'avoir un peu de temps à donner au recueillement. Les dimanches et fêtes, il pourra s'en trouver deux à la grand' messe et deux autres aux offices de l'après-dîner. Il serait à souhaiter qu'elles fussent assez nombreuses pour pouvoir passer chacune une semaine, ou du moins plusieurs jours sans sortir pour entretenir l'esprit de retraite ; à moins que leur petit nombre et les besoins du prochain fassent penser autrement. Après vêpres qui se disent à trois heures, elles pourront faire une demi-heure d'oraison devant le Saint-Sacrement et rendre quelque hommage à la Sainte Vierge, soit en disant un second chapelet ou la Petite Couronne, et de là s'occuper ensemble dans la chambre commune où l'on pourra faire une lecture, comme la Vie des Saints, jusqu'à cinq heures qu'on dira Complies. Après la demi-heure d'oraison, un moment dans les chambres jusqu'au souper qui est à six heures. La récréation finit à huit heures. On commence Matines et Laudes, la prière 236


ensuite, le coucher à neuf heures et demie, au plus tard. Autant qu'on pourra, on suivra l'esprit de saint François de Sales et les sages Constitutions de la Visitation autant qu'elles peuvent s'accorder avec les œuvres de charité qu'on se propose d'exercer, suivant le premier plan de saint François de Sales pour son Institut qui voulait joindre d'abord la vie active à la vie intérieure que mènent ses filles. Le vœu simple de pauvreté n'empêchera pas que chacune jouisse de son patrimoine, mais celui d'obéissance ne permettra d'en user qu'avec la permission de la supérieure à laquelle le revenu de chacune sera remis en entier, à mesure qu'elle le touchera, afin qu'elle paye en commun les pensions de toutes, et que le reste serve ensuite, suivant ses ordres, aux différents besoins des pauvres, parce qu'elle se chargera de pourvoir à tout ce qui sera nécessaire à chacun des membres de cette association. Par ce moyen, leurs biens seront en commun, comme ceux des premiers fidèles, pour servir aux différents besoins de leurs frères indigents. Leur manière d'être vêtues sera simple et uniforme. Les sœurs n'auront aucun soin à prendre pour leur temporel. Elles seront soignées les unes par les autres quand elles seront malades et n'auront aucune inquiétude de ce qui les regarde, de manière qu'elles seront toutes livrées à la prière et aux bonnes œuvres qui se présenteront, s'offrant à Dieu par le moyen de l'obéissance pour s'acquitter de toutes celles dont la Providence les chargera. C'est pour cela qu'elles pourraient s'appeler les filles de la Présentation de la Très Sainte Vierge, parce qu'elles s'offriront par elle à Notre-Seigneur pour remplir toutes ses volontés sans se proposer rien en particulier que le bien spirituel et temporel du prochain. L'état sera libre, on ne s'engagera que pour un an. Si cette forme de vie plaît, on renouvellera chaque année son engagement entre les mains de la supérieure, le jour de la Présentation de la Sainte Vierge. Elles feront chaque jour de fréquentes visites à Notre-Seigneur dans son Sacrement d'amour et profiteront pour cela, avec fidélité, de toutes les allées et venues dans la maison et même au dehors en faisant la visite des malades. Elles s'emploieront aux retraites et autres bonnes œuvres qui se feront dans la maison où elles seront retirées, tant pour faire faire les Exercices que pour l'instruction des pauvres, en observant qu'elles ne se mêleront de quoi que ce soit dans la maison où elles seront que lorsqu'on voudra bien le leur permettre. Elles renonceront à toutes visites inutiles, même chez leurs 237


parents, si ce n'est dans les moments d'affliction ou de maladie, par un principe de charité, avec permission de la supérieure à qui l'on rendra compte de tout. On évitera aussi de recevoir des visites, si ce n'est par ce motif, et jamais dans les chambres, mais dans un parloir ou chambre destinée pour parler aux personnes du dehors. Les sœurs éviteront de s'entretenir entre elles de choses inutiles au temps des récréations. Les exercices de charité auxquels elles s'exciteront et dont elles s'entretiendront pourront être la matière de leurs récréations. (Feuille détachée appartenant manifestement au Projet de Société pieuse.) On ne sera point obligé de remplacer les exercices de piété qu'on aura manqués, quand le temps où ils se font aura été employé aux œuvres de charité autant que cela se pourra. On ne manquera qu'en cas de maladie à assister aux exercices de piété qui se feront quand on sera à la maison dans le courant de la journée. Quant à ceux du matin et du soir, toutes ne pourront s'en dispenser, parce qu'à moins de cas très extraordinaires on ne vaque pas pendant ce temps au soin des pauvres. On pourra sur le commun payer quelqu'un qui fera les affaires de chacune, afin que les choses de ce monde leur donnent moins de distractions.

VI - Lettre de Mère de Cicé au Père de Clorivière (mi-octobre 1787) J'ai reçu, mon Père, avec bien de la reconnaissance la lettre que vous avez eu la bonté de m'écrire. Je demande à Dieu de tout mon cœur qu'il me fasse la grâce de profiter de tout ce que vous me dites. J'avais dit à mon confesseur, avant de recevoir votre lettre, que vous m'aviez dit de lui demander la permission de communier tous les jours, mais que j'avais pourtant quelque inquiétude, parce que, quoique vous eussiez insisté sur ce point-là d'abord, je pensais qu'en me connaissant davantage vous pouviez avoir changé d'avis et ne plus compter que je sollicitasse cette grâce, - que j'avais compté, lors de la fin de la retraite, vous demander de nouveau si c'était toujours votre sentiment. Je pris le parti avant d'attendre votre réponse, pour que mes communions n'eussent pas été interrompues si le Bon Dieu permettait qu'on m'accordât la communion quotidienne, comme il est arrivé par la grâce de Notre-Seigneur. J'espère, mon Père, puisque je vous dois ce bonheur, que je n'aurais jamais osé demander sans vous, que vous vous intéresserez vivement auprès de Notre-Seigneur pour m'obtenir la 238


grâce de ne le recevoir jamais sans fruit, et pour que ma vie réponde à une si grande grâce. Quant au parti que vous vous sentez porté à me conseiller après avoir consulté le Seigneur, j'ai ressenti une grande joie de l'espérance que vous me donnez de voir accomplir les desseins du Seigneur sur moi. Je trouve bien souvent un étang de difficultés dans l'exécution de ce projet, mais, s'il vient de Dieu, je sens que je ne dois pas craindre qu'aucun obstacle résiste à sa Volonté. C'est moi-même que je crains plus que tout le reste. J'ai parlé à mon confesseur de ce que vous me marquiez sur mon projet. D'abord il m'a dit que j'irais là pour en revenir, que c'était légèreté, qu'après avoir tenté différentes choses comme le Colombier, les Incurables, cela serait marqué au coin de l'inconstance, qu'il eût été plutôt d'avis que je n'eusse pas abandonné le projet que j'avais eu de m'associer quelques personnes pour vivre en société en qualité de pensionnaires dans la maison de la retraite de Rennes, et nous occuper ensemble des œuvres de charité. Je lui ai dit que je ne ferais rien sans son avis, que le vôtre était que je m'en rapportasse à lui sur ce que vous me proposiez, que vous me recommandiez même de ne pas insister Si son avis n'était pas conforme au vôtre. Je lui ai demandé la permission de lui montrer votre lettre. Quelques jours après, il m'a dit qu'il ne me défendait pas de penser à ce projet, auquel pourtant il trouve de grandes difficultés, tant du côté de la maison où il doit s'exécuter que de mon côté. Il pense d'abord que dans une communauté toutes les nouveautés ne sont pas vues de bon œil et qu'un grand nombre de religieuses pourraient bien ne pas approuver cela. A cela j'ai répondu qu'il ne s'agissait que de vivre en commun absolument comme elles, mais toujours dans la dépendance, ne se mêlant de rien dans la maison qu'autant qu'on le voudrait, en qualité d'aide, dans les temps qui ne seraient pas pris sur les bonnes œuvres dont je ne voudrais même m'occuper que par obéissance. De mon côté, et c'est ce qui le frappe davantage, il pense qu'il est impossible que je ne trouve beaucoup d'entraves dans le bien que je voudrais faire. Il pense qu'on n'entrerait point dans mes vues et que je ne serais point contente. Je crois aussi qu'il y trouve des difficultés qui viennent de mon caractère. Elles me donnent de l'inquiétude à mon (tour). C'est surtout mon inégalité d'humeur que je crains pour vivre en communauté, mon extrême sensibilité et susceptibilité. Quand je me trouve dans ces fâcheuses dispositions, j'évite autant que je peux la société, parce que c'est éviter des occasions d'avoir de l'humeur, et je suis portée alors à demeurer beaucoup en solitude. Tout cela vient de ce que je ne sais point me vaincre, mais puis-je espérer de me réformer à l'âge que j'ai, de manière à ce que ces défauts ne fassent pas une grande difficulté ? Je sais que tout est possible à l'homme par la grâce 239


de Jésus-Christ, et c'est de ce divin Sauveur que j'espère tout. Ce qui m'inquiète là-dessus, c'est que le Père de la Croix m'a dit que le genre de vie auquel Dieu nous destinait se trouvait ordinairement assorti à notre caractère et à nos inclinations. La seule chose qui lui ferait voir une apparence de possibilité dans ce projet, c'est votre sentiment. Au reste, il m'a dit que je n'avais qu'à vous écrire à ce sujet, que vous pouviez avoir fait de nouvelles réflexions là-dessus. Je ne vous ai pas écrit plus tôt tant parce que je pensais que ma lettre ne vous retrouverait pas de retour du voyage que vous projetiez les premiers jours d'octobre au séminaire de Saint-Méen, et je désirais aussi pouvoir vous mander bien précisément les pensées du Père de la Croix. Il m'a bien recommandé de me tenir dans la disposition de faire la volonté de Dieu quand elle me serait connue et de dire souvent à Notre-Seigneur : "Parlez, votre serviteur écoute", ou avec un autre Prophète, "Me voici, Seigneur, que désirez-vous de moi, me voilà prête d'aller où il vous plaira". C'est ce que je répète souvent intérieurement. Le Père de la Croix m'a dit aussi que je quitterais un bien certain ici pour un autre incertain. Il m'a dit aussi que Dieu voulait quelquefois de nous des consentements de choses dont il ne veut pas l'exécution, et il m'en a cité des exemples dans les saints de l'Ancien et du Nouveau Testament. Mais il m'a fort exhortée à me tenir toujours dans la disposition d'obéir aux volontés du Seigneur telles qu'elles soient. Je crains que les défauts que je connais en moi, dont je vous ai parlé, et ceux que je connais pas mais que les autres voient ne fassent un obstacle, comme celui de l'inégalité de mon caractère, et mon empressement, et mon activité à m'occuper de tout ce qui me plaît d'abord, et ma facilité à me dégoûter des choses que j'ai le plus souhaitées. L'expérience que j'en ai faite lorsque j'ai été au Colombier me fait craindre. Je sais bien que ce parti est fort différent, puisque la liberté est conservée au fond, quoique le sacrifice en soit fait chaque année. Point de clôture, et l'exercice des œuvres de miséricorde de toute espèce, conservé. Je dois aussi vous dire, mon Père, que j'ai eu quelquefois la pensée, mais surtout à la Croix, à la fin de la retraite, que Dieu ne me voulait pas dans ce lieu-là, puisque je me sentais un tel empressement de le quitter qu'il me semblait que la terre me brûlait les pieds. Il est vrai que, du moment que j'eus fait la démarche que vous m'aviez conseillée pendant le cours de la retraite de parler à la supérieure, je fus plus calme ; il est vrai que mon départ était décidé alors, mais il me semblait que j'aurais resté quelques jours plus volontiers après cela. Je n'ai jamais pu bien définir cette extrême impatience que je ressentis de m'en aller ce jour-là même où le Saint-Sacrement était exposé tout le jour.

