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KEITH 37, rue des Mathurins 75008 Paris www.whoiskeith.com Direction : - Directeur de la publication Benjamin Blanck benjaminblanck@keith-mag.com

Douce

folie

Je me souviens de cette phrase inscrite sur la première page de La vie devant soi de Romain Gary, aux éditions Folio : “Ils ont dit : - Tu es devenu fou à cause de celle que tu aimes. J'ai dit : - La saveur de la vie n'est que pour les fous.” Ado, elle m'avait beaucoup plu. Vous savez, le genre de phrases qu'on note dans son agenda à 15 ans. Ou qu'on laisse en commentaire sur son blog, à côté d'une photo d'un gros plan sur un oeil qui pleure... Mais le temps passe, et elle me fait toujours le même effet. Et je me sens fou bien souvent. Des fous, des vrais, il y en a dans ce numéro. Des fous qui m'ont accueilli, avec de grands sourires, dans leur vie de tous les jours. Fous d'un point de vue psychiatrique j'entends. Il est important de le préciser, car aujourd'hui, ce terme autrefois plein de mystère ne veut malheureusement plus dire grand chose... Employé à tort et à travers, il a perdu son sens, et on ne l'emploie même plus dans les hôpitaux, lui préférant le triste “patient”. Un récent exemple de galvaudage outrancier : le sublime single de Vanessa, ancienne de Secret Story, intitulé Un truc de ouf. On imagine que la

pauvre ch'timi (qu'on est d'ailleurs enchanté de retrouver en haut de l'affiche !), à l'image de beaucoup de gens, n'a pas la moindre idée de la définition initiale du mot qu'elle aime employer en verlan. Il serait d'ailleurs absurde de ne lui en donner qu'une seule. C'est pourtant ce que le gouvernement vient de faire avec un texte de loi sécuritaire infamant, où folie rime avec danger, et soins avec enfermement. Le petit Nicolas et ses copains n'ont visiblement jamais mis les pieds dans ce que l'on appelait autrefois les “asiles”. Peut-être auraient-ils réfléchi à deux fois avant de raboter le budget de la santé... Laissons les frileux à leurs peurs infondées. Tant pis pour eux. Confions plutôt le mot de la fin à Charles Bukowski : “Certains ne deviennent jamais fous... Leurs vies doivent être bien ennuyeuses.” Basile de Bure

Rédaction : - Directeur de la rédaction Basile de Bure basiledebure@keith-mag.com - Directeur artistique et illustrations Julien Crouïgneau (julio) julien@designjune.com - Rédacteur en chef Léonard Billot Leonardbillot@keith-mag.com - Rédactrice en chef adjointe Clémentine Goldszal clementinegoldszal@keith-mag.com Rubriques : - Amuse gueule : Charles de Boisseguin - Cinéma : Stan Coppin - Art : Jack Tone - Musique : Clémentine Goldszal et Charles Sarraute - Littérature : Léonard Billot - Théâtre : Nicolas Roux - Design/Archi : Edouard Michel - Mode : Jean-Baptiste Telle - minuscules : Augustin Trapenard Ont collaboré à ce numéro : David Abittan, Thomas Bizien, Tanguy Blum, Sophie Chheng, Benjamin Crette Petit Clair, Alphonse Doisnel, Thomas E Florin, Debora Franchi, Félix Gatier, Elisabeth GolovinaBenois, Grégoire Henrion, Emilie Jouvin, Benjamin Kerber, Grégoire Leprince-Ringuet, Guilhem Malissen, Stanislas Marsil, Flavio Nunes, Emilie Papathéodorou, Paola Parès, Maxime Rozencwajg. Photographes : Jean Ber, Laure Bernard, Shelby Duncan, Nicolas Scordia, Maxime Stange Special Thanks : Agence JustWM, Dr Barbrel, Philippe Blanck, Aïna de Bure, Eglée de Bure, Gilles de Bure, François Colin, Frédéric Ferrer et toute la troupe de Vertical Détour, Danielle Gatzler, Janine Guyot, Bruno Keip, Alex de Lamberterie (créateur du logo Keith), Olivia de Lamberterie, Gisèle Péres, Rémi Seguin, Dr Stamatiadis, Marc Turksma, Corinne Verger et toute l'équipe du Groupe Séquentiel. Et tout l'Hôpital de Ville-Évrard. Responsable Marketing et Communication : Charles de Boisseguin charles@keith-mag.com Le magazine KEITH est édité par la société WHO IS KEITH ? SARL au capital de 1000 euros RCS Paris 492 845 714 ISSN en cours. Dépôt légal à parution. Imprimé en France. Ne pas jeter sur la voie publique.

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sommaire

What’s up ? p.6

Amuse gueule p.8-9

Gaspard Delanoë : L'homme au masque de faire

Enquête - L'art : un rémède contre la folie

Enquête dans les ateliers de création artistique de l’hôpital psychiatrique de Ville-Evrard p.10-21

Cinéma p.22 p.24-25

p.26 p.27 p. 28-29 p. 30-31

Art p.32 p.34-35 p. 36-37 p.38-39

Musique p.40 p.42-43

p.44 p.45 p.46-49 p.50-51

Portfolio p.52-59

I Saw The Devil, de Kim Jee-Woon Le moine, de Dominik Moll The Trip, de Michael Winterbottom I'm Still Here, de Casey Affleck Léa, de Bruno Rolland Too Much Pussy, de Émilie Jouvet : entretien avec Wendy Delorme Des films de dingue Jonathan Caouette : Road-movie Yes We Cannes ! (at least we tried...) Art de l'éphémère Sun Cinema, par Clemens von Wedemeyer Futura, par Alexandre Dumas de Rauly et Michel Wlassikoff Shadows and Reflections, Group Show Sous le vent de l'Art Brut, à la Halle Saint-Pierre René Burri : Un photographe libre Malin comme des (Arctic) Monkeys L'équation Club Cheval Face à face : 1995 vs Set & Match Bon Iver, L’Iver en été Portrait chinois : FM Belfast Hopestacle : Afro Wigs On Albinos Square Festifs Veaux d'été Cults : New York Indie-Poppers Introducing… Jenny O Niclas Scordia, Graffiti Story

Littérature p.60 p.62 p.63 p.64 p.65 p.66-67

Théâtre p.68 p.69

Archi p.70-71

Mode p.73-83

Great Jones Street, de Don Delillo In love, de Alfred Hayes Martini Shoot, de F.G. Hagenbeck Back To Black La folie du sexe pensant Antonin Artaud : Damné Théâtre Joël Baqué : Poète de l'aire Amanda Sthers : Monsieur Pipi et Madame Théâtre Fin de partie, Une semaine pas plus, Lettre à Pierre Lescure La folie des hauteurs Madly Colored

Mincuscules p.84-85

boulbar : america america

Keith Story p.86-89

Dan Fante présente… Un extrait du chapitre 1 de Rien dans les poches

Où nous trouver ? p.90

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MADE IN FRANCE

Le collectif French Made rassemble passionnés et mélomanes de tous horizons mus par le même désir : sortir de leurs garages les groupes de demain et leur faire rencontrer le public grâce à des concerts de qualité. Outre leur résidence au Truskel, French Made propose régulièrement des événements dans les lieux les plus cools de la capitale. Le 2 juillet, ils investiront la Flèche d'Or avec une line up endiablée : Lyre Le Temps, Colt Silvers et Plus Guests. Save the date !

L'EXPO ADEQUAT

Adek est l'exemple parfait du graffeur qui a réussi son passage en galerie. Déjà présent dans Keith en juin 2009, Ramzi “Adek” (abréviation de Adéquat) fait son retour dans nos pages avec une très belle exposition proposée par la NK Galerie. Culture urbaine, icônes pop, références à l'art contemporain... Toutes les caractéristiques de la culture graffiti sont réunies. Espérons que les vapeurs de peintures vous monteront à la tête... Jusqu'au 27 juin 2010 NK Galerie, 10 rue Saint Anastase 75003 Paris Plus d'infos sur www.nkgalerie.com

LABEL COOL

French Made Party, le 2 juillet à la Flèche d'Or. Préventes à 12 euros sur www.flechedor.fr

“A COUPS D'BURIN”

En 2008, Valentin Porcher et Mathieu Sorosina créent la marque Olow, qui allie avec justesse street-culture, graphisme et subversion. “On pourrait mettre des têtes de gens connus sur nos t-shirt, comme tout le monde, histoire de vendre ! Mais on préfère faire ce qu'on aime”. Le ton est donné. Et le résultat est à la hauteur : des collections léchées et originales faisant appel à des artistes talentueux tels que Paola Pares (qui collabore pour la première fois à Keith dans ce numéro !). Last but not least, tous les t-shirt Olow sont fabriqués en coton organique bio. Testés et approuvés par la rédaction ! T-shirts en ventes chez Obliq Shop, 157 rue Saint-Martin, 75003. Plus d'infos et d'images sur www.olow.fr et www.olowshop.com

De Data à Léonard de Léonard, en passant par Danger ou Alexandre Chatelard, le label Ekeler'o'shock nous a habitué à la qualité et a fait de l'éclectisme un principe. La compilation EOS MMX n'échappe pas à la règle et devrait vite prendre une place de choix dans notre bibliothèque musicale idéale. L'occasion de présenter les deux nouvelles signatures du label : Maxence Cyrin et Limousine.

OPERA SOAP

Vous les aviez peut-être découverts dans les pages de Keith ou à la soirée de lancement de notre numéro 7 à laquelle ils nous avaient fait l'honneur de jouer... Ou peut-être les connaissiez-vous déjà bien avant, vous êtes un spécialiste, on ne vous la fait pas ! Anyway, les Mister Soap sortent leur nouvel EP le 4 juillet, et ça nous fait bien plaisir ! Paul (le chanteur sosie de Bob Dylan) chante toujours aussi bien... Good Time's Coming, de Mister Soap And The Smiling Tomatoes (Bonus Tracks Records) Sortie digitale et vinyle le 4 juillet 2011 Infos et teaser vidéo sur www.mistersoap.tumblr.com

EOS MMX, The Summer Solstice - Edition One. Disponible en digital le 21 juin 2011 Plus d'infos sur www.ekleroshock.com

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GASPARD DELANOË

L'HOMME AU MASQUE DE FAIRE

“L'Homme au Masque de Faire, ou plutôt son histoire, qui a si longtemps fixé les recherches d'une infinité de citoyens, vient de sortir enfin du ténébreux chaos où la discrétion barbare d'intermédiaires ministériels l'avaient plongé jusqu'à présent. Des papiers trouvés à l'Hôtel de Ville nous apprennent que cette dénomination n'a jamais appartenu qu'à Gaspard Delanoë, comte de Paris, frère jumeau de Bertrand Delanoë, qui fut condamné à un emprisonnement perpétuel pour avoir, à l'âge de 16 ans, refusé d'épauler son frère dans sa campagne. Libéré de l'impénétrable tour de la Bastille par ses agents dormant, Gaspard réapparait enfin pour affronter son frère, épaulé de son redoutable Parti, le PFFFT (Parti Faire un Tour), afin de rétablir l'ordre dans une France qui souffre d'une effroyable crise d'identité politique. Rencontre exclusive.” Keith : Gaspard, parmi les réponses suivantes, laquelle s'adapte le plus à ce que tu es en tant que candidat politique ? A. Le frère jumeau de Bertrand, en total désaccord avec sa posture et ses idées politiques depuis le jour où il vous fit porter une perruque arc-en-ciel ? B. Un enfant des années 1970, condamné par ses parents à affronter les voyages linguistiques en banlieue mancunienne, dans un camp d'été Thatchériste ? C. Un Fitzcaraldo, conquistador de l'inutile qui se bat pour ses idées, mettant ainsi en lumière l'absurdité des appartenances politiques ? Gaspard : J'aime beaucoup cette dernière définition, “Conquistador de l'inutile”. En revanche, je ne dirais pas “absurdité des appartenances politiques”, car il ne faut pas dénoncer ceux qui choisissent un camp ; mais c'est vrai qu'il y a de plus en plus de gens aujourd'hui en France, et partout en Europe, qui ne se sentent plus représentés. Le militantisme est en voie de perdition, nous allons donc vers des formes d'expression citoyenne politique très alternatives, qui sont moins dans la durée que dans de soudaines apparitions/disparitions. Les gens ont donc du mal à se retrouver sur le marché de l'offre politique, c'est pourquoi je me définirai plutôt comme quelqu'un qui tente de mettre en lumière la vacuité ou l'absence totale de représentation d'un nombre grandissant de citoyens.

Keith : Que proposerais-tu pour tenter ce retour en arrière ? Gaspard : Munir les réverbères d'interrupteurs, l'éclairage étant à la disposition du peuple ! Je propose aussi que, de la même manière que les grandes agences internationales comme Standards & Poor's et Moody's donnent des notes aux pays (triple A pour la France, D- pour la Grèce), elles donnent bientôt des notes aux individus ! Cela permettra au quotidien de juger de la crédibilité de chacun ! Conversation possible : - Salut François comment tu vas ? - Ah ! Ne m'en parle pas, je viens de perdre mon triple A - Ok, on se revoit dès que tu te fais upgrader... Keith : Dans ton programme, quelles mesures proposées relèvent de l'utopie, du réalisable, de l'exclusif ? Gaspard : Réouverture des maisons closes, étatisation de la prostitution ! Que l'ensemble des citoyens du monde élisent le président de la république française : le cyber-vote mondialisé ! C'est un peu utopique... L'entrée dans l'Union Européenne de l'ensemble des pays du Maghreb et du Proche Orient (l'Europe de Gibraltar !), c'était utopique il y a deux ans, tout le monde se foutait de ma gueule... Il y a trois mois, un papier dans Libé suggérait l'entrée de la Tunisie dans l'UE suite aux révolutions arabes. Et oui, le cœur de l'UE n'est pas la Suisse, c'est la Méditerranée ! Pareil lorsqu'on entend parler d'un retour au Franc... Quel manque d'ambition ! Il faudrait envisager un retour au Sesterce, cette monnaie gallo-romaine très puissante développée sur une surface bien plus grande que le petit Royaume français ! Et quand je vois que le Maire de Reykjavik, en Islande, a été élu il y a un an sur un programme extrêmement utopique allant jusqu'à offrir une journée à Disneyland par citoyen, je ne trouve pas ma candidature surréaliste !

Keith : Comment expliques-tu la montée de cette tendance individualiste et ce manque de leadership ? Gaspard : Je crois que l'individualisme, ce qu'on appelle aussi la génération “LiLi” (libertaire/libérale) post soixante-huitarde, est une aspiration des citoyens à plus de liberté et à moins de prise de “Il faudrait Keith : On a pu voir certaines vidéos de toi sur l'Etat sur la vie de chacun. Il y a envisager un retour Internet, notamment celle de ta deuxième reneu dans les années 1960 de au Sesterce, cette moncontre avec le Maire de Paris. Quels liens grands mouvements de libéraentretenez-vous tous les deux, surtout avec tion des mœurs qui ont permis naie gallo-romaine très cet homonyme ? à l'individu d'être de plus en puissante développée sur Gaspard : C'est mon vrai nom, Delanoë, plus fort. Ça a un côté avantaune surface bien plus mais il n'y a aucune parenté entre lui et geux qui est que chacun à la moi ! J'entretiens un lien assez distant maîtrise de sa propre vie. En grande que le petit avec Bertrand, il se méfie de moi, c'est revanche, on a perdu notre Royaume français.” normal... Il y a dix jours, suite à la chute de appartenance à un corps collectif, DSK, lorsqu'il a eu des velléités d'y aller, je l'ai et cette appartenance se perd de appelé et je lui ai dit “non, cette année c'est moi qui y vais” ! plus en plus par les désirs des individus à jouir entièrement de leur propre subjectivité. A partir de là, on s'intéresse de moins en moins à la chose Keith : Justement, à propos de DSK, ne serait-il pas ton milipolitique, c'est à dire à ce qui nous relie. On s'intéresse à ce qui tant idéal puisque lui aussi, en quelque sorte, est... parti faire nous plait, au plaisir : le consumérisme ! Par contre, pour tout ce un tour ?! qui relève du devoir, de la conscience collective, du mutualisme, Gaspard : Ah ! Oui ! Mais comme dirait Jean-François Kahn, qui de ne pas penser le monde pour soi mais pour ce qu'il va devenir ; est malheureusement gâteux mais encore intelligent, “il a un peu troussé la bonne”. Moi je souhaite que sa condamnation soit ça c'est un peu perdu et on ne peut plus faire marche arrière. K?-08


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d'être enfermé dans une cage pendant une semaine avec un orang-outang en rut !

photo : Laure Bernard

Keith : “Signez, priez, sucez un maire, sautez par la fenêtre et rejoignez le PFFT” sont les mots qui apparaissent à la fin de tes vidéos. Selon toi, la politique conjugue l'engagement, la foi, l'hypocrisie et le suicide ? Gaspard : C'est ma campagne de communication ! Mais sucer un Maire n'est pas un acte d'hypocrisie, c'est plutôt un échange de procédé... une pipe contre une signature ! J'ai d'ailleurs dans mon

gouvernement une ministre du coucher utile ! C'est indispensable le coucher utile, ça se pratique en France de manière tout à fait extraordinaire ! DSK a-t-il couché utile dans sa vie ? Vous savez combien de signatures on doit recueillir pour se présenter comme candidat à la présidence ? 500 ! Imaginez bien… Pour l'instant j'en ai six, de toutes petites communes : Beaumont en Verdunois, Rochefourchat, Saint Martin de Tinée, Saint Rémy de Tallevende et les Mesnils Mitry... Plus que 494, que d'espoir ! Propos recueillis par Charles de Boisseguin


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L'art, un remède contre la folie ?

Thierry, interné depuis 10 mois à l’hôpital de Ville-Evrard.

