Dieu prepare du rostu

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feu prépare. Société des

Filles du Coeur de Marie

CX>£( - *

Marie da Bostu. Jeanne Àncel,


Abréviations et sigles.

AFCM = Archives des Filles du Coeur de Marie, D.C.

= Documents constitutifs."

L.C.

= Lettres circulaires.

à Paris.

Lettres = Lettres du Père de Clorivière, 1767-1814, 2 vol., 1948. (La pagination étant continue, la référence des vol. a été supprimée), (t.l, p.1-472. t.2, p.473-972). Notes intimes = Pierre de Clorivière... d'après ses notes? intimes, de 1763 à 1773, publiées par le P. Monier-Vinard, s.J., 2 vol., 1935Prière et oraison = Pierre de Clorivière, Considérations sur l'exercice de la prière et de 1'oraison...Desclée De Brouwer, 1961, coll. Christus. J.

Terrien,

Histoire...

= Jacques Terrien,

Histoire du R.P.de Clorivière,

1891. Ecrits de M.

de C,

I,

II,

III = Ecrits de M. de Cicé, en trois parties, reproduits d'après les AFCM.

Quand cela était possible, Clorivière et de M. des AFCM,

le

texte des lettres du P.

de

de Cicé a été corrigé d'après les autographes

ce qui explique quelques légers changements.

C'est, pour attirer l'attention que certaines phrases

ont été

soulignées par nous dans les citations. Les copies des lettres de M. n'étant pas datées,

de Cicé au P.

de Clorivière

on ne peut certifier l'exactitude de l'ordre

adopté lors de la reproduction..


AVANT - PROPOS

La Société des Filles du Coeur de Marie aura bientôt 200 ans d'existence. Répondant à des désirs exprimés de divers côtés, il a paru utile de prendre un peu de recul et de se pencher une nouvelle fois sur les écrits du Père de Clorivière. Etude à la fois analytique et globale,

s'efforçant de dégager

la

pensée du fondateur sur la Société, les arêtes vives de son Projet. La multiplicité des écrits du Père a nécessité

une

recherche systématique des textes. De leur regroupement et de leur confrontation ont surgi comme spontanément les lignes maîtresses dont l'ensemble doit constituer cet ouvrage. La matière est loin d'être épuisée. Certains aspects majeurs de notre vie religieuse selon l'esprit et les directives mêmes du Père de Clorivière appelleraient de plus amples développements. Voici comment se présentent actuellement les principales parties de l'étude en cours

:


I

-

DIEU PREPARE SES INSTRUMENTS PROVIDENTIELS : - préparation du Père de Clorivière et de Mère de Cicé Le fondateur et la co-fondatrice.

II

-

LA SOCIETE DES FILLES DU COEUR DE MARIE DANS TOUTES SES DIMENSIONS - Son origine surnaturelle - nouvelle Société essentiellement religieuse. - Valeur normative pour la Société des grandes fins de toute vie religieuse. - Pédagogie de "l'essentiel religieux". - La source dont tout découle : le Coeur du Christ et de sa Mère. - Au milieu du monde : pourquoi, comment ?

III -

L'ESPRIT DE LA SOCIETE. - Esprit ecclésial - Esprit de Jésus-Christ - Esprit intérieur enraciné dans les Coeurs de Jésus et de Marie - Esprit du Cor unum - Esprit de totale disponibilité réalisée par l'obéissance.

IV

-

RELIGIEUSE DANS LA SOCIETE DES FILLES DU COEUR DE MARIE. - Principales caractéristiques selon le Père de Clorivière.

V

-

SOCIETE RELIGIEUSE OFFICIELLEMENT APPROUVEE PAR L'EGLISE. - Cette approbation répond au voeu le plus profond du fondateur. - Travaux successifs des gouvernements de la Société. Approbation définitive.

VI

-

DEUX SIECLES DE DISPONIBILITE AU SERVICE DE L'EGLISE. •

- Quelques témoignages à travers l'histoire de la Société. VII -

PROSPECTIVE. - Intuitions du Père de Clorivière - Vatican II : l'Eglise présente au monde - La Société hier, aujourd'hui et demain.


CONCLUSION : Responsabilité de la Société devant Dieu, l'Eglise et le monde.

o o

o

La rédaction de ce travail demandant un certain temps, chaque partie paraîtra d'abord en fascicule séparé. Dieu aidant, l'ensemble de ces fascicules constituera l'ouvrage final.


- 5 DIEU

PREPARE.

Dans la foi,

-

PERE DE CLORIVIERE.

nous avons la ferme assurance que Dieu prépare

ceux qu'il a choisis pour être ses instruments et réaliser au cours des siècles ses oeuvres de miséricorde et de salut. L'Ancien et le Nouveau Testament, l'Histoire de l'Eglise, confirment par nombre d'exemples ce jugement, qu'en toute objectivité nous croyons pouvoir porter sur la préparation du Père de Clorivière et de Mère de Cicé à leur mission de fondateurs. Le Père de Clorivière a conscience d'avoir été,

à l'heure

voulue, un instrument dans la main du Seigneur et il l'exprime à plusieurs reprises, quand il expose la genèse et le Plan des Sociétés. Dans le récit de la fondation écrit en 179^, dans le réduit de la rue Cassette, tion initiale,

après avoir précisé le jour et le mode de l'inspira-

il ajoute :

"L'impression que fit sur lui (Père de Clorivière) cette lumière ne lui permit pas de douter dans l'instant même qu'il n'y eût en cela quelque chose de surnaturel, et que cela ne vînt de Dieu. Il s'étonna seulement de ce que Dieu semblait jeter les yeux sur un instrument si vil pour une entreprise si grande". (1) Dans le Plan abrégé de la Société du Coeur de Jésus écrit en

1792, il dit encore : "On demande enfin qui sont ceux à qui cette entreprise sera confiée... Dieu choisit qui il lui plaît. Il eût pu choisir pour cela des hommes singulièrement doués de prudence, de science... Il a pu aussi choisir des hommes faibles, vils et méprisables selon le monde... Tous les instruments sont égaux dans des mains toutes-puissantes". (2) N'est-ce point l'écho de ces lignes écrites quelque vingt-cinq ans plus tôt,

en décembre 1767, après son étrange maladie

:

"Je me considère en réalité comme un membre bien inutile à la Compagnie... j'entretiens cependant en moi-même je ne sais quelle espérance de quelque chose de grand. En vérité Dieu est tout puissant et II se plaît souvent à choisir les plus misérables instruments".(3)

(1) D.C., p.18. (2) D.C., p.105. (3) Notes intimes, t.l, p.2l4.


- 6 -

Mère de Cicé,

co-fondatrice de la Société,

est,

elle aussi un

instrument préparé de loncue date à travers de multiples épreuves. Dès 1776,

elle confirme sa consécration totale à Jésus-Christ

qui l'a"choisie pour son épouse"

(l).- Peu à peu mûrit le "Projet

d'une Société pieuse" qu'elle rédigera une dizaine d'années plus tard (2) et que nous retrouverons sous-jacent à toute sa correspondance avec le Père de Clorivière

:

" je n'ai jamais eu plus d'espoir et de désir.de servir Dieu que depuis que vous m'avez fait entrevoir de la possibilité à mon projet". " Je crois pouvoir vous dire n'avoir jamais éprouvé plus de paix, de calme et de satisfaction que lorsque j'ai reçu votre première lettre, où j'ai vu pour la première fois une lueur à l'exécution de ce que je crois pouvoir appeler les desseins de Dieu sur moi". (3) Desseins que le Père de Clorivière croit vraiment inspirés par le Seigneur : " J'ai peine à me persuader que les désirs que vous avez ne viennent point de Dieu, ou que ce soit en vain qu'il vous les donne". Moins de quatre ans après,

dans sa lettre du 30 avril 1791, le

Père de Clorivière demande à Mère de Cicé de prendre la tête de la Société de Marie,

affirmant "qu'elle est l'instrument dont Dieu veut

se servir pour l'exécution de son dessein".

(5)

(1) Ecrits M. de Cicé, I, p.3(2) Ecrits M. de Cicé, I, p.4-5. (3) Ecrits M. de Cicé, I, p.21. (4) Lettres, p.l8-19. (5) Lettres, p.74-76.

Cf. Lettres,

p.15-17.


- 7 -

PREPARATION

EXTERIEURE

DE

L'INSTRUMENT

Il peut paraître arbitraire de traiter séparément préparation extérieure et préparation intérieure ; seul, un souci de clarté nous y conduit, mais on ne perdra pas de vue que c'est avec tout son être que le Père de Clorivière réagit devant les événements

:

il les

ressent vivement et les interprète, cherchant à travers eux à toujours mieux discerner là volonté de Dieu. C'est une préparation de chocs et de suspense que le Seigneur fait subir au religieux, de sa jeunesse à son âge mûr. On s'efforcera d'en suivre le déroulement depuis son entrée au noviciat à 21 ans, le lk août

1756, jusqu'à la date de l'inspiration du 19 juillet 1790. Le

Père de Clorivière est alors âgé de 55 ans.

PREMIERES ANNEES ET VOCATION. Le Père de Clorivière est né à Saint-Malo le 29 juin 1735* Nous savons peu de choses sur sa jeunesse. Destiné d'abord par sa famille à la marine, puis au commerce,

il renonce très vite à ces

situations qui ne lui conviennent pas. " Ne sachant encore ce que je ferais, à 19 ans (écrit-il), je partis pour Paris la tête remplie de projets divers. C'était là que Dieu m'attendait". A partir de cette année 175^, du Père de Clorivière se précise, marées,

en effet, la vocation religieuse puis se réalise contre vents et

car c'est d'un religieux que la divine Providence a besoin

pour réaliser son projet. "Je tombai (continue l'exposé du Père de Clorivière) entre les mains d'un excellent prêtre séculier, et par ses soins ma conversion s'acheva au cours d'une retraite qu'il me fit faire, au début de ma vingtième année. A partir de ce moment, je devins vraiment un autre homme. Je commençai à être très adonné à l'oraison mentale, à avoir soif de la sainte communion... et même, comme les srrâces de Dieu augmentaient,


- 8 -

après un an, ou un peu plus, j'obtins la permission de communier tous les jours. Ce fut alors qu'avec l'agrément de mon confesseur, je fis seul une retraite de dix jours au cours de laquelle j'eus l'impression douce et forte à la fois, et le sentiment (la conviction) très net que Dieu m'appelait au sacerdoce. J'en éprouvai une immense joie", (l) Quelque temps après, le 23 février

1755i après avoir entendu

la messe et communié à l'église du noviciat des Jésuites, le jeune Pierre de Clorivière est rejoint à la sortie par une personne inconnue qui lui dit "en propres termes"

: "Dieu vous appelle sous

la protection de saint Ignace et de saint François de Xavier. Voici le noviciat

:

entrez-y..."

" Cette personne (écrit-il dans la même relation), se recommanda ensuite à mes prières et s'en alla. Je l'avais écoutée dans le plus errand calme et, dès qu'elle m'eut quitté, je rentrai dans l'église et j'y priai avec la plus grande ferveur. L'effet de cette prière fut la conviction que Dieu m'appelait bien à la Compagnie de Jésus". Quoi qu'il en soit de cette rencontre,

considérée par lui comme

une intervention providentielle, le Père de Clorivière, après avoir obtenu,

non sans peine, l'assentiment de sa famille,

à Paris, le

entra au noviciat

14 août 1756, veille de l'Assomption. Il avait alors

21 ans. Il convient de noter que dès cette époque, la Compagnie est en butte à de violentes attaques dans plusieurs pays d'Europe. En

1757

le Père de Clorivière apprendra qu'elle est chassée du Portugal. Déjà s'affirme sa volonté de rester fidèle à son Institut religieux et à sa vocation : il prononce ses premiers voeux le

17 août 1758.

FIDELITE A SA VOCATION. Cette fidélité à sa vocation, malerré les épreuves et les tentations est un des traits majeurs de la personnalité du Père. " Peu après mes premiers voeux, je fus assailli de tentations de toutes sortes, d'impureté spécialement. Mon bégaiement s'accrut

(1) Notes intimes, t.l, p.42-47.


-

9-

au point que pendant cette première année d'études, où je souffris beaucoup, je fus incapable de formuler un argument. Mon amour pour ma vocation restait le même et j'étais résolu, plutôt que de quitter la Compagnie, à y demeurer comme frère coadjuteur. Je gardais toujours pourtant, au fond du coeur, l'intime persuasion que Dieu me voulait prêtre. Je fus envoyé au Collège de Compiègne pour y être Professeur... Pendant tout ce temps aussi, la tentation d'abandonner ma vocation, comme celle d'impureté, allèrent croissant ; cette dernière s'éteignit peu à peu... mais la première continua alors, me suggérant à maintes reprises que le plus grand service que je pouvais rendre à la Compagnie était de la quitter. Le souvenir de ma vocation avait cependant coutume de me consoler au temps de mes plus grands troubles et obscurités, et parfois j'étais comme forcé de faire un acte de foi dans la ToutePuissance de Dieu qui pouvait faire de.moi et par moi tout ce qui Lui plairait". Fidélité et abandon à la volonté divine s'affermiront de plus en plus, non seulement dans sa vie intérieure, mais face aux circonstances extérieures qui vont l'interpeller sans arrêt. En effet, au cours de sa régence à Compiègne, commencent en France les persécutions contre la Compagnie. Elles aboutiront bientôt à sa dissolution. (1762-1764). Le 19 août 176l, le Père de Clorivière écrit à son ami le Père Fleury, faisant allusion aux premières menaces de fermeture du collège : " J'espère encore que leurs projets n'auront point de suite ; au reste, quoi qu'il m'arrive, et quand même Dieu permettrait que nos ennemis triomphassent, nous savons que c'est son amour qui conduira sa main lors même qu'elle nous frappera, et nous ne cesserons jamais de la bénir et de l'aimer. Que cela nous attache de plus en plus à notre vocation ; je l'ai toujours aimée par la miséricorde de Dieu, mais tout ceci me la rend de jour en jour plus aimable, et je crois que je m'estime-^ rais fort heureux de mourir plutôt que de lui manquer de fidélité". Et le 17 février 1762 : Où les choses aboutiront-elles ? Nous ne pouvons pénétrer dans les secrets profonds du Seigneur ni percer l'avenir... il faut faire un grand fonds de vertu et s'armer de courage et de feratôté contre des événements et des occasions qui pourraient être bien dangereuses à ceux qui manqueraient de force et de générosité".

(l) Notes intimes, t.l, p.50.


- 10 -

Aussitôt après la fermeture du Collège de Compiègne, le 1er avril de la même année (1762), il se rend en pèlerinage à Notre-Dame de Liesse le 14 avril et s'en explique ainsi dans son exposé à ses Supérieurs d'Angleterre : " Quand la grande tempête fondit sur la Compagnie en France, je recourus à la Sainte Vierge, désireux d'obtenir par son intercession la grâce de ne jamais quitter la Compagnie", (l) Le 23 avril, au retour de Liesse, il écrit encore au Père Fleury son confident : " Mon pèlerinage est fini... Je ne sens rien, je ne vois rien, Dieu ne m'inspire rien au sujet de ce que je dois faire, sinon une résolution qui est, à ce qui me semble, inébranlable, avec le secours de sa grâce, de mourir plutôt mille fois que d'abandonner ma sainte vocation. Oh ! qu'elle m'est chère, et que je souffrirais de bon coeur tout au monde plutôt que de la démentir !..." Cette ligne de conduite : rester religieux et fils de la Compagnie à tout prix, le Père de Clorivière la garde irrévocable quand, quelques jours plus tard, les Supérieurs, devant la gravité des événements en France, "laissèrent à tous ceux qui n'avaient pas encore fait leurs voeux solennels, le choix ou de rester dans la Compagnie en acceptant sa mauvaise fortune, ou de rentrer dans le monde, libres de leurs engagements".