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Les raisons qui me viennent à l'esprit sont aussi le regret que je sentais de ne pas éprouver la consolation à laquelle je m'attendais, après avoir fait ce sacrifice que Notre-Seigneur exigeait de moi. L'inquiétude que j'avais de ne point sentir de contrition et de vous paraître aussi insensible que je l'étais, le tourment que j'éprouvais sur toutes mes dispositions, et l'incertitude de mon sort, et la perplexité de ne savoir à quoi me résoudre, croyant manquer à la grâce de Dieu et ne me sentant pas la force de faire ce que je croyais qu'elle m'inspirait. Je croyais aussi que vous vous en alliez le jour de la fin de la retraite et je n'étais pas assez tranquille pour pouvoir espérer de communier sans aller à (confesse). Maintenant tout mon désir est qu'on me prescrive la volonté de Dieu et j'espère que tout mon soin sera de la suivre. Vous m'avez donné la décision du Père de la Croix comme la marque à laquelle je dois la reconnaître. Je vous ai obéi, je n'ai point insisté, cependant je lui ai demandé de m'expliquer sur tout cela et il m'a invitée à le faire. Il recommande la chose à Dieu et ne me défend point de m'en occuper, mais il ne prononce pas, et je crois qu'il ne le fera que sur ce que vous me manderez. Sur ce que le Père de la Croix m'a dit qu'il pensait que je ne devais pas abandonner mon projet de m'associer quelques personnes dans cette maison ici, je lui ai objecté que l'idée que j'avais eue avait été d'abord fondée sur la situation de la maison dépourvue de sujets, qui mettait dans le cas d'admettre des pensionnaires, dont le choix devenait intéressant dans une maison de retraites, qu'il paraissait que les vues de la Providence ne sont pas qu'on en reçoive, car il ne s'en présente pas depuis trois ans qu'on est décidé à en recevoir. Dans le cas où on en eût reçu, il est certain que des pensionnaires comme celles que je souhaitais eussent été propres à aider aux demoiselles de la Retraite et à suppléer à ce qu'elles n'auraient pas pu faire à cause de leur petit nombre. Il leur est venu quatre sujets pour remplacer les quatre autres qui s'en sont allés. Une personne étrangère que je ne connais point, mais pour laquelle on s'était adressé à moi, qui pensait à cette maison ici, et qui paraissait y avoir les mêmes vues que moi, a manqué. Ainsi il ne paraît pas quant à présent que les vues de la Providence soient d'amener des pensionnaires ici. Quand j'y suis venue on paraissait désirer beaucoup que mon exemple fût suivi. Quand on a vu venir des sujets, on a paru renoncer tout à fait à l'idée des pensionnaires. Quant à moi, l'idée de mon projet me faisait regretter qu'il n'en vînt pas, c'est-à-dire de celles que je souhaitais. Car je ne désirais pas indifféremment toute espèce de pensionnaires, au contraire il y en a que je craignais. D'ailleurs, j'ai observé au Père de la Croix que ce que je désirais pratiquer par rapport à l'obéissance et à la pauvreté quant au personnel (car je ne veux point renoncer à rien dans le fait, pour 241


secourir les pauvres), mais je voudrais pourtant être aussi dénuée de tout pour moi que si j'avais renoncé à toutes choses solennellement n'était pas praticable dans cette maison, qui n'est qu' association et où il ne serait réellement pas possible, comme vous l'avez senti tout d'abord, que des pensionnaires pratiquassent entre elles ce que les religieuses elles-mêmes ne pratiquent pas - soit qu'elles prissent le parti de se soumettre entièrement à la supérieure de la maison, soit qu'elles eussent une supérieure parmi elles, ce qui supposerait deux Sociétés dans une, et deux chefs surtout, ce qui ne peut s'accorder comme vous l'avez pensé, et ce qui me fit désespérer absolument de mon projet que je vous présentai à Saint Charles sous ce point de vue et auquel vous ne vîtes aucune apparence de succès. Avant d'aller à la Croix j'avais pensé à trouver une maison dont on pût dépendre et je demandais souvent au Bon Dieu de me faire connaître une personne qui fût propre à être à la tête de cette bonne œuvre, si elle devait réussir pour sa gloire. Je vous avouerai, mon Père, que presque aussitôt que je vous ai connu, j'ai espéré que NotreSeigneur me faisait cette grâce, et plus je vais plus je désire de me mettre absolument entre vos mains pour faire ce qui plaira davantage à Notre-Seigneur. S'il vous inspirait de me permettre de faire le vœu de vous obéir, il me semble que toutes mes difficultés s'évanouiraient je mettrais toute ma force dans l'obéissance que je rendrais à mon Seigneur Jésus-Christ dans votre personne. Ce que vous m’aviez répondu là-dessus à la Croix m’a empêchée de vous en reparler dans ma dernière lettre, et je craignais même de m'être fait illusion à moimême, mais j'y pense de plus en plus et j'espère que, loin que cela fût contraire à la volonté de Dieu, ce serait peut-être pour moi le seul moyen de la suivre entièrement et constamment, car j'ai tout lieu de craindre mon inconstance. Mais sur ce point-là d'abord comme sur les autres je me soumets à tout ce que vous jugerez qui sera le plus à la gloire de Dieu. J'ai rappelé aussi au Père de la Croix une chose qui me fait penser que le Bon Dieu ne veut pas que le projet s'exécute ici. Le désir de remplir à cet égard ce que je pensais qui pût entrer dans les desseins de Dieu sur moi, m'engagea à lui demander la permission de louer quelques chambres tout près de la Retraite. Mon dessein était d'y retirer quelques pauvres femmes malades des plus abandonnées qui se trouveraient sans ressources, comme celles de la campagne, ou celles qui ayant des maladies de langueur ne peuvent être reçues dans les hôpitaux et sont par conséquent les plus infortunées. Je pensais à avoir cinq lits en l'honneur des Cinq Plaies de Notre-Seigneur. Je dis au Père de la Croix, qui me promit d'arranger cela, que j'espérais que quand j'aurais des pauvres le Bon Dieu m'enverrait quelqu'un pour m'aider à les soigner, ce qui pourrait donner commencement à mon projet. Quelque désir que j'eusse et quelque recherche que j'aie faite, cela n'a 242


pu réussir faute de logement commode. Auparavant de recevoir votre lettre, ne me flattant pas de voir si tôt l'accomplissement de mon projet, j'avais toujours la pensée de profiter du prétexte des eaux pour me rendre d'abord à Dinan et de là à la Croix, afin de ne rien donner à connaître de mes projets. Ce que vous dites de ne pas mettre de lenteur dans tout ce que j'aurai à faire si mon voyage s'exécute, me fait penser qu'il serait peut-être plus agréable à Dieu de se rendre plus tôt à la Croix, et que ce serait peut-être outrepasser la prudence humaine de prendre un prétexte pour ne rien donner à connaître, car ce serait le dire publiquement que de partir dans cette saison, et alors je ne pourrais manquer d'en écrire à mes parents avant que de le faire, et ils ne manqueraient pas de s'y opposer, au lieu que cela pourrait se faire, à ce que je pense, sans le moindre soupçon ; on serait moins étonné de me voir aller à la Croix l'année prochaine qu'on ne l'a été cette année. D'ici à ce temps, je pourrais profiter de cet intervalle pour disposer toute chose sans qu'on s'en défiât, pour que je pusse (y demeurer) sans être obligée de revenir, si la Providence me destinait à rester tout à fait là-bas. A la Croix, je pourrais y demeurer le temps que vous jugeriez convenable, sans que d'autres personnes fussent instruites de mon projet que la supérieure. Je ne laisse pas d'avoir ici plusieurs choses à régler pour différentes personnes dont je me mêle. Je tâcherais d'arranger cela de manière que les choses qui ne pourraient pas être terminées par moi le seraient par des personnes de ma connaissance. J'avais pensé avant de recevoir votre lettre que je profiterais du prétexte des eaux si vous pensiez que je dusse penser à mon projet, et je pensais à aller d'abord à Dinan, d'autant que j'ai et que j'aurai le plus grand besoin de vos avis avant de rien entreprendre. Je ne veux, ne puis pas me décider à rien que par ce que vous me direz. Le mouvement intérieur que j'éprouve et la raison s'accordent parfaitement sur ce point. Il me semble que le Seigneur qui permettrait l'entreprise, ne pourrait manquer de vouloir aussi les moyens qui doivent la faire réussir. Je vous avoue même, mon Père, que je ne me sentirais aucun courage sans cet appui qui me serait donné par Notre-Seigneur lui-même.

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VII - (Vœu d'obéissance au Père de Clorivière ) Seigneur, Dieu tout puissant et éternel : je, Adélaïde-Marie Champion de Cicé, prosternée en votre présence, quoique très indigne, me confiant cependant en votre bonté et miséricorde, fais vœu à votre Divine Majesté, en présence de la glorieuse Vierge Marie et de toute la Cour Céleste, d'obéissance à Monsieur de Clorivière, sous l'autorité de tous Supérieurs légitimes, suppliant très humblement votre Bonté infinie, par le précieux Sang de Jésus-Christ, qu'il vous plaise de recevoir cet holocauste en odeur de suavité ; et puisqu'il vous a plu me donner la grâce de le désirer et de vous l'offrir, accordez-moi la encore pour le continuer et l'accomplir pendant tout le reste de ma vie. Amen, le 6 juin 1791.

VIII - Résolution d'observer fidèlement ses vœux238 Loué soit Notre-Seigneur Jésus-Christ et sa Sainte Mère. Je me propose avec la grâce de mon Dieu de faire tout ce qui dépend de moi pour accomplir mes vœux avec d'autant plus de fidélité que j'ai plus d'infractions à me reprocher, que le temps qui me reste pour réparer le passé est nécessairement court, étant d'un âge avancé, que les grâces que Dieu m'a faites ont été plus grandes et plus suivies pendant tout le cours de ma vie et mes résistances presque continuelles. Je veux commencer, par rapport à mon vœu de pauvreté, à me détacher de cœur de tout ce que j'ai, ou de tout ce que je pourrais avoir, à me dépouiller sans cesse intérieurement et extérieurement tout autant que l'obéissance me le permettra. J'opposerai à cette attache aux biens de la terre qui a été pour ma la source de tant de fautes le plus grand détachement. Je ne me contenterai pas de ne pas aimer ces choses et de ne pas me les approprier sans permission, mais bien persuadée qu'elles appartiennent au Seigneur. Je le ferai de même que les autres qui n'en ont pas abusé les méritent mieux que moi, et je les emploierai ou les verrai employer à leur service avec joie, s'il plaît à Dieu. S'il me réduit pour mon plus grand bien à dépendre absolument des autres pour le nécessaire et que je ne puisse rien 238

Ecrit sans date et sans titre, cf. A. Rayez, op. cit., p.171. 244


recouvrer, loin de m'en affliger, je m'efforcerai de m'en réjouir et je profiterai de cette situation en toute occasion pour me réduire à la condition des pauvres. Je m'appliquerai à mépriser toutes les choses dont j'étais malheureusement esclave toutes les fois qu'elles se présenteront à mon souvenir. Je me rappellerai que toutes indignes et misérables qu'elles sont, il fut un temps qu'elles ont partagé les pensées de mon esprit et les affections de mon cœur avec mon Dieu, que mon attachement pour elles a été pour moi la source d'une infinité de petites injustices envers le prochain en me faisant manquer à lui rendre ce qui lui était dû dans l'exacte justice, plus souvent encore ce que la juste compassion pour ses besoins aurait dû m'engager à lui donner pour le secourir. Il y a eu un temps assez considérable de ma vie, même depuis mes engagements religieux, où j'ai eu le cœur comme entièrement fermé pour les besoins du prochain. Ma situation temporelle m'a servi de prétexte de méconnaître tout à fait l'abandon à la Providence, quoique j'y fusse souvent rappelée par celui qui était à même de juger de tout. Malgré ses avis et ses remontrances, je me suis souvent affligée et très souvent attristée de ma position. Je donnais le prétexte de l'embarras où je me trouvais, ne touchant plus rien, de pourvoir à la dépense commune, ce qui me rendait alors d'une lésinerie effroyable. Je n'ai cependant jamais manqué de rien, mais cette crainte me tourmentait sans cesse, et cela venait, à ce qu'il me semble, de deux principes : je craignais de manquer, je ne dis pas du nécessaire, mais des choses dont je croyais impossible de me passer, et mon orgueil me faisait craindre de dépendre des autres. Ces dispositions me rendaient âpre et avide pour le plus petit intérêt, soit pour la vente de quelques effets, soit la façon de quelques petits ouvrages auxquels j'ai employé du temps contre ce que je devais à l'obéissance, mon supérieur se plaignant que ce temps était dérobé à mes devoirs. Quant aux choses dont je me suis servie sans excéder pour la qualité, étant comme forcée de faire usage de ce que j'avais à moi ou à ma sœur, je reconnais et je crois que c'est un fruit des salutaires réflexions que ce que je vois et ce que j'entends ici me fait faire. Je crois même, quant à ces choses, que non seulement je ne devais pas m'en permettre comme j'ai fait la multiplicité, à cause que je ne les achetais pas, mais j'aurais mieux fait de me défaire, quoiqu'avec perte, de certaines choses qui ne se sentaient pas assez de la simplicité religieuse, choses auxquelles j'avais renoncé et pour lesquelles l'usage m'a donné de nouveau le même goût. Je me propose, pour mettre en pratique quelque réforme, de faire usage pour celles de mes sœurs qui peuvent en avoir besoin et auxquelles cela ne peut pas nuire, de quelques bagatelles auxquelles je tenais davantage. Si mes supérieurs l'approuvent et que la situation des affaires permettent de reprendre mon ancien costume noir, je me disposerai avec la grâce de Dieu à le faire sans écouter mes répugnances qui se font déjà sentir un peu d'avance, mais je 245