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Ras le bol du cliché du fou en camisole menotté à son lit. Keith a voulu dévoiler l'autre face des hôpitaux psychiatriques. Et étudier le rôle de l'art dans le quotidien des malades. Antonin Artaud, Camille Claudel, Paul Verlaine, Vincent Van Gogh, Gaston Chaissac, Klaus Kinski... Nombreux sont les génies à avoir contribué au mythe de l'artiste fou. Mais si les fous ne sont pas tous artistes, force est de constater les bienfaits de l'art sur leur état. Enquête dans les ateliers de création artistique de l'hôpital psychiatrique de Ville-Évrard. L'ART THERAPIE, C'EST QUOI ? Les définitions originelles d'“artiste” et de “fou” se rapprochent en de nombreux points. D'où un certain nombre d'idées reçues : tous les fous seraient des artistes ou encore la folie serait la clé du génie. Mais tous les fous ne sont pas artistes ! Certes, la folie donne une liberté par rapport aux normes sociales, qui favorise parfois la création, mais elle est aussi une terrible contrainte. Antonin Artaud en est le meilleur exemple, sa production ayant été complètement ralentie par ses internements successifs, notamment à Sainte-Anne et à l'hôpital de Ville-Evrard. L'explosion de l'Art Brut remet néanmoins un certain nombre de questions au centre des débats. Ce terme, inventé par Jean Dubuffet, désigne les productions de personnes exemptes de culture artistique, et s'applique donc en grande partie aux oeuvres créées par les fous. La Halle Saint-Pierre consacre jusqu'au 26 août 2011 une énorme exposition à l'Art Brut grâce à la collection Charlotte Zander. Frédéric Mitterrand vient de créer Le “Festival de l'histoire de l'art”, dont la première édition qui s'est déroulée du 27 au 29 mai 2011 au château de Fontainebleau, avait pour thème “La Folie”. Si tous les artistes de l’Art Brut n’étais pas fou, on est tout de même en droit de se poser la question des liens entre art et folie. S'interrogeant sur les bienfaits de la création sur l'état des patients psychotiques chroniques ou schizophrènes, de plus en plus d'hôpitaux psychiatriques proposent à leurs patients l'accès à des ateliers de création artistique ; “l'art-thérapie”, ou “thérapie à médiation culturelle”, semble se généraliser. A l'origine, “l'art-thérapie” était “occupationnel”, c'est-à-dire qu'on encourageait les patients à créer dans le but de les occuper, de briser leur routine. On distingue également l'ergothérapie, dont le but consiste à réadapter le patient à se concentrer sur une activité. Vient enfin l'art-thérapie, concept né dans les pays anglo-saxons dans les années 1930 et qui s'est propagé en France à la fin de la seconde guerre mondiale. La “légende” voudrait qu'un médecin, lui-même malade, ait commencé à peindre et ait vu son état s'améliorer. Le Docteur Danielle Gatzler, psychiatre et art-thérapeute, m'explique : “Il existe autant de théories différentes que d'arts thérapeutes. Il n'y a pas une seule façon de voir les choses.” La technique n'est pas importante dans ces ateliers, les patients ne viennent pas pour apprendre un savoir-faire. La notion artistique reste néanmoins prédominante. Ainsi que la notion de groupe : “On ne peut pas être art-thérapeute sans soi-même être artiste. Le but de l'art-thérapie est d'amener le patient à se reconnaître comme sujet. Différents ateliers sont propres à chaque patient : peinture, sculpture, musique, poésie, théâtre, écriture... Chaque personne a son cheminement personnel, mais s'appuie aussi sur le groupe. Il est intéressant d'entendre les patients parler de leurs oeuvres. On impose parfois une petite contrainte, sur lequel le patient va s'appuyer.” Le docteur Gatzler rappelle aussi que l'art n'est pas un remède miracle qui soignerait tout le monde. “L'art peut aussi être dépersonnalisant. Il n'est pas forcément positif. Il faut voir en fonction de chacun.” Le passage à l'exposition est également déterminant : “La médiation introduit un tiers et entraîne ainsi une fonction renarcissisante.” Afin d'observer les ateliers de création artistique situés au sein des hôpitaux psychiatriques, je contacte Rémi Seguin, qui coordonne toute la politique culturelle de l’hôpital psychiatrique de Ville-Évrard. Il se propose de m'introduire dans les différents ateliers artistiques du site. Je commencerai par le théâtre.

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L’art, un remède EDITO contre la folie ?

VILLE-ÉVRARD Quand on pense “Hôpital psychiatrique”, on imagine tout de suite les bâtiments sinistres de Shutter Island, ou les barreaux de Vol au-dessus d'un nid de coucou... L'hôpital de Ville-Évrard est exactement l'opposé de ces clichés. C'est un sublime site de 70 hectares situé à Neuilly-sur-Marne. Il dessert aujourd'hui 33 communes du département de la Seine Saint-Denis et une population d'1,2 millions d'habitants. Pour la prise en charge des adultes et adolescents sur le territoire, l'établissement est organisé en 15 secteurs de psychiatrie générale. La capacité d'hospitalisation à temps plein dans l’enceinte même de VE est de 402 lits. Le site est parsemé de petits pavillons bordés de jardins et d'allées soulignées par des rangées de marronniers. Le cadre est très agréable, on imagine la vie des patients plus sympathique que dans la petite chambre d'un bâtiment situé en ville.

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ATELIER THEATRE Existe depuis 6 ans Situé dans les anciennes cuisines Animé par Frédéric Ferrer et trois actrices : Lila, Karen et Astrid Hebdomadaire

Mercredi 18 mai, 14h Les trois actrices animatrices de l'atelier m'accueillent. L'atelier est ouvert à tous, participants et spectateurs. Huit patients seront présents (Touria, Anne, Christiane, Momo, Jean-Paul, Leïla, Stéphane et Véronique). Certains sont hospitalisés à Ville-Évrard, d'autres sont en hôpital de jour, les plus atteints viennent de la MAS (maison d'accueil spécialisé). Christiane est la première à

arriver. C'est un peu la star de l'atelier. Elle y vient depuis 5 ans et a déjà été à l'affiche d'une pièce aux cotés de Frédéric Ferrer : Atlas Intime. Puis vient la camionnette de la MAS, qui dépose trois nouveaux arrivants. Momo ne veut d'abord pas sortir, Touria embrasse tout le monde, le sourire jusqu'aux oreilles, avec un petit mot pour chacun : “Tu es belle toi ! Tu es gentil toi !” Elle vient me voir dans son fauteuil roulant : “C'est qui toi ?” Je me présente. “Il est beau ton sac ! Ça casse pas ça !” On prend un café, on discute. Ce moment-là est important, tout le monde est content de se retrouver. Certains sont curieux et amusés par ma présence, d'autres timides et inquiets. Touria m'applaudit et demande si je vais danser. L'atelier commence. Lila, l'actrice qui anime le groupe, met une musique relaxante. Le premier exercice consiste à prendre les autres patients dans les bras, très délicatement, comme s'ils étaient en cristal. Tout le monde bouge, s'enlace. Véronique se met à l'écart. Elle regarde. Stéphane essaye de la faire participer.

De gauce à droite, en pleine répétition : Christiane, Véronique, Jean-Paul, Stéphane et Momo.

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Christianne, dans les bras de Lila, vient à l’atelier depuis 5 ans.

Anne (de dos) et Lila.

Elle n'ose pas. Fin. Tout le monde s'assoit. Touria applaudit. Une dame observe dans le public. Christiane se lève et prend un micro, face au public, dos aux patients assis derrière elle. Elle chante, un texte à la main. “A mes nuits éternelles...”. Puis vient le tour d'Anne, qui ne sait pas se servir du micro. Jean-Paul propose de faire le flamant rose pendant qu'elle lit. Par groupe de trois ou quatre ensuite, chacun vient jouer une saynète, déjà répétée lors de séances précédentes, plus ou moins élaborées en fonction de l'état des patients. Certains jouent comme des enfants. Rien n'est vraiment très précis, mais le tout est vivant et joyeux. Puis vient la pause. Je félicite tout le monde. Jean-Paul vient discuter avec moi. Il m'explique qu'il participe à de nombreux ateliers, et me raconte sa dernière session d'improvisation : “La scène se déroulait dans un centre d'objets trouvés, j'ai dit que je venais chercher ma femme ! Comme si c'était un objet !” On rigole bien. Puis Anne vient me voir: “J'ai un gros problème avec l'image que je renvoie. J'ai du mal à me lâcher aujourd'hui, vous me faites peur !” Elle a l'air très tendue. Je la rassure. Elle finit par rigoler. En deuxième partie, la petite troupe rejoue la même chose, mais devant un public : des patients, des membres de leurs familles et du personnel de l'hôpital. C'est important qu'ils soient confrontés à un public. La représentation commence. Tout se déroule comme lors de la première partie. Un patient, vêtu d'un peignoir, fait irruption dans la salle comme une bombe et s'assoit à côté de moi. Il repart au bout d'une minute. Christiane est très concentrée, appliquée. Ses gestes sont précis. Les autres sont un peu plus confus, mais se donnent beaucoup de mal. Ils sont fiers ! Le patient au peignoir revient. On m'expliquera plus tard qu'on laisse certains patients en pyjama ou en peignoirs la journée afin qu'il puisse se promener en liberté dans Ville-Évrard. Ainsi, s'il leur venait l'idée de s'enfuir, les gens dans la rue se rendraient tout de suite compte que quelque chose cloche et préviendraient l'hôpital... Cette technique est un peu humiliante, mais bon... La pièce se termine, tout le monde applaudit. Je rencontre Frédéric Ferrer, fondateur de la troupe Vertical Détour. “Nous sommes une compagnie. Notre but, c'est de pro-

duire des pièces. On ne s'occupe pas de l'aspect médical mais uniquement de l'aspect artistique.” Puis il me raconte l'origine de son travail : “On m'a proposé il y a dix ans de participer à un atelier avec des ados en difficulté. Ça m'a plu. On m'a ensuite proposé d'animer un atelier à Ville-Évrard. J'ai dit oui. Parce que j'avais envie de connaître ces gens, parce qu'ils me touchaient. Et puis j'ai découvert les locaux du site, des bâtiments magnifiques, notamment les anciennes cuisines. Je voulais y installer ma troupe. J'ai proposé un projet à la direction, je savais que ça allait être donnant-donnant. Je m'installais ici et en retour je faisais participer les patients et les soignants. J'étais d'ailleurs ravi. J'aime l'idée de travailler avec les gens qui vivent autour de la troupe. Si je m'étais installé à La Défense, j'aurais voulu faire monter les traders sur scène !” Karen, l'une des actrices qui animent l'atelier m'explique à son tour : “Pas besoin d'art-thérapie pour se rendre compte du bien que ça leur fait. Certains patients ne parlaient pas au début, restaient debout dans un coin face au mur, sans bouger. Aujourd'hui ils chantent, dansent, rient. Mais ça peut aussi mal tourner parfois ! Je me rappelle une scène d'improvisation que j'avais organisée pour trois patients. Ils devaient mimer une bagarre. Ils ont fini par se taper dessus...” Rémi Seguin est dans le public. Il m’explique : “Les ateliers artistiques sont d'une importance capitale dans les traitements. Ils stimulent la partie encore saine des patients, autour de l'émotion. Les patients deviennent sujets de leur art et se lâchent. A l'atelier-théâtre par exemple, certains patients mutiques se mettent à parler. Freud le premier avait parlé du schéma RSI, Réel Symbolique Imaginaire, une idée reprise et approfondie ensuite par Lacan. Chez le malade, l'équilibre entre ces trois notions est très instable. La création l'aide à le retrouver.” Il m'emmène à la grande exposition du pavillon Ile-de-France, qui réunit les oeuvres de tous les ateliers-peinture et sculpture. L'expo est immense, riche, belle. Au fond, un grand mur ou les patients ont écrit des mots pour les visiteurs. L'un d'eux se détache : “Nous ne sommes pas des artistes, mais nous vous parlons de ce que nous ne pouvons pas vous dire.”

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L’art, un remède contre la folie ?

ATELIER PEINTURE -

Existe depuis 12 ans Situé dans le Pavillon Picardie Animé par Bruno Keip, artiste peintre Hebdomadaire

Mardi 24 mai, 9h L’une des nombreuses toiles de Dalila

La peinture et la sculpture sont réunies au pavillon Picardie, au sein de ce que l'on nomme le Groupe Séquentiel. Bruno Keip, un artiste peintre, anime cet atelier depuis plus de 10 ans. Quatre infirmières l'encadrent et peignent aussi. Il est important que tout le monde participe. Huit patients sont présents aujourd'hui. Chacun a son petit coin, avec son chevalet, ses pinceaux, ses tableaux (souvent des planches de bois). On prend le café sur la terrasse qui domine le jardin du pavillon. Le site est vraiment magnifique. Les premiers patients arrivent. Sabayanagam s'y prend à plusieurs fois pour prononcer le prénom de Khadija, l'une des infirmières. “Bonjour Khadida, Khadira...” Comme à l'atelier théâtre, certains sont intimidés, d'autres amusés, d'autres s'en fichent. Une nouvelle infirmière débarque et me prend pour un étudiant en médecine. C'est la deuxième fois que ça arrive, ils n'ont pas l'habitude de voir des journalistes. On discute tous, un malade hurle au loin. Bruno a aussi travaillé avec des enfants et des autistes. “Je me rappelle un patient qui était très doué, mais qui a dû arrêter la peinture car ses tableaux le torturaient. Il couchait ses démons sur la toile puis ils l'attaquaient, il les voyait lui sauter au visage. Heureusement, ce genre d'exemple est rare. Mais c'est vrai qu'on peut voir l'état d'un patient à son travail, en fonction des couleurs qu'il choisit. Je me souviens aussi d'un patient qui se faisait passer pour mon assistant, et donnait des conseils aux autres ! Je l'observais, ça me faisait rire. J'aime l'idée que les élèves échangent. A une exposition organisée dans une mairie, il s'était même fait passer pour moi auprès des visiteurs !” Une patiente arrive, trois clopes à la main. Elle s'assied et fume la première en deux lattes ! Le cours commence. Daniel recouvre une toile entière de rose en deux secondes. D'autres se baladent, fument, boivent du café... Tout le monde est en blouse, tout le monde a l'air intimidé. Daniel a l'air gêné par ma présence, mais quand je discute avec lui il se détend. Il attend que sa toile sèche.

Il m'emmène voir ses anciens tableaux, il est très fier ! Mis à part les couleurs, Daniel fait quasiment toujours la même chose : un fond uni, puis des éclats de peinture à l'aide d'une spatule. À la Pollock. Des dizaines de fois... Thierry dessine un orage au-dessus de la mer depuis plusieurs séances, un paysage qu'il a inventé. “C'est pas terrible, je vous préviens.” Bruno passe de patient en patient, donne des conseils. Saba regarde tout le monde et ne sait pas trop quoi faire. Bruno l'entraîne sur la terrasse, l'arme d'un fusain et lui fait peindre les yeux fermés sur une planche de bois. “Écoute le bruit du fusain”. Saba rit. Puis fait tomber sa planche. Il continue puis rouvre les yeux et observe. “C'est un chanteur et une chanteuse, devant un micro !” me dit-il, très fier. Il pique des clopes dans les cendriers. Une infirmière le gronde. Saba est sous tutelle, il n'a plus le droit de signature ou de vote, et ne peut plus gérer son argent et ses biens lui-même. On ne peut pas le prendre en photo. Virginie travaille depuis plusieurs séances sur différents tableaux, qu'elle reprend cours après cours. “C'est un combat, ça fait partie de l'art !” Elle dessine aujourd'hui le corps d'un nageur, avec beaucoup de talent. Elle donne des conseils, encourage les autres. J'apprendrai plus tard qu'elle est bipolaire, elle alterne les phases d'exaltation et de grave dépression. Daniel me lance de grands sourires, il est maintenant complètement à l'aise. Il avance vite, à coups de spatule. Bruno m'explique : “Daniel peint toujours la même chose. Mon travail consiste à lui faire casser sa routine, changer ses formes.” Je vais voir Claude, plus discret, qui peint quelque chose de très sombre, d'une puissance troublante. Je lui demande ce qu'il fait. “Oh, j'en sais rien ! Ça va pas du tout moi !” puiq il se sauve dans un coin. Thierry s'en va, il n'aura presque rien fait à cette séance, juste quelques détails. Cornélie peint assis. “Je fais des traits, je fais des traits. Après on verra ce que c'est. J'ai presque fini. Après je donnerais un titre. Celui-là, c'est Jardin Exotique !” Je lui explique le magazine et lui montre d’anciens numéros. “Tu peux mettre une grande photo de moi dedans ? Allez, on fait des photos !” Daniel finit aussi par se prêter au jeu. L'atelier est fini, chacun lave son matériel puis part déjeuner. L'infirmière en chef affiche les toiles des patients dans son bureau. Tout le pavillon en est d'ailleurs recouvert. Elle aime particulièrement le travail de Dalila, la plus ancienne, qui vient aux ateliers depuis des années. Je vois en effet sa signature sur de nombreuses toiles, très belles, proches de Basquiat parfois (désolé pour le

Virginie

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Daniel


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Saba peint ses chanteurs.

La toile de Claude

cliché, mais c’est vrai !). “C'est important que les patients signent leurs toiles. Ça marque la fin de l'oeuvre, du travail.” Bruno me donne son point de vue sur l'aspect médical de l'atelier : “Je ne fais pas d'art-thérapie, j'ai une démarche artistique. Mais au fur et à mesure, on apprend à voir ce que les patients aiment ou pas, ce que la peinture provoque chez eux. Et on se rend compte du bien que ça leur fait. Et à moi aussi ! Ce sont mes amis maintenant, cet atelier fait partie de ma vie comme n'importe quelle autre activité.” Delphine, l'infirmière en chef, me raconte la vie quotidienne de l'hôpital : “Depuis la relocalisation des secteurs dans tous le 93 (mesure prise pour rapprocher l'hôpital du domicile des patients) Ville-Évrard se vide. L'État veut nous prendre la moitié du site pour construire des immeubles... Pour une fois, on est content que l'administration soit si lente ! Nous sommes dirigés par des gens qui ne connaissent rien au terrain. Ici, nous avons la chance de pou-

Cornélie

Thierry et son orage.

voir être en contact particulier avec les patients, de pouvoir les aider en parlant, en créant. C'est le point positif des ateliers artistiques ! Les prochains textes de lois ne nous plaisent pas du tout. Ce sont des mesures répressives, sécuritaires. Ce ne seront plus des médecins, mais des juges qui décideront de l'internement ou non d'un patient. On veut enfermer les fous parce qu'on en a peur. Mais vous avez autant de chance de vous faire attaquer dans la rue par un schizophrène que de vous faire frapper par la foudre !” Une aide-soignante est, elle aussi, très choquée par l'image violente et dangereuse qu'on veut coller aux fous : “On associe sans cesse le traitement des patients dans les hôpitaux psychiatriques à la violence, à travers des reportages caricaturaux. Depuis les années 50, nous nous battons pour faire évoluer les conditions de vies des malades. Ces ateliers en sont le meilleur exemple.”

