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ÉLOGE DE MADAME LA COMTESSE

DE C ARC ADO, NÉE MÀLÉZIEU, PAU M. L'ABBÉ LE GRIS DUVAL, PREDICATEUR ORDINAIRE DU R.OI.

Prononcé en 1809 à la distribution des prix de l'Institution pour la jeunesse délaissée, et donné par l'auteur pour être vendu au profit de l'Etablissement.

M. DCCC. XX,


3 a5 janvier

1809.

MESDAMES,

À PEINE six ans se sont écoulés depuis l'Etablissement de l'œuvre dont l'intérêt nous réunit; depuis le jour où une femme, à qui de grands revers avoient à peine laissé le nécessaire le plus étroit, reçut d'une autre femme, plus pauvre encore, une foible pièce de monnoie pour commencer cette entreprise : et voici que déjà la bénédiction du Ciel et la faveur générale autorisent à la placer parmi les œuvres les plus précieuses à la société ! Mais comment, du sein de son honorable indigence, Madame de Carcado


( 4 ) réussit-elle à rassembler celle famille intéressante et nombreuse que son nom et ses vertus protègent encore après sa mort? Comment parvint-elle à leur laisser pour héritage cet intérêt universel qui associe à sa sollicitude et les âmes que la charité domine, et celles mêmes que touche la simple humanité ? Hélas! il n'y a pas long-temps encore que sa présence, dans cette enceinte, nous eût interdit ces questions! mais puisqu'elle est arrivée trop rapidement à ce terme où la vertu la plus modeste n'a plus droit d'exiger le silence; puisque déjà ses amis, ses coopératrices, ses enfans sont devenus la postérité pour elle, nous pouvons enfin trahir sans crainte l'honorable secret de sa charité, et raconter ce qu'elle a fait pour fonder cet Établissement, Heureux jour ! où il nous est permis de payer à sa mémoire un tribut solennel d'éloges, de vénération et de regrets !


(5) Parmi tout ce qui la connut, au milieu de tout ce qu'elle aima, ici tout nous invite a bénir sa mémoire; tous les cœurs la regrettent, tous les yeux semblent la chercher encore dans celte pompe touchante et modeste qu'elle préparait chaque année avec tant de complaisance, et dont la charité fut toujours le plus bel ornement Rendons-la donc encore une fois présente au milieu de nous! laissons parler ses actions et ses vertus plus éloquentes mille fois que ne sauroient l'être nos paroles ! Dans ses moindres desseins, comme dans ses conseils les plus profonds, l'esprit de Dieu prépare de loin les âmes qu'il a choisies pour être ses inslrumens, et leur distribue tous les dons qui doivent en assurer le succès : l'esprit,le cœur, le caractère, les biens de la grâce et les qualités naturelles, tout est disposé avec poids et mesure, tout s'accorde avec un ensemble merveilleux pour accomplir infailliblement les vues de la Providence,


(6 > Ainsi vit-on briller dans cette femme respectable les indices certains de la vocation qu'elle a si utilement et si glorieusement suivie. Qui de vous, Mesdames, n'a souvent admiré celte pénétration vive qui saisissoit tout au premier coup-d'oeil ? cet esprit net, étendu, facile, qui devinoitles nuances les plus délicates, pressenloit les difficultés, et savoit créer des ressources? cette élocution entraînante et persuasive, le plus utile instrument du bien quand la charité s'en empare, comme elle est le moyen le plus terrible pour le mal lorsque les passions en disposent? Sans doute il lui a fallu un grand cou« rage : sa constance fût invincible ; les dégoûts, les alarmes, les traverses de tout genre ne ralentirent jamais son ardeur depuis l'instant qui vit naître cet Établissement, jusqu'à sa mort. Il falloit surtout une âme sensible, non de cette sensibilité de parade dont il est si facile et si ordinaire de se faire Honneur, mais de cette sensibilité profonde , généreuse, qui sait agir et se


C 7 ) priver, qui ne redoute ni soins, ni sacrifices pour soulager les malheureux. Telle étoit cette âme choisie. Mais que seroiuelle devenue avec ces grandes qualités, si la religion n'en avoit fait la conquête? Sans doute elle eût brillé au milieu du monde : déjà même elle s'étoit acquis son estime et sa faveur ! mais quelles traces honorables onlelles laissées sur la terre! quelles larmes, quelles bénédictions auroient accompagné ses funérailles! et surtout, ô mon Dieu! qu'auroil-elle pu emporter dans le tombeau et présenter à votre jugement? Prévenue de ces pensées salutaires, elle s'éleva de bonne heure aux vues sublimes de la foi , et consacra sa vie aux douces occupations de la charité. Dès le commencement de nos troubles , à cette époque désastreuse où justement alarmé pour soi-même, chacun ne songeoit qu'à réunir ses propres débris, on la vil s'occuper toute entière des maux el des besoins des


