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Six projets, un horizon partagé

donc relativement récent, que du point de vue de la très longue durée qui prend racine dans « les traditions » et les histoires de peuplement auxquelles le mélange des savoirs a toujours profité. Nous espérons que notre apport, bien que modeste, pourra être fonctionnel dans cet échange fertile de connaissances avec cette même rive sud de la Méditerranée, et c’est pour ce faire également que nous avons choisi d’utiliser la langue française. La condition méditerranéenne, cette condition antique d’interdépendance mutuelle, transcende les frontières géographiques et caractérise désormais le monde contemporain, avec la connexion mutuelle et croissante de territoires, d’économies et de sociétés enveloppés souvent contre leur gré dans la dimension globale des problèmes et des défis auxquels nous sommes confrontés, dont le majeur réside dans la durabilité environnementale de la présence de notre espèce dans le monde. Cela implique une énorme prise de responsabilité et à la fois une réflexion sur l’éthique qui nous anime. Dans ce contexte, la tension que nous souhaiterions transmettre – dans notre domaine de recherche et en partant de certaines limites détectées dans les six projets exposés ci-dessus – est celle de la recomposition nécessaire d’une certaine fragmentation et spécialisation de la pensée scientifique : de ses bases théoriques, des approches méthodologiques, des procédures analytiques et heuristiques, voire du rôle que les différentes disciplines sont appelées à jouer dans un monde toujours plus manifestement « domestique » (et, en ce sens, toujours plus « méditerranéen »). Ceci semble être le moment où tout parcourt de recherche, bien que dans l’objectif d’approfondir son propre champ, ne peut perdre pied dans la complexité : notre discipline, plus que d’autres, a cette haute tache. Ainsi, les six projets présentés – qui s’inscrivent dans le champ de l’urbanisme et de la planification territoriale, mais qui supposent aussi de multiples superpositions – nous montrent clairement la nécessité de travailler à la recomposition des spécificités au sein de projets territoriaux qui soient en grade de restituer la « sacralité » des cycles de la dimension environnementale.

Six projets, un horizon partagé Ceux décrits ci-dessus sont les présupposés, à notre avis, de chacun des six projets que nous avons esquissés, qui sous-tendent ces hypothèses et qui se rapprochent d’un horizon d’intégration. Nous avons essayé de clarifier cette intégration, tant dans la reconstruction du parcours qui les a fait émerger, que dans la perspective que chacun d’entre eux dessine par rapport à une idée du futur. Ils se caractérisent par une approche de la planification qui est aussi politique, dans le sens où elle envisage les conditions de création d’environnements, ou plutôt de formes physiques et spatiales, au sein desquelles et grâce auxquelles il est possible d’avancer sur la voie de la modernité, du progrès, de la durabilité, de la justice.

Dans ce récit émerge, par exemple, le développement progressif de différents instruments de règlementation et de planification à diverses échelles, des plans paysagers et territoriaux aux plans intercommunaux et municipaux, aux projets de mise en œuvre spécifiques par zones homogènes. On met en évidence une pléthore de plans sectoriels (projets verts, plans de mobilité, plans du commerce, etc.), instruments aux objectifs parfois même conflictuels qui marquent parfois une fragmentation excessive et font émerger de façon croissante – ne serait-ce que parce qu’ils définissent des problèmes spécifiques – la nécessité d’une intégration fondée sur une vision culturelle et politique clairement exprimée. Le premier aspect que nous pensons commun aux six projets décrits ci-dessus, dans l’intégration de dialogue des politiques, des connaissances, des actions, est la tension qui émerge – à différentes échelles – dans la direction de la dimension publique dans l’urbanisme et l’aménagement du territoire. Par dimension publique on entend le rôle que l’Etat, dans ses articulations démocratiques et les organisations fédératives comme la Communauté Européenne, ont exercé et continue d’exercer sur les territoires à travers des dispositifs d’orientation, de gouvernement, de contrôle, de sanction, et plus généralement la domination de l’espace public et des biens communs comme « produit » indispensable de l’action disciplinaire. Cet aspect concerne l’Etat démocratique en tant que directeur et régulateur des transformations territoriales qui trace une direction pour le développement et un horizon commun pour tous les changements à toutes les échelles. L’urgence climatique, et à partir de 2020 l’urgence sanitaire, ont montré combien il est important de disposer d’organisations publiques faisant autorité, efficaces, et capables d’imposer des politiques coordonnées entre les différents niveaux de gouvernement. La globalisation galopante a mis en évidence les faiblesses des Etats nationaux, mais a également montré leur caractère indispensable, surtout lorsque dans leurs organisations fédérales et communautaires, les états parviennent à lier des politiques vertueuses à leurs territoires et à œuvrer pour le bien-être de leurs populations. La dimension étatique a permis, dans presque tous les exemples reportés dans ce volume, de mobiliser des ressources et des compétences dans des directions que des régimes purement libéraux et/ou non démocratiques n’auraient pas envisagé ; elle a permis d’orienter les politiques vers une distribution plus équitable des opportunités et des droits (un exemple parmi d’autres, le logement), un meilleur accès aux services (écoles, santé), de protéger les biens communs pour leur valeur symbolique (le paysage, le patrimoine historique et artistique) et environnementale (les côtes, les forêts, les eaux). Les facteurs qui ont déterminé la nécessité de la constitution relativement récente d’un