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ATELIER MUSIQUE -

Existe depuis une quinzaine d'année Situé à l'Hôpital de Jour du secteur 1 à Saint-Denis Animé par Marc Turksma, compositeur électro-acoustique Hebdomadaire

Mercredi 25 mai, 10h A mon arrivée, comme d'habitude, j'ai un peu de mal à distinguer les patients du personnel hospitalier. Il n'y a pas vraiment de différence finalement ! Je me retrouve dans un pavillon de SaintDenis, résultat des fameuses relocalisations. Du coup, c'est un autre médecin-chef, différent de celui de Ville-Évrard, qui gère ce secteur, et ma présence provoque un véritable scandale ! Guéguerre de hiérarchie entre les médecins des différents secteurs ou réelle préoccupation médicale ? Quoi qu'il en soit, il est toujours très délicat de traiter avec l'administration. Marc Turksma, le musicien qui anime l'atelier est effaré : “Si ça ne tenait qu'à moi, il n'y aurait pas de problème, vous êtes les bienvenus !”

Marc anime des ateliers de musique depuis plus de 25 ans. Il a vu lentement évoluer l'administration, vers une forme étroite d'esprit et borné. “Dans les années 70-80, j'avais créé une troupe avec les patients : l'Art Ensemble Percussion B12, en référence à l'Art Ensemble de Chicago. On tournait dans toute la France et même en Europe. Le contexte social de l'époque (la gauche au pouvoir notamment) permettait ce genre d'initiative. À l'époque, j'avais organisé une tournée en Italie, j'avais embarqué tout le monde dans un van emprunté à un ami. Je m'étais fait remonter les bretelles en rentrant, mais rien de grave. Aujourd'hui, il faudrait des dizaines d'autorisations impossibles à obtenir... L'important, c'est de sortir les patients des murs de l'hôpital. De montrer aux gens qu'ils ne sont pas dangereux, une idée reçu très tenace. Et je payais les patients à la fin des représentations, grâce à la vente des tickets. C'était ça la thérapie, ça allait au-delà de l'occupationnel.” J'assiste finalement à son atelier après un déjeuner très sérieux avec les médecins-chefs qui me donnent finalement leur feu vert avec enthousiasme. Trois patients sont présents, ainsi qu'une aide-soignante. Tout le monde est très concentré. C'est un atelier de percussions. Khoï tape sur un Tom chinois, Benjamin est au xylophone, Djamel au Tumba et à la flûte en même temps ! Tout le monde joue. Benjamin tape très fort et tire la langue. Il ne cesse

Benjamin, très concentré pendant son duo avec Marc.

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de croiser et décroiser les jambes. Khoï tape un rythme très régulier, sans fin... Fin du premier morceau. Marc donne ses indications, précises, parfois sévères. Djamel est très investi : “Il faut qu'on fasse un spectacle Marc ! Je connais tous les morceaux Marc ! Je viens depuis deux ans Marc !” Tout autour de nous, des djembés, des xylophones, des batteries... L'exercice suivant est une série de duo entre Marc et chacun des patients. C'est de l'improvisation, les deux doivent se suivre. Marc fait des duos pour que les autres patients puissent écouter, sans être concentré uniquement sur ce qu'ils font. Benjamin et Khoï jouent des rythmes Djamel vient à l’atelier de Marc depuis deux ans.

très rapides et réguliers. Marc essaye de leur faire travailler les pauses, les cassures, le silence. Il varie les rythmes. Dernier exercice, tous ensemble. Djamel joue quatre instruments en même temps. C'est fini. Marc est content. Certains instruments sont à moitié cassés, les baguettes tombent en lambeaux... “Pourquoi on n'en rachète pas Marc ? demande Djamel. Ya pas d'argent ?” “Si, si, répond Marc, mais c'est trop de paperasse pour les acheter. Même ça c'est compliqué...”

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ATELIER ECRITURE -

Existe depuis une douzaine d'années Situé dans le Pavillon Vendée Animé par Madame Bozzano, psychologue Hebdomadaire

Mercredi 25 mai, 14h L'équipe nous reçoit, tous ont l'air assez inquiet. Pas de photo dans cet atelier, les patients sont trop atteints. On devra même changer les prénoms. Ici, ce sont des docteurs qui animent les ateliers, pas des artistes. C'est toute la différence... Le suivi des patients se rapproche davantage de l'art-thérapie, mais cela rend l'atelier moins chaleureux que ceux animés par des artistes. Le Dr Bozzano part chercher les patients dans le bâtiment d'en face, le pavillon Morvan. Ce sont des patients hospitalisés au long cours. Ils arrivent, et ont l'air tout à fait d'accord pour nous accueillir. “Soyez discret, l'une des patiente ne va vraiment pas bien” nous glisse Madame Bozzano. Un jeune garçon en béquilles se dépêche de tirer sur les dernières lattes de sa clope avant de pénétrer dans le pavillon. On monte s'installer dans les combles aménagés. Il fait très chaud. Nous sommes assis autour d'une grande table au bout de laquelle le docteur écrit des instructions sur un paper-board. Une dame commence à rédiger très vite. “C'est une lettre à mon cher et tendre. Mais c'est secret”. Elle doit avoir une cinquantaine d'années et porte des petites lunettes rondes. Le docteur demande ensuite aux patients de proposer des thèmes. “Les scarifications” suggère une jeune fille. “Oulala, c'est quoi ce mot compliqué ?” demande la dame aux lunettes. “C'est quand tu te taillades les veines avec un couteau”. “Ah oui, j'ai fait ça une fois, avec une lame de rasoir...” Le docteur coupe “Bon, bon, un autre thème ?” “L'ambition de refaire surface” propose une jeune femme. Le docteur est content. Les autres patients aiment aussi. “Parce que j'aimerais bien récupérer mes enfants” ajoute-t-elle. “Lettre à mon amour” propose la dame. “Mon séjour à Morvan” ajoute le jeune homme. Le docteur en ajoute un dernier : “En regardant scintiller le soleil dans la poussière, je me souviens...” “J'aime bien ça !” S'écrit un patiente. “Pas moi” tranche le jeune homme. Tout le monde se lance, c'est le silence. Ici, le docteur vouvoie les patients et les appelle Monsieur ou Madame. Un nouveau arrive, un monsieur plus âgé. “Excusez-moi, je jouais aux échecs”. “Vous avez des idées aujourd'hui ?” “Ça fait pas foison...” Je remarque deux patientes avec des cicatrices sur les avants bras. L'une d'elles écrit très vite et demande sans cesse si c'est bien, avec un grand sourire. Plus tard, le docteur encourage tout le monde à lire les textes à haute voix. Certains n'osent pas, mais acceptent que quelqu'un le fasse pour eux. A la fin de chaque séance, le docteur photocopie et agrafe tous les textes pour en faire un journal qui paraît chaque semaine depuis des années. Les garçons parlent du concert du lendemain à la cafétéria. Tout l'hôpital sera là. L'ambiance est plus scolaire qu'aux autres ateliers. Le joueur d'échecs dessine des visages de profil. Le bruit des stylos sur les feuilles fait éclater de rire une patiente. Le docteur propose à l'homme de mettre son dessin en couverture du prochain journal. On passe à la lecture. L'infirmière lit le texte de la jeune fille. C'est

un poème sur la mort et la souffrance. Mais qui finit sur une note positive. Le docteur encourage les autres à commenter. “C'est triste, mais ça finit sur la vie !” “Tant qu'y'a d'la vie, y'a d'l'espoir !” “Je ne suis pas d'accord, mon père était sclérosé. Il était encore vivant mais on a dû l'euthanasier. Donc je ne suis pas d'accord” lance la dame aux lunettes. Le vieil homme prend la parole : “Moi non plus. Ma grand-mère fumait le cigare. Elle avait des gros bras, parce qu'elle lavait tout. Et un jour, son rein se battait avec son estomac...” Le téléphone sonne : “Monsieur Touchart, vous avez de la visite.” Il part. S'arrête sur le pas de la porte “Ma grand-mère, ils l'ont finie à la morphine.” Deuxième texte de la jeune fille. Elle a à peine 18 ans. C'est un texte sur les scarifications. La dame qui rigole tout le temps commence à le lire mais elle ne peut pas, c'est trop dur. La jeune fille termine elle-même. Tout le monde est secoué. La dame aux lunettes veut partir. C'est au tour du jeune homme. “Je vous préviens, je n'avais pas d'inspiration.” C'est un texte sur l'ennui, sur la routine de la vie à l'hôpital, sur son envie de retrouver une vie normale.

La couverture du journal de l’Atelier d’écriture du 11 septembre 2008.

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Carte de voeux, texte d’un patient, 2002.

Jeu d'écriture maintenant. Un “logorallye”, inspiré de l'Oulipo de Raymond Queneau. Il s'agit d'écrire un texte en incluant une liste de mots choisis à l'avance : “Méchant, plage, soleil, cocotier, fleur, marteau, montre, main”. Tout le monde est un peu secoué après la lecture des textes, le jeu va faire du bien. Les patients commencent à s'intéresser à moi, à être à l'aise. La dame rieuse finit son texte très vite et insiste pour que je le lise. Elle y parle de ma moi. Elle ne veut pas être prise en photo “Normalement je porte le voile, on ne doit pas voir mes cheveux !” Elle qui a l'air si enfantine et Tentative de logorallye, jeu d’écriture emprunté à l’Oulipo de Raymond Queneau.

insouciante, c'est bizarre qu'elle pense à cela. L'atelier se termine. Le docteur a toujours l'air si inquiet “Vous savez, généralement, quand les journalistes viennent à l'hôpital, ils ne veulent voir qu'une chose : des barreaux, des clefs, des portes qui se ferment, des patients la tête basse... On aimerait bien essayer de sortir de ces clichés.” Sur une affiche derrière son bureau est inscrite une citation d'Alberto Giacometti : “Que ça rate ou que ça réussisse, après tout c'est secondaire.”

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ATELIER SCULPTURE -

Existe depuis 14 ans Situé dans le Pavillon Picardie Animé par François Colin, artiste sculpteur Hebdomadaire

Jeudi 26 mai, 9h Ce matin-là, en longeant l'allée principale de Ville-Évrard, l'Allée des Marronniers, une patrouille d'officiers SS me passe sous le nez. Surprenant ? Il y a un tournage. L'hôpital loue régulièrement une partie du site pour gagner un peu d'argent. Je croise Daniel, qui regarde les acteurs. Il vient me saluer. En arrivant au pavillon Picardie, les infirmières sont amusées : “Un patient a trouvé une porte de l'atelier ouverte hier soir et a passé la nuit dans le pavillon. Il a bu douze bouteilles de Coca !” François Colin anime des ateliers de sculpture depuis 25 ans. Il me raconte : “La sculpture, c'est plus compliqué que la peinture. Les patients ont du mal à se représenter dans l'espace. On construit dans le vide, pas sur une toile. C'est dur de travailler avec eux parfois. Tout est très monolithique, ils ont peu de motivation, les médicaments les assomment. Il faut réussir à les stimuler, à ne pas les laisser s'endormir. Qu'on soit fous ou pas, certains sont artistes, d'autres non. Je m'adapte au groupe comme avec n'importe quel groupe. Peu importe leur maladie.” Les patients arrivent. Ce sont les mêmes qu'à la peinture, je ne remarque qu'un seul nouveau. Saba n'arrive toujours pas à prononcer le nom de Khadija en la saluant. Je repense à monsieur Turksma de l'atelier musique qui parlait de l'importance de sortir les patients et j'interroge François au sujet des expositions : “On essaye d'en organiser une par an, mais ça n'est pas le même rapport que pour de la musique. L'oeuvre, en sculpture, existe en elle-même, même sans être vue. Mais c'est important des les exposer. Ne serait-ce que pour le regard des familles, qu'elles se rendent compte que leurs proches, qu'ils pensent perdus, peuvent

encore créer quelque chose. Mais le plus important, c'est l'instant de la création. C'est dur pour les patients parfois, il y a des instants de souffrance qu'ils ont du mal à accepter. Mais je me rends compte du bien que ça leur fait. L'atelier tue l'ennui, la routine de l'hospitalisation. Ils en parlent beaucoup après.” L'atelier commence. Saba me montre son bonhomme, très fier. C'est une sculpture en fil de fer recouvert de papier journal. Il le recouvre maintenant au pinceau d'un mélange de col, plâtre et peinture blanche, pour qu'il sèche, durcisse et puisse être peint. “Après, je ferais superman !” Cornélie arrive la tête basse, puis devient radieuse quand elle me voit “Le journaliste !” Les infirmières rient. Certains patients ne font rien, “pas inspirés”. Daniel m'avoue qu'il préfère la peinture. Thierry et Jimmy travaillent ensemble avec du grillage. Thierry se coupe le doigt. Ils font le cou d'une autruche qui conduira la moto-voiture, pièce phare de l'exposition du pavillon Ile-de-France. Plus sophistiquée que les autres, Virginie fabrique un socle pour sa sculpture de chat. Elle utilise une perceuse et un étau. La pièce est petite, on est tous les uns sur les autres. Virginie est claustrophobe, l'atmosphère la fait un peu paniquer. Une infirmière tente un exercice avec Saba : “Prenez ce petit bâton rouge. Comment pourriez-vous l'intégrer à votre sculpture ?” Saba l'attrape, puis réfléchis quelques instants... et finit par se mettre le bâton sur l'oreille ! Cornélie nous raconte “Vous savez, j'ai vu la Gestapo tout à l'heure, ils sont là !” “Non mais ce sont des faux, des acteurs !” “Ha bon, ça va alors.” J'interroge Corinne Verger, l'une des infirmières en charge du Groupe Séquentiel : “L'important est de créer un lien social, disparu à cause de la maladie. On sait qu'il y a des vertus médicales à ces ateliers, on discute avec les médecins pour savoir quels sont les objectifs à atteindre. On note de vraies améliorations, spécialement sur les gens très mélancoliques. Les patients atteints de psychose hallucinatoire cessent d'entendre les voix qui les hantent. Mais elles reviennent après, ça ne marche que pendant les ateliers... Ça dépend vraiment des pathologies.” Corinne me livre son avis sur le comportement de l'administration et du gouverne-

L’atelier de François.

Daniel

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Sculpture à la mousse polyuréthane

ment : “On parle plus de fric que de traitement. Un exemple que j'aime rappeler : avant, les patients recevaient une petite boîte de chocolat chaque année à Noël. Ce petit geste a été supprimé après des restrictions de budget. Autre chose encore : les infirmières qui partent à la retraite sont remplacées par des aides-soignantes, qui coûtent moins cher en formation et en salaire, mais qui sont moins compétentes. C'est absurde ! On aimerait bien que l'homme soit au centre des débats, et pas l'argent !” Le dernier atelier est terminé. Je n'arrive pas à partir. Je déjeune

Coiffe tribale. Certains patients ne peuvent pas regarder cette sculpture, génés par l’absence d’expression sur son visage.

au self avec les infirmières, puis file à la cafétéria pour une partie d'échecs promise à Virginie. Cet après-midi a lieu le concert de musique africaine dont les patients de l'atelier-écriture parlaient la veille. Tout l'hôpital est là, mêmes les plus atteints que je n'ai pas pu rencontrer, parfois impressionnant... Je retrouve tous ceux que j'ai croisés dans les différents ateliers, qui me saluent et me sourient. Tout le monde danse, rit, chante, est heureux. Les infirmières et les patients sont mélangés. La musique rend libre. Et personne ne nous fera croire que ces gens sont dangereux. En réaction au discours du président de la République du 2 décembre 2008 qui assimilait la maladie mentale à une supposée dangerosité, et au projet de loi adopté le 26 janvier 2011 qui propose un cadre juridique à cette dérive sécuritaire, le Collectif des 39 (www.collectifpsychiatrie.fr) a lancé l'Appel contre la Nuit sécuritaire, une pétition signée par plus de 30 000 personne et lutte pour obtenir une approche humaine du traitement des malades. A l'image de ce collectif, les lois votées par le gouvernement ne laissent personne indifférent. Que l'on parle d'art-thérapie, d'ateliers occupationnels ou d'ergothérapie, notre enquête nous aura permis de comprendre que, dans toutes les situations, le plus important est la relation entre patients et médecins. Et si l'art peut parfois servir de remède, c'est avant tout l'homme qui doit être placé au centre des débats. Quel qu'en soit le prix. Reportage de Basile de Bure Photos : Jean Ber Photos atelier musique : Laure Bernard


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CORÉE-GRAPHIE

La nouvelle génération coréenne est née à l'aube des années 2000 avec la success story Shiri, enchainant ensuite les réussites indéniables : “Sympathy for Mister Vengeance” et “Old Boy” de Park Chan Wook, ou “Memories of Murder” de Boong Joon Hoo. A grands coups de grosses productions alliant réussite technique et dextérité artistique, la Corée s'est forgée une sérieuse réputation dans l'univers cinématographique international.