(2)

A cette occasion, quelques mots d'une lettre du Père de Clorivière au Père Fleury le situent déjà, face à l'événement, comme nous le retrouverons au coeur de la tourmente révolutionnaire : " Que nous sommes heureux d'avoir encore notre saint engagement et que je plains ceux qui ne sont plus dans le corps de bataille !" Cette décision : rester quelles que soient les circonstances, "dans le corps de bataille" n'annonce-t-elle pas déjà le futur fondateur ? De Lille, où il passe quelques jours, ignorant les projets de ses supérieurs à son égard, il écrit encore à son ami :

(1) Notes intimes, t.l, p.46. (2) Notes intimes, t.l, p.59-60.


- 11 -

" Je me regarde maintenant comme une boule que le Seigneur aime à voir rouler de côté et d'autre, et le bon plaisir du Seigneur fait ma satisfaction", (l) La lecture, dans la foi, des événements qui vont maintenant jalonner sa vie,

jusqu'au jour de l'inspiration est très éclai-

rante. Sans s'étendre sur ces événements, -il ne s'agit pas ici d'une biographie -, on en soulignera seulement les aspects les suggestifs.

Scolasticat à Liège et Troisième An à Gand. Après un bref passage à Lille, puis à Douai, le Père de Clorivière est rattaché à la Province d'Angleterre. Celle-ci, du fait des persécutions religieuses avait dû transporter à l'étranger collèges et maisons de formation. C'est ainsi que le jeune jésuite fera ses études de philosophie et de théologie à Liège, de juillet 17Ô2 à mai 1?66. A noter au cours de sa première année de scolasticat un nouveau suspense et une rude épreuve

: à cause de son bégaiement,

ses supérieurs mettent en doute la possibilité de son

accession

au sacerdoce. Il a encore recours à Notre-Dame de Liesse et va lui confier sa vocation. Au retour, il trouve "les dispositions de ses supérieurs toutes changées".

(2)

Le Père de Clorivière est ordonné sous-diacre le 2k septembre

1763, diacre le 29 du même mois, prêtre le 2 octobre de la même année

:

il a 28 ans.

Le jeune religieux avait assisté à la destruction progressive de cet Institut auquel il était attaché par toutes les fibres de son être. Voici quelques dates

:

- 1er avril 17Ô2 : décret exigeant la fermeture de tous les collèges du ressort du Parlement de Paris.

- 6 août 1762 : arrêté prononçant la dissolution légale de la Compagnie en France.

(1) On retrouve la même image chez sainte Thérèse de l'Enfant Jésus Voir Manuscrits autobiographiques, le récit du pèlerinage à Rome, dans le Manuscrit dédié à la R.M. Agnès de Jésus.

(2) Notes intimes, t.l, p.79-


12 -

- 22 février 1764 : arrêté du Parlement exigeant des Jésuites résidant en France le serment de renoncer à vivre selon les Règles de leur Institut. - Novembre 1764 : édit du Roi Louis XV décrétant la suppression de la Compagnie en France,

(l)

Nous savons par sa correspondance, ses notes et son adhésion à un généreux "Projet de vengeance évangélique" (2) combien ces événements atteignaient le jeune religieux en plein coeur, mais moin de l'ébranler, ils le confirmaient dans sa vocation à la Compagnie de Jésus. Son scolasticat terminé,

il fait son Troisième An à Gand de

mai à juillet 1766. o o

o

Séjour en Angleterre. Aussitôt après son Troisième An, le Père de Clorivière est envoyé en Angleterre.

Il y passe une année de juillet 1766 à juillet

1767. Il va d'abord au Collège saint Ignace, du district de Londres, puis au petit Collège d'Hammersmith. C'est là qu'il est atteint d'une grave maladie, au cours de laquelle des grâces "extraordinaires" et leur manifestation qu'il ne peut cacher, le font passer

pour

"un peu fou", comme il l'écrit dans une première lettre, le 6 mai

1767, au Père Fleury. Dans une seconde lettre, le 16 mai, il lui dit comment il a eu "la bonne fortune d'être considéré pendant quelque temps comme un halluciné" Provincial).

(sauf par son Supérieur et le

Père

Il conclut par ces lignes bien propres à retenir l'at-

tention : "... j'ai vu des choses merveilleuses que Dieu voulait faire par moi comme son instrument".

(1) Le lé août 17731 sous la pression des cours européennes, le Pape Clément XIV par le Bref Dominus ac Redemptor, supprimera la Compagnie dans le monde entier.

(2) J.Terrien, Histoire... p.71.

Notes intimes,

t.l,

p.8l-88.


- 13 Socius du Père Maître à Gand.

Au cours de cette même lettre il apprend à son ami que "la Providence" l'envoie comme socius à Gand.

Il y restera presque

trois ans, de juillet 1767 à mai 1770 pour seconder et même souvent remplacer le Père maître auprès des novices,

(l)

On peut souligner ici la préparation providentielle du futur fondateur à sa mission : l'expérience qu'il acquiert de la première formation de jeunes religieux, des assises doctrinales et spirituelles sur lesquelles elle doit reposer, des réactions qu'elle suscite.selon les tempéraments, les attraits, les grâces. Les écrits du Père, sa volumineuse correspondance,

ses circu-

laires aux membres des deux Sociétés, ses conférences et triduum aux Filles du Coeur de Marie témoignent de cette expérience.

Chapelain des Dames bénédictines anglaises. En 1770» Un nouvel emploi, assigné par l'obéissance, affecte le Père de Clorivière au poste de chapelain des bénédictines anglaises à Bruxelles. Confesseur des religieuses, directeur spirituel, de la communauté, il s'initie maintenant, novices de Gand,

instructeur

après la formation des

à celle de religieuses, d'âge plus mûr pour la

majorité, vouées à la louange et à la contemplation.

Il s'initiera

par là même, à la connaissance de la psychologie féminine et acquerra une conception élargie de la vie religieuse. Nul doute en effet, qu'avec "la prudence" et la "discrétion" que lui reconnaît la Mère Abbesse (2), le Père n'ait dirigé les bénédictines selon l'esprit de la règle de saint Benoît,

approfon-

dissant du même coup les racines évangéliques essentielles à toute vie religieuse. Nous avons le témoignage de la connaissance acquise par le Père de Clorivière sur le gouvernement d'une communauté par l'exposé "Des devoirs d'une Supérieure",

écrit

(en anglais) à la

demande de la Mère Ethelred Manock, et parvenu jusqu'à nous.

(1) Notes intimes, t.l, p.203-207. (2) J.Terrien, Histoire... p.212.


- 1k -

Mais les vicissitudes du temps,

ou mieux, les secrètes

15 septembre

conduites de la Providence, poursuivent le Père. Le

1775, il reçoit "du premier huissier du Conseil de Brabant", une "Insinuation" lui signifiant qu'il devait "dans le terme de vingtquatre heures, abandonner la direction de la maison des Dames bénédictines anglaises" (l)

;

par surcroit,

on lui refuse le droit

d'exercer en Belgique d'autre ministère que celui de dire la messe.

Retour en France. Paris.

C'est alors que le Père de Clorivière revient en France, la diversité des apostolats qu'il aura

à remplir entre 1775 et

1790 achèvera sa préparation pour les situations imprévisibles auxquelles il aura bientôt

à faire face. De 1775 à 1779, en effet,

la majorité des ministères du Père de Clorivière s'exerce auprès de communautés religieuses féminines et masculines

: Bénédictines

de Jarcy et de Montmartre, Visitandines de la rue du Bac où sa soeur est religieuse,

Carmélites de Saint-Denis où il est en rela-

tion avec Madame Louise de France, Miramiones, etc. Il faut mentionner

à un titre spécial son apostolat auprès

des Ermites du Mont Valérien pour lesquels, Supérieur,

à la demande de leur

il écrit les "Considérations sur l'exercice de la

prière et de l'oraison".

(2)

A travers ces pages claires et denses,

le Père de Clorivière nous donne en quelque sorte la mesure de la profondeur de sa vie intérieure, un reflet de ses expériences mystiques, un témoignage de sa maîtrise dans les voies spirituelles, toutes choses qui aideront ensuite singulièrement le fondateur enraciner profondément la vie de présence et d'union

à

à Dieu des

membres des deux Sociétés.

Recteur de Paramé. En

1779, le Père de Clorivière est âgé de kk ans.

Monseigneur Antoine des Laurents,

alors évêque de Saint-Malo le

pressée d'accepter la cure de Paramé devenue vacante. Ce nouveau

(1) J.Terrien, histoire... p.210-211. (2) Ouvrage composé en 1778, imprimé en 1802 - plusieurs fois réédité. Dernière édition dans la collection Christus,

en 1.961.•


- 15 -

terrain d'activité pastorale doit retenir l'attention. Les paroissiens du nouveau recteur sont évidemment de milieux divers, et parmi eux beaucoup de pauvres. Le Père aura ainsi, en pleine maturité,

(il restera à ce poste jusqu'à 50 ans), une occasion concrète

d'enrichir sa connaissance du coeur humain et d'apprendre, sur le terrain, les exigences d'une pastorale aux oeuvres multiples

:

spirituelles, charitables et sociales, (l) Quand la tourmente révolutionnaire aura balayé la quasi totalité des institutions religieuses qui pourvoyaient à ces différents besoins en France, le Père de Clorivière n'oubliera pas que la sanctification de tousjles états de vie, si nécessaire soit-elle, ne peut pour autant supprimer l'utilité apostolique d'oeuvres et institutions diverses pour répondre aux plus grands besoins du moment.

Supérieur du collège diocésain de Dinan. Mais, le futur fondateur ne demeurera pas longtemps au même poste. Le nouvel évêque de Saint-Malo, Mgr Cortois de Pressigny, a besoin de lui pour relever le collège de Dinan, sur les plans spirituel, culturel et matériel. Cet apostolat auru encore bien des aspects providentiels. En effet, le supérieur du collège est en même temps délégué épiscopal auprès des communautés religieuses de la ville et de la contrée. De plus, le zèle du Père de Clorivière l'amène à prendre part aux missions qui se donnent en haute Bretagne sous la direction de Mr Cormaux, recteur de Plaintel au diocèse de Saint-Brieuc. Il continue donc à évangéliser en pleine pâte. Enfin, à Dinan, le Père a un confessionnal à la paroisse Saint-Sauveur et doit aussi, sans doute, confesser dans l'une ou l'autre chapelle des communautés religieuses dont il s'occupe. Or, Mère de Cicé, quand elle vient prendre les eaux, descend chez les Ursulines de Saint-Charles. Est-ce dans leur chapelle ? est-ce' à Saint-Sauveur ? peu importe, toujours est-il que c'est à Dinan, en 1786 ou 1787 qu'elle rencontre pour la première fois le confesseur qui deviendra bientôt son directeur, en attendant l'heure de la co-fondation.

(l) Entre autres : Bureau de charité dirigé par Mme des Bassablons.


- 16 -

PREPARATION

INTERIEURE

DE

L' INSTRUMENT

LE RELIGIEUX DE L'ESSENTIEL. Dans la préparation extérieure du Père de Clorivière à sa future mission de fondateur, il a été noté plusieurs fois, face aux événements, son attachement indéfectible à sa vocation religieuse. Ses "notes intimes" nous font découvrir la source vive de cet attachement. Dans et par la vie religieuse, il a trouvé la réponse à ses aspirations les plus profondes, l'épanouissement de ses virtualités de nature et de grâce, l'accomplissement plénier de son être, en un mot son identité. Il est religieux dans toutes ses fibres et le demeure à travers les différentes situations qu'il doit affronter : au début de sa vie religieuse, au cours des années d'exil puis de ses différents ministères à Paris et en Bretagne, dans la fondation des deux Sociétés, son emprisonnement, le rétablissement de la Compagnie de Jésus en France, toujours et partout, il conserve un comportement aisé, joyeux patient, celui d'un religieux heureux. Sa mort devant le tabernacle est comme le sceau de toute sa vie de consacré au Seigneur. Il a vécu pleinement ce qu'il se promettait dans sa retraite de la Pentecôte 1768 : "J'embrasse de tout coeur ce que la perfection de l'état religieux demande de moi, Seigneur soyez béni à jamais de m'y avoir appelé !" (l) Mais, et ceci est un point utile à souligner pour avoir l'intelligence de sa personnalité religieuse, et ensuite, celle des deux Sociétés qu'il a fondées, il est le religieux de l'essentiel. Cet essentiel, il l'a précisé à plusieurs reprises, notamment dans le Mémoire aux Evêques (1798)

(2) :

"L'essence de l'état religieux consiste dans les trois voeux de pauvreté, de chasteté et d'obéissance" vécus "sous une règle commune"

(1) Notes intimes, t.l, p.2kk. (2) D.C., p.135-


- 17 -

et un peu plus tard dans la Lettre au Cardinal Caprara "Ce sont les Voeux de Pauvreté, de Chasteté, font l'essence de l'état religieux".

(l802) (l) :

d'Obéissance qui

Cet attachement à l'essentiel apparaît dès sa jeunesse religieuse et s'affirmera avec les années. Dans son programme de Troisième An,

il précise

:

"Je veux avoir toujours devant les yeux, les voeux de religion que j'ai prononcés". (2) Même attachement à ses Règles

:

"J'ai la plus grande estime pour mes saintes Règles".

(3)

"Elles (mes règles) me manifestent la Volonté de Dieu. Je ne peux pas en faire trop grand cas ; en les gardant fidèlement, je suis assuré de faire ce que Dieu attend de moi, ce qui lui plaît davantage et par conséquent ce qui est le plus parfait à ses yeux".(k) Mais ses Règles ne sont pas pour lui un ca'dre juridique contraignant,

il en connaît à la fois l'intériorité et l'efficacité

:

"L'amour est plus puissant pour nous élever vers Dieu que toutes les pensées les plus sublimes. ... une âme guidée par cette lumière trouve un goût merveilleux dans ces règles qui nous recommandent l'exercice continuel de l'abnégation et de la mortification, le désir des mépris, des souffrances, et de tout ce qui peut nous rendre plus semblables à Notre Seigneur".( Ces dernières lignes rappellent "le goût merveilleux" que le Père de Clorivière trouve dans la Règle XII du Sommaire. En effet, ce serait trahir l'authenticité de sa vie spirituelle que d'en négliger cet aspect.

(1) D.C. , p.368. (2) Notes int imes, t • 1, P- 189. (3) Notes intimes, t •1, P. 237. w Notes intimes, t .1, P- 222. (•5) Notes intimes, t • 1, P- 76.


-'■•■18 -

Ses notes marquent souvent, notamment de janvier à mars

ainsi que son examen particulier,

1766, comment il réalise cette "ferme

résolution" prise comme fruit de sa récollection le

25 janvier 1766

"de chercher la plus grande abnégation et une continuelle mortification en toutes choses". Et sa manifestation de conscience de septembre

1766 précise :

"Je suis convaincu qu'il ne faut mettre aucune borne à la mortification intérieure et qu'il n'en faut mettre d'autres à la mortification extérieure, que celles de la discrétion et de l'obéissance. Par la discrétion, j'entends surtout de ne pas prévenir la grâce et d'avoir égard à ses forces ou à sa faiblesse actuelles", (l) Mais le Père de Clorivière n'estime cette mortification nécessaire qu'en vue d'un plus grand bien :

pour mieux entendre la

voix intérieure de "l'Esprit de Dieu". " Pour l'entendre, il faut que mon coeur jouisse d'une paix profonde, pour obtenir cette paix, il faut recourir à la mortification qui dompte tout ce qui se soulève en moi contre mon Dieu et m'empêche par le tumulte intérieur qu'il excite, de discerner ce qu'il exige de moi". (2) Les notes,

écrites de

1763 à 1773, entre ses_vingt-huitième et

trente-neuvième années, permettent de suivre le développement de sa vie religieuse qui se construit harmonieusement suivant une structure ignatienne,

aussi solide que souple.