( 8 ) victimes de cette fatale catastrophe ; elle s'y dévoua sans réserve, comme si Telle n'avoit eu rien à perdre pour elle-même. En vain le malheur des circonstances l'oblige à s'éloigner : rien ne pourra là contraindre à vivre sans faire quelque bien; le temps de sa retraite fut consacré à l'éducation de quelques jeunes parais, et aussi à se perfectionner chaque jour dans les vertus chrétiennes. A la fin de la tempête, dans le .grand naufrage des litres, des dignités, des grandeurs, elle reparut sans état, sans fortune, sans espoir même de rien retrouver ; mais aussi sans troubles, sans autres regrets que ceux que donnoit son cœur aux maux de sa patrie et de la religion, ne pleurant que ses amis, et ne i*edemandant pour elle-même que le bonheur d'être encore utile. Nobles regrets ! douce inquiétude d'une âme que la charité de JésusChrist presse et tourmente pour ainsi dire) le triomphe de la vertu sera de


C9) savoir vous commander ! Elle regarde avec effroi les ruines qui l'environnent, mais elle voit aussi son impuissance ; elle attend le choix de Dieu; et par une disposition que l'on peut regarder comme le plus sublime effort de son amour, elle se résigne à renoncer, si Dieu l'exige, au seul bonheur qui la touche, celui de répandre des bienfaits. Parmi les infortunés qui l'environnent, elle dislingue une foule d'enfans suçant.avec le lait les poisons de l'erreur et du vice, condamnés en naissant à la misère, et probablement à la corruption, plus redoutable que toutes les misères. Une voix intérieure semble lui dire que ces êtres intéressans sont la famille que Dieu lui prépare, et elle sent pour eux le coeur d'une mère. Oui, Mesdames, il y a dans la charité de Jésus-Christ un instinct divin qui est à la fois ardeur et lumière ; il éclaire l'âme, l'embrâse, l'entraîne en un instant : d'un coup-d'ceil elle a vu. l'utilité de cette œuvre et sa nécessité pressante j 2


( io ) elle a compris ce que cette jeunesse délaissée pouvoit attirer sur la société de désordres et de malheurs, si on l'abandonnoit sans défense à tous les dangers qui l'attendent, ou bien de bénédictions et de prospérité, si la charité pouvoit les acquérir au profit de la religion, et par-là même de la patrie ! Femme forte autant que charitable, avez-vous assez réfléchi au voeu que vous osez former? avez-vous apprécié les obstacles qui vous attendent? difficultés pour le choix, dangers de la surprise, probabilité du blâme, du ridicule et du mépris? Non, répondelle , Dieu n'a jamais refusé d'éclairer une âme qui ne veut qu'obéir et faire le bien ; heureuse s'il m'a trouvé digne de souffrir quelque chose pour son amour. — Mais, ces en fans, qui les nourrira? Celui qui nourrit les oiseaux du ciel — Qui les vêtira? Celui qui revêt les lis des campagnes —Vous ne pourriez même les recueillir dans ce pauvre réduit, seul asile qui vous


C » ) soit resté sous le ciel ? — Le renard a sa tanière, et le passereau trouve son nid que la Providence lui prépare. Non, non, le seul soin qui l'occupe esl celui de connoîlre la volonté de Dieu ; elle l'implore dans le secret de ses temples ; c'est là que seule avec les Anges du sanctuaire, elle répand son cœur avec ses larmes pour l'âme de ses enfans rachetés du sang de Jésus-Christ et destinés à la posséder un jour j c'est Dieu qu'elle écoule dans les mouvemens du zèle dont son âme est dévorée; elle l'interroge avec humilité dans la personne de ses Ministres, et dans celle surtout de son vertueux Pasteur. A peine cette volonté sainte lui estelle déclarée, elle vole avec transport aux pieds des autels se dévouer à cette œuvre chérie, et remercier Dieu d'avance i-^ès travaux, des rebuts, des douleurs qu'il doit lui en coûter. Cependant il lui faut des compagnes; elle en trouve dans les amies que lui donna la piété. Amitié chrétienne ! de tous