m'efforcerai de me réjouir en esprit de cette occasion d'humilier mon amour-propre et de pratiquer la pauvreté et la simplicité. Dans ma communion d'aujourd'hui j'ai tâché de donner mon cœur au Bon Dieu plus parfaitement que jamais. J'ai désiré (c'est la pensée qui m'est venue) qu'il fût revêtu et paré de la perfection des trois vœux de la religion ; que cette offrande de mon cœur m'eût détachée entièrement de toutes les choses de la terre ; que JésusChrist soit mon seul trésor ; qu'en opposition à ma sensibilité pour les créatures, qui a été pour moi la source de tant et de si grandes fautes, je n'aime plus rien qu'en Dieu, mais que j'en aime le prochain bien davantage, comme j'y ai toujours été attirée, pour procurer surtout son bien spirituel. Quant au vœu d'obéissance, que je ne trouve plus en moi de volonté propre que je ne la fasse mourir sur l'heure pour expier mes résistances aux volontés de Dieu et à ceux qui me tenaient sa place.

IX - Retraite de la Pentecôte 1792239 Vive Jésus et Marie. Je fais résolution par la grâce de N.Sgr d'avoir plus de respect intérieur et extérieur dans les églises, d'être fidèle à mes exercices de piété sans y chercher de consolation que je recevrai humblement quand il plaira au Sgr de m'en donner, mais je ne me découragerai point lorsque j'en serai privée. Je tâcherai de me conformer à ce qu'on me dit pour l'oraison. J'obéirai en tout promptement, avec exactitude, envisageant toujours N. Sgr dans celui qu'il a daigné me donner pour me tenir sa place. Quand je ne saurai pas positivement ce que je dois faire, je tâcherai d'entrer dans les sentiments de mon Supérieur et d'agir d'une manière conforme à ses intentions. Je penserai souvent que je ne suis point à moi, mais à N.Sgr à qui je me suis enfin donnée sans réserve, après tant d'alternatives. Malgré toutes mes misères présentes et la vie criminelle que j'ai menée dans le passé, je ne m'arrêterai plus aux sentiments de défiance puisqu'on m'a dit de ne pas le faire. 239

Cet autographe ne semble pas avoir été publié dans les Ecrits ronéotés. 246


Je m'attacherai beaucoup à l'exercice de la présence de Dieu et à la prière habituelle en m'occupant à écrire, à travailler, etc., je m'efforcerai de me rappeler le souvenir de Dieu. Je prendrai l'habitude que je n'ai malheureusement pas de lui offrir chaque action. Quand j'irai et viendrai dans la maison, dans les rues, j'offrirai tous mes pas à N. Sgr, je souhaiterai que tous ceux que je ferai m'approchent de Lui et de sa Sainte Mère. Je travaillerai à être plus douce, plus égale avec mes compagnes. Je profiterai de toutes les occasions de les porter à Dieu. J'étoufferai le sentiment d'envie qui s'élève en moi quand je suis témoin de leurs bons exemples que je tâcherai d'imiter. Je serai plus fidèle à la mortification intérieure de mes passions et celle des sens. Je m'efforcerai de conserver la paix du cœur dans les contradictions. A la première réflexion, je dirai du fond du cœur dans ces occasions et comme on m'a appris à le dire s'il m’était possible, fiat. Accomplissez en moi, Seigneur Jésus, votre ste volonté pour la gloire de votre St nom. J'apporterai plus d'attention et de respect pour recevoir les sacrements. Je ferai en sorte de ne pas perdre un moment et de ne pas dire tant de paroles inutiles. (le manuscrit de termine ici, un grand espace blanc suit en bas de la page).

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X- Autographe de Mademoiselle de Cicé, présentant sa défense au Procès de la Machine infernale, 1801240. Je désire que ma conduite soit connue, en voici l'exposé. Je n'ai point à me reprocher d'avoir entré dans aucun complot, ni d'en avoir eu connaissance. J'ai pu commettre une imprudence en procurant à une personne que je ne connaissais pas l'asile qu'on me demandait ; à celà, je réponds que j'ai eu à peine le temps de réfléchir, l'occasion de rendre ce service se présentant au moment même, puisque c'est à l'instant que Mme de Gouyon et Melles ses filles me quittaient, que j'ai eu la pensée de proposer à la mère de l'emmener avec elle, et de s'informer de ma part, si Mme Duquesne voulait bien recevoir pour 2 ou trois jours un homme dont les papiers n'étaient pas en règle, qui vivait fort tranquillement à Paris, mais qui craignait que les visites qu'on faisait alors plus fréquentes, ne donnassent occasion de visiter ses papiers ; qu'il ne demandait à loger que pour le moment, devant aller à la campagne dans sa famille. Je ne me suis point informée du nom ni du pays de cet homme ; je n'ai considéré que sa position telle que je viens de la représenter. Je n'ai su son nom, et tout ce qu'on en a dit que depuis l'arrestation. Il ne m'avait été nullement annoncé, si une personne qui, comme je l'ai dit, n'est pas Mr de Limoëlan, m'a engagée à procurer un logement. Je proteste qu'elle n'a été portée à le faire que par un mouvement de charité, étant aussi éloignée que moi de faire le mal et de le soupçonner. Je me suis abstenue de la nommer et je n'ai garde de le faire, puisque son innocence ne la mettrait pas plus à l'abri du soupçon que la mienne. Cette personne n'est point coupable, j'en suis certaine, c'est une injustice de la faire soupçonner de l'être. La loi naturelle m'impose le devoir de ne pas faire aux autres, ce que je ne voudrais pas qu'on me fit ; la religion consacre ce principe. Ce n'est point le crime que je voile à la justice, c'est l'innocence que je mets à couvert par mon silence. Cette personne n'a pas plus de connaissance que moi de l'horrible complot, sur lequel elle ne peut donner aucun trait de lumière. Je suis assurée de son ignorance et je n'ai aucun doute làdessus. Mais en supposant que par impossible, la sensibilité naturelle pour un malheureux l'eut égarée, lui eut fait illusion, et qu'elle eut soupçonné cet homme inconnu dont on lui parlait, elle n'aurait jamais pu me compromettre de cette manière ainsi que les autres personnes. Cela ne peut se supposer de la part d'une personne honnête, et telle est certes celle qui m'a parlé. Cet homme ne lui avait pas été plus annoncé qu'à moi et lui est tout aussi inconnu, n'ayant pas même su son nom. Je proteste que la proposition qu'on lui a faite n'a été acceptée, comme je 240

Ce texte fut-il remis aux juges ou lu au cours du procès, nous l'ignorons. 248


l'ai dit, que parce qu'on m'en a donné connaissance au moment du départ de Mme de Gouyon. N'ayant aucun autre moyen, sans ce fait de circonstance, la chose fut demeurée là et on n'eut ainsi qu'un refus, C'est une preuve de la simplicité avec laquelle j'ai agi, sans avoir le temps de faire de réflexion, en suivant la première idée qui s'est présentée, qui ne comportait point de délibération, le tout n'ayant pas duré 5 minutes. Je suis aussi témoin que cette personne qu'on voulait que je nomme, a éprouvé autant d'horreur et d'indignation que j'en ai ressentie lorsque j'ai appris l'horrible complot depuis l'événement. Dans cette occasion, comme dans plusieurs autres, j'ai béni la Providence de la conservation du Premier Consul. Cette Providence qui veille sur nous, l'a soustrait aux dangers qui menaçaient ses jours, sans doute pour le rendre plus que jamais le protecteur de cette divine religion, si chère à mon cœur, la seule capable de faire notre bonheur, de cette religion de Jésus-Christ, qui m'apprend à aimer mes semblables, à leur faire le peu de bien qui dépend de moi, à leur en désirer davantage, à ne faire et à ne désirer jamais de mal à personne, sous quelque prétexte que ce soit. Elle m'apprend encore, lorsque ma conscience ne me reproche rien, à me contenter de son témoignage, en attendant la manifestation de mon innocence, de la bonté de Dieu qui la protège, ainsi que de la justice de ma cause. Je reprends les faits. Lorsque Mme de Gouyon sortait de ma chambre, on m'a dit que cet homme était dans la rue, attendant la réponse. J'ai descendu mon escalier avec Mme de Gouyon que j'ai priée de consentir qu'il la suivit, et de la porte de la maison, j'ai dit à cet homme sans le voir, car il était nuit et il faisait un très mauvais temps, qu'il l'accompagnât jusqu'à son logement. Je suis remontée chez moi. Le lendemain, je suis allée voir Mme Duquesne. J'ai appris là quel avait été le succès, que la charité d'une part, et la confiance en moi de l'autre, avait engagé quoiqu'on n'eut point de lit, à en former un pour le moment, ne voulant pas l'éconduire â l'heure qu'il était et par un temps détestable, d'autant qu'on m'avait assuré et que je l'avais dit moi-même, que c'était un très honnête homme. Je l'ai vu lui-même alors pour la première fois, n'ayant pu en aucune façon le distinguer le soir et par le temps qu'il faisait. Il m'a répété les mêmes choses qu'on m'avait dites sur son compte, et nommément que ce ne serait que pour un instant, qu'il allait à la campagne ; voilà tous mes rapports avec lui. Le malheur que j'ai, et dont je m'afflige de plus en plus, d'avoir été l'occasion par ma recommandation de la peine qu'éprouvent les personnes les plus respectables, m'a rendue très attentive à éviter de nommer personne, au sujet des rapports les plus simples et les plus ordinaires de la vie, dans la crainte qu'elles ne fussent aussi inquiétées. On me l'a reproché dans mes interrogatoires, en voilà le motif. Dans tout ce qu'on a pu ou qu'on 249


pourrait découvrir de ma conduite, on n'y verra jamais rien de coupable, ni qui puisse me faire soupçonner. On n'a trouvé chez moi que les choses les plus innocentes Cependant on a fait l'ouverture de deux secrets dans mon secrétaire, qui contenaient ce que j'avais de plus intime, les lettres de mes frères. On aurait sans doute trouvé ce qui aurait pu me rendre suspecte, s'il avait existé. J'observe encore qu'il ne faut qu'examiner ma conduite depuis l'arrestation de cet homme pour reconnaître que je n'ai aucune connaissance de cette affreuse affaire. Sans cette ignorance, comment serais-je restée tranquille chez moi. Le dimanche matin, en apprenant Mme Duquesne arrêtée, mes premiers mouvements ont été d'aller me présenter tout de suite, sans en être requise, tant j'étais forte de mon innocence, de la sienne, et de celles des autres personnes qui ont contribué à ma demande, à procurer le logement. Si je ne me suis pas montrée, comme je me suis sentie portée à le faire, je n'ai pas du moins balancé le mardi suivant que j'ai été arrêtée, à rendre hommage à la véri4 té. Puisse-t-elle se faire sentir tout entière au cœur de ceux qui m'entendent J'espère en Dieu protecteur de l'innocence ; il ne permettra pas qu'on transforme une imprudence, que la charité excuse, dans un crime qu'elle abhorre. (la suite sur une autre feuille, bien que la précédente comporte encore un large espace blanc) Pourriez-vous, Citoyens juges, me soupçonner, et surtout m'accuser de complicité, si un mouvement de compassion naturelle à mon sexe m'eut portée à donner asile â un coupable dans lequel je n'aurais vu qu'un misérable. Si dans cette supposition, votre justice guidée par votre cœur, vous eut fait discerne mon innocence, comment ne la reconnaîtriez-vous pas, puisqu'il n'en est pas ainsi, et que les compagnes respectables dont la société m'honore n'ont vu comme moi, qu'un homme embarrassé par les circonstances que j'ai déduites ! en est-il parmi vous, dont le cœur ne se fut pas accordé avec les nôtres, si vous eussiez été à notre place.