On perçoit déjà nettement les caractéristiques qui s'affirmeront au cours de sa longue vie : un don spécial pour la contemplation, joint à un sens aigu des réalisations concrètes. Le Père de Clorivière aura toujours le respect et l'intelligence des moyens de sanctification propres à la vie religieuse, mais il salira les employer avec la sagesse et la liberté d'un authentique amour. On peut suivre le développement de sa vie religieuse à travers ses "notes intimes" et ses multiples écrits postérieurs, mais on a le sentiment qu'au cours de ces dix ou onze années de formation religieuse, les prémices sont posées, les lignes de force établies, bref que le sens initial est donné.

(1) Notes intimes, t.l, p.200. (2) Notes intimes, t.l, p.90-91.


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19 -

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Quelques lignes de l'Exhortation Apostolique de S.S.

Paul VI

"Evangelica Testificatio" sur le renouveau de la vie religieuse (l) conviennent particulièrement au Père de Clorivière quand elles présentent la vie religieuse comme

:

"le témoignage privilégié - d'une recherche constante de Dieu, - d'un amour sans partage du Christ, • - d'un dévouement absolu à la croissance de son Royaume". Comment le Père de Clorivière a-t-il réalisé ce programme ? A travers ses notes,

il semble qu'on peut, sans trahir sa

physionomie, le définir comme

:

- le religieux de l'union à Dieu, - le religieux de la dépendance passive et active à l'Esprit Saint qui le mènera à la conformité au Coeur du Christ, - le religieux d'un dévouement absolu à la croissance du Royaume de Dieu. o

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LE RELIGIEUX DE L'UNION A DIEU. Le fait qui s'impose d'emblée quand on étudie les "notes intimes" c'est que le Père de Clorivière est habité, possédé, pourrait-on dire par l'amour de Dieu. de la recherche constante de Dieu toujours davantage,

Il est bien le religieux

(2), celui qui s'unit à lui

jusqu'à cette stabilité que Dieu accorde

parfois à ses amis dès cette terre. On pourrait multiplier les citations et marquer leur gradation, mais cela déborderait le cadre de cet essai. On se bornera à en relever quelques-unes parmi les plus caractéristiques

(1) Documentation Catholique, 18 juillet 1971, p.652. (2) Notes intimes, t.l, p.96 et sv. et p.112.

:


- 20 -

du "Journal spirituel"- 17 65. Dimanche 17 novembre... "Oraison : J'en ai fait une heure avant le souper. Dans le dernier quart d'heure, m'étant abandonné à l'état où il plairait à Notre-Seigneur de me mettre, j'ai été immédiatement très étroitement uni à Lui." Mardi 19 novembre... "J'ai commencé à me sentir très intimement recueilli durant la visite. Pendant la partie pratique de l'oraison, ce recueillement s'accrut et j'ai continuellement expérimenté une union plus intime". Mardi 10 décembre... "Après un temps très court donné à la prière pratique, mes facultés intérieures furent pour ainsi dire liées. Dieu prit possession à la fois de mon coeur et de mon esprit. Je fis des actes et des demandes selon qu'il me l'indiquait. Je ne me souviens pas de ce qu'ils furent". On ne s'étonnera pas, après tant de grâces reçues dans l'oraison de trouver cette résolution dans le "Programme de vie" tracé par le Père de Clorivière à la fin de son Troisième An (1766)

:

(1)

"Je veux donner chaque jour plusieurs heures à l'oraison mentale, au moins trois, toutes les fois que j'aurai le loisir de le faire, ce qui arrivera souvent, je n'en doute pas, si je retranche tous les vains divertissements ne répondant pas à la fin de ma vocation". Dans la "manifestation du présent état de

(son) âme" que le

jeune religieux envoyé en Angleterre, fait à ses nouveaux supérieurs en septembre 1?66, se trouve' précisé son mode d'oraison unitive

:

nMa prière consiste ordinairement dans une attention aimante de l'esprit et une adhésion de la volonté à Dieu présent et opérant dans mon âme. Cette prière est plus passive qu'active et, si Dieu ne m'y avait pas fait entrer, j'aurais en vain essayé d'y atteindre. Elle présuppose un sentiment intime de la présence de Dieu et de son opération que Lui seul peut donner. Quelquefois, pendant que je prie, toutes les puissances de mon âme sont suspendues ; mais habituellement, c'est un simple acte de la volonté auquel l'intelligence n'a pas toujours une bien grande part. . . . • Je peux persévérer longtemps dans cette sorte de prière sans aucune fatigue et même avec une grande- consolation. Elle (cette oraison) m'établit dans une profonde paix d'esprit et une parfaite conformité de volonté avec Dieu auquel je suis uni de façon sensible et dont je suis rarement tout à fait distrait, sauf quand je converse avec autrui". (2)

(1) Notes intimes, t.l, p.191. (2) Notes intimes,

t.l,

p.198-199.


- 21 -

Trois ans plus tard (1769), ces précieuses indications dans sa manifestation de conscience au Père maître

:

"Je donne à la prière tout le temps que je passe dans les rues, et, en dehors de l'heure habituelle du matin, je lui consacre souvent une demi-heure après 9 heures le soir..." (l) et plus loin, dans les notes de sa Rénovation du 29 juin 1?69 : "Aussitôt que mon esprit est libre d'occupations, il est emporté, pour ainsi dire naturellement, vers Dieu. Je voudrais, si possible, ne penser qu'à Lui et à ce qui se rapporte en quelque manière à Lui..." (2) Indépendamment des grâces exceptionnelles dont le Seigneur reste le maître, le Père de Clorivière ne devait-il pas expérimenter ce recueillement habituel qu'il demandera plus tard à ses filles

:

"donner le plus de temps qu'on peut à l'oraison sans nuire à ses autres devoirs jusqu'à ce que notre oraison devienne habituelle".(3) Enfin,

en 1791, au cours de la retraite faite à Bruxelles,

alors qu'il est chapelain des Darnes bénédictines, le Père de Clorivière, âgé de 36 ans,

et donc d'une plus grande maturité note au sujet de

son oraison : "Quand je me présente à la prière, je suis doucement attiré en moi-même par cette conscience de la présence et de l'opération de Dieu en moi et, m'unissant à Lui, je l'adore, je l'aime, je m'anéantis devant Lui et j'acquiesce à son action, mais tout cela d'une manière très simple et pour ainsi dire d'un seul coup, sans distinction d'actes et presque sans mouvement des facultés de l'âme. Je sais qu'un tel genre de prière n'est pas en mon pouvoir et que c'est Dieu qui l'opère en moi... ... Il advient quelquefois aussi, mais plus rarement, que l'âme et toutes ses facultés sont pour ainsi dire absorbées en Dieu ; parfois Notre-Seigneur et Notre-Dame se présentent sensiblement à mon âme ; je m'entretiens alors avec eux avec confiance et je sais ce qu'ils me disent. Je rends toujours mon oraison pratique, en ce sens que je la dirige toujours en vue de mon progrès dans la perfection", (4)

(1) Notes intimes, t.l, p.296. (2) Notes intimes, t.l, p.302-303. (3) Règle de conduite, chap.l, 1er moyen. (k) Notes intimes,

t.2, p.64-65.


- 22 -

Cette citation est particulièrement précieuse

;

elle révèle

le degré d'union assez exceptionnelle où le Père est en quelque sorte établi, mais elle souligne que même cette oraison unitive doit être "toujours rendue pratique".

LE RELIGIEUX DE LA DEPENDANCE DU SAINT ESPRIT ET DE LA CONFORMITE AU COEUR DU CHRIST.

Le religieux de l'union à Dieu, de la recherche constante de Dieu dans les moments privilégiés de 1'oraison,cherchera aussi la plus entière dépendance de l'Esprit pour acquiescer à tous ses vouloirs, et la conformité la plus totale avec le Christ. Dès janvier 1765, le Père de Clorivière prend comme sujet de son examen particulier (l) la "parfaite dépendance du Saint-Esprit". Il faut noter au passage l'importance que le Père de Clorivière attache à l'examen particulier. Dans un raccourci remarquable,

il situe son efficacité ascétiqu

en fonction de l'amour : "On s'unit à Dieu par l'oraison. On se prépare à cette union par les examens".

(2)

Son "Journal spirituel", notamment au cours de l'année 1765, témoigne presque journellement de cette "grande attention à mon examen particulier" dont le sujet est

: "élever mon esprit vers

Dieu avant de parler afin de le faire seulement quand il lui plaît et comme il lui plaît".

(5)

Mais un peu plus tard,

il sait, pour plus de fruits,

assouplir

la méthode - il s'en explique ainsi : "La matière de mon Examen particulier sera une parfaite dépendance du Saint-Esprit. Mais pour agir avec une plus grande liberté d'esprit, je crois qu'il est meilleur de ne pas m'en fixer un nombre d'actes déterminés

(1) Notes intimes, t.l, p.135. (2) Notes intimes, t.l, p.70. (3) Notes intimes, t.l, p.123.


- 23 -

Je veux pratiquer cette dépendance qui consiste à m'abandonner à la disposition du Divin Esprit et à être mû par Lui, quand il Lui plaît de me faire sentir sa direction", (l)

Cette tendance s'affirmera toujours davantage

:

1766 - 3 janvier. "Je veux m'efforcer d'être dans une plus grande dépendance de l'Esprit Saint". 22 janvier. (récollection) "Dans l'après-midi, une heure J>/k d'oraison de la même manière, car je sens que c'est ainsi que Dieu voudrait que je prie, c'est-à-dire que je dois suivre la direction du Saint-Esprit, soit en L'adorant en silence, soit en formant les actes et les résolutions qu'il me porte à faire".

16 février. "Je veux prendre un soin spécial d'agir en tout dans une entière dépendance de l'Esprit Saint". 1° mars. M Je veux m'efforcer de me tenir dans une continuelle dépendance du Saint-Esprit". (2)

Cette dépendance de l'Esprit qui sera une constante de toute sa vie le conduit à la plus intime conformité avec Notre-Seigneur, dans ce qu'elle a de plus intérieur, les sentiments de son Coeur. Cette conformité qui oriente toute la vie du Père de Clorivière se retrouvera enrichie de tout un apport doctrinal et théologique dans la

1ère Lettre circulaire qu'il adressera plus tard aux membres

des deux sociétés

;

"Sur la conformité que nous devons nous efforcer

d'avoir avec le divin Coeur de Jésus".

(3)

Cette recherche de la plus entière conformité, se manifeste clairement depuis sa retraite de mai

1768 :

"Toutes mes résolutions se réduisent à ce point : me conformer le plus possible à notre divin Modèle : Jésus-Christ. Je m'efforcerai de l'avoir toujours présent à mon esprit, d'étudier son bon plaisir et d'apprendre de lui quelles sont ses volontés et comment je dois les accomplir".

(1) Notes intimes, t.l, p.135* (2) Notes intimes,

(3) L.C., p.13.

t.l,

p.128,136,1^5.1^8.


- 2k -

Le retraitant termine ainsi sa prière d'offrande

:

"Achevez votre oeuvre, ô Seigneur, et pour la gloire de votre Saint Nom, imprimez en moi cette divine ressemblance, et faites de moi, soit dans mes sentiments et affections intérieurs, soit dans toute ma conduite extérieure, une parfaite image de Vous", (l) Quelques jours plus tard, notant son oraison du 9 juin, écrit :

il

"Dans mon oraison du soir sur le Sacré-Coeur, j'ai reçu de grandes consolations. Ces paroles me furent inculquées d'une manière spéciale : "Sentez en vous-même les sentiments du Coeur de Jésus" e.t je les ai.comprises de son amour pour les humiliations et les souffrances" .

(2 )

La profonde dévotion au Coeur de Jésus et au Coeur de Marie qui a si fortement marqué la spiritualité du Père de Clorivière, puis celle des deux sociétés,- s'était déjà exprimée au cours de sa retraite du 3ème An. N'écrivait-il pas alors dans son Programme

:

(3)

"Après les Trois adorables Personnes de la Sainte Trinité, je dois rendre un cul te continuel à la Sainte Humanité du Christ et de sa Bienheureuse Mère. Jésus et Marie seront toujours présents à mon esprit". et cette déclaration suggestive quand on sait de quelles réalités se sont chargés ces mots par la suite

:

"Ces deux Coeurs sacrés seront mon lieu de repos, mon oratoire, mon école, mon refuge, mon centre. Rien ne sera capable de me retirer de là". Sa retraite de 1771 à Bruxelles, écrit le P. Monier-Vinard en la présentant dans les "Notes intimes" possédions de lui, l'autre,

(4) : "la dernière que nous

est aussi une des plus belles. D'un bout à

elle est un hymne en l'honneur du Coeur de Jésus".

(1) Notes intimes, t.l, p.272-274. (2) Notes intimes, t.l, p.278. (3) Notes intimes, t.l, p.193 (4) Notes intimes, t.2, p.46.


- 25 -

Dès le début de la retraite, les premières riotes ne laissent aucun doute sur le centre et le sens de ces journées de recueillement "Le fruit que j'entends retirer de ces Exercices est un plus grand amour de Notre-Seigneur ainsi qu'une union et une conformité plus totales avec Lui... Incertain des sujets de méditation dont je devais me servir, j'ai été poussé à m'abandonner à la conduite du Saint-Esprit et à les recevoir de Lui... Ma retraite doit se faire dans le Sacré-Coeur de Jésus", (l) Ses Résolutions, en fin de retraite, sont celles de la conformité la plus étroite, la plus constante : • "Je dois l'avoir (Notre-Seigneur), constamment présent à mon esprit, et pour lui plaire, régler de la manière la plus conforme aux siens, tous mes actes, paroles, pensées, désirs, mouvements. Que cela soit maintenant ma grande affaire dans mes prières, mon étude, mes lectures, ma Messe, mes instructions et toutes autres charges et occupations". (2) Dans les manifestations de conscience de 1771 et 1773 (les dernières parvenues jusqu'à nous) le Père de Clorivière résume ainsi lui-même son orientation spirituelle fondamentale : 1771 : "Disposition habituelle de mon âme. Je tends surtout, autant qu'il m'est possible, à une grande dépendance envers le Saint-Esprit dans toutes mes actions, mes paroles et mes pensées... C'est une attention continuelle à Dieu, présent en moi, qui me pousse à faire toutes mes actions en vue de lui plaire et à éviter tout ce qui lui déplaît. Cette attention n'est pas toujours également sensible, mais je ne puis guère céder à la nature sans en être averti intérieurement. Au lieu de l'appeler une attention à Dieu, je pourrais plutôt l'appeler une sorte de sentiment et de conscience de la présence de Dieu en moi, qui me dicte en toutes occasions ce que j'ai à faire ou à ne pas faire". (3) . Cette disposition est confirmée en 1773 ° "Je prends p.>ur ainsi dire naturellement, toutes choses comme de la main de Dieu ; et je suis, si je ne me trompe, toujours en sa

(1) Notes intimes, t.2, p.46. (2) Notes intimes, t.2, p.62. (3) Notes intimes, t.2, p.63-64.