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les nœuds consacrés parmi les hommes le plus puissant, comme le plus doux, tout est commun parmi ceux que vous unissez; le zèle, les lumières, les vertus, un cœur et une âme, telle fut votre devise dès le commencement; vous ajoutez à nos forces, vous étendez nos moyens ; par vous on n'est jamais seul pour suivre une pensée généreuse , où un dessein vraiment utile. Et vous, Mesdames, vous qu'un juste respect nous défend de louer encore, ne craignez point; le seul éloge que vous aurez à nous pardonner, sera d'avoir dit que vous fuies trouvées dignes d'être ses amies, et de vous sacrifier comme elle. Loin d'affliger votre piété, nous la consolerons sans doute en vous laissant disparoître dans ce tableau, et en nommant la seule Madame de Carcado dans les mérites et les travaux qui vous furent communs. Il ne s'agissoit point ici d'ouvrir un asile où l'indigence pût accourir, où


l'orphelin fût accueilli, oû des mères infortunées pûssent venir déposer, en pleurant, les en fan s qu'elles ne pouvoient nourrir; ici l'on va chercher les malheureux, comme ailleurs on les reçoit; on les sollicite pour les sauver, tandis qu'ailleurs on est souvent obligé de les éloigner : il faut quelquefois employer autant d'ardeur et d'industrie pour obtenir ces âmes innocentes, qu'il faut ailleurs de sagesse et de fermeté pour se défendre d'une imprudente sensibilité. La bienfaisance d'ordinaire s'occupe à soulager le malheureux ; mais ici, ce que l'on considère par dessus tout, c'est le danger. Par un effort que vous saurez apprécier, Mesdames, il faut défendre son cœur de ce qui attire dans l'enfance, de ce qui intéresse dans la jeunesse, pour calculer la position morale, et donner toujours la préférence au plus exposé. C'est d'après ces bases, dont on ne s'est jamais écarté, que celle femme


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respectable se fit la mère adoplive de plus de 80 enfans : et elle-même se trouvoit presqu'aussi pauvre que chacun d'eux ! Il lui fallut donc recueillir dans le plus minutieux détail, et pour ainsi dire goutte à goutte, la rosée que chaque jour elle allendoit du ciel pour celte petite multitude, dont elle éloit l'ange et la providence visible. Croiroil-on que dans le premier mois cette œuvre ne s'est soutenue que par un abonnement de neuf sols? Pardonnez, Mesdames, ce détail : Rien n'est petit, disoit souvent celle grande âme, rien n'esl petit dans ce qui intéresse la charité. Allez plutôt le redire à ces riches endurcis, qui s'effraient de l'aumône comme d'une ruine, et qu'ils apprennent combien il en coûte peu, quelquefois, pour racheter une âme et opérer le bien le plus solide. Malheur à qui prendroit de tels engagemens avec une volonté foible, une charité commune ! il falloil ici la passion su-


(i5) blime du bien dans toute son énergie; il falloit se priver, persévérer dans les fatigues, les courses, les sollicitations ; poursuivre les dons les plus légers, recevoir une obole avec reconnoissanee, et s'abaisser noblement jusqu'à imiter les enfans des ténèbres dans leur application trop éclairée pour amasser des trésors qui les corrompent sans les rendre heureux. 11 faut pourtant l'avouer, il est dès travaux qui consolent parleur utilité; et les peines ne sont pas sans douceur quand il s'y mêle quelque dignité, et que le bonheur d'aulrui doit en résulter. Mais quand il faut solliciter , se rendre à charge, passer pour indiscret, essuyer les rebuts et les censures, voilà où s'arrête la bienfaisance chrétienne, et trop souvent même la charité commune. O Dieu ! vous ; savez si cette âme, quoique naturellement noble et élevée, quoique pouvant se rappeler que dans les temps plus heureux on


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lui adressoit aussi des demandes, et qu'elle les accueilloit avec bonté ; vous savez si elle se refusa jamais à des démarches humiliantes. Ah ! ne semblet-elle pas au contraire envisager les rebuts comme la récompense personnelle? Elle les disputoit aux compagnes de son zèle avec une sorte d'empire ; et laissant aux autres l'estime, la considération et les éloges, elle ne souffroit pas que l'on partageât avec elle cetle portion pénible et amère qu'elle s'étoit réservée dans l'entreprise que son humilité regardoit comme inestimable. Telles éloient les sollicitudes et les peines sans cesse renaissantes. L'œuvre se continuoit sans fondations : elles étoient alors impossibles ; les souscriptions mêmes étoient rares, et malheureusement elles sont rares encore aujourd'hui. Ainsi cette entreprise désormais consacrée par la reconnoissance publique, reste sans aucun fondement) au bout de chaque mois il