corpus disciplinaire tel que celui de l’urbanisme (en réponse aux conséquences de la première révolution industrielle, comme les activités privées non règlementées, orientées à la maximisation du profit et du revenu, avec l’externalisation de la négativité) n’ont pas cessé d’agir. C’est alors que sur le territoire, dans la physique de l’urbain, prend forme le problème de la démocratie, de la justice, de l’importance de la présence et de l’autorité d’un organe de régulation qui puisse servir de médiateur entre les intérêts, les pouvoirs et les secteurs sociaux, et protéger les catégories dépourvues de pouvoir contractuel, social ou électoral. En ce qui concerne la rive sud de la Méditerranée, nous souhaiterions également indiquer qu’il s’agit d’une réflexion découlant de l’expérience italienne, un parcours de modernisation long et ardu dans lequel l’urbanisme et la planification territoriale ont certainement joué un rôle crucial. Le deuxième aspect concerne le domaine commun de l’espace public : l’importance de cette dimension au sein des six projets est particulièrement évidente. La qualité des modifications qui ont lieu dans les villes peut certainement se mesurer en fonction des conséquences que celles-ci produisent sur l’espace public au sens large. Comment la discipline parvient-elle à garantir la satisfaction d’un certain niveau de bien-être généralisé en habitant en ville, comment est-il possible de ne pas annuler les spécificités et les différences tout en permettant des modes de vie satisfaisant ? Il s’agit d’un problème de base, constitutif de notre discipline, qui a été repris dans le titre de la dernière Biennale de Venise sous la direction de Hashim Sarkis : Comment vivrons-nous ensemble ? How will we live together ? Des éléments comme l’espace public, l’environnement (entendu sous les formes très précises et spécifiques dans lesquelles ce terme est utilisé dans les six projets) sont là pour nous rappeler notre dépendance commune et générale dont les dimensions doivent retrouver une certaine forme de « sacralité » dans le sillage du sens commun d’appartenance. Le troisième aspect, comme un fil rouge clair relie les six projets décrits ci-dessus, les figures disciplinaires qui les ont élaborés de diverses manières, le contexte et la période dans lesquels ils ont mûri. Il s’agit d’un ensemble de compétences disciplinaires spécifiques et récurrentes qui se manifestent dans l’histoire de l’Italie à différentes périodes, dans des contextes divers et à différentes échelles : ce sont les techniques d’urbanisme (Gabellini 2001), dont la maîtrise permet de reconnaitre le degré de compétence et de responsabilité du sujet porteur d’un savoir expert, qui oblige à dire en quoi consiste cette compétence, ce qui qualifie ce savoir expert, quel est son domaine de responsabilité. Il s’agit donc des outils qui composent la boîte à outils de l’urbaniste, expérimentés et constamment affinés à travers l’exécution des nombreuses pratiques qui constituent un champ d’action spécifique, et dont la valeur réside également dans leur transmissibilité, adaptabilité et applicabilité à des contextes différents.