- 26 -

sainte présence, non pas, il est vrai, par une réflexion actuelle sur elle, mais par l'impression continuelle qu'elle fait sur moi. Quand mon esprit est libre et au repos, Dieu se présente aussitôt à mes pensées. Telle est en général, la disposition de mon âme", (l)

LE RELIGIEUX D'UN DEVOUEMENT ABSOLU A LA CROISSANCE DU ROYAUME DE DIEU. Dès novembre 1762, un an environ avant son ordination sacerdotale, il écrit à son ami le Père Fleury î "Il est temps d'être tout à fait à Dieu... Sa plus grande gloire doit être notre devise et notre cri de guerre ; travailler à notre salut et à celui du prochain, notre nourriture". (2) "Gloire de Dieu", "notre salut", "celui du prochain", tels sont les buts vers lesquels tous ses efforts vont tendre durant sa vie entière ; un peu plus tard, peut-être en raison des persécutions déchaînées par la Révolution, la mention de l'Eglise viendra s'ajouter habituellement après le premier motif de la gloire de Dieu, et c'est par centaines de fois que nous retrouverons de telles expressions dans ses écrits ultérieurs. C'est sous cette forme que s'exprime chez lui le dévouement total'à la croissance du Royaume de Dieu. Dans sa retraite de septembre 1767, le Père de Clorivière écrit encore : "qui est plus digne que Dieu d'être connu, aimé, glorifié, servi ? " (3) St plus loin, parmi les "fruits" de la cinquième journée de retraite, il note

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"Un sincère désir d'imiter le Christ aussi parfaitement que je le puis et, avec son secours, de travailler au salut des âmes", Dans son compte de conscience de I768 :

(1) Notes intimes, t.2, p.69. (2) J.Terrien, Histoire... p.63. (3) Notes intimes, t.l, p.217. (4) Notes intimes, t.l, p.229.

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- 2? -

"Si je peux me fier à mes sentiments intimes, il n'est rien que je ne sois prêt à faire ou à souffrir pour procurer le salut des âmes", (l) Ce désir de "procurer le salut des âmes", inséparable pour lui de l'amour de Dieu et du dévouement à la croissance du Royaume, se manifeste particulièrement dans son désir intense de partir en mission au Canada et d'y mourir martyr pour l'amour de Dieu et le salut des infidèles» De 1762 à 1766 il reviendra maintes fois sur ce désir.

(2)

En 1765, il écrit : "Dans mon action de grâces, après la Messe, je pensai à la Mission du Canada. J'offris à Notre-Seigneur le désir que j'ai eu depuis longtemps de cette Mission, et lui demandai de connaître sa divine Volonté sur ce point". et encore : "J'ai senti... un ardent désir de travailler à la conversion des Canadiens et de verser mon sang dans ce pays pour l'amour de Notre-Seigneur". En 1766 : "Samedi l8 comme j'étais sur le point de quitter la prière, je me suis trouvé profondément recueilli en Dieu et j'ai perçu sensiblement sa présence. J'eus alors un ardent désir de la Mission du Canada et d'y donner ma vie pour le Christ". On pourrait multiplier les citations analogues. Notons seulement, en raison de la persistance de ce désir, parmi les "fruits" de trois jours de récollection : "Le désir de la Mission du Canada pour y prêcher le Christ aux Barbares et verser mon sang pour son amour. Ce désir fut, durant les trois jours, fort et continuel". (3) Enfin, au sixième jour de sa Retraite de Troisième An à Gand, 1766,

il revient encore sur ce sujet :

(1) Notes intimes, t.l, p.237. (2) Notes intimes, t.l, p.104,115,133(3) Notes intimes,

t.l, p.139.


- 28 "Demander de nouveau, instamment, à mes Supérieurs la Mission du Canada, afin d'y consacrer, autant que cela dépend de moi, toute ma vie à y procurer le salut des Barbares", (l) Mous savons que même après la fondation des deux Sociétés en 1791 le Père de Clorivière prépara activement son départ au Maryland, fréta un navire, et que seule l'obéissance à son évêque le retint en Europe parce que "la plus grande gloire de Dieu le demandait". (2)

o o

o

Le Père de Clorivière est mûr pour la soudaine rencontre avec l'Esprit du 19 juillet 1790. Il est prêt à entreprendre de grandes oeuvres, celles qui vont de pair avec un grand amour. "L'amour est fort comme la mort... les grandes eaux n'ont pu l'éteindre".

(1) Notes intimes, t.l, p.17^. (2) Lettres, p.66. (3) Cant., ch.8, 6-7-

(3)


- 29 -

DIEU

PREPARE.

-

MERE

DE

CICE

La préparation de Mère de Cicé ne ressemble en rien à celle du Père de Clorivière. Les deux personnalités sont très différentes ; la fondation d'une société religieuse toute nouvelle sera le fruit des apports complémentaires et indissociables de l'un et de l'autre : - fulgurance et amplitude de la première inspiration du Père de Clorivière, soudaineté lumineuse de la seconde (l), - aspirations profondes, recherches douloureuses de Mère de Cicé, préparant dans l'ombre la future Mère Générale. C'est cette préparation providentielle, cohérente, elle aussi, sous des aspects déconcertants, que ce chapitre voudrait mettre en lumière. o o

o

PREMIERE ETAPE : UI-iE VOCATION RELIGIEUSE QUI S'AFFIRME. On peut situer cette première étape, de la naissance d'Adélaïde de Cicé en 17^9 à la mort de sa mère en 1784, date à laquelle elle sera entièrement libre. Inutile de revenir sur son enfance au sein d'une famille aristocratique de Rennes et sur les marques de vertu et de piété de ses premières années ; seuls retiennent ici notre attention les premiers signes de son appel, ceux de sa vocation religieuse. On en trouve un témoignage dans un billet écrit dans le style du temps par son directeur, l'abbé Boursoul, en août 1771. Adélaïde est alors âgée de 22 ans. "Oui, Mademoiselle, je vous permets du plus grand coeur et avec la plus grande satisfaction de recevoir votre céleste Epoux, aussi souvent que vous le pouvez. Persuadé qu'il va prendre plus

(1) Placée traditionnellement le mercredi l8 août, le jour où la rédaction du premier Plan fut achevée.


- 30 que jamais ses délices dans un coeur qui me paraît aujourd'hui plus que jamais dévoué, et dévoué pour toujours et sans alternative, à son service et à son amour", (l) Quelques fragments de lettres de l'abbé Boursoul montrent l'appui vigoureux et hautement surnaturel dont bénéficia Adélaïde de Cicé pendant près de dix années. Au lendemain de la mort de son directeur elle consigne par écrit parmi les conseils reçus récemment, frappée. Avec le recul du temps, prophétique

ceux, sans doute l'ayant le plus

certains ont une résonance quasi

:

"Le saint qui m'a parlé de votre part m'a dit quinze jours avant sa mort que mon Dieu me voulait toute à lui. ... Votre serviteur... m'a ajouté que Dieu même se chargeait de ma sanctification, que son divin Esprit et son divin Coeur devaient me conduire entièrement. Il m'a assurée de votre part, o mon Dieu, que vous me feriez connaître à l'occasion ce que vous demandez de moi si j'étais fidèle à écouter votre voix au fond-de mon coeur. ... On m'a dit encore de votre part, ô mon Dieu, que j'étais destinée à être une mère des pauvres et une épouse de Jésus-Christ et un séraphin dans ce monde et dans l'autre. ... Vous m'avez Sté mon guide ; donnez-m'en un qui soit selon votre Coeur... Conduisez-moi vous-même, ô mon Dieu, aux pieds du ministre qui doit me conduire directement à vous". (2) Deux ans et demi plus tard, un document écrit permet de connaître l'évolution spirituelle de Mère de Cicé

;

ce sont les résolutions

prises au cours d'une retraite de trois jours faite en Monastère de la Visitation de Rennes

1776 au

O). Elle est alors âgée de

27 ans.' L'appel à l'entière consécration d'elle-même se précise : "J'ai promis à mon Dieu d'obéir à ma mère comme une religieuse à sa Supérieure, de me soumettre à elle en toute chose, à moins que la prudence chrétienne ne me dicte le contraire. ... Je renouvelle de tout mon coeur, et je désirerais que ce serait (sic) avec l'ardeur d'un séraphin, la consécration que j'ai faite à mon divin Epoux de toute ma personne. Je suis prête à accomplir ses volontés quand il me les manifestera. Je le remercie mille fois de m'avoir choisie pour son épouse... Je n'ai point de terme, ô mon Dieu, pour

(1) AFCM. (2) Ecrits de M.de C, I, p.1-2. O) Monastère appelé "Le Colombier".

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- 31 -

exprimer l'horreur que j'ai de mes abominables infidélités, l'excès de la reconnaissance que m'inspirent les faveurs dont vous me comblez, et la grâce précieuse de ma vocation que vous avez daigné (n'accorder aujourd'hui. Je chancelle en écrivant ces dernières lignes. Ce n'est pas que je résiste à votre volonté, c'est la crainte de ne pas la connaître telle qu'elle est, car je ne veux que ce que vous voulez, mon divin Jésus. Donnez-moi autant de défiance de moi-même que de confiance en vous, et faites, je vous en conjure, tout ce qui vous plaira de moi, pourvu qu'Adélaïde soit toute à Jésus son Epoux", (l)

Elle ne doute plus de son appel à la vie religieuse et veut y répondre du plus profond d'elle-même. Sa seule hésitation est "la crainte de ne pas la connaître telle qu'elle est", non dans son fond, mais dans sa forme. Ses résolutions se terminent par un acte de total abandon : "Faites,

je vous en conjure, tout ce qui vous plaira de moi",

il la mènera loin. Sans doute est-ce au cours de cette retraite, le rapprochement des dates le suggère, qu'Adélaïde de Cicé prit la résolution d'entrer à la Visitation si sa mère y consentait. En effet, sept mois plus tard, elle est postulante aii Colombier ; Madame de Cicé, cela

se

pratiquait alors, a accepté de l'y suivre en tant que dame pensionnaire, hors clôture. Mais, son frère Jean-Baptiste,

évêque d'Auxerre à cette époque (2)

n'accepta pas cette solution. Il demanda avec instance à Mgr Bareau de Girac, évêque de Rennes, de faire pression sur Adélaïde et sur son directeur l'abbé Le Beurrier,

au nom du devoir filial de cette

dernière, quitte à mettre en doute sa vocation. Antérieurement à cet incident, une lettre de Mr Le Beurrier à la postulante montre que celle-ci lors de ses premiers pas dans la vie religieuse a été en butte à des troubles pénibles. Son directeur l'éclairé et l'encourage, mais ces difficultés,

écrit-il, ne lui font pas "révoquer en

doute" sa vocation.

(1) Ecrits de M. de C,

I, p.J.

(2) Il vivait à Auxerre avec sa soeur Elisabeth,

aînée d'Adélaïde.


- 32 -

L'humble Adélaïde était toujours prompte à douter d'elle-même. Ces circonstances,

extérieures et intérieures, durent avoir en elle

un profond retentissement car on en retrouve l'écho dans une lettre écrite au Père de Clorivière quelques années plus tard,

(l)

Quoi qu'il en soit, Mgr d'Auxerre eut gain de cause et Adélaïde rentra à l'hôtel de Cicé avec sa mère ;

elle y reprit sa vie de

dévouement et d'oubli d'elle-même. Elle la mènera pendant sept années encore,

jusqu'en

1784, date de la mort de Madame de Cicé. Ce sont

des années austères pour une femme en pleine maturité

(2) mais

combien précieuses pour la future fondatrice quand il s'agira d'aider ses filles à vivre,

s'il le faut,

une vie' intégralement religieuse,

au sein de leur famille. De cette époque nous ne possédons qu'un compte de conscience à son nouveau directeur le Père de la Croix,

exposé détaillé,

constate l'approfondissement de sa vie spirituelle, s'efforce déjà de vivre

où on

et comment elle

dans un esprit de régularité, de dépendance

et de désappropriation quasi religieux. En fin de cet exposé,

certaines résolutions prises par Mère de

Cicé présentent des analogies frappantes avec plusieurs règles des Filles du Coeur de Marie et avec l'esprit de la Société. "Je fais résolution d'être fidèle autant qu'il me sera possible au règlement de vie que je me suis proposé, la demi-heure de méditation le matin, autant le soir, la messe tous les jours (la prière, le chapelet, la lecture-en commun (3) ), la visite du Saint-Sacrement le soir, la pratique exacte de l'exercice fréquent de la présence de Dieu. Je' veux recevoir tous les événements de la main de Dieu, grands ou petits, heureux ou malheureux".

et encore

:

"Je fais résolution de retrancher toutes les dépenses inutiles pour moi et de me borner à cet égard au simple nécessaire dans ma position, (4) Je regarderai ce que je possède comme appartenant aux

(1) Vers la mi-octobre 1787. Ecrits de M. de C, I, p.7-11. (2) Elle aura 34 ans en 1784. (3) Sans doute avec sa mère et peut-être les domestiques. (4) Se borner au simple nécessaire dans ma position : formule très heureuse pour spécifier "1 * autant que" et "l'honnête nécessaire" des Filles du Coeur de Marie.


- 33 -

pauvres beaucoup plus qu'à moi. Autant que je le pourrai je n'en refuserai point. Je désire ne rien posséder en ce monde pour parvenir à la possession de Jésus-Christ, à moins que ce ne soit pour soulager ses membres souffrants. ... Je veux obéir à ma mère dans les plus petites choses à moins qu'il n'y ait de bonnes raisons pour ne pas faire les choses ; alors je les lui représenterai avec respect. ... Je veux tendre de toutes mes forces à la pratique fidèle de cette maxime : Tout pour plaire à Dieu, rien pour me satisfaire". Enfin ce dernier paragraphe

:

"A l'égard de ce que je possède, je voudrais qu'il me fut possible dans ma position de ne disposer de rien que par obéissance, surtout pour ce qui me regarde personnellement, désirant de détacher mon coeur non seulement de cela, mais de toutes choses, pour ne l'attacher qu'à Jésus-Christ", (l) Après la mort de sa mère, Mère de Cicé se retira quelques mois au Carmel de Rennes, sans doute pour se recueillir dans la solitude, et chercher devant Dieu comment orienter sa vie. Une nouvelle étape s'ouvre devant elle,

(2)

étape douloureuse mais

féconde où sa fidélité à la grâce lui méritera de "voir se développer comme par degrés", "la volonté de Dieu", et de découvrir enfin tous ses desseins sur elle.

(3)

o

SECONDE

ETAPE

:

LE

" PROJET

o

o

D'UNE

SOCIETE

PIEUSE "

"Le vent souffle où il veut et tu entends sa voix, mais tu ne sais d'où il vient, ni où il va : ainsi en est-il de quiconque est né de l'Esprit". (Jean, 3, 8).

Mère de Cicé,

on a pu le constater par ses notes de retraites

et sa vie en donne le témoignage émouvant,

(1)

Retraite à la fête de p.

1 ' Ass omption.

est habitée par deux

. . août

1783.

Ecrits

M.de C,

33-35.

(2) Dans ses notes et sa correspondance postérieure on ne relève aucune allusion à une recherche de vie cloîtrée, entièrement contemplative. Ce passage au Carmel n'est donc pas à rapprocher de l'essai fait quelques années plus tôt au Monastère de la Visitation.