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XI - Brouillon de lettre au Père de Clorivière pour demander l'approbation de la Société. (1813 ?) (écrit sans titre et sans date). Mon très h. P. C'est au nom de mes Sœurs comme au mien que je viens vous supplier de vouloir bien être auprès du Souverain Pontife l'interprète de notre respect et de notre profond dévouement à sa personne. Daignez lui adresser nos vœux pour obtenir de Sa Sainteté que la petite Société du Cœur de Marie ait le bonheur d'être approuvée par elle, et de former sous son autorité une nouvelle Société Religieuse, toute destinée â se dévouer en vertu de son entière consécration aux divins Cœurs de Jésus et de Marie au salut et à la perfection des âmes par tous les moyens qui seront en notre pouvoir, notre vocation n'excluant aucune des œuvres de miséricorde spirituelles et corporelles qu'il nous est possible d'exercer. Nous attestons en présence du Seigneur par les essais que nous avons faits et la bénédiction qu'il a daigné répandre sur nos commencements par votre bienheureuse conduite, mon très honoré Père, dans des temps aussi malheureux que ceux qui se sont écoulés dans notre infortunée patrie depuis le 2 février 1791, époque de notre première Consécration, que cette forme de vie a été très utile à nos âmes, et maintenant plus que jamais. Je suis intimement persuadée que c'est l'œuvre de Dieu qu'il a lui-même inspirée à celui qu'il m'a donné pour conducteur dans les voies du salut ; que c'est à lui que je dois après Dieu le bonheur inestimable de connaître le chemin par lequel je dois marcher à la suite de N.S.J.Ch. et de sa Ste Mère et m'attacher inviolablement à leurs Cœurs Sacrés. Humblement prosternée en esprit aux pieds du Vicaire de Jésus-Christ, unie à vous, mon très honoré Père, et à toutes mes Sœurs, nous lui demandons pour la plus grande gloire de Dieu, le salut et la perfection de nos âmes, son approbation. Afin de nous attacher d'une manière plus solide, plus utile et tout à fait sanctifiante, au genre de vie Religieuse, et en quelque sorte apostolique que le Seigneur vous a inspiré, je proteste de toute mon âme de la plus parfaite obéissance au Souverain Pontife, et je lui demande au nom de Notre-Seigneur, pour toutes mes Sœurs comme pour moi, sa Bénédiction apostolique, et de vouloir bien joindre à la grâce de son Approbation celle de nous confirmer sous votre conduite, notre très honoré Père et Supérieur.

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XII - PREMIÈRE LETTRE CIRCULAIRE (écrit sans titre et sans date) Loué soit N.S.J. Ch. et sa très Ste Mère. L'éloignement où nous sommes les unes des autres m'engage à m'entretenir avec vous, mes très chères Sœurs, pour m'en dédommager s'il était possible. J'apprends toujours avec une nouvelle consolation que vous désirez de plus en plus vous rendre agréables à Notre Seigneur et lui préparer des cœurs où il puisse faire son séjour. Je me joins à vous pour lui demander cette grâce par son divin Cœur et celui de sa Ste Mère, et j'ose espérer de son infinie bonté qu'il daignera exaucer une prière si conforme à son bon plaisir et faite avec tant de ferveur et de simplicité. Vous désirez que je vous fasse part de la manière dont se font nos assemblées qui se tiennent assez régulièrement les dimanches et fêtes. Vous savez ce qui en est dit dans le règlement. Notre Père souhaiterait qu'on s'y conformât le plus qu'il est possible. Mais comme nous ne sommes pas encore assez formées pour cela, il y préside luimême, et voici à peu près de quelle manière les choses se font : Après l'invocation de l'Esprit Saint et la Salutation angélique, mon Père nous explique successivement un point de notre Règlement. Il mêle à ces entretiens les choses qui peuvent le plus réveiller l'attention et graver dans l'esprit et le cœur les vérités dont il a dessein de nous pénétrer. Il rapporte à cette intention quelques exemples propres à toucher et â nous animer à la pratique de la vertu. Il inspire à toutes la confiance de lui faire les objections qui se présentent à leur esprit sur le sujet dont il est question et il y répond avec bonté et une solidité qui ne nous laisse rien à désirer. La conférence se termine par la prière, comme elle a commencé. Nous disons alors les prières de la Société. Je vous en enverrai un petit recueil par la première occasion. Le Benedicite et les Grâces que nous disons avant et après les repas sont, avec quelques retranchements, les mêmes qu'on avait coutume de dire dans les communautés. Il ne faut pas manquer avant ses repas de se bien pénétrer de cette maxime : Soit que nous mangions ou que nous buvions, ou que nous fassions quelqu'autre chose, que tout se fasse pour la plus grande gloire de Dieu et au Nom de N.S.J.Ch. C'est pourquoi quand vous vous trouvez à manger ensemble, il serait bon de vous rappeler tout haut cette maxime immédiatement après le Benedicite. Il est bien à souhaiter, comme vous le désirez, mes chère Sœurs, que nous n'ayons toutes qu'un cœur et qu'une âme pour louer le Seigneur et sa Ste Mère. Nous vous recommandons bien instamment de veiller à 252


entretenir les unes avec les autres l'union la plus douce et la plus intime ; ce qu'on ne peut espérer qu'autant que chacune de nous sera toujours prête de faire à la charité toute espèce de sacrifice. Si nous y sommes bien fidèles, Notre-Seigneur, selon sa promesse, sera lui-même au milieu de nous ; il sera l'âme de tous nos entretien et nous n'agirons que par le mouvement de sa grâce, pourvu toutefois qu'attentives à rentrer sauvent en nous-mêmes, ou plutôt à n'en point sortir, nous y écoutions en silence cette voix intérieure qu'il se plaît à faire entendre à ceux qui n'ont point d'autre désir que celui de faire sa volonté. Il nous dira toujours de le considérer lui-même dans le prochain, et en particulier dans chacune de nos sœurs. Sous ce point de vue, dont nous ne devons sous aucun prétexte détourner jamais nos regards, avec quelle douce et tendre charité ne nous comporterons-nous pas envers chacune d'elles, soit qu'elle soit notre égale ou que nous ayons sur elle quelque supériorité. Cette charité que nous nous devons les unes aux autres ne doit pas nuire à la charité générale que nous devons au prochain, et que nous faisons une profession particulière d'exercer envers tous nos frères sans exception, avec la prudence et la discrétion que demandent l'âge et le sexe respectif de chacun de ceux avec qui nous avons à traiter. L'esprit de la Société du Cœur de Marie ne doit point être un esprit de corps. Notre charité doit s'étendre à tous les hommes, à l'exemple du Cœur Maternel de la Très Sainte Vierge, les nôtres doivent contenir tout l'univers. C'est par cette charité, plus que par tout autre moyen, que nous pouvons espérer de gagner les cœurs à Jésus et à Marie. Notre charité pour le prochain doit être pure et désintéressée. Nous devons considérer d'abord la plus grande gloire de Dieu et le bien de nos frères (ces deux objets se trouvent toujours liés), sans examiner ce qui pourrait venir à l'esprit du bien particulier de la Société. Il ne faut pas se faire illusion là-dessus, elle ne doit reconnaître d'autre bien pour elle que l'accomplissement des desseins de Dieu. Nous ne saurions trop vous recommander, mes chères Amies, cette vertu de discrétion qui demande que chacune ne se conduise que par l'avis de ses supérieurs, et qu'on soumette en tout ses vues et ses attraits, quelque saints qui ils puissent être, à l'obéissance. C'est le moyen infaillible de ne nous point égarer. Nous désirons bien faire sentir à toutes l'importance de se conduire par ces principes. Nous insistons surtout pour qu'on ne se permette jamais de parler de la Société sans en avoir obtenu la permission des supérieures, après leur avoir donné connaissance des sujets qu'on croit propres. On se permettra encore moins de communiquer les livres de la Société, je croirais même très à propos que cela fat réservé à la supérieure. C'est aussi à elle à faire faire la promesse de ne point parler de ce qui concerne la Société et des membres qui la composent. Je vous enverrai la formule à cet effet. Il sera bon que toutes les personnes qui composent la Société prennent cet engagement en présence du 253


Seigneur. Cela se fait à genoux parce que c'est une promesse qu'on fait à Dieu, immédiatement après l'acte de consécration, c'est-à-dire après le Te Deum qui se dit en action de grâces. On est obligé au secret indépendamment de cette promesse, et cette obligation est grave parce que la matière en est importante ; mais la promesse qu'on en fait sert à en graver plus profondément le souvenir dans notre esprit. Vous avez bien raison de penser que les premières filles de Marie devraient être l'exemple de toutes les vertus, puisque celles qui viendront dans la suite, doivent trouver en elles des modèles de ce qu'elles doivent devenir, pour répondre à leur sainte vocation. Unissons-nous donc toutes, mes chères Compagnes, pour obtenir de N.Sgr par l'entremise de sa Ste Mère une puissante grâce qui nous fasse triompher entièrement de nous-mêmes et renoncer à tous nos misérables petits intérêts pour n'en avoir plus d'autres que ceux de N.S.J.Ch. notre divin Maître, et de notre Auguste Reine la très Ste Vierge. Le grand moyen de parvenir à un si grand bonheur est pour chacune de nous la fidélité à notre sainte vocation qui demande que nous vivions dans la pratique des conseils évangéliques, pratique dans laquelle nous sommes dirigées par la Règle de Conduite que nous pouvons croire avec raison avoir été dictée par l'Esprit Saint pour chacune de nous. C'est pourquoi ne mettons point notre perfection dans les choses extérieures et dans les grâces extraordinaires qui ne dépendent point de nous, mais dans l'exactitude à remplir nos devoirs dont nous devons avoir grand soin de nous bien instruire, et surtout dans la perfection de la charité envers Dieu et envers le prochain. Si cette charité est véritablement grande, les effets en seront pareillement grands. Travaillons avec un soin infatigable et poursuivons sans relâche la grande entreprise que nous avons formée de tendre à la perfection et d'y porter le plus d'âmes qu'il nous sera possible, avec le secours de la grâce divine, quand même il nous semblerait quelquefois ne retirer aucun fruit de notre travail. Appliquons-nous en conséquence à acquérir les vertus solides d'humilité, de douceur, de patience, de pardon des injures et de support du prochain. Ces vertus, si nous les pratiquons avec fidélité, rendront véritablement nos cœurs conformes à ceux de notre divin Maître et de notre Ste Mère. Prenons aussi bien garde à ne troubler en rien l'Ordre de la société et des familles, Il faut qu'une supérieure de la Société soit bien attentive à discerner ce qui est de son ressort et ce qui n'en est pas pour la conduite d'un sujet ; elle doit toujours se rappeler que chacune pouvant et devant rester dans son état, elle ne peut rien prescrire de contraire aux devoirs qu'il exige. Les engagements que l'on contracte dans la Société doivent non seulement sanctifier les devoirs qu'impose à chacun son état particulier, mais encore en faciliter la pratique et adoucir tout ce qu'ils pourraient avoir de pénible par les grands motifs 254