Il s’agit de techniques analytiques : par exemple, la capacité de concevoir et de rédiger des corpus descriptifs organisés en taxonomies rigoureuses (relevant même de disciplines différentes mais ayant un objectif commun visant à améliorer la qualité du projet et du plan), qui renvoient des éléments sur le territoire, identifient toujours des familles et des catégories de composants sur lesquels appliquer rigoureusement des modifications contrôlables. Cela est vrai à toutes les échelles, comme nous l’avons vu à travers les différents projets, depuis les éléments qui constituent les architectures individuelles, à la lecture des articulations complexes de l’utilisation des sols, en passant par la définition du périmètre de différentes zones et figures territoriales, jusqu’à l’identification des biorégions urbaines. Relever, mesurer, décrire, représenter des contextes urbains et territoriaux complexes, en restituant au fur et à mesure à la fois une interprétation orientée et une connaissance organisée et opérationnelle. C’est le résultat disciplinaire qui ressort des six projets et sur lequel il semble y avoir une marge de recherche. La capacité d’affiner des techniques d’accumulation de connaissances incrémentales sur les contextes des pratiques urbaines et de planification (allant jusqu’à décrire précisément les qualités qui identifient les lieux individuels) s’est jointe à la capacité de transcrire les formes urbaines et territoriales en indices et paramètres, en les greffant sur des éléments existants très complexes, dans une capacité proprement disciplinaire de prévision des conséquences générales des mutations individuelles. Il s’agit d’une famille de techniques de préfiguration de projet. Les six projets que nous définissons sont fortement soutenus par le développement de telles techniques qui peuvent aussi augmenter l’efficacité de la régulation des composants individuels. Ces techniques, à différentes échelles, prennent en compte la consistance de l’existant et du consolidé – relevés, fichage, taxonomies, graphiques – et supposent la réparation ou l’articulation d’éléments « structuraux », en élevant le sens général du travail sur le « fragment », en renforçant l’interaction positive entre le patrimoine existant et les nouvelles structures résultant des modifications envisagées. La compilation la plus évidente de ces techniques est le plan dans ses différentes déclinaisons et articulations territoriales. C’est surtout dans le plan que s’exprime la capacité de régulation, à la fois par le biais de la combinaison d’indices et de paramètres qu’à travers la préfiguration des structures opportunes qui s’expriment, par exemple, à travers les projets de sol, les schémas directeurs, les « unités organiques élémentaires », les plans type, les figures territoriales, les paysages. Les qualités du projet exprimées à travers le plan se mesurent donc sur le terrain traditionnel de l’utopie, typique à l’architecture, duquel l’urbanisme et la planification du territoire se sont approprié pour construire avec sens et consensus les transformations généralisées.

Aux techniques que nous avons définies comme analytiques, de même qu’à celles de préfiguration de projet, s’ajoutent les techniques de confrontation et de participation : des techniques liées à la nécessité de trouver des médiations et de légitimer les choix. Des médiations dans la tentative de respecter – par exemple – la dimension symbolique complexe des aménagements paysagers tout en introduisant l’innovation et en permettant une évolution territoriale et urbaine cohérente avec les règles de durabilité environnementale, sociale, économique : médiations liées à la nécessaire composition de conflits de diverse nature qui émergent invariablement lorsqu’on formule des hypothèses de transformation. De cette manière le plan est progressivement assumé comme processus « participatif », introduisant des instruments et des techniques qui articulent et intègrent les niveaux décisionnels, structurent la comparaison des choix, se forgent des opinions et recueillent des informations ne provenant pas nécessairement de connaissances expertes. Ainsi, la société dans ses articulations, les différentes communautés, les groupes organisés, et enfin même la citoyenneté dans ses individualités, peuvent solliciter clairement les contenus du plan, en enrichir par le bas le contenu, l’efficacité, le partage, et peuvent en déterminer dans certains cas les orientations et les choix. Toutes ces techniques, qui sont parfois organisées en de véritables manuels ou qui peuvent être déduites des appareils constituant les plans et les projets qui sont souvent le récit lucide de processus encore à venir, démontrent qu’elles possèdent des capacités transversales et transcalaires qui permettent, par exemple, de gérer les matériaux de l’architecture dans leur interaction avec l’espace public ; elles démontrent la capacité d’inclure, dans les hypothèses de transformation, des connaissances, des compétences et des raisonnements qui intègrent les aspects environnementaux dans les nouvelles formes urbaines ; elles font émerger des sensibilités qui permettent d’envisager des solutions pour les populations les plus diverses, de façon à renforcer le caractère universel de la dimension urbaine, qui se résume à la coexistence des différences dans des environnements sûrs et accueillants. Enfin, s’il était possible de tracer une quatrième tension constante inhérente aux six projets présentés, déclarée ou non dans le corpus des textes disciplinaires (dans le sens qu’utilise Bernardo Secchi, en incluant des réalisations, des plans et des projets), celle-ci irait dans le sens de la recherche de la beauté. Une qualité, la beauté, indubitable de la condition méditerranéenne que nous avons citée : comment est-il possible d’élever le niveau de pleine beauté du produit collectif auquel nous nous référons, la ville, sous toutes ses formes, et dans ses articulations territoriales ? Cette question semble imprégner – tacitement – les nombreuses recherches élaborées par cette discipline en Italie. La difficulté constitutive d’évaluation et de mesure de la beauté même a elle aussi pesé dans la balance, ainsi que le conflit entre la

dimension esthétique et la tentative de créer pour la discipline un statut scientifique qui la légitimerait et lui permettrait de s’extraire de cette sphère considérée comme d’auteur – et peut-être autoritaire – de la dimension artistique. Reconnaître la beauté dans le passé – ayant à l’esprit la correspondance entre les formes, les intentions, les significations et les valeurs – est plus facile ; il est plus difficile, en revanche, d’établir des canons communs et partagés pour le contemporain, de travailler avec une action ou seulement une intention explicitement directe – aussi – vers la création d’une nouvelle beauté. C’est la caractéristique souvent inexprimée qui est commune aux six projets, et qui représente sans doute l’un des défis les plus difficiles à relever.