(3)

Lettres, p.l9«

I,


- 34 -

grands amours indissociables : l'amour du Seigneur auqxiel elle veut vouer une consécration totale de tout elle-même, l'amour des pauvres, des malheureux, de tous ceux qui souffrent

;

elle voudrait les secourir sans limitation, selon tous leurs besoins et à tous ses dépens. A cette lumière,

ses différents essais de vie religieuse et

apostolique qui se succèdent sans lui donner satisfaction et qui déconcertent son entourage, sont d'une logique parfaite

:

A la Visitation, Mère de Cicé trouve la vie religieuse, elle est coupée du monde où vivent, chers pauvres. Aux Incurables,

mais

souffrent et se débattent ses

elle trouve pour une part ses chers pauvres ;

elle ne trouve pas la vie religieuse, la consécration des voeux et leur pratique. Chez les Dames de la Retraite,

elle trouve une vie religieuse

mitigée qui ne répond pas à son besoin de donation totale

;

elle

aurait voulu être "aussi dénuée de tout" que si elle avait "renoncé à toutes choses solennellement",

et cela "n'était pas praticable

dans cette maison qui n'est qu'une association",

(l)

où n'existe

pas le voeu d'obéissance. Alors, se référant à ce qu'elle a pu connaître jusqu'ici de la vie religieuse et de l'exercice de la charité, sans doute au cours de

17&5,

elle conçoit et écrit,

pendant son séjour à la Retraite de

Rennes, son "Projet d'une Société pieuse". (2) C'est un projet de vie religieuse, une création originale où large part est faite à la vie communautaire des associées, leurs exercices religieux, leur vie intérieure,

à l'obéissance sous une

supérieure, notamment quant à la pauvreté dépendante temps,

;

et,

en même

il cherche à conserver la liberté, la pluralité du zèle

apostolique vis-à-vis de toutes sortes de misères

; ceci est capital

pour Adélaïde. Cette Société doit vivre à l'ombre d'une communauté reli gieuse,

car Mère de Cicé est bien loin de penser qu'elle puisse un

jour être fondatrice.

(1) (2)

Ecrits de M. de C, I, p.9Voir ce projet en appendice.

Ecrits de M. de C.,

I,

p.4-5.


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Projet d'une Société pieuse,

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rédigé par M. de Cicé.

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-35-

Mais, ce Projet, si nouveau dans sa forme, et qu'elle porte bien avant dans son esprit et dans son coeur,

(la suite le fera bien voir),

de quel esprit relève-t-il ? Les directeurs d'Adélaïde se poseront la question, et c'est sage, mais ils la mettront à rude épreuve. Est-il le résultat de l'inconstance ? ses différents essais de vie religieuse peuvent le laisser croire .

Manifeste-t-il un besoin

inconscient de sortir des sentiers battus ? Est-il au contraire le fruit du bon Esprit ? Ces longues hésitations mettront son âme humble et délicate dans une profonde anxiété, provoquant même une vraie crise

de

conscience. Sa loyauté foncière et sa fidélité à la grâce feront enfin pleine lumière sur "les desseins de Dieu sur elle". Pour les Filles du Coeur de Marie, passer trop rapidement sur cet épisode crucial de la vie de leur fondatrice serait méconnaître, en grande partie, l'enfantement intérieur de leur Société par leur Mère . C'est dans cet esprit filial que nous nous efforcerons maintenant de suivre le fil des événements qui vont se dérouler pour Mère de Cicé.

o

C'est à Dinan,

o

o

où elle prenait les eaux en 1?87 qu'elle rencon-

tre providentiellement le Père de Clorivière. Le 4 août,

jour de

saint Dominique elle lui ouvre pleinement son coeur et lui expose son Projet,

(l)

Afin, sans doute,

de mieux connaître cette âme peu commune, de

pouvoir sonder ses desseins, celui-ci lui offre de participer à la retraite qu'il prêche chez les Filles de la Croix à Saint-Servan. Cette retraite est douloureuse pour Adélaïde, mais,

fidèle au conseil

du Père elle -demande à la Supérieure de l'accepter, le cas échéant, au titre de pensionnaire, au service des pauvres

; elle profitera

par ailleurs, autant que faire se peut, des exercices de la communauté. A partir de ce moment, quoique Mère de Cicé ait encore son confesseur attitré à. Rennes, le Père de la Croix, le Père de Clorivière

(1) Cf. Lettres,

p.204," 416 et 514.


- 36 -

devient son directeur. La dualité des conseils sera périlleuse, mais la Providence l'utilise pour éclairer - à partir de la crise qu'elle suscite - les deux directeurs, et particulièrement le Père

de

Clorivière, sur la profondeur et la pureté d'intention de Mère de Cicé et, du même coup sur le sérieux de son Projet. Le 29 septembre 1?87, il répond à une lettre où Mère de Cicé a dû lui exposer le compte-rendu de sa retraite et solliciter ses conseils ; il lui dit à propos du Projet : "Pour votre projet, vous attendez de moi une décision, et je me sens porté à vous la donner, après avoir consulté le Seigneur et dit la Sainte Messe à cette intention. Vous pouvez vous rendre à la Croix, (l) Mais cela suppose que votre confesseur sera de cet avis. L'oeuvre que vous vous proposez est par elle-même très bonne". Cette réponse est encourageante. Reste une condition expresse : l'approbation du Père de la Croix, le confesseur de Rennes. Mère de Cicé lui soumet fidèlement l'essai à Saint-Servan, et se heurte à de nombreuses réticences, dont les plus importantes la concernent personnellement. Le long compte-rendu qu'elle fait des objections du Père de la Croix au Père de Clorivière projette des rayons de lumière sur l'humilité foncière de Mère de Cicé, le bien fondé de ses essais successifs aux Incurables et à la Retraite, et sur sa

pureté

d'intention. Elle ne veut que la volonté du Seigneur, dont elle attend, l'expression par l'intermédiaire de son directeur : "J'ai ressenti une grande joie de l'espérance que vous me donnez de voir accomplir les desseins du Seigneur sur moi. Je trouve bien souvent un étang de difficultés dans l'exécution de ce projet, mais, s'il vient de Dieu, je sens que je ne dois pas craindre qu'aucun obstacle résiste à sa Volonté. C'est moi-même que je crains plus que le àreste. J'ai tout parlé mon confesseur de ce projet. D'abord il m'a dit que j'irais c'était légèreté, qu'après avoir tenté Colombier, les Incurables, cela serait

que vous me marquiez sur mon là pour en revenir, que différentes choses comme le marqué au coin de l'inconstance"

Un peu plus loin, dans la même lettre ; "Je crains que les défauts que je connais en moi, dont je vous ai parlé, et ceux que je ne connais pas mais que les autres voient ne fassent un obstacle"...

(1) Pour un .essai plus approfondi du Projet.

Lettres, p.l6.


- 37 -

Mère de Cicé expose ensuite avec la même loyauté les raisons sérieuses pour lesquelles elle n'a pas cru devoir poursuivre son essai chez les dames de la Retraite : "D'ailleurs, j'ai observé au Père de la Croix que ce que je désirais pratiquer par rapport à l'obéissance et à la pauvreté quant au personnel (car je ne veux point renoncer à rien dans le fait, pour secourir les pauvres), mais je voudrais pourtant être aussi dénuée de tout pour moi que si j'avais renoncé à toutes choses solennellement n'était pas praticable dans cette maison, qui n'est qu'une association et où il ne serait réellement pas possible... que des pensionnaires pratiquassent entre elles ce que les religieuses elles-mêmes ne pratiquent pas". Enfin, toujours poussée intérieurement vers la réalisation du Projet, Mère de Cicé soumet au Père de Clorivière les dispositions pratiques qui peuvent être envisagées pour sa venue à Saint-Servan chez les Filles de la Croix. Sa lettre se termine par cet appel pressant : "J'ai et j'aurai le plus grand besoin de vos avis avant de rien entreprendre. Je ne veux, ne puis pas me décider à rien que par ce que vous me direz. ... Je vous avoue même, mon Père, que je ne me sentirais aucun courage sans cet appui qui me serait donné par Wotre-Seigneur luimême" . (l ) Le Père de Clorivière répond à cet appel les 26-27 novembre I7S7. Il connaît bien sa pénitente et ne paraît pas ébranlé par les réticences du Père de la Croix : "Je ne trouve rien que de bon dans le projet que vous aviez formé d'aller à la Croix. ... Ce temps vous mettra à lieu de voir si cet endroit convient ou ne convient pas aux vues que le Seigneur vous donne. ... les observations que le P. de la Croix vous a fait faire me semblent très judicieuses ; vous devez vous défier de votre caractère; mais je ne crois pas que cette défiance doive aller jusqu'à vous inspirer une crainte excessive et vous empêcher de faire ce que vous croyez être selon la volonté du Seigneur". Et un peu plus loin : "J'ai peine à me persuader que les désirs que vous avez ne viennent point de Dieu, ou que ce soit en vain qu'il vous les donne. Attachez-vous constamment à sa volonté et dépouillez-vous de plus en plus de toute volonté propre. La volonté de Dieu ne se montre à nous

(1) Ecrits de'M. de C., I, p.7-11.


- 38 -

d'ordinaire que par degrés ; il ne faut pas vouloir lever le voile qui la couvre à- nos yeux ; ce serait une présomption téméraire ; il faut se contenter de connaître ce qu'il veut nous en découvrir et l'exécuter fidèlement. C'est par cette fidélité qu'on mérite de la voir se développer comme par degrés, et de voir enfin l'accomplissement de tous les desseins de Dieu sur nous", (l) Cette lettre du Père qui,

tout en faisant la part des difficul-

tés personnelles d'Adélaïde témoignait combien il croyait "aux vues" que le Seigneur lui donnait, aurait dû lui rendre paix et confiance. Mais le brouillon de la réponse qu'Adélaïde envoie au Père de Clorivière, datée de janvier

1788, est douloureux. La pensée que

c'est elle l'obstacle "aux vues" que le Seigneur lui donne a dû

1'envahir à tel point depuis la mi-octobre, c'est-à-dire depuis cinq à six semaines

(2),que son anxiété est à son comble.

Elle a soumis la réponse encourageante du Père de Clorivière au Père de la Croix. Ce dernier "consent que je fasse l'essai dont vous me parlez et que je profite pour cela de la saison des eaux, que c'est tout ce'qu'il peut me permettre que cet essai en qualité de pensionnaire, car il ne pense pas que mon projet puisse avoir d'exécution. Je crois aussi, mon Père, comme je vous l'ai déjà marqué, qu'il craint mon caractère. J'ai bien lieu effectivement de le craindre aussi. ... Je sens bien que tout ce mal ne vient que de mon orgueil et je suis effrayée de le ressentir aussi vif que jamais dans les plus légères occasions. Je vous avoue même, mon Père, que cela me décourage quelquefois, et je crains de n'être jamais propre à remplir les desseins de Dieu dans une forme de vie plus parfaite". Et encore

:

"Je vous dirai, mon Père, qu'il y a des moments où je crains que mon projet ne soit qu'une illusion du démon qui, sous le prétexte d'un plus grand bien veut me détourner de la voie de Dieu sur moi". (3) Face à cette crise de conscience de Mère de Cicé qui, par ailleurs, s'en remet à lui avec une si grande confiance, le Père de

(1) Lettres, p.17-19. (2) La lettre du Père de Clorivière est du 26-27 novembre. (3) Ecrits de M. de C., I, p.27-28.


- 39 -

Clorivière,

expérimenté dans les voies de Dieu, comprit sans doute

qu'il était nécessaire de l'aider à faire une sérieuse élection, le plus vite possible. Personnellement enclin "après avoir consulté le Seigneur" à croire que ses désirs viennent de Dieu, il n'en a pas encore l'assurance,

et les réticences constantes du Père de la Croix

sont à considérer. Il va donc,

avec un art spirituel consommé,

grouper tous les

éléments requis pour aider Mère de Cicé à faire son élection.

Il

insistera sur les réserves du Père de la Croix ; ainsi la réponse de leur pénitente les aidera l'un et l'autre à mieux discerner de quel esprit relève le Projet. La lettre qu'il écrit à Mère de Cicé le k février 1788 est d'une lucidité et d'une objectivité remarquable : - Ses défauts ? elle en a, mais ils ne sont pas "si effrayant(s)" Humilité et défiance de soi sont purifiants - les supporter sans trouble - faire confiance - réparer "en marchant ensuite avec plus d'alacrité dans les sentiers de la perfection". - Par rapport au Projet, deux attitudes à observer :

1 - Tout d'abord : "autant qu'il est en nous, marcher dans les routes battues par les saints, sans vouloir nous en frayer de nouvelles". "Il ne faut pas aisément admettre des désirs qui nous porteraient à le faire, il faut même les rejeter... On peut, en effet, craindre avec raison qu'ils ne proviennent de l'instabilité naturelle de l'esprit qui se plaît dans le changement ; ou même d'un amour-propre subtil qui se lasse de marcher après les autres. Ce sont là, ce me semble, les raisons qui arrêtent le P. de la Croix, et qui méritent que vous y fassiez de sérieuses réflexions". Ici, le Père de Clorivière rejoint à la fois les objections du Père de la Croix et les craintes d'Adélaïde. 2 - Mais, seconde attitude, il y a des marques de discernement des esprits, le Père les énumère

:

"Les désirs qui viennent de Dieu sont accompagnés de paix et de calme, ils raniment notre ardeur, ils nous font travailler avec plus de soin à notre perfection. Lorsqu'ils portent à quelque chose hors de l'ordre commun, ils ont aussi quelque chose de plus pressant, de plus impérieux ; mais ils n'ont rien qui tienne de l'impatience, parce qu'on se repose de leur accomplissement, sur Dieu, qui nous fait alors connaître sa volonté d'une manière plus claire et plus positive" .


- ko -

- Puis, il invite Mère de Cicé à faire elle-même son élection, suivant la grâce propre reçue du Seigneur : "Reconnaissez à ces marques quelle est la nature de vos désirs et si, quelque apparence qu'ils aient de sainteté, quelque saints qu'ils soient en eux-mêmes, il vous convient de les suivre. Ne vous déterminez, n'agissez qu'après avoir bien reconnu qu'ils viennent de Dieu". Enfin, avec humilité, il revient sur l'avis divergent du Père de la Croix : "Le consentement de votre confesseur ne me paraît pas entier ; c'est ce qui me fait vous parler de la sorte. Si nous pensons différemment, c'est moi qui me trompe et non pas lui. C'est lui qu'il faut écouter et non pas moi". Il faut avouer que ce paragraphe avait de quoi faire réfléchir le Père de la Croix quand il en prendrait connaissance. Et pour pousser Adélaïde dans ses derniers retranchements et l'aider à dévoiler le fond de son âme, un nouvel appel propre à la faire réagir : "Après tout, vous ne voyez rien de clair dans votre projet, vous ne savez pas ce que Dieu veut de vous. Comment donc pourriezvous agir prudemment ? Je sais que Dieu ne nous fait pas toujours connaître tout ce qu'il attend de nous. Mais quand il veut que nous agissions, il y a toujours quelque chose qu'il nous fait connaître comme conforme à sa volonté ; et je ne vois rien ici qui soit clairement marqué au sceau de sa volonté". Enfin ces quelques lignes dont il ne faut rien laisser tomber : "Ceci n'a rien qui doive vous troubler ; considérez seulement si vous avez ces marques de la divine volonté que je croyais voir en vous". C'est donc pour Adélaïde une nouvelle invitation à faire son élection, mais en excluant toute décision prématurée : "Après tout, le terme dont vous parlez est encore éloigné ; et sans trop vous occuper du projet, ce qu'il faut éviter, vous y pouvez penser tranquillement de temps en temps. J'y penserai moimême devant Dieu".

(l)

(1) Lettres, p.20-21.