( *7 ) faut recommencer à demander, à prier, à espérer, et même à craindre; ensorle qu'il y a ici deux grâces dont il faut remercier la Providence : l'une, que les secours nécessaires n'aient jamais manqué, quoique n'ayant nulle garantie, comme si le ciel vouloil consoler la foi et justifier la confiance, en lui payant ce tribut éventuel avec la plus étonnante régularité; l'autre, que le zèle des anges de la charité ne se soit jamais découragé de tant d'incertitudes. Et comment se décourageroientelles ? elles savent que le Maître qu'elles servent entend la préparation du cœur, qu'il couronne la volonté comme le succès^ et que le chrétien qui travaille purement pour Dieu , est toujours dans l'alternative heureuse ou de l'éussir, ou d'être récompensé comme s'il avoit réussi. Avec de telles maximes, Mesdames, on est inébranlable.. Telle étoit la conviction profonde de Madame de Carcado : Pourquoi nous découragerions-nous, disoit-elle, Dieu


C 18 ) rie demande que ce qué nous pouvons ; si c'est son œuvre, il saura la faire l'éussir. On observoit qu'elle n'étoit jamais plus tranquille que quand les ressources sembloienl lui manquer 5 moins elle voyoil de l'homme dans son entreprise, plus elle croyoit y voir Dieu ; et voir Dieu dans ce qu'elle faisoit, étoil tout pour elle. Cherchons Dieu et sa volonté, disoil-elle sans cesse. Voici ce qu'elle écrivoit à ce sujet : La conformité à la volonté de Dieu est, à mon avis, le noviciat de l'éternité bienheureuse : puissions-nous être toutes revêtues de cette disposition qui vient de la foi, de la modération et de l'amour! Lui annonçoil-on qu'il ne falloit plus compter sur les secours qu'elle a voit attendus, elle répondoil : J'aime à voir notre foi exercée; notre œuvre a pour base la confiance en Diëu; et elle alloit remerdier Dieu de celle épreuve. On s'étonne quelquefois qu'elle ait


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réussi sans moyens. Mesdames, voilà ses moyens : telles sont les prières et les dispositions qui triomphent du cœur de Dieu, et lui arrachent toutes ses grâces. Ce n'étoil pourtant pas ici cette confiance d'enthousiasme qui néglige les moyens et attend des miracles; selon la maxime des Saints, elle comploit sur Dieu comme si elle n'eût point agi, et elle agissoit comme si elle n'aVoit pas dû compter sur Dieu; seulement elle le faisoit avec tranquillité d'esprit : on ne fait rien de bien que dans le calme, disoit-elle, et èn demandant à Dieu de ne pas se tromper. A la prière, à la modération, elle joignoil un antre moyen non inoins nécessaire pour réussir dans les bonnes œuvres : moyen que l'on doit regarder comme l'âme, la vie, le principe premier de tout bien, et la dernière raison de tout succès solide : moyen trop négligé quelquefois, parce qu'il est plus difficile et plus rare que l'intrépidité


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naturelle du courage, que l'élévation des sentimens, que l'activité du caractère : ce moyen, c'est la pratique constante et infatigable des vertus chrétiennes ; elle a consigné par écrit quelques observations sur les moyens de soutenir son-œuvre; on n'y voit rien sur la conduite à tenir pour se procurer des secours, ou se faire des amis, tout y est consacré aux vertus chrétiennes. Il y a surtout trois ennemis (marqùet-elle) plus à craindre pour nous que ne le seroit un abandon absolu, ou l'opposition du monde entier ;.ccs trois ennemis sont l'esprit de domination, l'esprit de contradiction, et l'impatience ; c'est-à-dire celte ardeur imprudente qui ne sait ni attendre Dieu ni prendre patience avec les hommes, et qui renverse tout pour vouloir tout précipiter. Loin d'elle surtout, infiniment loin de son âme si éclairée, si pure, celle recherche de soi-même, qui se glisse trop souvent dans les œuvres les plus


saintes. Le zèle alors n'est plus que l'amour - propre devenu propriétaire dans le domaine de la charité; il semble qu'il n'existe au monde qu'un seul bien à faire, celui auquel on a attaché son nom et dévoué ses travaux ; envain l'humanité souffre, l'enfance gémit, l'Eglise réclame; la charité exclusive ne s'en met point en peine; elle a son objet, le reste, n'existe pas pour elle. Paroissez, charité pure et divine, vous qui ne cherchez jamais vos intérêts, mais les intérêts de Jésus-Christ! tout ce qui étoit bon avoit des droits sur votre cœur : dans cette route où elle marchoit à travers les peines et les obstacles de tout genre, il se présentoit quelquefois un établissement nouveau dont la concurrence sembloit devoir lui nuire; loin de se plaindre que l'on voulût ou l'embarrasser ou l'arrêter, elle s'oublioit elle et les siens, elle jouissoit, elle encourageoit sincèrement , elle se hâtoit d'offrir son appui, sa recommandation, et tout au