En 2003, le réalisateur Kim Jee-Woon sort Deux Sœurs, un film d'horreur particulièrement angoissant et brillant, qui le propulse au sommet de la pyramide new-wave coréenne. Depuis, le réalisateur prolifique à décidé - à la Kubrick - de revisiter tous les genres du cinéma : le Thriller (A Bittersweet Life), le Western (Le Bon, la Brute et le Cinglé) et aujourd'hui le film de vengeance. Dans I Saw The Devil, un agent secret, ivre de douleur, se lance sur les traces d'un serial killer pour venger le meurtre de sa petite amie, devenant lui-même un bourreau sanguinaire. Le traitement de la violence semble inhérent au cinéma Coréen. I Saw the Devil n'échappe pas à la règle. C'est un film froid qui laisse au placard la moindre once d'empathie. Impossible de plaindre cet agent secret en quête de rédemption tant le rythme qu'impose Kim Jee-Woon au récit est tendu : pas une seule seconde pour souffler, prendre du recul. Il s'agit de traquer et de tuer. Inexorablement liés tout au long du film, le bien et le mal exercent l'un comme l'autre une fascinante répulsion. Comment aborder le cinéma coréen sans évoquer l'extrême sensibilité artistique des opérateurs asiatiques ? C'est la dureté du rendu, le cadrage au couteau et la profondeur de champs maximale qui confèrent à ces blockbusters une patte si singulière, un

rapport si particulier aux couleurs. Froides à l'extérieur, pisseuses à l'intérieur. Ce sale univers impose le frisson, resserre l'étau de la répulsion quand les monstres du film se dévoilent au plus près. I Saw The Devil est un bon film, soutenu, maîtrisé à l'excès mais véritablement répugnant. Il décortique les mécanismes de la vengeance dans ce qu'elle a de plus cru et abscons, tape là où ça fait le plus mal sans se soucier des dégâts. Mais la magie opère. La violence hypnotique voile les creux béants du scénario. I Saw The Devil nous laisse entrevoir les ficelles d'un cinéma brillant qui tient finalement à peu de chose. Un peu comme le cinéma d'exploitation d'autrefois : user un concept jusqu'à la corde. En 2011, le réalisme des situations et le niveau de torture psychologique remplacent les doses de sexe et de violence un peu dirty d'un “vigilante movie”. Toujours plus loin, toujours plus fort. En bon animal insatiable sur deux pattes, on s'étonne d'attendre avec la plus grande impatience ce qu'ils vont réussir à nous concocter la fois d'après. Stanislas Coppin *I Saw The Devil, de Kim Jee-Woon. Sortie le 6 juillet 2011

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cinéma/actu

é LE DÉSORDRE DU PHOENIX “I'm Still Here” de Casey Affleck Sortie le 6 juillet 2011

En 2008, la nouvelle tombe : Joaquin Phoenix arrête le cinéma pour se lancer… dans le rap. On pense alors à Delon, et on se dit qu'il reviendra plus vite qu'il n'est parti. Mais à coup de barbe broussailleuse, de bidon proéminent, de bagarre et de dérapage en tout genre, l'acteur devient en peu de temps la risée des Etats-Unis. Passant du statut de comédien oscarisé, au prototype de la star déchue, il accumule les frasques. Magazine people, talk show américains et comiques se moquent de son déclin. En réalité, tout ceci était un gigantesque canular, prétexte à la mise en chantier d'un faux documentaire mené de main de maître par Casey Affleck. La première force du film réside dans sa sincérité. Phoenix s'est mis à dos toute une industrie, il a créé de toute pièce un personnage qu'il a fait évoluer en dehors des plateaux, au jour le jour pendant deux ans. Il joue sur son image de jeune prodige, et la salit à coup de coke, de putes, et de délires scato. Le spectateur se retrouve forcément mal à l'aise, puisqu'il lui est impossible de différencier le vrai du faux. L'œuvre est brutale et nauséeuse. On pense observer la déchéance d'un homme, avant de réaliser que nous y avons contribué. Affleck dénonce coup sur coup Hollywood et le voyeurisme. Le film a l'intelligence d'éviter un côté trop moralisateur, l'antipathie du personnage de Phoenix, favorise la claque à la tape dans le dos. I'm Still Here est un film unique, le premier come-back d'un acteur qui n'est jamais vraiment parti. Maxime Rozencwajg

^ L'ABÎME NE FAIT PAS LE MOINE “Le moine” de Dominik Moll Sortie le 13 juillet 2011

Top 3 des films sataniques 1- Angel heart d'Alan Parker et L'Associé du diable de Taylor Hackford : Pour De Niro et Pacino dans le rôle de Lucifer. 2- La malédiction de Richard Donner et Rosemary's baby de Roman Polanski : Que faire lorsque son enfant est l'incarnation du malin ? 3- L'Exorciste de William Friedkin et Evil Dead de Sam Raimi : S.O.S Posséssion !

Curieux sentiment que celui procuré par les films de Dominik Moll. Comme à son habitude, le cinéaste nous livre un film énigmatique dont on ressort quelque peu perplexe. Peu avare en qualités, Le moine renoue avec une certaine ambition cinématographique dont on ne se plaindra pas, tant il devient rare de voir des productions françaises s'éloigner du carcan de la comédie. D'autant que formellement, le film est une vraie réussite. Lumière stylisée, musique envoûtante et cadres picturaux participent à recréer une atmosphère gothique qui n'est pas sans rappeler l'excellent Nom de la rose de Jean-Jacques Annaud. Naviguant aux frontières du fantastique, là où rêve et réalité se font écho, Le moine se plaît à jouer avec la conscience du réel du spectateur, qui, à l'image du frère Ambrosio, interprété par un Vincent Cassel mystique, s'interroge sur la nature de ce qu'il voit. L'acteur, qui campe un moine en proie à des pulsions sexuelles meurtrières, confirme par ailleurs tout l'étendu de son talent et trouve sans doute là l'un de ses meilleurs rôles auquel il confère une force tranquille déconcertante. Malgré toutes ces vertus, le film peine à convaincre complètement. La faute, sans doute, à un scénario un peu trop prompt à révéler des mystères sur lesquels on aurait aimé s'attarder. De même, la résolution expédie une situation qui aurait mérité d'être exploitée plus en profondeur, et qui laisse le spectateur sur une note de frustration. Dommage, il ne manquait pas grand-chose pour faire de ce Moine un grand film… Stanislas Marsil

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DANS LA SOLITUDE DES BANCS D'SCIENCE PO “Léa” de Bruno Rolland. Sortie le 6 juillet 2011

Rue sombre, éclairée au néon. Trottoirs glauques, bars sales, bagarres d'ivrognes. Le Havre, cliché sinistre d'une ville de province. Léa (Anne Azoulay) vie seule avec sa grand-mère, qu'alzheimer guette (sublime Ginette Garcin). Son père, un homme politique local, ignore son existence. Pas de trace de mère. Dans son F3 sans âme, les posters de P.J. Harvey et des Kills épinglés sur les murs de sa petite chambre sont les seules fenêtres sur le monde. Dans la boîte de nuit minable où Léa arrondit tant bien que mal ses fins de mois en tant que serveuse, la patronne tente de la convaincre de rejoindre la troupe de strip-teaseuses de l'établissement. Fantasme d'un soir pour une bande d'ivrognes au chômage : la perspective est peu réjouissante... Mais Léa a besoin d'argent. Et d'un regard posé sur elle. Quel qu'il soit. Une lettre miraculeuse vient nous enlever notre malaise : Léa est reçue à Science Po ! Délivrance. Comme Guillaume Hoarau, Léa quitte Le Havre pour Paris. La confrontation avec la jeunesse germanopratine est équivoque, Léa n'a pas beaucoup d'amis. La vie est chère. Dans une boîte de strip-tease de luxe parisienne, elle applique, la nuit, les “vertus de l'économie libérale” qu'elle apprend la journée. Aux côtés d'une Nina Roberts reconvertie en actrice de film indépendant, doux souvenir de branlettes adolescentes... Mais la jeune fille ne trouve de réconfort qu'au zinc d'un troquet parisien, où elle tombe petit à petit amoureuse du barman (Eric Elmosnino, qui ne ressemble pas tant que ça à Gainsbourg finalement). Ils flirtent, puis cèdent. S'ensuit une scène d'amour clé, qui souligne toute la complexité du personnage de Léa à travers un balais des corps, luttant chacun contre la domination de l'autre. Lui avec douceur, elle avec violence. Mais cet équilibre précaire va très vite voler en éclat. Attiré par l'argent et le risque, Léa se retrouve entraînée dans un cercle de partouzards en costard. L'occasion de découvrir ses limites, dans l'humiliation. Fresque sociale sombre, Léa s'inscrit dans la continuité des œuvres post-CPE dénonçant de façon très brute la situation plus que précaire des étudiants français. Mais au-delà de ce parti-pris déjà-vu, c'est le personnage de Léa qui retient toute notre attention. Interprété par une magnifique actrice encore méconnue, Anne Azoulay, qui nous fait oublier en un souffle qu'elle a presque dix ans de plus que son personnage. Violente, insoumise, torturée et en quête d'une douceur qu'elle se refuse, Léa incarne la complexité et les paradoxes des jeunes femmes de notre époque. Basile de Bure

GOD SAVE THE COOK “The Trip” De Michael Winterbottom Sortie le 13 juillet 2011

En adaptant cinématographiquement sa mini-série diffusée sur la BBC, Michael Winterbottom (9 Songs, Road To Guantanamo) rassemble à l'écran Steve Coogan et Rob Brydon, deux ambassadeurs forcenés de l'humour so british. En partie improvisé, le film suit Steve Coogan - qui interprète son propre rôle - mandaté par un journal national pour tester des restaurants romantiques du Nord de l'Angleterre. Pour impressionner sa petite amie, il accepte la proposition, mais celle-ci se désiste au dernier moment et Coogan est alors contraint de partir avec son seul ami disponible : Rob Brydon, imitateur vedette originaire du Pays de Galles. Le format est plutôt original et l'essai transformé avec délice : les deux lascars, lâchés dans une campagne anglaise aussi lugubre qu'incongrue, orchestrent une savoureuse confrontation d'égos. De dialogues piquants en répliques fourbes et bien senties, c'est un véritable match de ping-pong verbal qui se joue à l'écran. L'exercice nous rappelle à quel point Coogan et Brydon, immenses showmen britanniques quasiment inconnus en France, peuvent se révéler maîtres dans l'art du non-sens. Ce modeste film, qui sur le papier peut paraitre calibré et linéaire, prend toute sa dimension comique en images et se révèle être une petite bombe d'humour, vive et acérée. Grégoire Henrion


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cinéma/sujets

Too Much Pussy

Entretien avec Wendy Delorme

En 2009, Wendy Delorme et cinq autres performeuses (dont Judy Minx) partent en tournée présenter leur show dans toute l'Europe. Ce road-trip éphémère traverse l'Allemagne, la Suède et la France au service de la cause féministe. C'est cette tournée que raconte Emilie Jouvet dans son documentaire “Too Much Pussy”. Nous avons rencontré Wendy pour parler avec elle de la cause ou de la place de ce film dans le paysage cinématographique mainstream. Entretien. “Emilie et moi étions à Berlin en 2008. Elle tournait un film, j'étais en tournée pour un spectacle (Drag-King). Pendant une semaine magique et éprouvante, marquée par des séries de nuits blanches, nous avions eu l'idée de monter un projet à partir duquel elle pourrait faire un film.” Voici la genèse de Too Much Pussy, nouveau film de la réalisatrice activiste féministe Emilie Jouvet, racontée par Wendy Delorme. Comme une version documentaire du film Tournée de Mathieu Amalric, Too Much Pussy raconte le road-trip à travers l'Europe de six femmes qui partent en croisade servir la cause d'un féminisme “pro-sex”. “L'idée était de réunir des femmes artistes qui aient un discours fort sur la liberté sexuelle et créative, qui défendent le droit des femmes à disposer de leur corps.” Filmé à la DV, le film suit Wendy, Judy Minx, Madison Young, Sadie Lune, Mad Kate et DJ Metzgerei. De Berlin à Moscou en passant par Paris, elles performent leur show tant sur les scènes de clubs branchés que dans des squats crasseux. Peu importe l'endroit, le message doit primer. “Chaque endroit était très diffèrent. Pour moi, l'émotion la plus forte, c'était à Berlin pour notre premier et pour le dernier show de la tournée. Étonnamment le lieu où notre discours a été reçu avec le plus de pincettes était dans un théâtre alternatif de Malmö. Toute la mise en abîme intellectuelle de nos performances par l'intelligentsia locale dans une série de débats et d'échanges par voie de presse, s'est éloignée de l'émotion.” Le film rencontre aujourd'hui un franc succès critique et est diffusé dans de nombreux festivals étrangers. Le défi va maintenant résider dans sa présentation au grand public, moins aguerri aux pratiques “pro-sex”. “Je ne sais pas quelles seront les réactions. Au festival de Belfort le public était assez jeune et très enthousiaste. Je crois que ce film, qui est une sorte de road-trip créatif et débridé fondé sur une réalité de vie, parlera à plein de gens.” En regardant le film et les filles évoluer dans le show, je me posais la question de savoir si cet activisme là servait vraiment la cause d'une sexualité plus libre. Traiter du problème de la place des femmes dans la société et leur droit à une sexualité égale aux hommes par cet extrême là, est-il vraiment efficace ? Quand on demande son avis à Wendy, elle répond : “Si transgression il y a, c'est celle d'un regard de femme sur des discours et des corps de femmes, un regard qui donne aux autres femmes le pouvoir et la

parole, là où le cinéma mainstream nous a généralement habitué à un regard masculin plutôt objectif.” En attendant la sortie qui apportera des éléments de réponse, Wendy travaille à un autre projet avec Emilie Jouvet, un long-métrage de fiction qu'elle est en train d'écrire. Guilhem Malissen *Too Much Pussy, de Emilie Jouvet. Sortie le 6 juillet 2011.

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DES FILMS DE DINGUE

La folie au cinéma, c'est un peu comme les trèfles à quatre feuilles dans le bois de Vincennes. On a l'impression que quelques minutes suffiront pour en trouver un, alors on cherche, on cherche, et puis... on cherche encore. Certes il y a un paquet de “trois feuilles et demi”, que l'on pourrait confondre en plissant les yeux. Mais des vrais quatre feuilles, nettement séparées, il n'y en n'a pas dix, ni à Boulogne, ni sur les joints kakis de la Renault 5 de mon père. Si l'on exclut donc le brin de folie qui peut rendre un Bernie Noël attachant, ou un bon millier de M le maudit, et autres Patrick Bateman accrocs à leurs pulsions meurtrières, la folie clinique en tant que cœur de l'action reste assez discrète dans le paysage cinématographique. Tentative d'énumération plus subjective qu'exhaustive. FOU FILOU

Vol au dessus d'un nid de coucou, de Milos Forman, 1975. S'il fallait n'en retenir qu'un, ce serait assurément celui-là. Énorme succès oscarisé à tout va, sa notoriété en fait La référence du film sur l'asile. McMurfin (Jack Nicholson) réussit à se faire interner pour échapper à la prison. D'abord intriguant, puis craint par ses voisins, il finit par endosser le rôle du Gentil Organisateur, reléguant le personnelsoignant à la simple distribution des pilules rouges. Le film s'oppose radicalement aux méthodes d'internements pratiquées à l'époque et fustige une rigueur hospitalière nuisible à l'épanouissement des patients. Une dénonciation incarnée par le personnage de l'infirmière en chef autoritaire (Louise Fletcher) qui tolère aussi mal les entorses au règlement qu'elle aime vanter les vertus de la lobotomie. La scène de ouf : Jack Nicholson, hors de lui, étrangle Louise Fletcher, sous nos yeux ébahis de spectateur approbateur. AMOUR FOU

Rois et Reine, d'Arnaud Desplechin, 2004. Ici aussi, il est question d'un patient qui n'a pas vraiment sa place en cellule capitonnée. Ismaël Vuillard (Mathieu Amalric), piégé par un tiers, est interné de force. Contrairement au McMurfin de Vol au dessus d'un nid de coucou qui s'attache à ses collègues d'internement, Ismaël, lui, va n’en aimer qu’une seule, d’un amour fou. Pour finir dans la comparaison, l’infirmière en chef Deneuve et l’infirmière en chef Fletcher : tout pareil ! La scène de ouf : Ismaël qui tente de se justifier de sa santé mentale devant les cadres de l'hôpital persuadés du contraire. So Amalric ! FOU FURIEUX

Shock Corridor, de Samuel Fuller, 1963. Samuel Fuller fut l'un des premiers à se pencher sur certaines déficiences du circuit psychiatrique. Tout commence par un meurtre à l'asile. Johnny Barrett (Peter Breck), journaliste en quête de scoop s'apprête à mener l'enquête. Il se fait passer pour malade afin d'être interné, sans se douter qu'il fera les frais d'un hôpital qui, en plus d'accueillir et soigner des fous, peut également en créer. L'exploration des lieux et de ses habitants va révéler en filigrane l'histoire récente des Etats-Unis et les traumatismes qu'elle a engendrés, à commencer par ceux de la guerre du Vietnam. La scène de ouf : Une pluie diluvienne qui s'abat à l'intérieur du couloir central de l'asile... ou à l'intérieur du cerveau de Johnny Barrett.

BANDE DE FOU

San Clemente, de Raymond Depardon,1980. Contrairement aux trois exemples précédents, tous les patients de ce film semblent plutôt bien tombés dans l'asile de San Clemente, au large de Venise. L'unique caméra du documentaire nous immerge dans l'hôpital, déambulant d'un bout à l'autre dans une atmosphère de rêve éveillé. L'image semble aussi fragile et désordonnée que les sujets qu'elle nous montre. Titubante souvent, bancale parfois, elle fixe chacun des micro-événements du quotidien : un patient nous regarde, un autre sourit, dit un mot, une insulte, parfois se déshabille. Au milieu de tout ça, des familles en visite s'indignent devant le manque de médecin, discutent d'une sortie ou d'un traitement. Moins esthétique que la vie des patients, mais tout aussi vrai. La scène de ouf : En début de film le monologue invraisemblable d'un jeune homme, élégant, cigarette à la main. Quelques secondes de la séquence laissent à voir un dandy, les cinq minutes qu'elle dure montrent plutôt un schizophrène. FOLLE ÉPOQUE

Nos meilleures années, de Marco Tullio Giordana, 2003. L'histoire d'une famille italienne au cœur de l'Histoire italienne. Matteo et Nicola sont deux frères particulièrement proches, jusqu'à leur rencontre avec Giorgia, belle et schizophrène. Le premier rentre dans la police tandis que le plus jeune devient psychiatre. Le film est très long et traite de bien des sujets, la psychiatrie n'en est qu'un parmi d'autres. Pourtant il fait référence dans le traitement de la folie au cinéma puisqu'il est l'un des premiers à aborder la question de l'anti-psychiatrie, à travers le personnage de Nicola. La scène de ouf : Et puis quoi encore ? Isoler une scène particulière d'un film qui dure six heures - en deux parties ? David Abittan


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cinéma/rencontre

JONATHAN CAOUETTE ROAD-MOVIE

Huit ans après “Tarnation”, Jonathan Caouette était à Cannes pour défendre “Walk Away Renee” son dernier opus présenté à la semaine de la critique. Un docufiction entre road-movie familial, délire psychédélique et film indie lo-fi. Rencontre avec un réalisateur libre et hors-norme qui peut se vanter de pouvoir passer ses anciennes cassettes de vacances dans des salles de cinéma...