- kl Mère de Cicé répond au Père de Clorivière,

à la mi-février 1788 :

- Dans un premier paragraphe, elle lui dit "son grand désir de .profiter des avis qu'il lui donne" pour sa vie spirituelle. - Dans le second, elle avoue (par rapport au Projet) "J'ai senti une peine très grande, et elle était fondée sur ce que, dans l'incertitude où je suis de la volonté de Dieu, je ne m'assurais que sur ce que vous pensiez". Mais surtout,

elle craint "de ne chercher" que sa "volonté propre"

car elle aurait dû demeurer en paix si elle cherchait"purerr;ent et simplement l'accomplissement de cette divine volonté". Elle se reproche aussi "de souhaiter trop vivement que la volonté de Dieu se trouvât dans l'exécution du projet". - Elle a fait connaître au Père de la Croix tous les sentiments qui l'affectaient là-dessus. Puis fidèle à rendre compte de tous les mouvements de son âme, Mère de Cicé, sans s'en douter,

redit la profondeur du Projet qui l'habite

"Cependant, par la grâce de Dieu, après les premiers moments où votre lettre me faisait beaucoup d'impression en me faisant craindre d'être trompée dans mes projets pour la vie que je suis portée à croire que Dieu ■ demande de moi, j'ai tâché de remettre toutes mes inquiétudes entre ses mains, et de lui demander d'ôter de moi un semblable désir s'il est contraire à sa volonté". - Si le Père de la Croix lui dit "franchement" qu'elle doit "abandonner absolument" son projet,

elle y renoncera tout à fait, et

même s'il pense que l'essai ne soit pas dans l'ordre de Dieu sur elle, elle ne le fera pas. Mais qu'il demande alors pour elle "la grâce de n'y plus penser", sans quoi elle sera toujours troublée de cette idée. Le Père de la Croix dut être ébranlé, précédente du Père de Clorivière,

et par la teneur de la lettre

et par les réponses et dispositions

d'Adélaïde, car poursuit-elle : "La réponse du Père est qu'il n'a jamais eu d'opposition au projet dont il prévoit l'exécution difficile, mais il m'a dit qu'il était d'avis de l'essai". Enfin, •

"Le Père est bien content de voir que toute mon affaire est entre

vos mains", déclaration qui dut soulager Mère de Cicé et libérer le Père de Clorivière.


- 42 -

Suivent alors les marques révélatrices de "la nature" de ses désirs ; elles sont positives : "Je crois pouvoir vous dire n'avoir jamais éprouvé plus de paix, de calme et de satisfaction que lorsque j'ai reçu votre première lettre (l) où j'ai vu pour la première fois une lueur à l'exécution de ce que je crois pouvoir appeler les desseins de Dieu sur moi, sans cependant être exempte en le disant de la crainte de me tromper. ... il me semble aussi que je ne puis pas me dissimuler que rien n'a tant contribué à me ranimer dans la vertu que l'espérance d'être appelée à mener une vie plus parfaite, où je pourrais aimer et servir Nôtre-Seigneur tout autrement et contribuer à le faire servir et aimer. Je sens aussi que ces vues m'ont donné beaucoup plus de courage, quoiqu'il ne soit pas très grand. ... je n'ai jamais eu plus d'espoir et de désir de servir Dieu que depuis que vous m'avez fait entrevoir de la possibilité à mon projet". La couie de cette lettre de Mère de Cicé au Père de Clorivière est inachevée, mais porte en dernières lignes, cette notations, écho de sa grande délicatesse de conscience : "Je crains de n'être pas exacte à ce que vous me recommandez de ne (pas) m'occuper du projet". (2) Devant ces marques et la totale sincérité d'accent avec lequel elles sont exposées, le Père de Clorivière a la confirmation "de la divine volonté" qu'il avait d'abord "cru voir" dans les désirs de Mère de Cicé. A partir de maintenant, il sera celui qui éclaire, soutient, dirige avec prudence mais fermeté vers la réalisation du Projet. Celui-ci devra se rencontrer un jour avec les inspirations que lui donnera l'Esprit. Il ne relève pas de l'optique de cette étude de suivre les échanges qui se firent ensuite entre le Père de Clorivière et Mère de Cicé jusqu'en 1?89. Ce qui est à noter, c'est la nouvelle étape de préparation de l'instrument vers laauelle l'Esprit a conduit douloureusement mais sûrement Adélaïde. Tout en se dévouant selon son charisme à toutes sortes d'oeuvres de charité, elle va maintenant s'initier, sans se confondre avec la communauté, aux devoirs essentiels de la vie religieuse.

(1) Lettres, p.l6-17. (2) Ecrits de M.de C., I, p.20-21


- 43 -

o

o

o

TROISIEME ET DERNIERE ETAPE DE PREPARATION.

On peut considérer deux périodes depuis l'entrée d'Adélaïde chez les Filles de la Croix à Saint-Servan le 8 septembre 1788 jusqu'à l'inspiration initiale du Père de Clorivière le 19 juillet 1790. Dans un premier temps, de septembre 1788 à fin janvier 1789, Mère de Cicé fait une sorte de noviciat à Saint-Servan, sous la conduite éclairée de Mère Marie de Jésus, alors supérieure des Filles de la Croix. Elle consacre la majeure partie de son temps, de ses forces, de ses ressources, au service des pauvres dont elle revêt la livrée le 4 octobre 1788 : décision qui frappe vivement ses relations et suscite leurs critiques. Près de trente-six après (l8s4), une Fille de la Croix conservait encore le souvenir de cette transformation dont elle a laissé une relation précieuse pour nous,

(l)

Durant cette période, les peines spirituelles, alternant avec des moments de consolation marqués, ne lui manquent pas, comme à toute âme qui cherche la face du Seigneur sans avoir encore pu trancher toutes les attaches de la nature. Ses lettres au Père en font'foi. Celui-ci l'oriente résolument dans la voie du dépouillement et de l'abandon ; et la soutient dans la poursuite de son projet. Selon les circonstances, il l'aide à faire les mises au point utiles. A une objection du Père de la Croix sur le lieu de l'essai, qui est à "laisser tomber", le Père de Clorivière précise

et

:

"Ce n'était pas précisément une vie contemplative que vous vouliez allier avec les oeuvres de charité ; mais une vie où vous auriez pu pratiquer les vertus religieuses, la pauvreté surtout et l'obéissance". (2)

Et aux critiques et reproches que lui font ses relations de Rennes

;

après des jugements fort pertinents sur l'esprit du monde,

cette remarque consolante pour Mère de Cicé

:

(3')

(1) cf. Marie-Edme de Bellevùe, Le Père de Clorivière et sa mission, p.103-104. (2) Lettres, p.32. (3) Lettres, p.33»


- kk _

"D'ailleurs, il est bon de faire voir que si, jusqu'ici vous n'avez pas été remarquable par votre constance, c'est sans doute que jusqu'ici, vous n'aviez pas encore trouvé la route où le Seigneur voulait que vous marchassiez". Le deuxième temps, du départ de Mère de Cicé de Saint-Servan, fin janvier

1789, à la date de l'inspiration du 19 juillet 1790, est

lourd d'événements. Sous la pression des circonstances extérieures, Mère de Cicé interrompt son noviciat à la Croix et rentre provisoirement à Rennes, chez les Dames de la Retraite. Les prodromes de la Révolution se font sentir en Bretagne, les frères d'Adélaïde et plusieurs autres personnes de sa parenté sont directement intéressés. Elle doit aider, soutenir, conseiller au besoin.

Il faut donc qu'elle se tienne informée "autant que" des fait

et courants d'idées. Non seulement le régime politique des Provinces et du Pays est en cause, mais la Religion est menacée. Chose touchante et remarquable, le Père de Clorivière pendant cette période difficile qui rejette Mère de Cicé en plein monde, et un monde profondément perturbé, veille avec un soin jaloux sur la vocation religieuse de sa fille spirituelle,

sur sa vision dans la

foi - en Dieu - de tous les événements, même les plus déconcertants Dès février

1789, celle-ci a dû lui faire part des luttes aux-

quelles les siens prennent part,

notamment celles qui opposent

noblesse et tiers-Etat. Elle reçoit cette belle mise au point évangélique,

objective,

d'autant plus exemplaire quand on songe à la mentalité du temps

:

"Regardons les choses en Jésus-Christ avec les yeux de la foi. En Jésus-Christ, il n'y a point de distinction entre le Grec et le Barbare, entre le libre et l'esclave. Tous sont chrétiens, tous sont nos frères. L'âme de l'un n'est pas moins chère à Notre-Seigneur et ne lui a pas moins coûté que l'âme de l'autre. Pourquoi être pour l'un au préjudice de l'autre ? et ne pas plutôt embrasser indistinctement l'un et l'autre ? Si nous le faisons, ce n'est plus la charité de Jésus-Christ qui. nous fait agir".

Puis après avoir conseillé à Adélaïde de "se regarder comme hors du monde" et de reprendre si possible sa vie de recueillement, a j ou t e

il

:

"Je ne vois point de conseil qui convienne davantage à votre situation présente. Demandez à ftotre-Seigneur la grâce et la force


- k$ -

de le suivre. Il ne vous refusera certainement pas son secours ; et avec ce secours, vous romprez sans peine tous les liens qui pourraient vous retenir. En vain, vous espéreriez le faire, si vous teniez toujours à la chair et au sang et si vous n'étiez pas toute entière à Jésus-Christ. Il ne veut point d'un coeur partagé. Ce n'est pas moi, c'est Jésus-Christ crucifié qu'il faut consulter. Son langage est intelligible ; il saura bien se faire entendre à votre coeur. Si vous ne l'entendiez pas, comment prétendrai-je me faire entendre" ? (l)

A cette date, connaissant son coeur généreux, le Père craint sans doute qu'elle se laisse trop reprendre par sa famille. Quelques semaines plus tard cependant, il lui conseillera "de se prêter aux désirs" de son frère. En fait, Mère de Cicé, durant toute cette période, descendra toujours dans les communautés qui ont coutume de l'accueillir ; dans la mesure du possible, elle suivra le règlement des religieuses et s'intéressera à leurs oeuvres, sans toutefois négliger ses chers pauvres. Nous la retrouvons à la Croix, à Saint-Servan, chez les Ursulines de Saint-Charles à Dinan où elle séjourne très longuement de juillet 1789 à juillet 1790 ; elle y sera encore au moment de l'inspiration du 19 juillet, mais nous ne possédons aucune correspondance durant cette dernière période qui mène à la date décisive du 19 juillet 1790.

En 1790, le Père de Clorivière a 55 ans, Mère de Cicé en a kl. Le terrain est préparé pour un nouveau projet "trop grand... trop saint pour croire qu'un autre esprit que l'esprit Saint en ait été l'auteur". (2)

(1) Lettres, p.38-39. (2) Sommaire, p.5.


- k? -

LE

FONDATEUR

LES

DEUX

ET

LA

CO-FONDATRICE

INSPIRATIONS

L'INSPIRATION INITIALE DU 19 JUILLET 1790.

Dès les derniers mois de 17Ô9, puis en 1790, la tourmente révolutionnaire s'accentue ; elle a un caractère anti-religieux très marqué. Le 28 octobre 1789, l'Assemblée Constituante décrète que "l'émission des voeux religieux serait suspendue dans tous les monastères de l'un et l'autre sexe", décret sanctionné par le roi Louis XVI le 3 novembre. Le 2 novembre, elle décide que "tous les biens de l'Eglise sont mis à la disposition de la Nation", préparant ainsi leur nationalisation et leur vente. Le 13 février 1790, l'Assemblée refuse de reconnaître les voeux solennels, "en conséquence, les ordres et congrégations régulières, où l'on fait de pareils voeux, sont et demeureront supprimés en France, sans qu'il puisse en être établis de semblables à l'avenir". Quand on se remémore la vie religieuse du Père de Clorivière et sa vie apostolique jusqu'à ce jour, on comprend la profondeur de sa réaction à l'annonce de la suppression des ordres religieux en France. Ce religieux est aussi un pasteur, il a le devoir d'éclairer les fidèles. C'est pourquoi, le 25 mars 1790, au cours des instructions de Carême qu'il donne à l'église Saint-Sauveur de Dinan, il expose publiquement en chaire, avec force et clarté :

"la nature et l'excellence de l'état religieux, fondé dans l'Eglise par Jésus-Christ, approuvé par l'Eglise sous des formes diverses, ne relevant que d'elle et de Jésus-Christ, et r>ar suite, en ce qui concerne son droit d'exister, la nature et la limite de ses voeux, complètement indépendants de toute ingérence de l'Etat".


-mL'ayant sommé, le lendemain, de venir s'expliquer devant les autorités civiles, le maire lui déclara : "En d'autres circonstances, je ne condamnerais pas votre discours, mais il n'est pas sage par le temps où nous vivons, et vous vous ferez martyriser". Et le Père de Clorivière, fidèle à lui-même de répondre : "Si telle était la volonté de Dieu, je l'en bénirais de tout mon coeur". Après cet événement qui rendait le supérieur du Collège des clercs de Dinan fort suspect, le Père de Clorivière estima son ministère gravement compromis. "Lorsqu'il vit que le gouvernement de sa maison allait passer des mains de l'Evêque dans celles de la Municipalité, il crut qu'il était temps pour lui de se démettre de sa supériorité et d'exécuter le projet qu'il avait conçu depuis quelque temps d'aller travailler aux Missions du Maryland, où il y avait alors une grande disette d'ouvriers. Il consulta là-dessus son Evêque, qui approuva l'un-et l'autre desseins. La lettre de son Evêque lui fut remise le jour de Saint-Pierre, en 1790". "Il ne délibéra plus... il s'occupa sérieusement devant Dieu, de ce qu'il pourrait faire pour le bien de ces Missions. Ce qui lui vint d'abord à l'esprit fut de tenter si, par le moyen- de quelques personnes, on ne pourrait pas obtenir du Saint-Père que les missionnaires du Maryland, qui avaient tous été Jésuites, pussent reprendre leur premier état". (l)

Le 19 juillet, le Père de Clorivière devait prononcer le panégyrique de saint Vincent de Paul en la chapelle des Filles de la Croix à Saint-Servan. C'est en cette matinée d'été que l'Esprit investit son serviteur. Alors que la pensée des missions le frappait plus fortement qu'à 1'ordinaire,

"il lui fut dit comme intérieurement, d'une manière très vive : "Pourquoi pas en France ? Pourquoi pas dans tout l'univers ?" comme pour lui faire entendre que ce'qu'il méditait serait à souhaiter dans tout le monde chrétien et que Dieu voulait qu'il s'en occupât.

(1) D.C., p.16-17.


- 49 -

Il lui fut aussi montré, comme dans un clin d'oeil, l'idée d'un Plan qui devait être très utile à l'Eglise et contribuer au bien d'une infinité d'âmes. Cela lui fut montré d'une manière générale, mais si lumineuse, qu'il s'imaginait que tout le monde devait avoir les mêmes idées, ou du moins ne manquerait pas de les adopter, aussitôt qu'elles lui seraient montrées. L'impression que fit sur lui cette lumière ne lui permit pas de douter dans l'instant même qu'il n'y eût en cela quelque chose de surnaturel, et que cela ne vînt de Dieu. Il s'étonna seulement de ce que Dieu semblait jeter les yeux sur un instrument si vil pour une entreprise si grande ; mais plein de confiance en sa Puissance et en son infinie Bonté, il s'offrit à Dieu pour qu'il fît de lui et par lui tout ce qui serait conforme à son bon plaisir". (l)

Les points sur lesquels porte l'inspiration sont clairs : - Le projet de rétablissement de la Compagnie de Jésus au Maryland, doit aussi être envisagé pour la France, et même tout l'univers. Les visées du Père, considérablement élargies, prennent une autre dimension. - L'idée du Plan, "montré comme dans un clin d'oeil", est celle d'une Société religieuse nouvelle, "adaptée aux circonstances dans lesquelles l'Eglise se trouvait". C'est la partie nettement créatrice du Projet dont l'Esprit est "l'auteur".