, C22 ) moins ses prières toujours assurées à quiconque se dévouoit pour le bien général. Lorsqu'elle et ses compagnes prioient pour ces enfans auxquels elle avoil dévoué ses jours, ses nuils, sa vie entière, il étoil invariablement arrêté que l'on prieroit en même-temps pour le succès de toutes les autres bonnes œuvres. O pureté de la charité! sublime et pariait dévouement de l'âme chrétienne ! qui n'ose presque nommer à Dieu le bien qu'elle fait, loin de S'en exagérer la valeur, et consent à se consumer dans les travaux, sans autre récompense que de le voir glorifier par les autres. Quelque fussent ses occupations et ses infirmités habituelles, sa porte éloit toujours ouverte aux malheureux; jamais elle ne sembloit importunée du long détail de leurs misères. On la voyait interrompre ses repas, abréger son sommeil, dès qu'il s'agissoit d'un pauvre ; elle ne connoissoit ni les heures, ni les affaires, ni les nécessités de la vie; elle se privoit


( 23 ) de tout, même de la prière, parce que faire le bien étoit son repos, sa nourriture, et sa prière de prédilection, Aussi quelle ingénieuse charité pour s'en procurer les moyens ! Ce n'est qu'en gémissant qu'elle s'accordoit le nécessaire; ses meubles, ses habits mêmes disparoissoient insensiblement, et son dénûmenl trahissoit enfin sa charité Je n'en citerai qu'un seul trait; vous aimerez, Mesdames, à le reconnoître, et peut-être à vous le rappeler quelquefois, Le respectable Pasteur de cette Paroisse fonda des écoles chrétiennes, et fit un appel à la piété en faveur des enfans qui y furent ad-* mis. Madame de Carcado venoit de fonder son établissement ; elle étoit loin d'avoir rien à donner; mais elle vient à songer qu'elle porté un double vêtement, et la rigueur du froid le lui rendoit trop nécessaire; elle s'en dépouille; elle l'envoie, et répond à ses amies que le devoir de paroissienne devoit l'emporter sur les engagemens


C .24 ) qu'elle s'étoil imposés volontairement; et pourtant ces engagemens volontaires, ces libres devoirs que lui imposa sa charité seule, cette dette sacrée de son cœur, avec quel détail et quelle religion on la vit s'en acquitter! elle eût aisément simplifié le travail, en réunissant ces enfans dans une seule maison. Mille raisons particulières de délicatesse et de prudence lui firent prendre le parti de distribuer toute cette famille dans une ville immense , en contractant l'obligation de veiller au loin comme de près, et d'être présente à chacun d'eux, comme si elle n'en avoit eu qu'un seul à soigner ; mais il falloit trouver pour ainsi dire autant de mères pour chacun de ces enfans : c'est ici l'œuvre de la Providence, et il s'en trouvera —- Dans cette œuvre pourtant les sollicitudes sont multipliées, les calculs de l'intérêt sont nuls. Je me trompe, Maîtresses respectables, il existe pour vous un noble intérêt, le seul qui puisse vous loucher.


( 25 ) toucher. C'est un grand gain à vos yeux que le simple nécessaire, avec une piélé généreuse et charitable. Et quel intérêt plus puissant pour vous que de graver le nom de Jésus-Christ dans des cœurs que le vice n'a point encore flétris, de leur apprendre à le connoître par vos leçons, et par vos exemples à l'aimer. Enfans, chers enfans, leur récompense est dans vos mains; c'est à vous à les payer par votre docilité, votre tendresse et vos vertus. Si Madame de Carcado s'éloit contentée d'une surveillance générale, elle seroit digne encore de tous nos éloges; mais elle auroit cru ne pas l'être assez de ce Père céleste dont la providence et l'amour étoient sans cesse présens à son esprit comme des règles et des modèles. Cette femme, autrefois cilée dans la cour, la plus polie pour les charmes de son commerce et les agrémens de son esprit, la voilà qui se fait maîtresse, institutrice; disons plus, l'amour de JésusB