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Keith : Walk Away Renee, c'est l'histoire d'un voyage que tu as entrepris avec ta mère... Jonathan : C'est un film un peu compliqué en fait. Il raconte deux histoires qui se déroulent en même temps. Il y a celle de mon voyage avec ma mère, la relation que j'entretiens avec elle qui est relatée à l'endroit, avec des flash-back, du collage, tout un tas de choses que j'ai enregistrées lors de ma vie passée avec elle, à laquelle va s'ajouter une autre histoire, une sorte de vision d'un monde parallèle, retranscrite du point de vue de ma mère. Mais Walk Away Renee, c'est avant tout un film qui se passe sur la route. Le voyage que j'entreprends avec elle avant d'arriver à New York. Keith : Comment s'est passé le tournage du film ? As-tu travaillé avec une équipe ? Jonathan : Le shooting s'est très bien passé. J'avais quelques amis cameramen avec moi et le producteur était dans notre caravane pendant que je conduisais. Keith : Quelle a été la réaction de ta mère quand elle a appris que tu souhaitais faire un film sur elle ? Jonathan : Elle était ravie ! Mais je ne sais pas si elle a tout compris... Je suis arrivé un jour avec une camera et une équipe et on a commencé à tourner. Ma mère a toujours été à l'aise devant l'objectif. Quand je la filmais, elle faisait comme si de rien n'était ou alors elle ne s'en apercevait même pas. Moi même je ne savais pas bien ce que je faisais. Je ne savais même pas si ça allait aboutir sur un film ou non. Mais c'était quelque chose que je voulais archiver. Nous n'avions jamais fait un voyage comme ça avec ma mère. Keith : Tu continues à filmer ta vie quotidiennement ? Jonathan : Non, plus du tout. En tout cas vraiment pas comme je le faisais lors de Tarnation. En 2004, je me suis promis de ne plus jamais rien filmer de ma vie. Et voilà où j'en suis aujourd'hui, en 2011, avec Walk Away Renee ! Beaucoup de choses n'étaient pas montrées dans Tarnation et mon dernier film vient s'ajouter comme une couche supplémentaire au film précédent. Ce sont des images et des vidéos qui se devaient d'exister et de prendre part à un autre film. C'est aussi une opportunité de continuer à décrire cette relation avec ma mère d'un point de vue plus objectif. Walk Away Renee est aussi un moyen pour moi d'explorer le format du documentaire et d'apporter une approche fictionnelle à celui-ci. Une sorte d'extension de Tarnation, entre fiction et réalité. Keith : Tu as donc choisi de lier science-fiction et documentaire sur ce film... Jonathan : Je ne suis pas intéressé par la science-fiction, l'espace, tout ça... Mais j'avais envie d'aller vers quelque chose de plus sinueux. De travailler sur le fait qu'il y ait d'autres réalités. Je crois en l'existence de mondes parallèles et j'avais envie d'en parler dans ce film. De ce point de vue, la science-fiction est un procédé nécessaire d'expression.

faire des installations et j'aimerais aussi travailler dans le cinéma plus traditionnel et faire un film plus ambitieux. Je suis vraiment dans une position différente de celle dans laquelle j'étais en 2004 avec Tarnation. Aujourd'hui, j'ai envie de changement, de travailler dans le domaine de la fiction en faisant des films plus conséquents tout en continuant mes travaux indépendants.

“Je trouve que tout ce que fait Harmony Korine est génial, et je l'aime comme j'aime Werner Herzog ou Lars Von Trier. Tous ces gens m'inspirent beaucoup dans mon travail.” Keith : Que penses-tu du travail de Harmony Korine qui, comme toi, travaille à partir de matériel vidéo old-school? Jonathan : Tarnation a été enregistré sur des cassettes audio pour le son, des cameras HI8, et il y a aussi beaucoup de photos qui n'étaient même pas développées ou que je n'avais pas encore scannées. Elles étaient simplement restées accrochées sur mon mur avant que je commence mon travail sur Tarnation et Walk Away Renee. Mais c'est parce que j'utilisais le matériel disponible à l'époque. J'adore ce que fait Harmony Korine. Il est génial. Il joue avec tout. De l'image la plus désagrégée et “garage” possible jusqu'à des films plus ambitieux comme Mister Lonely qu'il a fait avec des moyens plus confortables. Je trouve que tout ce qu'il fait est génial et je l'aime comme j'aime Werner Herzog ou Lars Von Trier. Tous ces gens m'inspirent beaucoup dans mon travail. Keith : Tu travailles sur un autre projet? Jonathan : Oui, je travaille sur autre chose. Je ne pense pas que je ferai d'autres documentaires par la suite, en particulier sur ma vie. Je veux vraiment faire de la fiction. Je ne sais pas si ça sera un gros projet ou seulement un petit film fait avec une caméra portative comme le Flip. Je sais juste que j'aimerais beaucoup faire un film avec des cameras miniatures, que tu pourrais mettre sur ta langue par exemple. Je suis sûr qu'un jour on aura la possibilité de faire ça ! Ce serait génial. Propos recueillis par Stanislas Coppin

“J'aimerai beaucoup faire un film avec des cameras miniaKeith : Parle-nous de tous ces effets de montage, de pellicules maltraitées, du bidouillage d'images numériques tures, que tu que l'on voit pendant le film... Jonathan : Je voudrais surtout remercier Brian McGallister, pourrais mettre mon monteur, qui est parvenu à obtenir un rendu comme celui-ci. Il a beaucoup joué avec les images, pour leur donsur ta langue par ner de la matière et les rendre organiques. Dans Tarnation comme dans Walk Away Renee, on a aussi exemple. Je suis utilisé des effets stroboscopiques lors des séquences psychédéliques. A tel point qu'avant les projections sûr qu'un jour on de Tarnation, on diffusait des messages de prévention sur les risques de crises d'épilepsie. Toute cette aura la possibilité “trucology” est celle de Brian. Je l'adore, il est brillant, je veux l'épouser ! de faire ça !” Keith : As-tu déjà pensé à te rapprocher du monde de l'art et faire des expositions, autour d'installations vidéos par exemple ? Jonathan : Effectivement, mon travail est souvent proche de l'art contemporain et des expérimentations de certains vidéastes. Cependant, j'aime l'idée que mes films soient assez accessibles pour que des gens puissent s'asseoir dans une salle de cinéma et les regarder. En revanche, je suis vraiment intéressé par l'idée de


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YES WE CANNES ! (at least we tried...)

T'es le roi de Paris ? Tu connais tout le monde ? Tu choppes tous les soirs ? Tu rentres où tu veux ? Et bien arme-toi de courage si tu veux être un roi Cannois...

Si tu es très jolie et assez tactile, tu auras probablement une chance de t'en sortir. Mais si tu viens en touriste, sans piston et sans smoking, tu risques de passer tes nuits sur les plages vides des recalés de la croisette, à boire des bières pas fraîches plutôt que du champagne. Ici les règles ne sont pas les même. Face à Benicio Del Toro ou Johnny Depp, c'est difficile de faire le poids. Et quand tu es journaliste, c'est encore pire. Tu fais partie d'une caste. Et le rédacteur de Keith ici, c'est un intouchable. Il arbore le badge jaune du désespoir. Devant lui il y a les badges bleus, roses, oranges cassées. Ils ont tous l'air plus grands et plus forts, ils font dans le journalisme tradi, le payant quoi. Les badges jaunes, ce sont les premiers arrivés et les derniers à entrer. Et tu as beau cacher ton badge, tu sens cette infériorité qui croit en toi lorsque un badge bleu te regarde dans la queue, lève les yeux au ciel et lâche un “I'm blue, sorry” en évitant de te toucher. Car oui, tu es sale. Tu viens de dormir huit heures dans le train couchette Paris-Cannes, avec cinq inconnus qui squattent tes 4m2 de cabine avant d'arriver à la hâte dans ta studette de Juan-les-Pins, banlieue cannoise pendant le festival, où tu ne dors que quelques heures par nuit. Mais il fait beau, les films sont géniaux et tu peux toujours live-twitter que la vie est belle et prendre une photo du Martinez pour dire que c'est ton hôtel ! On a donc décidé de faire un dossier sur les personnalités qui se mettent à l'aise et celles qui, comme nous, ont galéré ! Par Stan Coppin et Stan Marsil

Légendes : ***** A l'aise : Pour eux, Cannes, c'est la belle vie. **** Tranquille : “Cannes ? Oui, c'est sympa.” *** Boulot, projo, dodo : “Ecoute, je bosse moi.” ** Cannes ? C'était génial..! Hum... : “On a bien fait de venir, hein ? On a eu quelques contacts, on a distribué des tracts, on a rencontré des gens... Hein ? Ca valait le déplacement, non ?” * L'enfer : C'est fini. Même si tu me donnes 10 accréd' et 100 invits, je reviens pas l'année prochaine.

LA PALME KEITH “Miss Bala” de Gerardo Naranjo Sortie indéterminée Alors que tout le monde attendait Tree of Life ou le nouveau Gus Van Sant, la claque de cette 64ème édition nous vient tout droit du Mexique, qui confirme l'incroyable vitalité de son cinéma. Présenté dans la catégorie “Un certain regard”, Miss Bala fait partie de ces films que l'on va voir à Cannes sans trop savoir de quoi ça parle et dont on ressort fortement secoué. Véritable électrochoc, le film de Gerardo Naranjo allie maîtrise visuelle et scénaristique avec tant de virtuosité qu'on est sidéré de ne pas avoir entendu parler de ce réalisateur auparavant (dont c'est pourtant le quatrième film). Prenant pour toile de fond la guerre sans merci que se livrent narco trafiquants et agents de la DEA (les stups américains), le film adopte presque en temps réel le point de vue d'une wannabe Miss régionale dont l'enfer commence lorsqu'elle croise la route d'un caïd de la drogue. Le début d’un long et douloureux périple, emprunt de manipulation et d'humiliation. S'il ne fallait retenir qu'une scène : Un long plan séquence où l'on suit la miss en question traverser une fusillade. Manque de chance, mon acolyte s'est endormi juste pendant la séquence... Ce loser, j'vous jure.

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*LA GRATTEUSE D'INVITATIONS Ludivine, cherche une invitation pour la Montée des Marches. “Je viens de Marseille juste pour la journée. Je suis montée exprès à Cannes pour voir Pirates des Caraïbes et surtout Johnny Depp ! L'année dernière j'ai vu Tim Burton de très loin, mais c'était ouf. Je repars demain parce que je suis en plein partiels de biologie et que je suis censée être en train de réviser… Ma technique pour avoir des places, c'est mon déguisement de pirate que je porte avec mon chapeau et mon médaillon. J'ai même fait un drapeau de pirate sur ma pancarte !” Epilogue : Le soir même, on a croisé Ludivine en pleurs pendant la montée des marches qui se faisait sans elle. Le déguisement et la pancarte n'ont pas suffit pour qu'une âme charitable lui offre une place. Marseille-Cannes, 8h d'attente, un partiel loupé et tout ça pour rien... C'est la dure loi de Cannes.

**LES JEUNES ARTISTES ***LE COMMERCANT Andrew Leckonby et John Stevens, producteur et réalisateur indépendants de film d'horreur. John et Andrew sont venus en team pour présenter leur court métrage et chercher des financements pour leur prochain film. Nous les avons rencontré dans le RER qui relie Cannes à Juan-les-Pins. Coup de bol, pour une fois que notre limo tombe en panne… “On a écrit un scénario de long métrage, intitulé Schism, et on est descendu à Cannes pour trouver le financement. Cannes, c'est sexy, fun et excitant. Tu as l'impression de retomber en enfance, un peu comme à Disneyland. C'est la première fois qu'on vient et pour l'instant on a quelques pistes, mais rien de concret. Quelques acteurs nous ont dit avoir aimé le script. Des gens dans la rue aussi. Mais bon, on reste méfiants. Globalement, ça se passe plutôt bien. Le gros challenge maintenant, ça va être de convaincre les producteurs d'investir pour faire le film. L'autre jour par contre, on a croisé un chirurgien anglais qui nous a avoué avoir tué plein de gens. Il nous a aussi raconté qu'il travaillait avec un producteur psychopathe qui menace de le tuer. Apparemment, il écrit un livre sur les gens qui vivent sur la Lune ou une connerie dans ce style là. This is Cannes !”

Gérard, le loueur de costume. A Cannes, il y a ceux qui montent les marches et il y a les autres. Nous, on a réussit à avoir une invitation. Mais sans nœud pap', c'est le pire des déshonneurs. Relégués au rang de parias, les sans-costume sont privés de tapis rouge, obligés de rentrer dans la salle en passant par les entrées secondaires. En hâte, on a donc filé se louer un smok, histoire de ne pas passer pour les cousins bretons qui se pointent toujours sous-sapés aux communions. Par chance, il en restait deux à Gérard, le loueur du coin. Deux-trois questions plus tard, on flambait sur le red carpet. Au fait, Angelina vous embrasse ! “En dehors du festival, je ne loue quasiment aucun costume. Pendant la quinzaine, je passe à soixante-dix par jour ! Vous en voulez-un, bien cintré pour épater les filles ? Soixante euros la journée, et je vous fais un prix ! Mais garre à vous si vous ne me le rapportez pas, la cotion est énorme ! J’en loue souvent à des stars aussi, mais je ne peux pas vous dire qui. Eux ne se déplacent jamais, c'est nous qui livrons les commandes directement dans les grands hôtels. Voilà les gars, vous êtes magnifiques comme ça, des vrais petits Brad !”

***** LE PRODUCTEUR

**** MARCHÉ DU FILM Alice Cohelo, relation public et responsable des achats internationaux de films Bollywood. “Ça fait dix ans que je viens à Cannes. C'est toujours très excitant, même si on rencontre plus de gens que l'on ne vend de films ! Les films de Bollywood ont du mal à s'exporter, surtout en France où vous n'achetez que ceux de Shahrukh Khan. D'ailleurs on vend son prochain film, RaOne, qui sort en octobre en Inde. Il s'agit d'un film de science-fiction à gros budget où l'acteur joue le rôle d'un super héros appelé G-One. Avant je sortais beaucoup le soir, mais c'est fini. Je préfère regarder des films maintenant. Dès que j'ai fini mon travail, j'essaye d'aller en voir un.”

Nicolas Altmayer, producteur à succès (OSS 117, Le Premier jour du reste de ta vie, Brice de Nice). “Cannes, c'est un peu comme une foire. A Paris, il y a le salon de l'auto pour les constructeurs, ici c'est celle du cinéma. Au delà du fun, des openbar et des fêtes, je viens ici pour faire la connaissance de nouvelles personnes, dénicher des futurs talents et planifier des projets. Les liens se tissent plus facilement autours d'un verre… J'essaye de voir un film par jour. Généralement, le soir. J'ai souvent des rendez-vous dans la journée. Mais j'avoue que je ne me donne pas assez de temps pour voir les films. J'aimerais bien un jour venir au festival en tant que cinéphile. Pas de rendez-vous, que des projections. Mais pour ça, il faudrait sortir moins pour pouvoir se lever tôt. Plus tu as d'expérience, moins c'est stressant de venir ici. Lorsque tu démarres, tu essayes d'obtenir plein de rendez-vous et tu as l'impression qu'il y a des opportunités partout. Alors tu stresses de les rater. C'est vrai que pour un jeune producteur, c'est l'occaz' rêvée pour rencontrer des gens inapprochables dans l'année. Aujourd'hui, en toute humilité, je peux dire que je suis dans une situation confortable. J'ai facilement accès aux financiers et aux jeunes talents, donc si je rate une rencontre dans la journée, je ne m'angoisse plus comme avant. Je me souviens qu'au début, il y a 15 ans, je me mettais une pression énorme. C'était parfaitement inutile car ça ne change rien au final. L'important, c'est d'avoir de bonnes histoires.”


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Art de l'éphémère

De la vapeur d'eau qui s'éparpille dans l'air, un essaim d'abeilles ou des pommes de terre... la création contemporaine sculpte le vagabond de la matière. En usant de médiums pauvres, de mécanismes de destructions qui liment leurs présences, ces travaux se déploient dans des processus marqués par la fragilité, le fugitif et l'éphémère. Par lassitude et irrévérence devant les grands symboles, ils parachèvent l'explosion de l'esthétique monumentale. Exit les sculptures qui appellent la courbe de l'échine, c'est contre toute posture d'autorité que ces travaux prennent forme dans la brièveté. Évolutifs, d'essences ambulatoires, volontairement transitoires, ils questionnent la relation qui lie trop souvent l'art et l'immutabilité.