.

"Le même jour, (continue le récit) il fut trouver un pieux et zélé ecclésiastique ( 2) et lui fit part de ce qui lui était arrivé le matin. Cet ecclésiastique le confirma dans la pensée que cela venait de Dieu, que ce serait une chose infiniment utile ; qu'il voulait y prendre part, et qu'il l'exhortait instamment à mettre par écrit les pensées qu'il venait de lui communiquer. Encouragé par ce conseil, notre prêtre, de retour chez lui, se mit en devoir de l'exécuter ; et, après avoir fait tout ce qu'il crut le plus propre à attirer sur lui la lumière divine, il écrivit en latin le plan d'une Société adaptée aux circonstances dans lesquelles l'Eglise se trouvait parmi nous". (3)

(1) D.C., p.17-18. (2) Cet ecclésiastique était Mr l'abbé Engerran, grand écolâtre de Saint-Malo. Il est signataire du premier plan de la Société d'hommes et on retrouve sa signature sur le premier acte d'association de la Société du Coeur de Jésus du 2 février 1791. cf. D.C., p.l8, note 1.

(3) On sait comment, par la suite, du fait des sondages d'opinion que le Père fait à Paris près d'anciens jésuites, du fait des circonstances où il lit la volonté de Dieu, du fait surtout de l'obéissance à son évêque, il est amené à distinguer clairement la création d'une Société religieuse toute nouvelle, du projet de restauration de la Compagnie "de Jésus, restauration dont il sera plus tard l'instrument en France.


- 50 -

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LA SECONDE INSPIRATION, CELLE DE LA SOCIETE DES FILLES DU COEUR DE MARIE.

Au lendemain de l'inspiration du 19 juillet, le Père de Clorivière porte désormais en lui le projet de cette "entreprise si grande" dont il doit être "un instrument si vil" qu'il s'étonne que Dieu ait pu jeter les yeux sur lui. (l) Les douloureuses nouvelles de la Révolution qui fait rage ne font plus sur lui la même impression. A travers les événements les plus graves, les plus pénibles, Dieu parle, Dieu appelle : l'utilité du Projet est évidente. Le Plan, dont la première esquisse est écrite au soir même du 19 juillet, fut, il le consigne lui-même dans le Commentaire de l'Apocalypse, "achevé dans l'Octave de l'Assomption de la Sainte Vierge", soit le 18 août 1790. Le Père l'a donc revu, réfléchi, précisé. En fils de l'Eglise, il voulut soumettre le Projet à son évêque. Voici comment il s'en expliqué dans un document non daté, écrit de sa main, qui nous est précieux à bien des titres : Le premier Plan étant écrit, "je fus en suspens si je présenterais mon travail au Prélat. Cette entreprise me paraissait au-dessus de mes forces. Il me venait à l'esprit que je passerais dans le lieu pour un extravagant d'avoir admis une idée pareille".(2)

Le Père se rappelle peut-être l'étrange maladie de 1767, il y a vingt-trois ans, où il avait "vu des choses merveilleuses que Dieu voulait faire par lui comme son instrument", mais où il a été "considéré pendant quelque temps comme un halluciné". (5) Après ce premier mouvement de recul, le second mouvement est celui de la docilité religieuse, de l'humilité et de l'esprit de foi :

(1) D.C., p.18. (2) D.C., p.53. (3) Notes intimes, t.l, p.204-207.

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Idée d'une Société Religieuse de 'Filles et de Veuves, telle qu'on pourrait l'instituer dans ces temps de calamités, (premier plan de la Société des Filles du Coeur de Marie, 1790.)

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- 51 -

"Mais la pensée qu'il (son évêque) me tenait la place de Dieu, et que c'était par lui certainement que je connaîtrais la volonté de Dieu l'emporta sur mes craintes. Je me résolus donc de soumettre mes incertitudes à la voix de mon Pasteur. Cette résolution était à peine prise, il se présenta fortement à mon esprit que je devais faire pour les personnes du sexe quelque chose d'analogue à ce que je venais de . ire pour les hommes. Cette pensée me parut avoir tous les caractères d'une véritable inspiration". A remarquer dans ce paragraphe, la relation immédiate que le Père de Clorivière souligne entre son acte d'obéissance ecclésiale, "cette résolution était à peine prise" et "la véritable inspiration" qui se présente alors à son esprit

: faire une société religieuse

féminine, analogue à celle que l'Esprit lui a fait concevoir pour les hommes. Ce même Esprit semble récompenser l'humilité et la docilité de son serviteur par une nouvelle "inspiration", celle qui donnait naissance à la Société des Filles du Coeur de Marie. En effet, le document cité continue, sur la même lancée

:

"Après avoir imploré les lumières du Saint-Esprit, je me mis sur le champ en devoir d'exécuter ce qui m'était prescrit, et dans le même instant, je me rappelai deux sentences du saint Evangile qui sont à la tête du Plan des Filles de Marie, et dans ces sentences,(l) je crus entrevoir l'ordre et l'esprit de ce que j''avais à dire. Ainsi le Plan fut bientôt tracé tel, à peu de chose près, qu'il fut imprimé".

Ce n'est donc pas un Plan, mais deux que le Père va soumettre à son évêque,

il le relate ainsi dans le document précité

:

"Lorsqu'il eut dressé ces deux Plans, pour obéir à ce qu'il lui paraissait, aux mouvements de l'Esprit de Dieu, il crut devoir les soumettre au jugement de son Evêque, s on•Supérieur ecclésiastique immédiat, résolu de les supprimer, ou du moins de n'en faire aucun usage, si tel était son sentiment".

(l) Voici ces deux sentences : "Je ne vous prie point de les ôter du monde, mais de les préserver du mal". (Jn, 17,15). "Je ne vous appellerai plus mes serviteurs, mais mes amis, parce que je. vous ai découvert tout ce que j'ai appris de mon Père".

(Jn, 15,15).


- 52 -

La réponse de Mgr Cortois de Pressigny fut affirmative, "la plus satisfaisante", et il "voulut même écrire l'Approbation à la suite du Plan de la Société des Religieux. ... Il approuva aussi le Plan de la Société des Filles et permit d'agréger dans son Diocèse ceux et celles qui voudraient s'y engager", (l)

Le fondateur peut maintenant aller de l'avant, les Plans des nouvelles Sociétés religieuses sont approuvés par son évêque et cette approbation authentifie en quelque sorte la double inspiration qui les a fait naître.

(1) D.C., p.22-23. Voir texte intégral de l'Approbation en appendice.


- 53 -

LA

CO-FONDATRICE

Si, en se rapportant fidèlement aux textes, on tente de dégager la part prise par Mère de Cicé

au Projet précisé par le

Clorivière, Projet qui rejoint le sien par tant de côtés,

Père

de

on la

trouve comme toujours, généreuse au service du Seigneur et de ses frères, En

et en même temps d'une humilité proche d'un total effacement.

1789 et 1791, ses devoirs de famille et les événements

l'obligent à de nombreux déplacements au cours desquels elle loge dans des maisons religieuses,

continuant dans la mesure du possible

sa vie de recueillement et de charité

: son essai de vie religieuse

ne s'interrompt pas.. La première lettre que nous ayons de Mère de Cicé après les inspirations du

19 juillet et du mois d'août, est écrite de Dinan au

Père de Clorivière,

(septembre

1790) à la veille du départ de ce

dernier pour Paris. Cette lettre est précieuse car on y trouve, exprimés par elle-même, ses sentiments vis-à-vis des nouvelles sociétés. Nul doute que le Père de Clorivière et Mère de Cicé ne se soient vus entre temps. Peut-être ont-ils parlé des points de convergence entre les deux Projets ? Ceci demeure pour nous leur secret et on répugnerait à imaginer quoi que ce soit de ces échanges. Mais de cette lettre de septembre, on peut.détacher quelques passages ayant trait aux aspirations profondes de Mère de Cicé, face aux projets d'avenir : "Je ne désire rien tant que le bonheur d'être associée sous la conduite de l'obéissance à des personnes vraiment intérieures qui ne s'occupassent que des choses de Dieu, dont la journée serait remplie par la prière, le silence, la pratique des bonnes oeuvres, surtout celles qu'inspire le zèle du salut des âmes, quand ce ne serait que d'apprendre la doctrine chrétienne aux petits enfants et aux personnes qui l'ignorent, exercice pour lequel je ne me- sentais aucun penchant autrefois ; mais sans renoncer aux oeuvres de miséricorde corporelles, si l'occasion se représente de nouveau de les pratiquer, j'ai maintenant plus à coeur toutes celles qui regardent l'âme".

Les Filles du Coeur de Marie retrouveront dans ces quelques


- 5*. -

lignes une trame de fond qui leur est couturaière : vie intérieure, pluralisme des oeuvres, sanctification du prochain. Après les oeuvres, les voeux : "Ce que vous m'avez dit des voeux que vous avez dessein qu'on fasse dans la Société que vous projetez me fait d'autant plus de plaisir que cela fait depuis longtemps l'objet de mes désirs. Je ne pensais alors qu'aux voeux simples renouvelés tous les ans, étant un peu effrayée d'engagements irrévocables pour des personnes non cloîtrées et par conséquent pas entièrement séparées du monde à -gause de la pratique des oeuvres de charité". "Depuis longtemps" - On sent ici d'une façon émouvante la rencon tre des désirs les plus profonds de Mère de Cicé avec le plan de fondation religieuse du Père de Clorivière. Un peu plus loin, c'est 1'appel à la grâce de l'obéissance qui est un des charismes de Mère de Cicé, non par faiblesse, toute

sa

vie témoigne de sa vaillance, mais par une extrême délicatesse

de

conscience et une profonde humilité. En même temps elle déclare clairement son désir d'entrer dans la nouvelle Société :

"Je vous prie en grâce, mon Père, de ne pas perdre de vue le besoin que j'ai d'être conduite par l'obéissance. Je regrette même et je désirerais qu'il fut possible que, pendant votre absence et jusqu'à votre retour, vous m'eussiez mise sous la conduite de quelque personne à laquelle j'obéirais en tout comme à ma soeur Marie de Jésus. Je pense que ce serait peut-être la meilleure préparation pour entrer ensuite dans la Société dont vous vous occupez, parce que je me trouverais toute formée à la pratique de l'obéissance et de l'humilité", (l) La lettre que le Père de Clorivière écrit à Mère de Cicé quelques jours plus tard, avant de prendre la diligence pour Paris, est brève mais significative quant à la nouvelle collaboration établie maintenant entre les deux co-fondateurs. D'autant que, nous savons qu'à cette époque, fort de l'approbation de Mgr Cortois de Pressigny, le Père de Clorivière faisait connaître la nouvelle société aux ecclésiastiques et aux personnes paraissant aptes à répondre à cette vocation, et que Mère de Cicé avait été, chargée par lui, du même apostolat religieux.

(1) Ecrits M. de C, I, p.2^-26.


Ai

Premier acte de Consécration des F.CM. , 2 février 1791.


- 55 -

"Confiez-vous au Seigneur, il vous soutiendra dans la grande oeuvre qu'il a voulu vous confier pour sa plus grande gloire, et par un effet de sa prédilection pour vous. Pouvez-vous douter qu'il ne vous soutienne et qu'il ne vous donne les lumières et la prudence nécessaires pour cette bonne oeuvre. Plus vous êtes faible, plus vous êtes propre à faire éclater sa gloire. Prions l'un pour l'autre", (l) De Paris entre novembre 1790 et février 1791 les lettres écrites par le Père de Clorivière à Mère de Cicé pour la tenir au courant de ses démarches contiennent aussi une large part de direction spirituelle. Il n'y a pas lieu de les reproduire, mais il faut signaler la confiance faite par le Père à l'action de la grâce dans l'âme de Mère de Cicé. Il la prépare à "quelque chose de. plus grand". (2) Ici se situe la date mémorable du 2 février 1791 où les actes de naissance des deux sociétés religieuses sont officiellement posés et signés : à Montmartre par le Père de Clorivière, quatre prêtres, un clerc et un laïc, plus deux prêtres en Bretagne ; le même jour, Mère de Cicé à Dinan ou à Saint-Servan, quatre soeurs de Saint-Malo, trois de Paramé et trois à Paris, faisaient également leur consécration dans la Société de Marie. Dans la lettre du 5 février écrite par le Père à Mère de Cicé à Dinan, il lui fait un récit de l'événement et précise qu'il a "mis en tête" des signataires de la formule d'Association prononcée à Paris : "le nom d'Adélaïde comme la première pierre de cette Société". N'estce pas la désigner officiellement comme co-fondatrice ?

C3)

Un passage de l'homélie faite à Montmartre aux premiers associés après que chacun d'eux eut prononcé son Acte de Consécration est particulièrement révélateur de l'orientation spirituelle du Père de Clorivière. Après avoir développé comme thème central-: "C'est l'oeuvre du Seigneur, et elle nous paraît merveilleuse" (ps.117), le Père de Clorivière évoque l'action de l'Esprit :

(1) Lettres, p.48.

(2) Lettres, p.8l. (5) Dans cette lettre le Père" lui annonce qu'il a été désigné comme Supérieur. Lettres, p.63-64.


- 56 -

"N'en doutons ooint, c'est le Seigneur qui a fait ces choses, c'est le Père des lumières, de qui vient d'en haut tout bien excellent, et tout don parfait ; ce conseil ne pouvant être inspiré que par ce divin Esprit qui souffle où il veut, et dont on entend la voix, mais sans qu'on sache d'où il vient ni où il va", (l)

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Nous savions le Père fermement résolu à partir au Maryland, Mère de Cicé devant l'accompagner : la lettre du 23 février 1791, à quelques semaines de l'embarquement prévu et préparé, lui annonce que tout est changé. Laissons-le s'exprimer lui-même

:

"Dans la même lettre (de Mgr Cortois de Pressigny), sur l'exposé que j'ai cru devoir lui faire de ma présente situation et du succès du projet qu'il avait approuvé, succès qui lui a fait le plus grand plaisir, il m'a décidé nettement que je devais rester en Europe et que la plus grande gloire de Dieu le demandait. Voyez maintenant ce que vous avez à faire et ce que vous jugerez devant Dieu convenir le plus à sa gloire et à votre bien spirituel". Suit un argument qui dut être décisif : "Là-bas, vous ferez du bien et vous le ferez avec moins de dangers et de combats. Ici vous ferez aussi du bien, peut-être un plus grand bien, et vous aurez certainement plus à souffrir et à combattre. D'après cela, décidez-vous". (2) La décision n'est pas douteuse

!

Enfin, au cours d'un séjour en Bretagne,

c'est de la Fosse-Hingant,

où il est temporairement caché chez son beau-frère, qu'il écrit à Mère de Cicé la lettre du 30 avril 1791, si émouvante pour les Filles du Coeur de Marie.