dont on doit être animé, quand on a eu le bonheur de se donner entièrement à Dieu, soit par le premier acte de consécration dans la Société des filles du Cœur de Marie, soit plus étroitement encore par la consommation du sacrifice religieux. Rappelons-nous souvent, mes très chères sœurs, ce que nous ne devons jamais oublier, que nous sommes dans le monde sans en être, et que nous n'y sommes que pour procurer la gloire de J.Ch. à qui seul nous appartenons. Mais en même temps, évitons à l'extérieur toute singularité qui ne serait pas ordonnée par la vertu et la modestie. Le nom que nous avons le bonheur de porter de filles du Sacré Cœur de Marie doit nous rappeler que nous devons surtout travailler à former notre intérieur sur le Modèle qui nous est donné. Considérons souvent si notre intérieur a quelque ressemblance avec ce Temple de l'Esprit Saint, le Cœur de la très pure Marie, à l'imitation des vertus de laquelle nous devons nous adonner sans cesse. Notre dévouement à son service doit être sans bornes. Après son divin Fils, elle doit nous tenir lieu de toutes choses ; nous ne saurions trop l'aimer et la respecter. Un des points principaux de notre institution a pour objet de la dédommager de tant d'hommages qui lui ont été ravis par la suppression des Ordres religieux, et de tant d'insultes qui lui ont été faites dans ces malheureux temps. Notre confiance en elle doit être telle que nous attendions tout de sa protection, parce qu'elle est pour tous les hommes, et d'une manière spéciale pour nous autres, le canal des grâces dont Jésus-Christ est la source. Je vous conjure au nom de notre divin Maître, mes très chères sœurs, de vous attacher à elle de la manière la plus intime, d'entrer dans les sentiments de l'enfant le plus tendre et le plus soumis envers la Mère la plus chérie et la plus digne de l'être ; de ne prononcer son nom qu'avec respect et amour. Si vous en prenez l'habitude, vous serez redoutables à l'enfer et vous pourrez tout entreprendre contre lui, au nom de Jésus et de sa Très Sainte Mère. En nous appliquant ainsi aux vertus intérieures, nous ne devons pas toutefois négliger l'édification commune. Mettons-nous par la grâce de Dieu au-dessus de tout respect humain ; soyons partout la bonne odeur de Jésus-Christ ; ne rougissons jamais de lui devant les hommes pour qu'il nous reconnaisse un jour devant le Père céleste. Lui appartenant de si près, ce serait en nous une grande lâcheté. Si nous craignions qu'on ne nous reconnût pour les servantes de J.Ch., et s'il arrivait, comme nous pouvons nous y attendre, que nous eussions quelque chose à souffrir pour le divin nom de Jésus, tout indignes que nous sommes d'une pareille faveur, à l'exemple des apôtres, ouvrons alors nos cœurs aux plus doux sentiments de joie. 255


Mais le zèle doit être dirigé par une prudence céleste qui nous fasse tenir un juste milieu entre l'excès qui nous ferait agir avec imprudence et nuire à l'œuvre de Dieu, et celui qui nous ferait omettre ce qui est de la plus grande gloire de Dieu et du salut du prochain. Un ardent désir de sa propre perfection et de celle des âmes qui nous sont confiées nous fera toujours, sous la direction de l'obéissance, éviter ces excès. La reddition du compte de conscience est une pratique bien importante. Notre Père l'a mise dans un jour qui facilite à tout le monde cet exercice qui pourrait d'abord effaroucher quelques personnes qui ne s'en forment pas une juste idée. Qu'elles ne s'effrayent pas d'une chose qui n'est propre qu'à les éclairer sur leurs devoirs, à les animer à la pratique de toutes les vertus, les consoler, à les soutenir dans leurs peines et à leur apprendre à en tirer tout le fruit que le Seigneur a dessein de leur en faire retirer. Je vous enverrai l'instruction que notre Père a écrite là-dessus. Je ne veux pas y rien ajouter. Cette instruction comprend tout. Je souhaite que la pratique en soit aussi commune parmi nous qu'elle nous serait avantageuse. Dieu nous fasse la grâce d'en bien profiter. Nous avons eu le bonheur d'avoir une retraite pour nous préparer à notre grande fête. Mon Père nous a prêché trois fois par jour. Notre réunion a été aussi considérable qu'elle a pu l'être dans le petit espace que nous occupons. Quatre de nos Sœurs ont eu le bonheur de faire leurs vœux ; nous avons eu trois consécrations nouvelles, et toutes ont renouvelé leurs saints engagements. Cette retraite nous a donné bien de la consolation. Nous avons été bien unies de cœur et d'esprit avec vous, surtout dans le grand jour du triomphe de notre Ste Mère. Nous l'avons priée et nous la prions de tout notre cœur de jeter sur tous ses enfants un regard de bienveillance et de tendresse qui les anime et les soutienne à la poursuite de la sainte entreprise qu'ils ont formée sous ses auspices. Puissions-nous, mes très chères sœurs, avec le secours de cette puissante protectrice, nous rendre chaque jour moins indignes du bonheur de lui appartenir d'une manière si particulière. Prosternons-nous toutes à ses pieds pour lui demander cette grâce, sa bénédiction et celle de son divin Fils. C'est spécialement de mon union de prières et de bonnes œuvres avec vous mes très chères sœurs, que j'attends les grâces particulières dont j'ai tant de besoin pour accomplir la volonté du Seigneur. Je me recommande à cet effet bien particulièrement à vous, et je vous assure qu'on ne saurait être plus véritablement toute à vous en général, et à chacune de vous en particulier, que j'ai le bonheur d'y être au nom et pour l'amour de N.Seigneur Jésus-Christ et de sa Ste Mère. 256


XIII - DEUXIÈME LETTRE CIRCULAIRE (écrit sans titre et sans date) Loué soit N.Sgr.J.Ch. et sa très Ste Mère. Mes très chères Sœurs, Ce n'est pas sans une grande satisfaction que je reçois de chacune de vous, l'agréable nouvelle de notre union dans les Cœurs Sacrés de notre divin Maître, de notre Céleste Epoux, et de notre Auguste Reine qui est en même temps notre tendre Mère. Je les bénis mille fois du choix qu'ils daignent faire de vous pour travailler de concert à nous sanctifier et à répondre aux desseins tout particuliers que le Seigneur a eus sur nous de toute éternité de nous attacher plus particulièrement à son service en travaillant de tout notre pouvoir à lui gagner des cœurs après lui avoir donné entièrement les nôtres. Les œuvres saintes et conformes à notre sainte vocation auxquelles plusieurs d'entre vous sont déjà consacrées par la divine Providence sont toutes propres à vous faire parvenir au but que nous nous proposons. Celles qui s'adonnent à l'instruction de la jeunesse ont un motif tout particulier de mener une vie bien sainte, afin que la leçon de l'exemple toujours si puissante et surtout pour la jeunesse, soit en tout semblable aux instructions qu'elles donnent. L'excellent projet qu'elles forment de perpétuer les œuvres de zèle auxquelles elles s'adonnent en formant de vertueuses maîtresses d'école, est un motif de plus pour exiger ce soin de leur part, afin qu'elles-mêmes et celles qu'elles instruisent puissent être partout la bonne odeur de JésusChrist. Il en est de même de celles qui sont appelées à soigner les malades. Cet emploi est admirable et leur fournit continuellement l'occasion d'ouvrir le chemin du ciel à des âmes qui s'en étaient écartées jusqu'à leur entrée dans l'hôpital ; de soutenir et de consoler celles qui en ont besoin ; de rappeler les premières vérités de notre sainte religion, oubliées, méconnues des unes et négligées des autres ; en un mot de les animer toutes dans la voie du salut. Cet emploi, consacré par les éloges mêmes de notre divin Sauveur pendant qu'il vivait parmi nous, a de quoi charmer une âme qui l'aime quand elle pense qu'il a dit : Tout ce que vous faites au moindre des miens, c'est à moi-même que vous le faites. Quelle confiance ces œuvres pratiquées en son nom, avec une foi vive, sans acception de personnes et faites uniquement pour l'amour de lui, ne doivent-elles pas leur inspirer pendant la vie et surtout au temps de la mort. Suivant St Vincent de Paul, ce héros de la charité chrétienne, la paix* de l'âme, ce bien inestimable, est particulièrement à l'heure de la mort le fruit de la prati257


que des œuvres de miséricorde exercées pendant la vie. Quant à celles d'entre nous, mes très chères sœurs, que la divine Providence retient encore au milieu du monde, c'est sans doute aussi pour l'édifier, pour y réussir et nous y sanctifier. Il ne faut jamais perdre de vue ce qui nous est si spécialement recommandé d'être dans le monde sans être du monde, de ne jamais nous conformer au siècle présent en tout ce qui peut blesser notre conscience, ce qui demande que nous nous élevions, par la grâce de Dieu, au-dessus du respect humain, sans nous étonner si nous sommes l'objet des railleries et du mépris d'un monde anti-chrétien. Il ne nous arrivera que ce qui est arrivé à tous ceux qui ont suivi Notre Seigneur J.Ch. dans cette terre que nous habitons, qui ont participé à ses peines, à ses opprobres et à ses souffrances, et qui partagent maintenant avec lui ses joies et la gloire éternelle qu'il leur a méritée. Ayez horreur de toutes les maximes du monde condamnées par le St évangile. Quant à la manière de vous conduire extérieurement chacune dans votre état, suivez la direction de l'obéissance. Dieu ne permettra jamais qu'elle vous égare, cette voie dans laquelle vous marchez à sa suite sous la conduite de Supérieurs aussi zélés qu'éclairés, qu'il a choisis dans sa bonté pour établir cette œuvre sainte dans votre patrie. Je ne puis vous dire combien je me félicite du bonheur de me trouver unie à vous toutes, moi qui suis depuis longtemps séparée de mes compagnes. Les liens qui m'unissent à Vous et qui me rendent, par la grâce de Dieu, participante de vos bonnes œuvres, me consolent un peu de mon inutilité. J'attends encore davantage de notre union. J'espère que vos vertus et le bien que vous faites attireront sur les deux Sociétés de plus grandes grâces du Seigneur, et que nous en obtiendrons les succès que nous désirons dans ce pays, pour la plus grande gloire des divins Cœurs de Jésus et de Marie, et le bien et la consolation de plusieurs saintes âmes qui aspirent au marne bonheur que vous. Nous vous exhortons toutes dans le Seigneur, et celles qui sont déjà séparées du monde dans de sts asiles, et celles que la Providence y retient encore, à vivre ensemble dans une union semblable à celle des premiers chrétiens qui doit être le modèle de la nôtre. Souvenons-nous qu'ils n'avaient qu'un cœur et qu'une âme, et que leur charité qui leur rendait communs tous les biens spirituels et temporels soit imitée par nous, autant qu'il est possible, suivant les règles d'une sage discrétion toujours dirigée par l'obéissance. Attachons-nous bien plus particulièrement aux vertus intérieures. Qu'elles soient comme l'âme de tous vos actes extérieurs. Que les Cœurs Sacrés objets de notre amour, le soient aussi de notre imitation dans la pratique des vertus. Puisons-y surtout l'amour de N.Sgr.J.Ch., celui de sa Ste Mère. Efforçons-nous de nous distinguer dans cet amour et cette confiance filiale envers la très Ste Vierge qui 258


appartiennent surtout aux enfants de son Cœur, et demandons les unes pour les autres, par ce Cœur Sacré la grâce de nous unir étroitement à elle et à son divin fils, de procurer la gloire de Dieu, autant qu'il nous rendra capables de le faire, en ne faisant ici-bas, toutes ensemble, qu'un cœur et qu'une âme, pour que cette union soit perfectionnée et consommée dans le ciel où nous aspirons. Ce sont les vœux que forme dans tous les instants, mes très chères sœurs, votre toute dévouée et très affectionnée Sœur et Servante Marie Adélaïde qui se recommande bien spécialement à vos prières.