Au tournant des années 1960, Robert Smithson déplace six milles tonnes de terres pour former une spirale géante dans un lac salé du fin fond de l'Utah. Aujourd'hui, le spectateur ne peut observer Spiral Jetty qu'en été, lorsque le niveau de l'eau est bas. Et n'émergent encore que des blocs blanchis. En conséquence du ressac incessant, le sel s'y est enraciné. Comme un fluide réfléchissant, il sert d'indice à la marque du passage du temps. À la même époque, fasciné par les processus d'échange, de mobilité et de transformation, Allan Kaprow construit entre deux rues des barrières de glace. À la merci du vent il érige sur son balcon, des pyramides avec les cendres de son cigare. Puisque chaque étape de ce processus entraîne une nouvelle configuration, le hasard est accepté et l'indétermination mise en éloge. Dans la même logique Boris Achour creusait, l'année dernière,des sillons au jardin du Luxembourg. En forme de t dans une allée, c'est rempli de graines qu'advenait l'œuvre : une sculpture vivace et brève de pigeons affamés. Refusant de concevoir l'art comme un objet statique ces travaux novateurs esthétisent une forme non assujettie dans une fin prescrite. Récemment, la galerie Art Concept proposait une exposition personnelle d'un des artistes les plus passionnants de la jeune scène française, Michel Blazy. En usant de matériaux dégradables et périssables, ses sculptures organiques proposent d'indexer à la matière les fluctuations vitales correspondantes à la durée d'existence des médiums employés. Pour montrer le transitoire, le fugitif, l'artiste utilise des matériaux légers et éphémères : toiles d'araignées, pelures d'oranges, liquide vaisselle… Autant de matières qui rendent compte de l'impermanence du temps. Jamais tout à fait pareilles, ses œuvres évoluent dans un déplacement interne. L'imminence de la perte semble à côté, sa menace constante. Dégradation des surfaces, dégénérescence des formes, germination souhaitée ou accidentelle, le temps qui supporte ces évolutions devient un acteur de premier plan. Comme orphelines, les

sculptures de Michel Blazy ont une existence propre, un devenir unique, incertain dans ses fluctuations quoique évident dans ses fins. Pour Mur qui pèle l'artiste recouvre une cloison avec de la farine mélangée à de la purée de carotte. Au contact de l'eau, la texture se corrompt, éclot en boursouflure. Elle se dessèche, pèle puis pourrit. En résidu inerte, reste un mur rouge et décrépi. Grâce aux techniques qui permettent de les documenter, les œuvres de Michel Blazy offre la vision d'un processus en acte. Elles s'entachent de la marque du vivant pour rendre intelligible sa marche. Ses vidéos partent à la découverte de la dégradation, du pourrissement comme phénomène créatif. Paradoxalement en effet, c'est cette décomposition anticipée qui fait vivre ses oeuvres. Dans Voyage au centre, une caméra observe pendant plusieurs semaines les transformations de végétaux sous l'action de l'oxydation de l'air et divers liquides. En accéléré, ce processus fait hésiter le spectateur entre l'attirance pour un univers de forme inconnue et le dégoût par la connaissance anticipée d'une fin inévitable. Implicitement, il est invité à attendre l'événement qui sera la décomposition totale de l'œuvre. Événement à venir mais dont le temps d'attente n'est pas précisé, le spectateur est invité à vivre le temps en conscience, donc à se le représenter. En exhibant les processus de dégradation, Michel Blazy met ainsi en acte l'éphémère, désignant le temps et la mort sans plus de distance métaphorique. Cette mise en forme du processus lui permet d'ailleurs de jouer sur deux registres, celui, esthétique de la métamorphose, de la transsubstantiation continuelle, et celui philosophique de l'existentiel. Et par l'éloge de la fragilité, le caractère éphémère de l'œuvre agit comme un révélateur de l'impermanence des choses terrestres. L'art rompt avec sa tentation d'éternité, pour redevenir ce qu'il lui a permis d'être, la violente conscience d'entrevoir le vide sur ce qui le remplit.

Michel Blazy, Sculptcure, 2001 Courtesy Galerie Art : Concept, Paris Photo : Marc Domage

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Thomas Bizien


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PALME D'OR Le cinéma n'en finit plus d'accorder à l'art contemporain quelques-uns de ses blockbusters en devenir. Disons qu'il s'agit d'abord de ce qu'en France nous appellerions un projet culturel de développement du territoire, auquel on aurait subtilement ajouté un brin de poésie luministe : cela se passe à Mardin, une ville de la Turquie orientale, connue pour son statut inédit de carrefour antique à la fois religieux et ethnique. Répondant à l'appel d'une association cinéphile locale doublé du soutien du British Council, l'artiste allemand Clemens von Wedemeyer a initié depuis 2010 le projet Sun Cinema, composé d'un amphithéâtre à ciel ouvert au sommet d'une zone rocheuse qui s'agrémente d'une base triangulaire servant à projeter des films sur un écran monumental. Sculpture en soi, land art inavoué délicatement rythmé par les allées et venues d'un soleil qui se réfléchit au coucher sur le verso métallique de l'écran, Sun cinema impose sans tapage le souvenir des cultes solaires qui avaient cours autrefois. Tour de force estimable, quand on sait que Mardin “la Petite Jérusalem” se souvient encore des tensions du conflit turco-kurde, et que la Syrie voisine brûle à moins de 30km. Acquise au plaisir de l'image en mouvement, souhaitons que la ville, qui espère être classée au patrimoine mondial de l'UNESCO d'ici peu, puisse préserver l'agora sublimée de Clemens von Wedemeyer.

Clemens von Wedemeyer, vue de l'exposition (maquette de Sun cinema) Galerie Jocelyn Wolff, Paris, courtesy of the gallery Photo par François Doury

Plaque commémorative installée sur le sol lunaire par la mission Apollo 11 Nasa, 1969, 18 x15 cm courtesy nasaimages.org + Editions Norma.

Jack Tone Sun cinema, par Clemens von Wedemeyer - jusqu'au 2 juillet à la Galerie Jocelyn Wolff, 78 rue Julien Lacroix, 75020.

é é EST AILLEURS LA VERITE L'histoire de l'art ne se résume pas à une somme de commentaires d'images astreintes à la notion “d'œuvre”. Suivant ce principe (visant bien évidemment à élargir ladite notion), il devient nécessaire d'accorder un temps d'observation à la forme des composants de ces commentaires jusqu'à considérer l'impact des typographies elles-mêmes sur l'histoire. A deux pas de Bastille, Alexandre Dumas de Rauly et Michel Wlassikoff ont assuré le dernier commissariat de la Galerie Anatome consacré au devenir de l'œuvre de Paul Renner, typographe allemand émérite qui inventa en 1927 le Futura, sans doute la typographie star issue du siècle dernier. Au moyen d'une confrontation de documents ultra connus à d'autres totalement inédits, c'est une histoire des formes qui se fait jour en écho à l'histoire tout court. Exemple : nous avons tous à l'esprit ces lettrines gothiques, caractéristiques du IIIe Reich. Auriez-vous soupçonné que ces lettrines devinrent des “gothiques juives” au sortir d'un débat houleux entre les nazis chargés de l'élaboration des documents d'Hitler ? Qu'à la même période, Renner fut écarté pour contestation au régime ? Que le message laissé par la mission Apollo 11 n'est pas écrit en Futura par hasard ? Qu'Etienne Robial, lui-même féru du travail de Renner, s'est inspiré du Futura pour concevoir le logo de Canal+ ? Vous êtes fasciné par le décryptage des secrets de notre histoire ? Cette exposition est pour vous. J.T. Futura, par Alexandre Dumas de Rauly et Michel Wlassikoff - jusqu'au 23 juillet à la Galerie Anatome, 38 rue Sedaine, 11ème.

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NI VU NI CONNU

Alexandre Farto aka Vhils, Reality, mix media, 150x90cm, 2009 Courtesy galerie Magda Danysz

L'espace parisien de la galerie Magda Danysz, haut lieu du streetart en intérieur, consacre sa nouvelle exposition aux virtuoses du pochoir : de ses représentants historiques Blek le Rat ou Miss Tic à la nouvelle génération incarnée notamment par Alexandre Farto (alias Vhils) et Christian Guémy (alias C215). Sachant qu'il existe mille et une façons de travailler l'espace urbain et que le pochoir luimême ne peut être envisagé en dehors de multiples approches, l'exposition propose un répertoire “d'ombres” et de “reflets” en vue de saisir l'évidence d'un geste qui ne cesse de diviser les publics depuis ses plus notables témoignages préhistoriques (googlez “Grotte du Perche Merle” pour voir !). Combien de temps ou de discussions fadasses faudra-t-il pour nous faire enfin à l'idée qu'il ne suffit pas d'habiter dans une caverne pour vouloir inscrire, à même les murs, la trace stylisée d'un passage et/ou d'un avis ? Plutôt que de nous perdre en considérations fumeuses sur le bien fondé graphique des vandales pour les uns, et des artistes pour les autres, prenons d'abord le soin de noter la pérennité d'une technique qui souligne, aujourd'hui, avec la gravité d'hier la profondeur des espaces auxquels nous confions tant nos existences que nos rêveries. Et accordons ensuite au programme de Magda Danysz, certes exilé de la rue, la qualité d'un suspens propice à la mise en perspective des enjeux du street-art. Qu'ils soient contestataires ou contemplatifs, immanquables ou discrets, figuratifs ou non, les pochoirs de rue de l'exposition Shadows and Reflections semblent s'affirmer comme le reflet d'un temps désormais mondialisé (la caverne actuelle est planétaire) autant que comme une forme d'écriture par l'image à la fois immémoriale et contemporaine. Jusqu'à s'en aller fricoter avec les références parmi les moins attendues, à l'exemple de ce Reality réalisé par Vhils en 2009 (photo) : véritable exercice de style conceptuel que n'auraient pas renié des groupes comme Art & Language - à moins qu'on ne puisse y voir également une sorte de réponse amusée à la surréalité de Ceci n'est pas une pipe… J.T.

Shadows and Reflections, Group Show - du 25 juin au 30 juillet à la Galerie Magda Danysz, 78 rue Amelot, 11ème.

Et aussi... - Dernier épisode du programme “Erudition concrète” conçu par Guillaume Désanges, ne manquez pas Nul si découvert, au Plateau FRAC Ile-de-France, jusqu'au 7 août. - Prenez également le temps de passer par le Musée Guimet pour savourer le fonds xylogravé d'Ofuda, Images gravées des Temples du Japon jusqu'au 12 septembre. - Osez enfin franchir le seuil de l'Espace Culturel Louis Vuitton pour y découvrir les grandes figures de l'art de Java sélectionnées par Hervé Mikaeloff dans le cadre de Trans-figurations, mythologies indonésiennes, jusqu'au 23 octobre.


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ASPHYXIANTE CULTURE

La dernière exposition de la Halle Saint-Pierre se fait un malin plaisir de nous montrer toutes les branches de l'art brut depuis sa création en 1986. Art brut, art romanesque ? En témoigne la large part dévolue aux biographies dans le catalogue de la collection Charlotte Zander, ce mouvement à la marge de l'art moderne semble propice aux histoires. Le champ (magnifique) de l'expo se nimbe d'un horschamp non moins intéressant. Comment ces toiles ont-elles vu le jour ? Que se cache-t-il derrière ces inégaux joyaux, circonscrivant aussi bien la psychanalyse, que la fulgurance de la création, la subversion, l'enfance, le langage, la couleur, l'art ? Quel est l'envers de cet émouvant diptyque blanc d'Oswald Tschirtner, réalisé en 1992, juxtaposant une série de formes verticales ? C'est la question que nous pose la dernière exposition de la Halle SaintPierre, qui se fait un malin plaisir de nous montrer toutes les branches de l'art brut depuis sa création en 1986, dans cette jolie halle métallique caractéristique de l'architecture industrielle du XIXème siècle, sise au pied de Montmartre. Carlo Zinelli, dit “Carlo” en a une d'histoire. Né en 1916 dans la province de Vérone, l'Italien gagne la ville en 1934 et travaille à l'abattoir municipal. Enrôlé dans un bataillon de chasseurs alpins en 1938, Carlo est mobilisé en 1939 comme brancardier pendant la guerre d'Espagne. Il revient deux mois plus tard, en convalescence, avant d'être réformé en 1941. Manifestement traumatisé, il enchaine plusieurs séjours en hôpital psychiatrique, où il reçoit des électrochocs et des traitements à l'insuline, avant d'être interné à vie en avril 1947 pour “schizophrénie paranoïde”. Zinelli commence à peindre sur les murs et sur le sol de sa chambre avant de participer dès 1957 à l'atelier d'expression libre de son hôpital. Il peint pendant des années, à raison de huit heures par jour, avant de mourir en 1974. Ses tableaux exposés à la Halle Saint-Pierre dévoilent un style rupestre, rappelant les origines préhistoriques de l'art. Des formes humaines et animales, curieusement ajourées de trous et d'étoiles, remplissent à ras bord l'espace pictural. Aucun coin n'est oublié, la minutie parcourt les interstices. Cette saturation caractérise les artistes exposés, bien loin de l'épure minimaliste d'un Jo Baer ou d'un Donald Judd. Chez les “bruts”, la peinture s'avère vitale, irrépressible, chaque segment du tableau est une bouffé d'oxygène. Ce remplissage systématique est patent dans les travaux, plus contemporains, de Jean-Pierre Nadau. Le Français, né en 1963 et qui vit aujourd'hui en Haute-Savoie, a été marqué par Chomo, l'artiste spirite de la forêt de Fontainebleau qu'il rencontre en 1984. Son grand format travaillé à l'encre de Chine déplie une symétrie fascinante. Un immémorial visage qui exhale des yeux deux minces fumées trône au milieu de la toile. Il en ressort un monde, quadrillant le tableau, et exhumant d'improbables mythologies faites de sculptures, d'architectures et de divinités fantasmées. Ce condensé mythologique est à l'instar des artistes de la collection, une véritable pépinière d'inventivité. Les artistes bruts déploient un imaginaire débridé et authentique, contre les postures artistiques. Enfant illégitime, née en en 1882 dans la banlieue de Londres, Madge Gill - aujourd'hui classique des bruts - passe son enfance dans un orphelinat avant de partir au Canada travailler dans une ferme. Elle revient à Londres à l'âge de 19 ans et habite avec sa tante qui l'initie à l'astrologie et au spiritisme. En 1907, elle épouse un cousin avec qui elle aura trois fils et une petite fille mort-née, dont l'accouchement tragique manque de la tuer. Après être restée alitée plusieurs mois, et avoir perdu son œil gauche, elle entame une œuvre médiumnique, à laquelle elle se voue jusqu'à sa mort en 1961. Des torsades infinies, rubicondes, grises, ou bleutées, envahissent toutes ses toiles, biffées incoerciblement d'un portrait féminin en leur centre. Silhouette déliée, grâce évanescente, la femme, toute en joliesse, s'enroule dans le dédale des filaments. Quel est ce visage somptueux qui revient nous bouleverser à chacune de ses apparitions ? Autoportrait compulsif ou représentation de sa fille disparue prématurément ? Cette œuvre, unique dans l'art moderne, continue de charrier son lot de mystères. À ceux qui l'interrogeaient, Madge Gill invoquait un esprit du nom de Myrninerest, autrement dit, My Inner Rest : mon moi profond, selon les exégètes. Découvert, conceptualisé (cf asphyxiante culture) et collectionné

par le peintre Jean Dubuffet à partir de 1945, le mouvement brut - “indemne de toute culture” - a le vent en poupe depuis la réouverture du Lam, “Lille Métropole Musée d'art moderne, d'art contemporain, et d'art brut”, en septembre 2010, après la construction de l'extension muséale signée Manuelle Gautrand (à qui l'on doit aussi la réfection d'une certaine Gaité Lyrique). L'exposition de la collection Charlotte Zander a le mérite de nous faire découvrir de nouvelles têtes comme le Lituanien Friedrich Schröder-Sonnenstern (1892-1982, plusieurs année passées en hôpital psychiatrique ne l'ayant pas empêché pas d'être condamné pour “extorsion de fond” et “exercice illégal de la médecine”, ni de créer une secte chrétienne) et le Croate Sava Sekulic (1902-1989), tous deux confinant au surréalisme d'un Dali (par leur fantasmagorie) ou d'un Max Ernst (par leur monstruosité). Le fond proposé montre ainsi les bordures de l'art brut, proche du mouvement de Breton, ainsi que des “naïfs”, Séraphine de Senlis, Henri Rousseau, André Bauchant. On regrette néanmoins cette fâcheuse manie hexagonale de fournir des cartels lapidaires (prénom, nom, années de naissance et de mort) où le visiteur ignorant est systématiquement renvoyé à son ignorance, le tout mâtiné d'une condescendance de bon aloi. Comment ça tu connais pas Pietro Ghizzardi ? Félix Gatier *Sous le vent de l'Art brut. Collection Charlotte Zander Halle Saint-Pierre. 2 rue Ronsard 75018 Paris. Jusqu'au 26 août 2011

Femme Encre de couleur sur papier 64x52 cm

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Un oiseau jaune sur une rose, technique mixte, 70x50cm Copyright : collection charlotte zander


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René Burri Un photographe libre