( 26 ) Christ Pavoit rendue la mère de cette foule d'infortunés. Le choix des occupations , l'ordre des exercices, les soins de la santé, la nourriture, les vêlemens, le travail, elle dirigeoil tout : tout est pour elle une importante affaire ; mais en toutes choses et par dessus tout, c'étoit l'âme qu'elle envisageoit : qu'il nous soit permis en effet de l'observer en passant. Celte bienfaisance qui de nos jours usurpe les honneurs de la charité, cette bienfaisance s'égare quelquefois» Le progrès des arts et les calculs de l'industrie sont trop souvent les seules bases des secours donnés à la jeunesse indigente, comme si ces êtres inléressans n'étoient que des machines un peu moins ingénieuses que celles que nous inventons, ou que l'homme, comme les troupeaux , ne doive s'estimer que par les produits qu'il rapporte : la charité voit dans un homme son âme immortelle, créée à l'image de Dieu, destinée à le posséder ; que dis-je ! c'est Dieu


( 27 ) même qu'elle envisage dans l'infortuné ; et c'est ici que l'on peut reconnoître avec admiration l'utilité sociale de tous les dogmes de la religion, de ceux mêmes qu'une sagesse trop dédaigneuse se croiroit le plus en droit de mépriser parmi nos mystères augustes, celui d'un Dieu enfant paroît digne à peine de l'attention dés hommes de notre siècle, et devient quelquefois le scandale de leur raison C'est pourtant à ce dogme bien médité que la société doit, Messieurs, l'attendrissant spectacle dont vous êtes témoins. O vous! dont la religion magnanime et la tendre piété furent un bienfait pour la société toute entière, combien de fois nous l'avons entendu de vousmême! Dans l'enfance délaissée vous avez vu un Dieu enfant. Sous des traits défigurés, au milieu de ce qui pouvoit rebuter la bienfaisance, déchirer le cœur, affliger la piété, votre cœur a reconnu son Dieu ! De là tant de soins,


( 28 ) de sollicitudes, de travaux; de là le mélange ineffable de vénération et de piété, de dévouement, de respect et d'amour ! J'ai parlé de sa tendresse; elles le savent, chers enfans, celles qui répondirent à ses soins par la docilité; elles ne l'ignorent pas non plus celles qui eureutïe malheur de n'en pas comprendre d'abord tout le prix. Après avoir épuisé les sollicitations, les remontrances; après avoir dirigé le zèle des maîtresses, celte mère adoplive, digne modèle des mères ellesmêmes, loin de se rebuter et de s'aigrir contre ses enfans, les prenoit chez elle pour quelque temps; malgré ses infirmités, ses occupations, son âge, on la voyoit se dévouer toute entière à un enfant : nul soin qu'elle dédaignât pour connoître le caractère, pour éclairer l'esprit , el réduire ce jeune cœur sous les lois de la vertu. Il est inutile d'ajouter qu'elle a constamment réussi.


Ç*9) Si quelquefois une enfant trop tôt placée, trompoil les espérances que l'on avoit conçues, on la renvoyoit à Madame de Carcado : son cœur lui étoit toujours ouvert; ce sont, disoitelle, de petits oiseaux dont les ailes ne sont pas assez fortes ; c'est aux mères à les réchauffer dans leur sein.— Maxime vraiment maternelle et digne d'une âme chrétienne, pour qui l'indulgence seroit un besoin quand elle ne seroit pas un devoir! Mais l'éducation doit surtout se juger d'après les effets : ici les faits ont été tels, généralement, qu'on pouvoit le désirer. On a vu ces plantes intéressantes s'élever heureusement sous les mains qui les cullivoient; on a vu la piété, la docilité, l'amour du travail germer dans de jeunes cœurs. Quel contraste avec lés tristes pressentimens que le malheur de leur naissance et leur première éducation ne sembloient que trop autoriser !... Celles qui déjà sont placées restent


C 3o ) fidèles à leurs principes, el se font estimer par la sagesse de leur conduite. Parmi celles qui sont encore chez leurs maîtresses, six, durant le cours de l'année-, ont été mises au pair et vont recevoir une distinction désirée par Madame de Carcado : distinction qui dût être pour elles un objet d'encouragement, et un objet d'émulation pour leurs cômpagnes. Depuis l'institution on a perdu fort peu d'enfans, grâce aux soins vigilanS qu'on ne cesse de leur prodiguer. Mais votre foi, Mesdames, n'entendra pas sans intérêt que toujours les consolations les plus douces sont venues tempérer l'amertume de ces trisles séparations : c'étoient des anges qui sembloienl se détacher de la terre pour s'envoler dans leur demeure natale. On pleure encore en ce moment une jeune personne de seize ans, dont la mort a laissé, dans l'admiration et la douleur, une communauté admirable elle-même par la ferveur de sa charité,