XIV - lettre du 30 avril 1791 manuscrite 30 avril 1791 Mademoiselle et T. Ch. Fille en N.S. P[ax] CH[risti] Je viens de recevoir une lettre de Paris, qui m’apprend que sept personnes, tant Prêtres que clercs, sont entrés dans l’Ass. des pauvres Prêtres de Jésus… Mais on m’ajoute qu’il n’en est pas ainsi de celle de Marie. Celles qui s’étaient déjà associées sont dispersées, parce que la communauté des Miramiones, où elles étaient retirées, a été ellemême dispersée. On marque, il est vrai, qu’il y aurait bien des personnes qui y seraient propres, et prêtes à entrer dans cette Société, mais qu’il faudrait une personne pour les conduire, les former, etc, et que cette personne ne se trouve pas. Je suis persuadé que la première de ces nouvelles vous fera plaisir ; je vais vous faire part de mes réflexions sur la seconde. C’est à Paris, ce me semble, que l’une et l’autre Société doit commencer. C’est de là que vient le mal, c’est de là que doit aussi venir le remède au mal. Le bien qui se fera dans la capitale se propagera facilement dans les provinces ; c’est là qu’on trouvera plus de moyens et de ressources pour le faire et qu’on pourra y procéder d’une manière plus secrète et plus sûre, jusqu’à ce qu’il soit temps de le faire plus ouvertement et que l’œuvre de Dieu soit assez forte, assez étendue pour n’avoir point à redouter le grand jour. Le temps d’entreprendre quelque chose de grand pour le Seigneur est venu. La grandeur des maux que souffre la Religion, des maux plus grands encore dont on est menacé, et qui sont comme une 259


suite naturelle de ceux qu’on souffre actuellement demande et sollicite un prompt secours. Il faut sauver avec nous du naufrage le plus de personnes que nous pourrons. C’est le moyen le plus sûr pour assurer notre propre salut et nous ne pouvons rien faire de plus agréable à notre Divin Maître. Vous dirai-je qu’il le désire, qu’il attend cela de notre amour ; que nous pouvons penser avec raison que c’est là le but de tant de grâces qu’il vous a faites ; que, si faute de courage, ou de confiance, et par la crainte des travaux ou des dangers, nous refusions de seconder ses adorables desseins, ce ne pourrait être en nous qu’une infidélité blâmable, qui refroidirait son amour pour nous, et nous rendrait incapables de recevoir les dons que sa bonté nous destinait. J’en suis convaincu pour ce qui me regarde. Quoique je n’aperçoive en moi, de quelque côté que je me regarde, rien qui ne soit propre à me décourager, rien qui me persuade que je puisse entreprendre quelque chose de grand pour Dieu, cependant je me croirais très infidèle, si je ne faisais pas de mon côté tout ce qui dépendra de moi pour remplir ses vues, qui sont bien au-dessus de mes forces, mais qui me semblent venir de lui. Pour vous, Mademoiselle et très chère fille, que pensez-vous de vous-même ? Quels sont vos sentiments ? Pouvez-vous penser, pouvez-vous dire que Dieu ne vous ait pas fait de grandes grâces ? Que N.S. ne vous ait pas prévenue dès l’enfance de ses plus douces bénédictions ? Qu’il ne vous ait pas instruite de ses voies, et dirigée dans les sentiers de la justice, par le moyen de ses Ministres ? Ne vous a-t-il pas inspiré depuis longtemps le désir de la perfection, celui-même de travailler à celle d’autrui ? S’il n’a pas permis que vous vous consacriez à lui dans le cloître, il vous a montré le moyen de le faire dans le monde. Il vous en a fait la grâce. Sa conduite sur vous dans ces derniers temps, le soin qu’il a eu de vous détacher de toutes choses, de resserrer de plus en plus les liens qui vous attachaient à lui, sont-ce là des grâces qui doivent demeurer oisives, ou qui ne doivent fructifier que pour vous ? Dilatez votre cœur. Donnez l’essor à vos désirs, ou plutôt ranimez en vous ceux que la Bonté divine vous a souvent inspirés. Souhaitez de tout faire, de tout souffrir pour gagner quelques âmes à J.Ch. Oubliez-vous vous-même ; n’arrêtez plus tant vos yeux sur votre faiblesse et sur vos misères ; songez à celui dont le Bras tout-puissant vous soutiendra, si vous fixez les yeux sur lui au lieu de les tenir fixés sur vous-même. Devinez-vous maintenant quelle est celle que je crois choisie de Dieu pour procurer à sa Sainte Mère un grand nombre de filles chéries. Il faut qu’elle ait un grand désir de sa perfection, du zèle pour celle d’autrui. Qu’elle soit prête à tout sacrifier pour procurer l’une et l’autre ; qu’elle soit détachée des biens de la terre, et de la vanité du siècle ; qu’elle aime à s’entretenir de Dieu avec les pauvres ; que sans avoir été religieuse, elle en connaisse les obligations et la pratique des Conseils évangéliques. Il faut, pour le naturel, qu’elle ait de la 260


prudence, mais non pas celle de la chair ; qu’elle ait quelque chose de liant dans l’esprit ; qu’elle sache s’accommoder aux différents esprits, pour les gagner tous à J. Ch. Qu’elle ne craigne pas sa peine ; qu’elle ait quelque ressource dans l’esprit, et quelque expérience dans les choses ordinaires de la vie. Or je trouve toutes ces choses dans une personne que le Seigneur m’a adressée, il y a déjà quelques années, et dont je désire bien sincèrement la perfection. C’est donc à cette personne que je crois pouvoir dire qu’elle est l’instrument dont Dieu veut se servir pour l’exécution de son dessein. Je ne lui dirai pas qu’elle a toutes les qualités propres pour cela ; mais je puis l’assurer que, si la bonne volonté ne lui manque pas, Dieu suppléera abondamment à tout le reste. Ce ne fut que dans le moment même où les Apôtres commencèrent leur mission qu’il les changea en d’autres hommes. C’est ainsi qu’il en agit souvent avec nous, surtout pour ces œuvres qui ne sont pas dans l’ordre commun de la Providence. Il veut qu’on se dispose autant qu’on peut le faire de son côté, et que, sans trop prévoir les difficultés futures, on fasse dans le présent tout ce que sa lumière nous indique ; et quand les difficultés se présentent, il vous arme et vous revêt de sa force pour les surmonter. La personne dont je parle est encore trop dans le sensible ; elle ne donne pas assez à la foi, ce qui fait qu’elle tombe aisément dans les perplexités où le démon cherche à l’engager par les subtilités qu’il présente à son esprit, ce qui lui nuit beaucoup et l’empêche d’avancer dans les voies de Dieu ; mais Dieu lui a donné de la docilité, et cette vertu, soutenue des grâces qui seront la récompense de sa fidélité, dissipera ces obstacles qui l’arrêtent et l’en fera triompher. Cependant je ne veux point en ceci rien prescrire, rien commander. Que l’âme se sonde elle-même, qu’elle sonde ses dispositions après avoir consulté le Seigneur. Je ne doute point que l’Esprit Saint, qui se communique aux humbles, ne lui fasse connaître ce qu’il attend d’elle, et ce qu’elle peut faire de plus conforme à son bon plaisir. Si cette âme, comme je le suppose, veut s’abandonner à sa conduite, et n’a point d’autre désir que d’accomplir sa volonté sainte, je ne doute nullement qu’il ne mette en elle les dispositions qu’exigent les desseins qu’il a sur elle. C’est par ces dispositions que l’interprète des volontés du Seigneur à son égard pourra les lui faire connaître d’une manière plus sûre. Je vous écris ceci de la campagne, afin que vous ayez plus de loisir d’y réfléchir, et parce qu’il pourrait se faire que demain, quand j’irai à la Croix, je n’eusse pas assez de temps pour m’expliquer avec vous. Il faudra cependant que je vous fasse part de mes arrangements. M. Barpétri souhaite qu’on lui envoie des outils propres à son métier. On lui demande des catéchismes, des Imitations, etc, quelques images, surtout de St Pierre… Il me demande à moi ma Bible anglaise. 261


.. Il souhaiterait les Variations de Bossuet… Il me marque qu’il peut y avoir de ses effets chez Mlle Le Breton, lingère, place du Vieux Marché ; mais que tous ne seraient pas utiles. Il vous présente ses très humbles respects. C’est la semaine prochaine, je ne sais quel jour, que le voyageur s’en va dans l’île. Il n’y sera que peu de temps, parce qu’on le presse de s’en retourner à Paris ; ce qu’il ne croit pas pouvoir faire que dans cinq à six semaines.

Des…

Je suis, ma très C[hère] F[ille], Tout à vous en N[otre]S[eigneur] signature couverte par Jésus et Marie

XV - Souvenirs de Mère de Saisseval (Extraits concernant Mère de Cicé) (1801 - 1802) "Je vis plusieurs fois Mme de Carcado et disait de la Société m'enchantait. Je vis aussi Mlle parla que de choses générales. Elle allait partir pour de Cicé son frère241. Je sus bien ce qu'elle était, comprendre".

tout ce qu'elle me de Cicé qui ne me rejoindre à Aix Mgr mais sans le bien

(1803 - retour d'Aix de Mère de Cicé) "Quoique ce séjour fut court, à mon voyage à Marseille, j'ai vu une dame qui se rappelait, quoique fort jeune alors, l'air de bonté de Mlle de Cicé. J'étais chez Mme de Carcado quand elle arriva, on ne peut peindre la joie qui éclata dans ce moment. ... Elle logeait rue Neuve Ste Geneviève. Je me trouvais si bien de voir souvent Mme de Carcado, qu'il me fallut un ordre d'elle pour aller chez Mlle de Cicé, mais bientôt je sentis le bonheur de la connaître davantage par la manière pleine de bonté dont elle me recevait et la consolation que je trouvais à lui ouvrir mon cœur. Je trouvai, comme le pensa aussi Mme de Carcado, que c'était à elle seule que je devais m'adresser, quelques souvenirs du monde se mêlant encore quelquefois aux conférences religieuses que j'avais avec Mme de Carcado ; c'était le moyen de faire plus de progrès...Mme de Carcado m'avait dit fort en Mère de Cicé quitta Paris en même temps que son frère. Les Souvenirs écrits en 1845 longtemps après les faits, contiennent quelques erreurs dues aux défaillances de mémoire de Mère de Saisseval. 241

262


abrégé : pensez le contraire de ce que pense le monde, faites le contraire de ce que fait le monde ; la vue seule de Mlle de Cicé en disait à mon esprit bien davantage. Mon coeur était plus à Mme de Carcado, mais je voulais m'efforcer de faire le mieux que je pourrais pour répondre à la vocation que le bon Dieu m'avait donnée et dont heureusement je sentais le prix. Mlle de Cicé vint loger dans la même maison que Mme de Carcado qui, après avoir été enfermée aux Carmes pendant la Terreur, avait habité son château des Forts en 1798, avec ses neveux qu'elle élevait. Elle y recevait des prêtres du Coeur de Jésus, et le P. de Clorivière lui fit connaître la S. des F. du C. de Marie, et vraisemblablement Mlle de Cicé qui devint sa mère et sa supérieure. Elles ne mangeaient pas ensemble, mais se voyaient beaucoup, moins cependant que Mme de Carcado ne l'eut désiré pour sa conscience, ne pouvant déranger celles qui venaient du dehors pour parler à Mlle de Cicé, et peut-être aussi parce que cela n'était pas aussi nécessaire qu'elle le croyait. Elle m'a dit souvent, c'est une épreuve que le bon Dieu me donne. Elle aurait aimé à tout soumettre à l'obéissance, elle me dit qu'une circonstance lui en avait appris la nécessité. C'était avant mon arrivée en France, au moment où elle commençait à connaître la Société, elle quitta ses amies pour habiter avec Mlle de Cicé dans un quartier très éloigné, et en y entrant elle lui en marqua du mécontentement en disant, Vraiment c'est, au bout du monde. Mlle de Cicé lui dit : Ce logement, c'est moi qui vous l'ai choisi. Il n'en fallut pas davantage pour former Mme de Carcado pour toujours à l'obéissance de jugement. La nécessité de réunir les f. de M. aux assemblées obligeait ces dames à les tenir quelquefois hors de chez elles, soit à l'île St Louis chez Mlles Bertonais242, soit au Marais, chez Mlles Potel. Elles y menaient Mlle d'Acosta et moi. Nous y étions très exactes, et surtout à celles qui se tenaient chez Mademoiselle ou Madame, c'était ainsi que nous les nommions. La santé de Mlle de Cicé, toujours très mauvaise, paraissait toujours se ranimer à ces époques, elle avait toujours soin d'avoir quelque chose pour nous donner un très frugal déjeuner... Je n'ai jamais vu personne plus occupé de plaire à Dieu en toutes choses, soit qu'elle priât, soit qu'elle écrivît, c'était toujours l'amour de Dieu qui sortait par tous ses pores. Elle me lisait assez souvent ce qu'elle écrivait, et elle avait toujours un nouvel écrit à 242