(3)

Cette lettre,

en effet,

consacre en quelque sorte

Mère de Cicé comme co-fondatrice et première supérieure générale de la Société. Elle exprime l'esprit de total dévouement, à tous ses dépens, qui doit caract-ériser cette Société dans le service de Dieu et de son Eglise

;

elle manifeste les sentiments personnels du Père

(1) D.C., p.30-31.. (2) Lettres, p.66.

cf.D.C,

(3) Lettres, p.7^-76.

p.33-

de


- 57 -

Clorivière à ce moment crucial ;

rappelle ce qu'a été la préparation

providentielle de Mère de Cicé, et évoque les traits majeurs qui doivent caractériser la Supérieure générale

; enfin, elle remets au

conseil de l'Esprit Saint la décision qui engagera définitivement la vie de la première Mère. Lettre admirable qui, relue et approfondie après bientôt deux cents ans, est toujours chargée d'enseignements pour les Filles du Coeur de Marie. Le Père situe d'abord le lieu où "l'oeuvre de Dieu" doit naître

:

" C'est à Paris, ce me semble, que l'une et l'autre Société doit, commencer. C'est de là que vient le mal, c'est de là que doit aussi venir le remède au mal"... et les grandes perspectives qui précisent la fin générale de la Société, les "adorables desseins" de Dieu sur elle, les dimensions d'amour et de générosité qui doivent être les siennes

:

"Le temps d'entreprendre quelque chose de grand pour le Seigneur est venu. La grandeur des maux que souffre la religion, des maux plus grands encore dont on est menacé, et qui sont comme une suite naturelle de ceux qu'on souffre actuellement, demandent et sollicitent un prompt sec ours. Il faut sauver avec nous du naufrage le plus d'e personnes que nous pourrons. C'est le moyen le plus sûr pour assurer notre propre salut, et nous ne pouvons rien faire de plus agréable à notre divin Maître". Il exprime ses propres sentiments vis-à-vis des vues de Dieu : humilité et fidélité. "Quoique je n'aperçoive en moi, de quelque côté que je me regarde, rien qui ne soit propre à me décourager, rien qui me persuade que je puisse entreprendre quelque chose de grand pour Dieu ; cependant je me croirais très infidèle si je ne faisais pas de mon côté tout ce qui dépend de moi pour remplir des vues qui sont bien au-dessus de mes forces, mais qui me semblent venir de lui". Puis il s'adresse directement à celle que le Seigneur a préparée de longue date,

et il lui rappelle cette préparation :

"Pour vous, Mademoiselle et très chère fille, que pensez-vous de vous-même ? quels sont vos sentiments ? Pouvez-vous penser, pouvezvous dire que Dieu ne vous ait pas fait de grandes grâces ? que Notre-Seigneur ne vous ait pas prévenue dès l'enfance de ses plus douces bénédictions ? qu'il ne vous ait pas instruite de ses voies, et dirigée dans les sentiers de la justice par le moyen de ses ministres ?


- 58 -

Ne vous-a-t-il pas inspiré depuis longtemps le désir de la perfection, celui même de travailler à celle d'autrui ? S'il n'a pas permis que vous vous consacriez à lui dans le cloître, il vous a montré le moyen de le faire dans le monde. Il vous en a fait la grâce. Sa conduite, sur vous dans ces derniers temps, le soin qu'il a eu de vous détacher de toutes choses, de resserrer de plus en plus les liens qui vous attachaient à lui, sont-ce là des grâces qui doivent demeurer oisives, ou qui ne doivent fructifier que pour vous ? Dilatez votre coeur. Donnez l'essor à vos désirs, ou plutôt ranimez en vous ceux que la bonté divine vous a souvent inspirés. Souhaitez de tout faire, de tout souffrir pour gagner quelques âmes à Jésus-Christ. Oubliez-vous vous-même, ; n'arrêtéz plus tant vos yeux sur votre faiblesse et sur vos misères ; songez à Celui dont le bras tout puissant vous soutiendra, si vousfixez les yeux sur lui au lieu dé les tenir fixés sur vous-même". Et maintenant l'engagement personnel de la future Mère est sollicité ; les traits qui doivent la caractériser sont évoqués

:

"Devinez-vous maintenant quelle est celle que je crois choisie de Dieu pour procurer à sa sainte Mère un grand nombre de filles chéries ? Il faut qu'elle sème ait un grand désir de sa perfection, du zèle pour celle d'autrui. Qu'elle soit prête à tout sacrifier pour procurer l'une et l'autre : qu'elle soit détachée des biens de la terre et de la vanité du siècle ; qu'elle aime à s'entretenir de Dieu avec les pauvres ; que sans avoir été religieuse, elle en connaisse les obligations et la pratique des conseils évangéliques. Il faut, pour le naturel, qu'elle ait de la prudence, mais non pas celle de la chair ; qu'elle ait quelque chose de liant dans l'esprit, qu'elle sache s'accommoder aux différents esprits pour les gagner tous à Jésus-Christ. Qu'elle ne craigne pas sa peine ; qu'elle ait quelque ressource dans l'esprit et quelque expérience dans les choses ordinaires de la vie. Or, je trouve toutes ces choses dans une personne que le Seigneur m'a adressée, il y a déjà quelques années, et dont je désire bien sincèrement la perfection. C'est donc à cette personne, que je crois pouvoir dire qu'elle est l'instrument dont Dieu veut se servir pour l'exécution de son dessein". Enfin,

avec ce souci de vérité qui caractérise sa direction le

Père de" Clorivière souligne à Mère de Cicé les obstacles de son tempérament et "les perplexités où le démon cherche à l'engager", obstacles dont sa docilité et les grâces du Seigneur l'aideront à triompher. C'est alors l'appel à une élection libre, l'Esprit, car c'est elle qui doit décider :

sous la conduite de


- 59 -

"Cependant je ne veux point en ceci rien prescrire,

rien comman-

der . Que l'âme se sonde elle-même, qu'elle sonde ses dispositions après avoir consulté le Seigneur. Je ne doute pas que l'Esprit Saint, qui se communique aux humbles, ne lui fasse connaître ce qu'il attend d'elle et ce qu'elle peut faire de plus conforme à son bon plaisir. Si cette âme, comme je le suppose, veut s'abandonner à sa conduite et n'a point d'autre désir que d'accomplir sa volonté sainte, je ne doute nullement qu'il ne mette en elle les dispositions qu'exigent les desseins qu'il a sur elle". Et le Père qui connaît l'extrême délicatesse de conscience de Mère de Cicé

et la sagesse des règles d'élection précise

:

"C'est par ces dispositions que l'interprète des volontés du Seigneur à son égard pourra les lui faire connaître d'une manière plus sûre". C'est le 1er mai, lendemain du jour où il écrivait cette lettre que le Père devait avoir une entrevue avec Mère de Cicé et recevoir sa réponse.

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Au cours de l'homélie prononcée dans l'action de grâce par le Fondateur des deux Sociétés,

à Montmartre le 2 février 1791»

évoquait "la chaîne des événements par lesquels le Seigneur

il a

conduit cette affaire, avec une admirable douceur, au point où nous la voyons",

(l)

Dans la première partie de cet essai,

on s'est efforcé de

reconstituer quelques maillons de cette chaîne des événements, extérieurs et intérieurs. Il reste à voir ce que "cette affaire" contenait en germe...

(1) D.C., p.31.


Qo APPENDICE

A

LA

PLUS

GRANDE

I

GLOIRE

DE

DIEU.

PROJET D'UNE SOCIETE PIEUSE.

Il s'agirait que quelques personnes se joignent ensemble et que, malgré la qualité de pensionnaires qu'elles conserveraient vis-à-vis de la communauté où elles se fixeraient, elles vivraient en commun soit dans une maison de retraites ou un hôpital,

etc.

Elles feraient pour un

an seulement le voeu simple de chasteté, de pauvreté, d'obéissance, elles ne pourraient être reçues dans l'association sans avoir au moins

800 livres

de rente, parce que les pensions qu'elles payeront à la maison où elles seront fixées iront à 400 livres dans la vue de soutenir par là une maison utile à la gloire de Dieu et au bien du prochain. Elles suivront le règlement de la maison où elles seront pour les exercices spirituels, comme celui-ci par exemple qu'on suit à la Retraite de Rennes. Elles se lèveront à cinq heures l'été, une demi-heure plus tard l'hiver, se rendront au choeur,

feront demi-heure d'oraison,

psalmodieront en commun les quatre Petites Heures de l'office de la Sainte Vierge. Ensuite elles assisteront à la prière et à la messe, feront une demi-heure de lecture dans le cours du 'matin et une demi-heure de silence pour y réfléchir. Ensuite les soeurs nommées par la supérieure (que les soeurs se choisiront et qui le sera pendant le temps que l'on trouverait convenable de fixer) pourront vaquer à la visite des malades, soit dans le dehors ou dans le dedans (il serait toujours bien désirable de s'établir de manière à avoir des pauvres et des malades à portée de soi), ou à d'autres bonnes oeuvres. Les autres s'emploieront au travail en commun, autant que cela se pourra, soit pour l'église,

ou pour les pauvres, en

silence entremêlé de cantiques et d'aspirations. A l'heure que se fait l'examen, avant le dîner,

on se rendra un moment au choeur ;

elles

dîneront ensuite toutes ensemble pendant qu'une d'entre elles fera la lecture. Après se fera la récréation. A une heure, si l'on veut,

on courra dire le chapelet ou devant

le Saint-Sacrement ou dans la chambre de feu commune. Après quoi on pourra passer le temps jusqu'à vêpres dans ses chambres ou cellules dans le recueillement,

en s'occupant toujours à quelque ouvrage manuel

ou lecture de piété. La sortie de l'après-midi pour les malades ou autres bonnes oeuvres pourra se faire avant ou après vêpres, suivant


que cela paraîtra nécessaire à la supérieure. Les mêmes ne sortiront pas deux fois le jour, afin d'avoir un peu de temps à donner au recueillement. Les dimanches et fêtes, il pourra s'en trouver deux à la grand'messe et deux autres aux offices de 1'après-dîner. Il serait à souhaiter qu'elles fussent assez nombreuses pour pouvoir passer chacune une semaine, ou du moins plusieurs jours sans sortir pour entretenir l'esprit de retraite

; à moins que leur petit

nombre et les besoins du prochain fassent penser • autrement. Après vêpres qui se disent à trois heures, elles pourront faire une demi-heure d'oraison devant le Saint-Sacrement et rendre quelque hommage à la Sainte Vierge, soit en disant un second chapelet ou la Petite Couronne,

et de là s'occuper ensemble dans la chambre commune

où l'on pourra faire une lecture, comme la Vie des Saints,

jusqu'à

cinq heures qu'on dira Compiles. Après la demi-heure d'oraison, un moment dans les chambres jusqu'au souper qui est à six heures. La récréation finit à huit heures. On commence Matines et Laudes, la prière ensuite, le coucher à neuf heures et demi, au plus tard. Autant qu'on pourra,

on suivra l'esprit de saint François de

Sales et les sages Constitutions de la Visitation autant qu'elles peuvent s'accorder avec les oeuvres de charité qu'on se propose d'exercer, suivant le premier plan de saint François de Sales pour son Institut qui voulait joindre d'abord la vie active à la vie intérieure que mènent ses filles. Le voeu simple de pauvreté n'empêchera pas que chacune jouisse de son patrimoine,

mais celui d'obéissance ne permettra d'en user qu'avec

la permission de la supérieure à laquelle le revenu de chacune sera rerais en entier, à mesure qu'elle le touchera, commun les pensions de toutes", ses ordres,

afin qu'elle paye en

et que le reste serve ensuite, suivant

aux différents besoins des pauvres, parce qu'elle se char-

gera de pourvoir à tout ce qui sera nécessaire à chacun des membres de cette association. Par ce moyen, leurs biens seront en commun, comme ceux des premiers fidèles,

pour servir aux différents besoins de

leurs frères indigents. Leur manière d'être vêtues sera simple et uniforme. Les soeurs n'auront aucun soin à prendre pour leur temporel. Elles seront soignées les unes par les autres quand elles seront malades et


n'auront aucune inquiétude de ce qui les regarde, de manière qu'elles seront toutes livrées à la prière et aux bonnes oeuvres qui se présenteront, s'offrant à Dieu par le moyen de l'obéissance pour s'acquitter de toutes celles dont la Providence les chargera. C'est pour cela qu'elles pourraient s'appeler les filles de la Présentation de la Très Sainte Vierge, parce qu'elles s'offriront par elle à Notre-Seigneur pour remplir toutes ses volontés sans se proposer rien en particulier que le bien spirituel et. temporel du prochain. L'état sera libre, de vie plaît,

on ne s'engagera que pour un an. Si cette forme

on renouvellera chaque année son engagement entre les

mains de la supérieure, le jour de la Présentation de la Sainte Vierge. Elles feront chaque jour de fréquentes visites à Notre-Seigneur dans son Sacrement d'amour et profiteront pour cela, avec fidélité, de toutes les allées et venues dans la maison et même au dehors en faisant la visite des malades. Elles s'emploieront aux retraites et autres bonnes oeuvres qui se feront dans la maison où elles seront retirées, tant pour faire faire les Exercices que pour l'instruction des pauvres, en observant qu'elles ne se mêleront de quoi que ce soit dans la maison où elles seront que lorsqu'on voudra bien le leur permettre. Elles renonceront à toutes visites inutiles, même chez leurs parents, si ce n'est dans les moments d'affliction ou de maladie,

par un principe

de charité, avec permission de la supérieure à qui 1 ' ors rendra compte de tout. On évitera aussi de recevoir des visites, si ce n'est par ce motif, et jamais dans les chambres,

mais dans un parloir ou chambre destinée

pour parler aux personnes du dehors. Les soeurs éviteront de s'entretenir entre elles de choses inutiles au temps des récréations. Les exercices de charité auxquels elles s'exciteront et dont elles s'entretiendront pourront être la matière de leurs récréations. On ne sera point obligé de remplacer les exercices de piété qu'on* aura manqués, quand le temps où ils se font .aura été employé

aux

oeuvres de charité autant que cela se pourra. On ne manquera qu'en cas de maladie à assister aux exercices de piété qui se feront quand on sera à la maison dans le courant de la journée. Quant à ceux du matin et du soir,

toutes ne pourront s'en dispenser, parce 'qu'à moins de cas très


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extraordinaires on ne vaque pas pendant ce temps au soin des pauvres. On pourra sur le commun payer quelqu'un qui fera les affaires de chacune, afin que les choses de ce monde leur donnent moins de distractions,


APPENDICE

II

TEXTE INTEGRAL DE L'APPROBATION DONNEE PAR MGR DE PRESSIGNY, EVEQUE DE SAINT-MALO

Ce plan d'une Société religieuse a été lu par Nous avec attention. Nous croyons fermement que cette Société serait très utile au peuple chrétien. Grâce à elle, en effet, il y aurait dans l'Eglise et la vie civile elle-même, des personnes qui rempliraient fidèlement et généreusement les devoirs les plus difficiles et les plus graves de leur condition ; les pécheurs, et ceux qui se sont écartés du droit chemin,

trouveraient en elle

des mains secourables pour revenir dans les sentiers de la justice

;

les âmes pieuses et ceux qui ont toujours servi Dieu y trouveraient, de leur côté, un encouragement à la vertu ; personne ne pourrait plus se plaindre qu'on lui a fermé le chemin de la perfection évangélique. Nous pensons bien volontiers avec l'auteur que ce genre de vie est comme une image de l'Eglise naissante,

de cet état où les fidè-

les, bien que séparés les uns des autres par les occupations et les devoirs de conditions diverses, et vivant aussi dans des demeures différentes, ne formaient cependant qu'un coeur et qu'une âme. C'est pourquoi nous souhaitons à ce pieux et, comme nous le pensons, utile projet, une réussite heureuse.

A Saint-Malo, le .18 septembre 1790. Gabriel,

(1) D.C., note p.22-2;$.

év. de Saint-Malo.

(l)


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