( 5 ) autant que par ses travaux et son zèle! résignée, tranquille, heureuse , elle sembloit ne se souvenir de la terre que par sa reconnoissance pour ceux qui lui avoient appris comment il falloil vivre pour mourir avec quelque bonheur! Une jeune personne s'étoit chargée autrefois de l'instruire; elle demande à lavoir encore, et avec l'accent de la sensibilité la plus touchante, elle semble déjà lui faire hommage du bonheur qu'elle devra, dit-elle, aux soins de sa charité. Heureux soins qui sont ainsi récompensés! Quelles privations, quels travaux ne seroient pas payés de tels succès! A ces tristes tableaux, Mesdames, il faut donc en joindre un autre dont le souvenir excite encore nos regrets, malgré tout ce que la foi vient y mêler de consolation. [Madame de Carcado avoil accompli les desseins de la Providence. Hélas ! elle n'avoit été choisie que pour jeter les fondemens de celle


( Sa ) œuvre, et il ne lui fût pas donné d'en voir ici bas le succès. Après cinq ans de sacrifices, de fatigues, de travaux, cette femme vraiment forte, dès longtemps mûre pour le ciel, se trouva au terme de sa carrière ; mais son zèle semble prendre une nouvelle ardeur. Ce fut un effort de ce zèle qui détermina sa dernière maladie; en sorte que sa mort précieuse ne fut, comme elle devoit l'être après une si belle vie, que le dernier acte de sa charité. Frappée tout à coup et trop sérieusement pour oser se livrer à cette espèce d'indifférence avec laquelle elle se trailoit pour l'ordinaire, elle se résigne avec peine à recevoir quelqu'assislance; mais elle voulut au moins que son infirmité même fût utile à quelques malheureux. Elle appelle une mère de famille indigente (c'est tout ce qu'il lui falloit) ; du reste, sans nulle habitude, sans idée même des soins qu'elle devoit donner, et qui sembla placer près d'elle, pour repré-


( 33 ) senler la foule des indigens qui la pleuroient : au pied du lit, sur un pauvre matelas , étoient placés deux petits enfans de celte femme que leur mère ne pouvoit quitter. Digne cortège deMadame de Carcado mourante ! Noble ornement de cet asile pieux dont la charité avoil fait dès long-temps le temple de la pauvreté de Jésus-Christ, et où il fallût qu'une attentive amitié vînt placer tout ce qui éloit nécessaire pour que la malade né manquât pas des plus indispensables ressources. Dans peu de jours le péril se déclare; mais pour une âme aussi fidèle, la mort ne pouvoit être imprévue, et les derniers sacremens de l'Eglise avoicnt précédés l'extrême danger. Sans doute vous ne l'oublierez jamais, vous qui fûtes les témoins de cetle scène à la fois consolante et lugubre ! Au dehors l'inquiétude et la douleur de tous les amis des pauvres; autour d'elle les larmes de l'amitié,


( 54 ) je dirai presque les suffrages de la vénération ; dans son cœur la confiance et l'humilité ; tantôt envisageant, comme Job, la sévérité du juste Juge, elle interrogeoit toutes ses œuvres et sembloit trembler devant la vertu la plus pure} tantôt fortifiée par la confiance la plus intime et la plus solide, elle s'élançoit déjà par l'amour vers cette infinie bonté, dont elle fut une si vive image. Le ciel l'appeloit sans doute pour couronner ses bonnes œuvres. Les pauvres, les âmes pieuses s'efforçoient de la retenir par leurs vœux ; elle seule se trouvoit indigente, inutile : Dieu n'a besoin de personne, disoit-elle à ceux qui pleuroient. Ainsi nous offrit-elle dans ce moment terrible et décisif, cette réunion que la religion seule peut opérer, de grandeur et de simplicité, de défiance de soi-même, et de l'abandon le plus doux entre les mains d'un Dieu que l'on a aimé sans réserve. . Mais quelque fût l'élévation de sa


C 55 ) foi et l'absorbement de la douleur, son cœur s'occupoit encore de ses enfans; elle articuloit à peine quelques mots, mais des larmes de sensibilité lui échappoient quelquefois. Quel cœur assez dur oseroit l'accuser de foiblesse? Ali! disons plutôt, il est donc vrai que la piété la plus héroïque ne rend pas insensible; et c'est peut-être au moment où le vrai chrétien est près de quitter ceux qu'il aime, qu'il éprouve davantage la force de ces liens sacrés que la religion divinise, loin de les condamner et de les rompre. C'est ainsi que toute occupée de la pratique des vertus chrétiennes, elle couronna une vie dont la charité fut l'âme, par la mort précieuse des Saints qui s'endorment un moment dans les douleurs, pour se réveiller au sein du bonheur et de la gloire. Vous vous rappelez, Mesdames, quelle futla consternation des gens de bien et de tous les amis des pauvres, quand la nouvelle de cette mort retentit dans la capitale.