A l'évocation de René Burri, on a bien souvent droit à un haussement d'épaules, à une moue gênée. Et pourtant, tout le monde connait ses photos : le Che et son cigare, Le Corbusier et son doigt sur la bouche, Quatre hommes sur le toit à Sao Polo… Reporter sans Frontières lui a consacré, début mai, un numéro spécial. Également à l'honneur de la galerie parisienne d'Esther Woerdehoof (36 rue Falguière, jusqu'au 16 juillet), l'homme de 79 ans, l'une des plus grandes figures de Magnum Photos, revient sur le devant de la scène en recevant, le Suiss Press Photo Award 2011, qui vient récompenser son travail de photoreporter. Avec une œuvre qui couvre toute la seconde moitié du XXème siècle, René Burri affiche une liberté entière, tant dans la diversité des sujets qui constituent son œuvre que dans les outils visuels dont il se sert. René Burri réalise sa première photo du haut de ses treize ans avec pour cible, Winston Churchill. Rien que ça ! A partir de ce déclic, sa carrière est lancée. A un rythme effréné, elle le mènera à faire trois fois le tour du monde en à peine 365 jours. Lui qui voulait se lancer dans l'univers animé du cinéma, il tombe de plein pied dans la rigidité de l'enseignement fourni par l'Ecole des Arts Appliqués de Zurich. Ses professeurs, Johannes Itten, maître du Bauhaus, Alfred Willimann, graphiste et Hans Finsler, photographe de la Neue Sachlichkeit, lui enseignent l'art de voir le monde de manière sobre, neutre, objective et construite. Mais c'est par un rendu lisse propre aux années vingt que les formes apparaissent simplement et que le regard s'affute. Curieux et intègre, René Burri se sert de ces acquis esthétiques et applique, à d'autres sujets, ce qu'on lui a enseigné. Tandis qu'en France règne l'Humanisme de Robert Doisneau ou Willy Ronis, qu'Henri Cartier-Bresson expose sa théorie de “l'Instant Décisif”, et qu'aux Etats-Unis s'impose le “Style Documentaire” conduit par Walker Evans à travers la FSA, René Burri rejoint, en 1955, la mouvance du photoreportage. A la pureté formelle et à l'utilisation de la lumière, il allie la rigoureuse construction de l'espace et l'instantanéité de la scène. Il établit des rapports de force et d'équilibre, met en place un système de jeu entre les différents plans. Avec un tel bagage, René Burri s'affiche comme un photographe polyvalent. Multipliant les commandes éditoriales, il est le témoin d'événements politiques et culturels majeurs : il découvre ainsi les camps d'entraînements de jeunes rebelles du FLN et assiste à l'alliance syro-égyptienne, avant de participer en 1963, en tant que journaliste accrédité, aux opérations militaires conduites par des conseillés américains et l'arrivée de troupes vietnamiennes au Delta du Mékong. La même année, il accompagne Laura Berquist du magazine Look lors de son interview avec le leader révolutionnaire cubain, Le Che. En 1970, c'est au Caire qu'il rend compte de l'enterrement de Nasser, puis de l'élection de son successeur Anouar el-Sadate

dont il témoignera des obsèques en 1981. Il suit également intensément la guerre des Six jours d'où il reviendra sans qu'aucun cliché ne représente directement la mort. En 1987, il couvre le sommet réunissant Mikhaïl Gorbatchev et Ronald Reagan à Moscou et, en 1995, photographie la rencontre de Fidel Castro et François Mitterrand à l'Elysées. René Burri illustre aussi les grands événements culturels comme l'Exposition Internationale d'Interbau et les Expositions Universelles de 1967 où, à Montréal il rencontre Jean Tinguely dont il deviendra un ami ; et de 1970, à Osaka, où il photographie Kenzo Tange. Passionné d'architecture, Burri répond à la commande du Daily Telegraph Magazine. Il témoigne des styles architecturaux hétérogènes à travers, entre autres, les constructions de Richard Meier, Luis Barragán, José-Luis Sert, Marcel Breuer, Marcel Lods, Tadao Ando. Il rencontre aussi Mario Botta, Dominique Perrault, Renzo Piano et Oscar Niemeyer pendant la construction de Brasilia. Le caractère léger et tendre de René Burri explique les nombreuses connivences qu'il tisse dans l'ensemble des milieux artistiques, touchant toutes les générations. C'est ainsi qu'il côtoie et entre dans l'intimité de Pablo Picasso, de Le Corbusier, qu'il photographie Alberto Giacometti dans son atelier en 1960, Yves Klein en pleine performance, ou qu'il assiste au tournage d'un film d'Akira Kurosawa. Photoreporter libre, René Burri affirme une position engagée. En 1959, jeune premier de Magnum Photos, il organise un long voyage en Amérique latine afin de rendre publique le quotidien des Gauchos. Il entreprend également un dossier complexe consacré à la terre sainte et au christianisme qui sera publié à de nombreuses reprises. Il aime à faire découvrir autrement le monde. Aussi, décide-t-il, en 1972, de montrer la ville de Chicago ou encore la célèbre 5e avenue de New York à sa façon, unique. Des projets communs font aussi partie de son œuvre. Entouré d'autres photographes, comme Gabriele Basilico ou Raymond Depardon, René Burri sillonne le cœur de Beyrouth et rend compte de l'état de la ville après les années de guerre civile. De cette œuvre photographique particulièrement dense, quelques clichés devenus aujourd'hui des icônes restent et résonnent. Ils sont le reflet d'une carrière saisissante tant dans son étendue que par sa qualité artistique. René Burri reste libre de toute étiquette, tout en affirmant un caractère aussi délicat que bien trempé. Emilie Jouvin

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Soldats américains dans un club. Tae Son Dong, Corée du Sud, 1961. 2011 © René Burri / Magnum Photos

La piscine et étable pour chevaux ainsi que la maison ont été créées par Luis Barragán et Andrés Casillas. Mexico, Mexique, 1976. 2011 © René Burri / Magnum Photos


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MALIN COMME DES (ARCTIC) MONKEYS

Guy Aroch

Gros retour pour les Arctic Monkeys. Plus bronzés, plus stylés, boostés au soleil de la côte ouest américaine, les Anglais grandissent sans se perdre et restent irréprochables. Une bénédiction.

Mais quel groupe ! Depuis leur premier coup de maître il y a cinq ans déjà, Arctic Monkeys écrivent une carrière à la fois cohérente et cyclothymique, déroutante et passionnante, avec une simplicité et un sens de l'évidence proprement époustouflants. Ainsi, après Humbug, leur troisième album enregistré sous le haut patronnage du pape du stoner Josh Homme, qui les a vus prendre un tournant lourd, bruyant, rêveur et couillu qui déstabilisa certains fans en attente de morne redite, les quatre gars de Sheffield ont repris le chemin de l'ouest californien pour enregistrer Suck It And See. Là, même si le leader de Queens of The Stone Age et ses grosses guitares restent présents (le monsieur participe même aux chœurs sur un titre), les Monkeys ont renoué avec leur cœur pop, tout en inté-

grant le plus naturellement du monde les atmosphères oniriques et les riffs de guitare musclés hérités de leur première aventure désertique. À la fois merveilleusement mélodique, techniquement maîtrisé (Alex Turner, à la fois méconnaissable et toujours le même, garde sa gouaille de sale gosse anglais mais chante désormais à plein coffre), drôle, chamailleur et évident, ce disque est celui d'un groupe en toute possession de ses moyens, qui croit plus que tout en son empreinte génétique, tellement forte qu'elle imprime n'importe laquelle de leur composition de leur arrogance amusée. Ainsi le premier single, Brick By Brick, trois minutes qui ressemblent à une blague de potache et qui en déconcerta plus d'un lors de sa sortie il y a quelques mois, chanté et composé par Matt Helders, le batteur du K?-40

groupe. Le reste du disque, lui, est bien loin de cet esprit farceur (même si les paroles, toujours sibyllines, en égareront plus d'un), et enchaîne très sérieusement les chansons mélancoliques et catchy, les atmosphères grandiloquentes et séduisantes, avec toujours cette part de mystère qui fait le pouvoir d'attraction des grands groupes. Incomparable, seul sur son rocher de plus grand groupe anglais des années 2000, libre et charmant, Arctic Monkeys est une valeur sûre, presque déjà un mythe, qui réconcilie les mélomanes avec leur morne époque privée de Jimi, de Janis et de James. Un cadeau en boitier cristal. Clémentine Goldszal *Suck It And See, de Arctic Monkeys (Domino)


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La relève du Rap Français ?

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Le 15 juin, les angoissés furieux de La Rumeur, Hamé et Ekoué, deux rappeurs érudits diplômés, victimes de la censure du gouvernement français pour une phrase dans un fanzine il y a 8 ans, vont pouvoir s'exprimer à travers une série télé dont ils ont écrit le scénario pour la chaîne Canal+. Le sujet principal de De L'Encre : le chemin qu'a pris le hip-hop en France dans les années 2000, son passage d'une culture à part entière, utile à la société, à une musique de rue dangereuse et stigmatisée, véhicule d'amalgames en tous genres. Entre les deux, le rap mainstream consensuel et anti-artistique, contraire aux idéaux utopiques qui fondèrent ce genre majeur de la musique populaire à la fin des années 70. Certes, en France, quelques anciens ont survolé les débats. On pense évidemment à Oxmo Puccino dont les chefs-d'œuvres ont transcendé le mot “rap”, mais les jeunes... Où sont-ils ? Existe-t-il une relève, un mouvement d'espoir, un courant alternatif et original de rap en France ? Peut-être. Voici, en tout cas, deux raisons de ne pas être complexé en écoutant les mixtapes d'Odd Future, ici maintenant. Par Benjamin Kerber

maximeraimond.com

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SET & MATCH

Quels sont les ingrédients qui ont fait les grandes institutions du rap en France ? Une technique impressionnante, des textes acides et agressifs juste assez subversifs pour choquer la majorité, mais assez subtils pour ne pas rester marginaux. Les instrus, différents de ceux qui cartonnaient aux Etats-Unis, notamment via l'utilisation du piano et des mélodies mélancoliques, sont vite devenus clichés. L'intelligence du rap français a été sa qualité de ne pas se renfermer sur lui-même, d'accueillir la modernité américaine avec enthousiasme, sans pour autant lui vouer un culte. Aussi, sa capacité à réagir. 1995 se fout complètement des cinq phrases que je viens d'écrire. Voilà pourquoi ce collectif sonne si frais. Nekfeu, dont le charisme et le flow font de lui le leader naturel du collectif, a une très bonne technique et une large palette d'émotions. L'absence totale de complexe avec laquelle il rappe fait plaisir à entendre. Alors qu'en 2011, les Américains sont obsédés par le dirty south, la sécurité sociale, les harcèlements sexuels et le futur, le collectif 1995 pond simplement des petits hymnes aux instrus complètement déphasées. Les chemins des courants musicaux passent souvent par des retours en arrière. Sur A La Trappe, le sample cite I Just Don't Give A Fuck d'Eminem quand il était encore Slim Shady en 1998. On n'en a effectivement rien à foutre que ces mecs essayent ou pas d'innover, la propreté et la qualité des morceaux, même les plus “commerciaux” d'entre eux (Dans Ta Réssoi) suffit d'ores et déjà à accorder un crédit à ce groupe dont on attend avec impatience la mixtape à venir : La Source.

Comme son homologue rock-electro Housse de Racket, Set & Match fait référence au tennis. Sonorités électroniques, claviers classieux, petits riffs de guitare funky, Set & Match soigne l'originalité de ses instrus et rappelle, par son improbable musicalité, la formule gagnante de La Caution. Le titre éponyme qui présente les MC's, Jiddy, Spazz, Bunk et Faktiss, est plutôt éloquent. Sur une TR-808, les quatre rappeurs envoient des flows modernes, travaillent leur image. Pas de folie ravageuse à l'horizon, juste des chansons “puériles”, de leur propre aveu. Sans transcender la planète hip-hop, Set & Match va impacter violement la prod rap française des prochaines années. Loin des flows brise-crâne de TTC et la déprime en disc de Fuzati du Klub des Losers, Set & Match entend bien détendre l'atmosphère d'une scène qui n'en finit plus de se prendre au sérieux. O'High un freestyle du groupe sur She Came Along de Kid Cudi et Sharam, prouve que ces kids ont un potentiel et une vraie technique. Je me fais yech sur le street album sorti en fin d'année dernière (Comment te dire) montre qu'ils ont une vraie démarche. A suivre donc. *Comment te dire, de Set & Match. Déjà disponible.

*La Source, de 1995. Sortie le 27 juin.

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PORTRAIT CHINOIS Les Islandais de FM Belfast sortent leur deuxième opus, Don’t Want To Sleep. Ils nous ont expliqué ce que serait leur album s’il était...

Hoerour Sveinsson

...une boisson. “Un Spiked punch au bal de promo.” ...une couleur. “Bleu aigue-marine.” ...un sous-vêtement. “Celui dont tu ne te rappelles plus depuis quand tu le portes et où tu l'as trouvé !” ...un pays. “L'Azerbaïdjan.” ...un instrument. “Un tambour caribéen.” ...un homme politique. “Joe Quimby, le maire de Springfield dans Les Simpsons.” ...un voyage. “Un tour de grand 8.” ...une solution à la crise économique. “Un arbre à thunes !” Propos recueillis par Charles Sarraute. *Don't Want To Sleep, de FM Belfast (Morr Music)

é L'ÉQUATION Birdy Nam Nam + le LOSC - Hugues Auffray = CLUB CHEVAL

D.L. Anderson

Myd, Sam Tiba, Canblaster et Panteros666 : voilà le quator lillois très offensif qui souffle un vent frais sur une scène électronique française quelque peu apathique. Un tsunami fait de trance racée, de beats empilés et de mélodies cheesy qui fait fureur chez les essoufflés de la French Touch 2.0. A la fois collectif, label, laboratoire et écurie, le Club Cheval nous rappelle les débuts des Birdy Nam Nam, et ne renierait pas la filiation avec les acharnés des platines, rien qu'au regard des influences hip-hop qu'ils partagent. Inspiré aussi par le son pionnier de la scène de Détroit, le carré magique qui a tout pour être champion nous surprend avec ses envolées tribales, sortes de requiem pour un

Youssou N'Dour aviné. Une vraie ligue de champions qui applique à la lettre la recette magique du LOSC : efficacité et culture du beau jeu. Mais alors pourquoi Hugues Auffray ? Car il ne faut pas les prendre pour des poneys non plus. Exercices solitaires ou plaisirs altruistes, ils gardent toujours en tête ces quelques mots enfouis dans leur boîte de Pandore : “Il s'appelait Stewball. C'était un cheval blanc. Il était mon idole Et moi, j'avais dix ans.” Club Cheval ? Des bourrins qui nous veulent du bien.

Ro

C.S. *Myd // EP à sortir sur Marble le 13 juin Canblaster // EP à sortir sur Marble début juillet Sam Tiba // EP à sortir sur Marble en septembre Panteros666 // EP à sortir sur Forma T

é IVER EN é ÉTÉ “Bon Iver, Bon Iver” de Bon Iver (Jagjaguwar / 4 AD) Sortie le 21 juin 2011

Une tendresse ronde rebondit par écho. Ne sachant tout-à-fait à quel moment d'une sieste sépia cette mélodie se trouve, les yeux d'une foule entière se ferment sans même avoir le temps de se sentir s'endormir. Conservant l'univers feutré du premier album, le second Bon Iver extrait par interphase séquencée, une timidité sonore. Redondant en aigu, il rappelle la tendresse africaine des meilleurs Dr. John. Saupoudré sur les trois premiers titres, un son se désagrège et résonne encore, comme parfait pour accompagner une succession d'aurore. Plus tard sur Holocene apparaît l'expression d'un sensible sur lequel aurait été rajouté quelques mélodies charnelles, capables de réveiller le côté frictionnel de toute nuit terne. Distrayantes sans vraie présence, insipides où s'extraient des petites formes, ces chansons ont tout pour former les couples de cet été. Revers de médaille, se dégage trop souvent un son cristallin, allant même jusqu'à faire penser à la bande originale du moment “émotion” d'un mauvais Walt Disney. Comme habillé avec une peau de loup, un soir de pleine lune assis en tailleur alors qu'à l'horizon de ses épaules, quelques dauphins dansent dans les airs, Bon Iver sait aussi faire dans un kitsch plus pénible. L'étrange Beth / Rest est au mieux un hommage aux indiens qui flûtent à la station Franklin Roosevelt, au pire une cover remix d'un Bono vieilli, où parsèment, même nauséabonds, les relents d'une boîte de raviolis retrouvée entamé dans la maison de vacances de l'été dernier. Thomas Bizien


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HOPESTACLE ! AFRO-WIGS ON ALBINO SQUARE

photos : Laure Bernard

“Une place publique, une rue étroite et obscure, au bout de cette rue l'ombre d'un kiosque d'où nous parviennent les accords d'une musique qui en ce lieu paraît irréelle...”

Des types sont là, devant nous, une poignée de silhouettes découpant le fond bleu nuit en des formes indistinctes. Des flashs lumineux éclairent leurs corps désarticulés par la frénésie du groove... Quelque chose se passe, ce soir à Paris. Je sens la renaissance de notre éducation musicale : la trompette de Miles, la basse de Ron Carter, les gammes profondes et acidulées du jazz. Le beat est bon, le beat est lourd, les influences ressassent des souvenirs de disques achetés en masse : De La Soul, Jurassic Five... A Tribe Called Quest, pour l'ambiance Verses from the Abstract. La clique est grande : deux MCs, une bonne dizaine de quasi virtuoses emportés par leur kif, par le notre. “Knock knock, who's there ?” HOPESTACLE. Emmené par John Ferrère, DJ producteur/compositeur, pianiste/trompettiste, Hopestacle est un collectif immense qui compte une trentaine d'artistes à son actif, parmi lesquels Mike Larry The Classic et Kid Sude, deux MCs deluxe tout droit venus des US pour servir le groupe de leur groove insolemment porn'chic et de leurs lyrics résolument poétiques. New York born, Miami raise... Leurs échanges vocaux sont parfaitement synchrones, c'est bien là, l'avantage du flow anglophone : deux aiguilles parfaitement huilées glissant sensuellement sur le tempo millimétré des b.p.m.

On vous dit collectif, comprenez donc musiciens. Hopestacle n'est pas seulement le fruit d'un enregistrement voix/samples, mais celui aussi de l'oraison musicale par excellence. Louis Sommer (a.k.a Billy Bob, dont on aura eu un aperçu cinématographique dans LOL, de Liza Azuelos), s'attèle aux lignes de basse extrêmement groovy, en élève modèle de l'école Louis Johnson/Sly Stone/Headhunters. On doit les séquences drums singulièrement jazzy à Simon Truxillo, batteur officiel du Hopestacle Big Band, (ainsi que des groupes Kaponz and Spinoza et The Band is Allright), que l'on aura tous vu aux côtés de la clique Christophe Honoré dans son film La Belle Personne. Pour faire monter la sauce, notons la présence du rappeur Blackjack, fondateur du groupe Democrates D, qui s'est offert le luxe de participer au projet Jazzmastazz avec Guru, après quelques duos avec MC Solaar ou Mello Philo des Sages Poètes de la Rue... So Hip It Hurts ! La liste n'est pas finie, elle est longue et s'étend entre plusieurs guitaristes, saxophonistes et clarinettistes qui s' y ajoutent. Name dropping ou pas, leur présence au sein du collectif révèle l'incontestable qualité du projet, par sa force à rassembler de jeunes talents au nom de la musique. Charles de Boisseguin

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TOP 3 DES CONCERTS 2011

1- The Crow & The Deadly Nightshade, le 29 Avril au Bus Palladium. Concert de reformation d'un panache inimaginable pour un groupe français. 2- Miam Monster Miam & Friends, le 28 Avril au centre Wallonie-Bruxelle. Summum du concert cabaret : étrange, drôle, envoutant… 3- Hair Brush, le 24 Février à l'anniversaire de Keith. Sans aucun chauvinisme, le seul groupe capable de faire danser n'importe qui (et le tout sans laptop… BORDEL !)

FESTIFS VEAUX D'ÉTÉ Ou le meurtre du concert éléctrique

Les 4X3 l'affichent aussi grand que possible : les fainéants vont pouvoir faire leur upgrade de concerts pour l'année. Les pieds dans la boue, le sac sur le dos ; allons camarades, allons nous farcir toutes ces têtes d'affiches sous le cagnard. Son pourri, odeur de graisse… Le festival d'été reste une création pour démunis. Car les lives en pleine air ont tué le concert rock.