Mlles Berthonnet. 263


chaque conférence, elle en a fait sur les articles du Sommaire mais elle aimait aussi à en faire sur les fêtes qui étaient les plus proches des assemblées. Elle avait beaucoup de facilité pour faire des cantiques, le P. de Clorivière les corrigeait et ne lui donnait pas lieu à avoir sur ce sujet de l'amour propre. J'ai aussi remarqué combien il lui faisait pratiquer l'obéissance et la pauvreté, sa chambre était très petite et très basse, elle y avait un lit qui venait de ses parents, en damas cramoisi ; il le trouva trop beau et lui en fit ôter la courte-pointe afin qu'étant dépareillé, il fut plus en rapport avec l'esprit de pauvreté. Lorsque j'allais la voir, elle me parlait beaucoup des pauvres, lorsqu'elle sortait c'était pour les aller voir. Elle fut bien contente quand Mme de Carcado, en 1803, eut l'inspiration d'établir l'œuvre des Enfants délaissées. Elle m'y associa la première de toutes, c'était l'année où j'avais fait mes vœux... C'est entre ses mains que Mme de Buyer, sœur de Mlle d'Esternoz et moi, avons pris nos derniers engagements. Je me confessai avant au P. de Clorivière, qui me dit, Faites en sorte, ma fille, que personne ne vive dans votre cœur, et de ne vivre dans le cœur de personne. Ces mots m'ont singulièrement frappée et m'ont fait comprendre ce que c'est que d'être tout à Dieu... Mlle de Cicé avait obtenu de Mme de Soyecourt de dire tous les dimanches le chapelet avec les Mystères aux Carmes, tout haut, beaucoup de personnes s'y réunissaient... (1808 Le P. de Clorivière vient d'être transféré à la Maison de Santé du docteur Dubuisson). "Comme il n'y avait pas besoin de permission pour entrer dans cette maison, j'eus le bonheur d'y conduire Mlle de Cicé qui revoyait ce bon père pour la première fois depuis sa captivité. Je crois pouvoir dire que ce fut un des beaux jours de ma vie. A peine la porte fut-elle ouverte que Mlle de Cicé se jeta à genoux en disant : "Mon père, donnez-moi votre bénédiction". J'en fis autant, et restai à leur première conversation, par la crainte de faire naître des soupçons si je m'étais retirée... Le bon père disait la messe tous les jours... Le P. de Clorivière nous ayant engagées Mlle de Cicé et moi à aller entendre sa messe, nous eûmes le bonheur de recevoir la ste communion de sa main et d'entendre de sa bouche quelques paroles d'édification. Une autre fois, il nous engagea à dîner avec Mr Bourgeois et Mlle d'Acosta, il nous recevait dans sa chambre. Il nous lut alors un plan de maisons de la Société dont nous voyons chaque jour l'exécution dans les points les plus essentiels. Mlle de Cicé demeurait avec Mme de Carcado rue Mézière, mangeant séparément. Mme Guillemain et Mlle Adenis tenaient un petit pensionnat dans cette même maison. La chapelle servait aux retraites, 264


et les réunions des F. du C. de Marie se tenaient pendant que les jeunes personnes étaient aux offices de St Sulpice... La maison de Mme Guillemain fut vendue pour les Sœurs de la Charité de St Sulpice quelque temps après la mort de Mme de Carcado arrivée en 1808. Ce fut une grande douleur pour Mlle de Cicé qui la soigna comme une tendre mère. Je partageais ses soins et recueillais ses pensées sur l'établissement des Enfants délaissées et elle, répondant aux craintes que je lui exprimais : Dieu n'a besoin de personne. (1814 - Le P. de Clorivière étant chargé du rétablissement de la Cie de Jésus en France) "Mlle de Cicé n'avait plus aussi fréquemment de ses nouvelles, mais donnait toujours tous ses soins à la Société des filles du Cœur de Marie qui s'augmentait peu et lui laissait le temps de suivre l'attrait de sa charité pour les œuvres de miséricorde, elle me voyait avec grand plaisir faire régulièrement avec ma fille nos visites à l'Hôtel-Dieu, elle en apprenait les détails avec grand plaisir et en avait aussi beaucoup à me parler de ce que son zèle pour le salut des âmes lui faisait entreprendre, cherchant à y intéresser les personnes qui pouvaient y être utiles... La maison de Mme Guillemain où demeurait Mlle de Cicé étant achetée pour les sœurs de la charité de la paroisse St Sulpice, elle fut alors obligée de la quitter et loua un logement dans la maison des Missions étrangères ; une tribune qui donnait sur le Maître-autel nous servait, en en fermant les rideaux, de chapelle pour les rénovations, les assemblées s'y tenaient ou dans la chambre de Mlle de Cicé dont la santé dépérissait tous les jours. Cela ne l'empêchait pas de sortir en voiture pour les bonnes oeuvres et surtout pour aller rue des Postes dans la petite maison que Mme de Montjoie, supérieure des Dames de Ste Marie avait prêtée au P. de Clorivière pour lui et pour la Société renais(1815) sante de la Compagnie de Jésus. J'y allai avec elle en 1815 lorsque à l'époque du 20 mars vint la nécessité de quitter cet asile, rien ne me frappa davantage que de voir la sécurité pleine de résignation du P. de Clorivière dans cette circonstance... Je sais qu'il venait assez souvent voir Mlle de Cicé et que le grand jardin des Missions lui servait de promenade... (1817- 1818) La santé de Mlle de Cicé devenait tous les jours plus alarmante, la maladie de poitrine se déclara avec une grande force, elle souffrait beaucoup et toujours avec la plus grande résignation, lorsqu'on lui présentait une boisson ordonnée par le médecin, elle la bénissait et disait avant de la boire : C'est le Seigneur, elle nous recevait toujours malgré sa faiblesse, et avait toujours à dire avec sa voix éteinte les paroles les plus édifiantes. Avant d'être tout à fait alitée, elle était sortie 265


par un très mauvais temps pour aller recommander à Mr Ménissier, vicaire de la paroisse Ste Marguerite, des soldats qui avaient fait à Rennes leur première communion, elle me chargea d'acheter pour eux des livres de cantiques, elle me recommanda de donner et d'engager nos sœurs à donner à la bourse de la Société, mettant beaucoup d'importance à ce qu'elle ne fut pas négligée. Le Père de Clorivière allait souvent la voir dans sa maladie, sa surdité et l'affaiblissement que le mal de poitrine donnait à Mlle de Cicé l'empêcha de recevoir sa dernière confession. Ce fut Mr Desjardins, curé des Missions étrangères qui avait pour elle la plus profonde vénération qui l'assista à ses derniers moments. Ce fut pour nos respectables fondateurs un sacrifice que Dieu seul peut apprécier, elle se faisait porter sur un lit243 dans sa tribune. Avant la maladie qui nous l'a enlevée, elle me fit tenir une assemblée devant elle chez une des filles de Marie, Mlle Blanquet244, qui en avait ce jour-là réuni un grand nombre. Ce fut la dernière fois qu'elles reçurent ensemble sa bénédiction. Deux jours avant sa mort elle m'en donna une particulière et dit à Mlle Adenis qui la lui demanda, non, je l'ai donnée pour vous à Mme de Saisseval. Le 26 avril dans la nuit qu'elle passa dans sa tribune, elle rendit en face du Maître-autel sa belle âme à Dieu, elle y resta 2 jours pendant lesquels on fit toucher des chapelets à son corps, qui avait toute la souplesse d'un corps vivant et son visage exprimait la Béatitude. Toutes les f. du C. de Marie se rendirent à ses obsèques, et la vénération qu'elle inspirait au pasteur de la paroisse ainsi qu'à toute la Congrégation de la Ste Vierge rassembla près de son corps un grand nombre de jeunes personnes vêtues de blanc qu'on n'avait eu aucune raison d'y inviter et qui la suivirent au cimetière de Vaugirard qui fut détruit peu d'années après. J'eus alors le soin de replacer ces précieuses reliques ainsi que celles de ma mère et de ma fille au cimetière du Mont Valérien, devant encore être détruit à cause de fortifications, je les ai fait toutes les 3 réunir de nouveau au cimetière de la ville de Mantes au mois d'avril 1844."

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surchargé entre les lignes : "Très souvent dans la journée". nom ajouté entre les lignes. 266


Annexe XVI - Notice de l’abbé Carron, le père des pauvres.1820 Extraits de l'abrégé de la vie de Mademoiselle de Cicé, publié dans : ‘’Nouveaux justes dans les conditions ordinaires de la société ’’ par Mr l'abbé Carron, Lyon, 1822. Cette courte biographie, d'une soixantaine de pages, écrite en 1820 deux ans seulement après la mort de Mère de Cicé constitue un petit recueil de renseignements de valeur inégale, où les biographes ultérieurs ont puisé maints détails dont la plupart nous sont fort connus. Nous retiendrons surtout le récit des derniers moment s de notre première Mère. Selon le témoignage de Mme de Saisseval qui l'avait connu durant de longues années, l'abbé Carron, "le père des pauvres, de tous les malheureux... n'était pas de la Société, mais il l'aimait, l'estimait infiniment, et nous a fait une retraite qui a montré à toutes nos amies combien il en avait l'esprit". (cf. lettre écrite à Mlle Amable Chenu le 17 mars 1821, pour lui annoncer le décès de l'abbé Carron survenu le 15 de ce même mois). Ajoutons que l'abbé C arron était né à Rennes en 1760 et y avait passé la première partie de sa vie. Au fil des pages, notons cette expression qui peint à merveille notre fondateur :"Nommer ici le père Picot Clos Rivière, c'est nommer un évangile vivant". Puis ces lignes qui datent l'ouvrage :"Sa sainte vie, qui fut un apostolat continuel, s'est terminée cette année même, 1820 dans une maison de retraite à Paris... C'est devant le très -saint Sacrement...que le vénérable vieillard s'est heureusement endormi dans le baiser du Seigneur". Nous reproduisons presque in extenso les dernières pages, les plus intéressantes pour nous, en raison de certains détails qu'on ne trouve pas ailleurs :"Cependant la victime purifiée par de longues souffrances et par tous les genres de tribulation, touchait au moment d'obtenir sa couronne... Avant que le danger devint imminent, elle voulut recevoir les sacrements, et fit précéder cette cérémonie touchante par une autre à laquelle elle tenait avec , force, celle de demander un pardon général des scandales de sa vie. Son confesseur l'engageait de communier ; elle répondit qu'elle s'en trouvait trop indigne, et ajouta : "Hélas, je ne puis pas prier, je ne puis que souffrir". L'obéissance la décidant, elle demanda encore qu'on l ui pardonnât le mauvais exemple qu'elle craignait avoir pu donner par sa résistance. 267


Elle renouvela avec joie tous ses engagements envers le Ciel, et ne vou lant plus s'occuper que de ses années éternelles, elle fit un sacrifice qui dut bien coûter à une âme si sensible et si tendre, celui de ne plus voir auprès d'elle, et des neveux qu'elle aimait comme autant de fils, et toutes ses amies les plus chères. Celles qui vivaient loin de la capitale, disséminées en divers départements, ont conservé d'elle de bien intéressantes épîtres, monuments précieux à l'amitié ; d'admirables conseils et des réflexions pleines de lumières : mais elle dit à toutes, de vive voix ou par écrit, un dernier adieu, et les bénit à la fois, pour ne plus s'entretenir qu'avec l'adorable Epoux de son âme. Ses mains défaillantes formaient toujours le signe de la croix sur les boissons qui lui étaient ordonnées ; jamais ses souffrances ne lui arrachèrent la plainte la plus légère ; le déchirement in térieur de sa poitrine, les écorchures de sa bouche, qui lui rendaient si dif ficile la possibilité d'avaler, ne lui Laissaient pas un instant de paix et de jouissance en Dieu : plus les douleurs étaient vives, plus elle se plaisait à répéter : "C'est mon bonheur". D'autres fois elle disait et redisait avec tous les signes d'une secrète allégresse : "Mes souffrances font ma joie et mes délices". D'autres fois, enfin, c'était avec une expression qu'on ne peut rendre, qu'elle observait aux personnes qui lui présentaient une potion sou vent bie n amère : "Mais, c'est le Seigneur". Paroles admirables de l'apôtre saint Jean, paroles qu'elle se complaisait à entendre sortir des lèvres de ceux qui l'approchaient, et auxquels il lui était bien doux de répéter d'une voix éteinte : "Mais oui, c'est le S eigneur". Pendant toute sa vie Adélaïde avait fait ses délices de bénir, de louer et d'adorer Jésus -Christ dans le sacrement de son amour elle avait vu s'y écouler ses plus heureux, disons mieux, ses seuls heureux moments... Aussi pendant sa longue carrière, considérant les tabernacles comme son paradis sur la terre, elle avait toujours désiré de se placer le plus près qu'il lui était possible d'une église où résidait le Saint des Saints : dans sa maladie mortelle elle goûta cette ineffable jouissance, son apparte ment ayant une tribune en face du très -saint Sacrement. Pour l'adorer, elle se tournait sans cesse de ce côté ; jusqu'à ses derniers jours, elle se fai sait porter devant l'autel : le jeudi de la semaine de sa mort, elle y fut ainsi un long espace de temps dans la matinée : le samedi, à huit heures du soir, elle s'y fit reporter encore. Ne pouvant plus exprimer sa pensée, elle unissait continuellement son cœur à l'adorable Epoux ; jetait un regard plein de bonté et de tendresse sur les personnes qui l'entouraient et qui lui avaient été si 268


constamment dévouées : elle entendit avec attention et affec tion toutes les prières que l'Eglise adresse au Ciel pour les agonisants, et rendit ainsi paisiblement son âme entre les mains de son Créateur, le samedi 245 26 avril 1818, à quatre heures du matin.