Alors on vil s'accomplir cette prédiction des livres saints : Le jour de la mort du juste sera celui de son triomphe ; c'est dans ce jour qu'il sera béni : Justus in die defunclionis suce benedicetur. On vit alors commencer celte justice éclatante qui, faisant taire toutes les passions el tous les préjugés, a déjà rangé le nom de Madame de Carcado parmi ceux des bienfaiteurs de l'humanité C'est au moment où l'on eut le malheur de la perdre, que l'on parut sentir plus vivement, évaluer avec plus de recounoissance tout ce que l'on devoit à ses soins et à ses vertus A l'admiration et au respect pour la mère adoplive d'une famille indigente et nombreuse , se joignit un intérêt universel pour les enfans qu'elle laissoit orphelins; et si la charité publique ne put les dédommager d'une perte vraiment irréparable, du moins on s'efforça de les consoler par les témoignages multipliés d'une bienveillance


( 57 ) qui leur devient plus nécessaire que jamais..... Vos larmes , chers enfans , ont com?njencé son éloge plus éloquenament que ne pouroient le faire nos discours. 11 vous reste à l'achever par vos vertus. Si, dans ces momens douloureux, le ciel lui avoit accordé de vous réunie encore une fois ; s'il lui avoit été donné de bénir encore ses enfans de ses mains défaillantes, et de vous exprimer les derniers vœux de son cœur, de ce ceeuc qu'après Dieu vous occupiez tout entier, quelle eût été l'effusion de sa tendresse elle langage de sa foi? <c Chers enfans, vous, eût-elle dit, » je ne vous verrai donc pas croître » sous mes yeux ; je ne jouirai pas du » bonheur que mes soins vous ont pré» parés y mais je ne. vous: laisse pas » orphelins : la Providence fut votre x » mère ; honorez-la par votre piété , et >? elle, ne vous? abandonnera, jamais. » Aimez Dieu, glorifîez-le dans quel» que condition qu'il daigne vous


( 38 ) placer. Soyez sages, modestes, labo» rieux sur-tout : le travail vaut mieux » que la fortune, parce qu'il préserve » également et des dangers où l'indi» gence entraîne, et des vices où les » richesses conduisent trop souvent. » Honorez les âmes vertueuses qui se 5> dévouent à me remplacer près de » vous; vous leur devez plus que la » vie : c'est à vous de mériter leurs » soins, par votre attachement et votre » fidélité à y répondre. » Et vous, Mesdames, ne vous semblet-il pas être ici dans le sanctuaire de la charité de Jésus-Christ? de toute part elle vous presse et vous enveloppe pour ainsi dire de ses pièges innocens. La vue seule de ces enfans arrachés à l'indigence et à tous les vices, leur candeur, leur infortune, leurs foibles travaux que vous verrez couronner, ah ! tout leur assure votre intérêt. L'exemple vous est donné; et quel admirable exemple ! Ce qui fut entrepris , exécuté pour la gloire de Jésus-

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( 39 ) Christ, et le bien de l'humanité par une femme pauvre, infirme, sans autre appui que la Providence, sera-t-il dit que tant d'âmes chrétiennes, tant de cœurs généreux consentiroient à le voir périr? Dans les dernières émotions de la sensibilité, peut-être celte âme vertueuse se rappela votre piélé, votre intérêt : son cœur alors retrouva le repos. Ame sensible autant què noble et courageuse, non, votre espoir ne sera pas trompé. J'en atteste toutes ces mères de famille que le zèle et la charité réunissent en ce jour autour de votre famille infortunée et leurs filles vertueuses jalouses déjà de les imiter. J'en attesté leur sensibilité qui s'attendrira sur l'enfance; leur amour pour la religion qui leur fera chérir ces âmes innocentes, rachetées du sang de Jésus-Christ, et dont la place est marquée dans le ciel. Il restera ce monument de vos vertus. Il subsistera tant que l'indifférence générale n'aura pas éteint parmi nous la.


C 4o ) dernière étincelle de la charité, 1 dernier sentiment du zèle pour la re ligion, les moeurs et la société.

F I N.

Do l'Imprimerie de V.« REFAY, à Mantes.


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