Ses restes demeurèrent dans la même tribune, exposés à toutes les messes qui furent célébrées pendant trois matins, jusqu'à l'instant des obsèques. Ses nobles parents les voulure nt plus marquantes que son humilité ne l'avait expressément désiré. La mère des pauvres voulait être inhumée comme eux. A cette dernière cérémonie, tous les témoins fondaient en larmes. Toutes les jeunes personnes de la paroisse des Missions étrangères acc ompagnèrent le modèle des vierges jusqu'à sa tombe. Aussi longtemps que son corps demeura découvert, ses membres conservèrent une souplesse parfaite ; son visage respi rait la céleste béatitude, et tout sur le cercueil, autour du cercueil, semblait redire : Je suis heureuse des personnes respectables qui l'avaient justement appréciée, eurent, après sa mort, une secrète et puissante impression de ce sentiment comme involontaire, que la bonté divine n'avait pas tardé de la recevoir dans le séjour des bienheur eux. Le saint prêtre qui l'assis ta dans sa dernière maladie voulut posséder quelque chose qui lui eût appartenu, et il le fit toucher au corps de celle qu'il vénérait comme un membre de la société triomphante des Elus. Ses restes furent déposés dans le ci metière de Vaugirard."

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L'abbé Carron semble avoir fait erreur : le 26 avril 1818 tombait un dimanche.

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Annexe XVII - Quelques notes d'archives concernant Mère de Cicé. Le testament de Mère de Cicé, avec le dossier annexe, se trouve aux Archives Nationales. Les AFCM possèdent une photocopie de ce testament et la copie de plusieurs pièces du dossier. Le testament olographe, daté du 1816, indique les legs faits par Mère de membres de sa famille ; il s'agit surtout de Elle partage ensuite une rente do nt Catherine des destinataires.

cinq septembre Cicé à certains biens familiaux. Allouard est une

Elle poursuit ainsi : "A l'égard du surplus de mes biens, je les donne et lègue à la dite Catherine Allouard que je fais, et institue ma légataire universelle". Les pièces du dossier annexe parlant in différemment de Catherine ou Agathe Allouard, domestique de Mlle de Cicé, vivant è la même adresse et ins tituée légataire universelle, on peut conclure sans hésitation qu'Agathe Allouard, fille du Cœur de Marie et fidèle domestique de Mère de Cicé qu'elle ne quitta guère sa vie durant, portait le nom de Catherine dans les actes d'état civil. C'est par erreur que les Annales, tome 1, dans la table onomas tique, font état de deux personnes différentes. Il faut ajouter - ce qui est décisif - que le Père de Clorivière écrivant le 25 novembre 1807 à Mère de Cicé, termine ainsi sa lettre : "Je salue Agathe dont c'est aujourd'hui la fête". Cf. Lettres, p.553. Dans un "Recueil de prières", (titre trouvent reliés ensemble différents ouvrages, "Instruction abrégée sur la dévotion au Jésus...seconde édition à Paris,...1824", suivantes, p.10 -11

factice), où se on l it dans une Sacré-Cœur de les indications

"Louis XVI, dans ses derniers moments, forma le vœu de consacrer son infortuné royaume au Cœur de Jésus", et en note (2), après avoir mentionné que son confesseur Mr Hébert, en fit tirer plusieurs copies, on ajoute : "Mademoiselle de Cicé, si connue par sa piété et son zèle pour les bonnes œuvres, possédait une de ces copies, qu'elle avait cachée dans la fente d'une muraille, et qu'elle fit voir depuis à plusieurs personnes".

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ANNEXE XVIII - sur la mort de Mme de Carcado, Lettres tome II p 561 à 563 Ce 29 janvier, jour de St François de Sales, 1808. Ma chère fille, J'aurais bien des choses à vous dire dans la triste circonstance où nous sommes, et j'ai peu de temps, ayant passé toute la journée d'hier à écrire des lettres à M. d'Aubonne et à d'autres confrères. Mon premier soin doit être de vous conso ler et dans vous toute la famille désolée, mais comment le ferai -je, étant moi-même dans la désolation? J'ai supporté d'abord le coup, ce me semble, avec une grande résignation, quoique peu attendu ; mais il est des peines qui se font sentir davantage plu s tard, lorsqu'on en considère plus à loisir les tristes effets ; celle que nous ressentons est de ce genre. Je juge de votre douleur par la mienne et je la crois encore plus grande parce que votre cœur est plus sensible et que l'objet est sous vos yeux. J 'essaierai donc de vous dire quelques mots de consolation. Le souvenir des vertus de celle que nous pleurons nous en offre un grand motif ; vous connaissez ses vertus et vous les avez souvent admirées. Depuis qu'elle s'est entièrement adonnée au service du Seigneur, sa vie n'a plus été qu'un tissu d'oeuvres saintes et héroïques. Le jour de sa mort, jour de la conversion de St Paul, m'a rappelé la générosité de sa conversion ; elle a dit comme l'Apôtre : «Que voulez -vous que je fasse, Seigneur ? » et elle a été fidèle à ce premier sentiment. Elle n'a plus vécu pour elle même ; elle a été toute à Dieu et au prochain. Que n'a -t-elle pas fait dans les jours nébuleux de la Révolution? Après avoir tout perdu, réduite presque à l'indigence, sans ressources, chargée de plusieurs neveux et nièces, elle a mis sa gloire et son bonheur dans la croix ; sa paix et sa confiance n'ont point été ébranlées par les secousses les plus violentes et les plus continuelles. Elle a espéré en Dieu, et Dieu est venu souvent, d'une manière comme miraculeuse, à son secours, mais sans l'ôter jamais de cet état de misère et de gêne dont elle faisait un saint usage et qui ne l'empêchait pas de secourir une infinité de personnes et de procurer en bien des manières la gloire de Dieu. Ses progrès dans la perfection ont été encore plus sensibles depuis qu'elle s'est soumise elle -même à 271


l'obéissance dans la Société du Cœur de Marie. Elle s'est alors dépouillée de ce qu'une imagination féconde en projets pour la gloire de Dieu avait de trop vif ; elle n'a plus eu d'autre volonté que celle de ses Supérieures qu'elle aimait tendrement et pour qui elle avait le plus profond respect parce qu'elle ne voyait en elles que Dieu même. Elle se laissait conduire comme un enfant ; son zèle pour la gloire de Dieu, pour le salut des âmes, pour le bien de la Société, lui faisait faire continuellement pour Dieu ce qui était naturellement fort au-dessus de ses forces. Sa santé, son repos, ses enfants, ses propres affaires, elle comptait tout cela pour rien, dè s qu'il s'agissait du service de Dieu et du bien des âmes. Je n'ai pas à vous parler de ses autres vertus, de sa patience, de sa douceur, de son humilité : elle les portait toutes à un très haut degré ! Sa foi était admirable, son espérance dans la miséric orde de Dieu n'avait point de bornes. Son cœur n'était que charité pour Dieu et pour le prochain, et cette charité se montrait dans toutes ses actions. Vous connaissez combien était tendre sa dévotion pour le S. Cœur de Jésus, pour la très Ste Vierge, etc. Avec que l épanchement de cœur elle parlait de toutes ces choses et de tout ce qui regardait la perfection. Je n'ai rien à vous dire de l' œuvre , qu'on peut appeler vraiment miraculeuse, de L A J E UN ES S E D É LA ISS É E . Que de misères soulagées! Que de familles secourues! Que de jeunes personnes mises en état de gagner honnêtement leur vie ! et surtout que d'âmes arrachées des griffes du dragon, retirées de l'abîme du vice, instruites de leur religion, formées à la pratique de toutes les vertus chrétiennes ! C ette œuvre, vous le savez, elle en a été l'inventrice d'après les lumières qu'elle en avait reçues du Seigneur. Elle l'a commencée avec rien ; elle en a été l'institutrice, la principale directrice, le plus ferme soutien avec quelques autres dames dont la piété est venue à son secours. Quand nous pourrions ignorer ces choses, la désolation publique suffirait pour nous en instruire. Quelle multitude de bonnes œuvres renfermées dans celle -là ! et toutes ces œuvres ont été couronnées par la mort la plus édifiante. C'est de vous que je dois en apprendre les détails. Qu'il est doux, qu'il est consolant d'avoir à reposer les yeux sur un pareil spectacle, sur une vie si sainte ! Quel nouveau sujet de consolation ne nous fournit -elle pas quand nous faisons réfle xion à l'état de cette âme et à la grande récompense qui lui est réservée dans le ciel, si elle n'en jouit pas encore ! nous avons sujet de l'espérer, mais, comme nous n'en sommes pas pleinement assurés, faisons tout ce qui dépend de nous pour hâter le mom ent de son bonheur. 272


La mort de madame de Carcado nous prive d'un grand soutien et d'une fervente coopératrice. Cette perte et celle que fait la Société pourrait paraître humainement irréparable ; mais consolons-nous, il n'y a point devant Dieu de perte irréparable. Dieu tire le bien du mal, il se plaît à faire voir qu'il n'a besoin de personne pour soutenir ses œuvres. Il lui a plu de nous ôter un secours qu'il nous avait donné dans sa miséricorde; Il saura bien nous en donner un autre dans sa sagesse. Mettons en Lui notre confiance. Ayons recours à notre grande protectrice, la Ste Vierge ; la sainte âme que nous avons perdue nous aidera de sa protection auprès d'elle. Vous avez eu soin, sans doute, de recueillir tous les papiers, écrits et manuscrit s de la Société. Je vous recommande en particulier mon manuscrit sur « Le Cantique des Cantiques » que j'avais prêté à madame de Carcado. J'en suis inquiet. Monsieur Fauconnier, notre concierge, a obtenu pour madame de Saisseval la permission de me venir voir. Je doute qu'elle le puisse de sitôt. Je vous envoie la lettre de M. d'Aubonne. Vous y verrez le petit différend entre la nouvelle Supérieure de Dôle, mademoiselle Amoudru, et la maîtresse des novices, madame Garnier 246. Je crois qu'il voit bi en les choses ; j'ai approuvé sa manière de voir, excusant la Supérieure sur la bonté de ses intentions et son peu d'expérience. Appuyez ma décision de la vôtre, si vous la trouvez bonne. Soyez favorable à mademoiselle Puesch ; mais ne dissimulez pas q ue M. Beulé a été un peu trop vite en la recevant avant d'avoir eu votre consentement, et hors du temps prescrit par les règles de la Société, comme je le lui ai marqué ; mais il n'avait pas encore pu recevoir ma lettre. Mettez les choses en règle avec vot re douceur ordinaire. Il faudra vous pourvoir d'assistantes ; pensons -y bien devant le Seigneur. Soyons plus que jamais inébranlables dans notre confiance en Dieu et ne soyons qu'un cœur et une âme, dans les SS. CC. de Jésus et de Marie. Tout à vous en N.S.

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Madame Garnier de Falletans, née en 1772, fut reçue Chanoinesse au Chapitre de Lons-le-Saunier. Elle fit sa Cons. dans la Soc. le 8 déc. 1804 et ses V. le 10 août 18o6. Elle mourut le 8 oct. 1844. 273


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