Woodstock, L'île de Wight ; l'illusion hippie de pouvoir “tripper” avec une centaine de milliers de personnes devant une seule et même scène. Un problème se pose pourtant : comment combler le vide (point d'interrogation virgule cf : Antoine Blondin) tuer l'espace entre le dernier rang et le haut de la scène ? Comment apprécier le doigté de Pete Townshend à 300 mètres de distance ? Tu ne le feras pas. Tu ne sentiras pas la sueur sur son front ou l'aigreur dans son regard. Tout ce qui fait d'un concert une expérience chamanique moderne meurt sous les chapiteaux. Alors, on a créé le light show ! Bandes d'idiots. Kaléidoscope dans un premier temps, puis laser multicolore et stroboscope. Le light show, artifice avantageux pour les sourds : les jeux de lumière accrochent le public comme un amas de mouches. Les groupes eux en profitent pour devenir figurants d'une scène devenue vivante. Que penser des décors de scène ? Neil Young en 79 fait son live rust entouré d'amplis géants et de Jawas roadies. Pourtant, rien n'est plus beau qu'un AC30 ronronnant et une Rickenbacker dévastatrice. “Au 7éme jour, la fosse devient béate.” Inactive parfois devant ces “show” surdimensionnés. “LE RETOUR DES DINOSAURES A BERCY”. Que l'on parle d'un Tyrannosaurus Rex en latex ou de Madonna, tout cela reste à peu prés la même histoire. Et pourtant, souvenez-vous de votre premier concert. L'atmosphère lourde, les yeux tirés et la peur au ventre. Les premières bières, les premières cigarettes. L'attente avec l'eau dégoulinante le long du dos. Et le souffle au cœur lorsque les pre-

miers héros mettent les pieds sur scène. Comme d'assister à la marche sur la lune. Car le concert de rock va à l'encontre de toute vie sociale. Il est beau, sulfureux, dangereux et sans pitié. Une messe païenne comme peut le voir Santiago, mannequin chevaleresque des Mantis. Une boucherie sympathique de mon propre point de vue. Une sorte de viol collectif inversé où un Titan se fait pousser des pénis pour pénétrer l'audience.

“Concert”, définition

CONCERT : Acte illuminé, profondément religieux où l'humain s'adonne au culte de sa supériorité sur la nature. Doux cliché pour les incrédules pensant être touchés par la grâce en compilant les CD gravés ; les vrais amoureux eux en calcul la valeur en ML de sang. CONCERT : Seul moment de vie pouvant connecter un bipède avec des fréquences plus hautes. Provoque un oubli complet du soi. Pourquoi se casse-t-on avant la fin des concerts ? Parce qu'une cigarette est plus excitante que se qui se passe sur scène. CONCLUSION PESIMISTE

Peu de groupes ont su préserver ce culte, cette envie de rendre ce que tant de magnifiques artistes leur ont donné. En tant que journaliste : nous leurs demandons souvent quelles motivations les poussent à jouer. Malheureusement, la réponse tient le plus souvent du néant. Ils ne savent tout simplement pas ; ils sont dans cette position pour la frime ou pour atteindre un statut social. Une triste histoire de lutte des classes. Faire partie de la caste tant convoitée : celle des artistes. Malheureusement, pas la moitié des prétendants au titre ne sont dignes de ce nom. Pour la simple et bonne raison qu'ils n'ont de foi en rien. C'est ici la limite de notre pensée profane. Plus personne ne vit sur cette terre pour nous illuminer. Thomas E Florin

“Lucifer Calling” de Wu Lyf “The Greeks” de Is Tropical “Drugstore Montmartre” de Sarah W “The Light The Night” de Kid Bombardos “Young World” de No Surender “Light of Love” de The Miracles Club “Electric Fever” (Acid Washed' Night of Lights remix) de Data “Kelly” de When Saints Go Machine “Wrong Way” de Quadricolor “Forrest Gump” de Digitalism


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NEW YORK INDIE-POPPERS “A 8 ans, Madeline chantait dans un groupe de punk. Brian, lui, laissait ses cheveux pousser dans l'espoir de manier - plus tard, quand il serait grand - la guitare avec style.” Ceci n'est pas un scénario pour MTV Pulse. Ceci est l'histoire typique et ricaine d'un duo fraichement propulsé par Shane Stoneback (producteur gentiment visionnaire des Vampire Weekend et Sleigh Bells), j'ai nommé :

CULTS !

Propos recueillis par Charles de Boisseguin / Photos : Laure Bernard

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Brian Oblivion (pseudo emprunté au personnage du film Videodrome de David Cronenberg) et Madeline Follin (de son vrai nom) ont donc tout d'un groupe indie : la prod, la fame, le talent et... les cheveux longs. Pour l'anecdote, ceux de Madeline ont failli prendre feu - et elle toute entière - trois minutes avant leur dernier concert en date à la Boule Noire, le 25 mai denier. Je ne dirai pas à cause de qui, mais ma présence me rendait résolument complice. Madeline hurlait, Brian scotchait, je m'enfuyais. Retour en arrière, le jour où la discussion était encore possible. Keith : On dit que Cults s'est formé au cours d'un road-trip San Diego-New York... Le mythe : votre premier culte ?! Brian : Mais c'est vrai, ça n'est pas un mythe ! Disons que ce road-trip était une sorte de running gag. A l'époque, je jouais avec le groupe du frère de Maddie, et on s'était dit pour rire que je me taperais sa sœur une fois de retour à San Diego, d'où nous sommes originaires. Ça n'a pas loupé ! Keith : En tant que couple, est-ce difficile de mêler ce projet musical à votre vie privée ? Madeline : Non, je pense que c'est mieux d'être en couple dans ce genre de projet. Si on arrive au but, si on fait des tournées pendant des mois, ce sera beaucoup plus rassurant d'être avec son copain que collée à des guitaristes hystériques en pleine sensation de fame ! Brian : Et puis ce groupe est né de notre symbiose, du culte qu'on voue à l'inspiration que chacun renvoie à l'autre. On a emménagé à New York une semaine après s'être rencontré car on sentait qu'il y avait un truc possible à faire en restant tous les deux : elle à reprendre mes compositions, moi à l'écouter chanter... Ce groupe a été une manière de nous engager dans quelque chose de plus que le simple désir d'être en couple. Keith : Quels sont les différents cultes cachés derrière le nom du groupe ? Brian : Oh mec ! En fait on n'a pas vraiment de cultes (“sectes” ndlr) à proprement parler, mais plutôt des crews auxquels on aime appartenir, comme le booze crew, celui des mecs tout le temps bourrés après le soundcheck, ou encore le fall cult, dont le simple trip réside dans l'idée de faire des choses pour faire des choses... Genre d'aller voir le Space Neddle si on est à Seattle ou l'Empire State Building si on est à New York, histoire de trainer autour d'un truc établi, bien en place, tu vois ? C'est mieux que de squatter un bar toute la journée, où le monde bouge trop sous tes pieds... Après on a été sollicité par les magnats du breakfast cult, le trip de ceux qui se lèvent à cinq heures du mat' pour que leur jus de pamplemousse soit synchro à la couleur du ciel... Mais je ne veux pas faire partie de ce truc, c'est malsain ! Madeline : Sans vouloir nous appesantir là-dessus, je dirais aussi qu'on voue un véritable culte à la musique 60's. C'était une époque où la culture pop dominait, fascinait, et posait les bases de la musique expérimentale. Aujourd'hui on essaye de contenir cet esprit en le revisitant de la manière la plus éclectique possible. Keith : Vous venez de jouer à Coachella, c'était votre première grosse scène ? Madeline : On a déjà fait quelques festivals avant, mais disons que Coachella était celui où nous rêvions de jouer depuis toujours... Ce festival est le fantasme de tous les jeunes groupes. On a été vraiment flattés d'y être invités ! Brian : On a joué assez tôt, et honnêtement, on a déjà fait des lives devant plus de monde ; mais c'était quelque chose de symbolique, on a grandi avec ce festival... Et puis on a joué le même jour que les Strokes et Arcade Fire, c'était assez fou d'appartenir à un tel line up ! Keith : Le public américain est-il moins exigeant que le public français ? Brian : À vrai dire on ne connait pas encore très bien le public français, on a seulement fait deux concerts en France et l'un d'eux était à l'occasion d'une grosse fête... Madeline : Disons que le public américain est plus “fou” ! Les gens dansent et crient du premier au dernier rang. Ici, on a le sentiment d'avoir une audience très réfléchie et attentive, qui bat parfois des mains au premier rang tandis que les gens derrière restent tapis dans l'ombre, on ne voit que leurs yeux, c'est vraiment freaky ! Keith : Lorsqu'on écoute votre album, on comprend qu'il y a eu un vrai travail de studio. Les arrangements sont léchés, les pistes bien équilibrées, les voix très claires... Est-ce un album difficile à jouer en live ? Brian : Disons qu'on essaye de se simplifier la vie au maximum pour ne pas faire un concert bancal ! Sur scène, on est cinq à jouer les pistes principales, mais on a aussi une MPC qui balance K?-48

“En France, on a le sentiment d'avoir un public très réfléchi et attentif, qui bat parfois des mains au premier rang tandis que les gens derrière restent tapis dans l'ombre, on ne voit que leurs yeux, c'est vraiment freaky !”


irès bat es apis it rai-

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les nappes et les bruits de fond sur les morceaux un peu plus conceptuels. Ça équilibre bien le set et ça aide le public à retrouver l'atmosphère créée en studio. Ça n'est pas très rock’n’roll de faire ça, mais c'est probablement une bonne chose pour le public français adepte de machine music ! Keith : Parlez-moi de Shane Stoneback, qui a produit votre album... Brian : Célébrité internationale !!! Madeline : C'est le meilleur ! Il a eu une grande influence sur notre travail et nous a définitivement aidé à donner une couleur et une personnalité à l'album ; comme il l'a fait avec Vampire Weekend ou Sleigh Bells...

Brian : En fait, on est arrivé en studio avec la plupart de nos morceaux quasiment finis, et il nous a poussé à faire quelque chose de moderne, en dehors de notre vision traditionnelle de la musique. Il nous a dirigé vers une texture plus électronique que les démos d'origine, et, surtout, un son de batterie totalement plus... “in your face” ! Bref, il nous a beaucoup aidé en jouant tous les rôles à la fois : manager, père spirituel, ingé son, producteur... Keith : Beaucoup de différentes influences instrumentales ressortent de cet album : tout en reverb', beaucoup d'échos à bande, des beats trip-hop bercés par une série d'arpeggios très 60's et psychés, de jolis glockenspiels... Vous tentez de brouiller les pistes afin de garder le secret de vos influences ? Brian : En fait, on a pris le studio pour notre terrain de jeu ! C'était vraiment le bac à sable de notre enfance, de notre éducation musicale : on a essayé de faire un puzzle de nos influences, sans pour autant se faire griller sur notre ultime fond 60's, et j'ai l'impression que ça marche ! Tu peux entendre des beats un peu WuTang, des grooves électro à l'indienne, des guitares très rock ou très Cold, des mélodies 60's, évidemment... Keith : Pour moi, votre musique est un long voyage allant de Poni Tails à Animal Collective, avec une première escale au paradis symphonique d'Arcade Fire et une deuxième au mariage de Wax Tailor et du Wu-Tang... Madeline : J'adore ça ! J'aimerais beaucoup chanter comme Patti McCabe des Poni Tails... Tu pourras nous envoyer cette phrase pour le dossier de presse ?! Brian : C'est une description parfaite ! J'adorerais savoir jouer de la guitare comme Ponytail ! Et le Wu-Tang... C'est totalement mon délire, ces mecs arrivent à capturer les meilleurs samples des meilleurs morceaux de soul, ils les retouchent, changent le tempo à la perfection et font tourner le groove infiniment en posant leur flow imparable dessus, c'est magique ! C'est un peu ce qu'on a essayé de faire sur l'album : sans cesse jouer avec le rythme, on est obsédés par la dynamique ! Keith : Avec quel groupe ou quel musicien est-ce que vous aimeriez - ou auriez aimé - jouer plus que tout ? Madeline : Sonic Youth ! Brian : Mary Weiss, la chanteuse des Shangri-Las ! Elle vient d'ajouter Madeline sur Facebook, le contact va être plus simple que Sonic Youth ! Keith : Les sons que vous écoutez le plus en ce moment ? Brian : All Die Young, des Smith Westerns et Why can't I touch it, des Buzzcocks. Madeline : Maybe, des Shangri-Las ! *Cults, de Cults. Sortie le 27 juin 2011.

“A l'époque, je jouais avec le groupe du frère de Maddie, et on s'était dit pour rire que je me taperais sa sœur une fois de retour à San Diego. Ça n'a pas loupé !”


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O photos : Shelby Duncan

JENNY

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Jenny O a grandi à Long Island, à quelques encablures de New York, étudié le jazz près de Woodstock, et est pour le moment installée à Los Angeles.

photos : Shelby Duncan

Le jour de l'interview, elle reprend son souffle après une tournée à travers l'est américain, où elle a conduit seule de ville en ville, avec guitares, amplis et pédales d'effet emmagasinés dans le coffre de sa voiture. Son chez elle, ce sont sans doute ces chansons qu'elle compose à la pelle, des havres pour abriter sa vie dans de petites coquilles lofi. Sans doute pas par hasard, son Ep, paru l'an dernier sur le label californien Manimal Vinyl, s'appelle simplement Home ; Jenny O compose le genre de musique qui met un toit sur les angoisses, des notes sur les mélancolies, une voix sur les émotions. C'est simple comme bonjour, instinctif et animal, mais pas dénué de technique pour autant. Élevée à Long Island par un père musicien, elle a étudié le jazz, les techniques d'enregistrement, joue de la basse, du violoncelle, du piano, de la guitare, de la batterie… “Monter sur scène et chanter m'est plus naturel que de parler à des gens !”, confie-t-elle. La musique comme seconde peau, une voix peaufinée au fil du temps, qui garde une ingénuité enfantine mais possède aussi une délicatesse

cristalline on ne peut plus féminine, des chansons à fleur de peau… Jenny O pourrait être une Fiona Apple qui ne se prend pas au sérieux, une Regina Spektor en moins diva, le genre de fille qui répond, lorsque l'on s'enquiert de ce qu'elle a fait à New York, pendant cette année qui sépara l'enregistrement de son premier album (non paru) à son départ pour Los Angeles : “J'étais amoureuse”. Et pourtant sans une once de sentimentalisme à l'eau de rose. Pas girly pour un sou, Jenny O est une grunge au cœur tendre, qui sait y faire avec les mélodies pop et pratique un DIY sophistiqué. En attendant la sortie, en 2012, de son deuxième album, produit par le virtuose Jonathan Wilson, surfez le net à la recherche de sa douce voix. Et bientôt vous aussi fredonnerez “Oh, oh, Jenny O !” Clémentine Goldszal * jennyo.bandcamp.com


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Marseille

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NICOLAS SCORDIA GRAFFITI STORY

Immergé dès son plus jeune âge dans l'art urbain et le graffiti parisien, Nicolas Scordia se tourne progressivement vers la photographie. En compilant ses images issues de multiples voyages, il nous donne un aperçu du monde graffiti au travers de son prisme photographique.


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Nicolas Scordia / Graffiti Story

Paris

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Nicolas Scordia / Graffiti Story

Berlin

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Nicolas Scordia / Graffiti Story

Brooklyn

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Exile on Great Jones Street

Poète du chaos, conteur de l'angoisse et du déclin de l'empire occidental, Don Delillo est probablement le plus grand écrivain américain vivant. Depuis 1971 et son premier roman “Americana”, ce fils d’immigrés italiens né dans le Bronx ultraviolent des années 30 domine les Lettres yankees de toute la puissance visuelle et prophétique de son écriture. Classique des branchés, branché des classiques, à 74 ans, le Don publie pour la première fois en France “Great Jones Street”. Rédigé en 1973, ce roman culte des années rock résonne aujourd'hui comme l'oraison funèbre de la folle décennie des sixties. Hiver 71. Bucky Wunderlick, rock-star malingre, icône christique portée par l'hystérie collective d'un public dévot plaque son groupe la veille d'un concert à Houston. Blasé de l'excès de fame, des abus de drogues sur les moquettes tachées des palaces et du glabre des jambes fuselées qui collent aux banquettes des Limos, le frontman part se terrer dans un deux-pièces cradingue de l'East Village new-yorkais. De folles rumeurs de meurtre en apparitions supposées aux quatre coins de la planète, Bucky se voit propulser au rang de prophète rock, messie malgré lui d'une génération qui construit sa propre mythologie. De sa retraite spirituelle, troublée par les visites éclaires d'un manager vénal à col amidonné, d'une girlfiend hippie, et d'une clique d'altermondialistes fêlés à tendance trafiquant de dope, Bucky observe le naufrage des utopies d'une jeunesse qui s'est laissée rêver pendant dix ans. Avec une clairvoyance féroce, Don Delillo capte dans Great Jones Street, la fin de l'époque bénie des années 60. Après dix ans de partouze culturelle, sexuelle et sociétale, les U.S. amorcent en 70, une longue descente de trip dont la profondeur des abysses touchées sera proportionnelle aux summums d'extases atteints. A l'aube des seventies, au lendemain de Woodstock, la fête est finie et la gueule de bois, fracassante. Le rock panse ses maux et pleure ses cadavres. Brian Jones, Jimi Hendrix, Janis Joplin, Jim Morrisson, les martyrs du riff entrent dans la légende et lâchent la note finale d'une partition d'insouciance. Les années 70 seront celles des chocs pétroliers, de la fin du psyché, de la marchandisation de la musique et du punk. No futur.

On ne peut s'empêcher de reconnaître sous les traits de la rockstar désabusée de Delillo, le portrait fictionnel du Dylan électrique de 66. Même dégaine famélique, même misanthropie chronique et même répulsion pour la célébrité toxique. En 1966, Dylan période wayfarer noires et boots à talons est au climax de sa gloire quand il plante sa Triumph dans un virage près de sa maison de Woodstock. Hospitalisation d'urgence et exil forcé, à l'instar de Bucky Wunderlick, le chanteur rompt brutalement sa lancée sex, drug and rock'n roll. Il ne réapparaitra publiquement que trois ans plus tard, indifférent aux excentriques rumeurs qui courent. Plongée dans le huis-clos étouffant des backstages psychologiques de l'ultra-célébrité, Great Jones Street dissèque avec une acuité déconcertante le désenchantement d'une époque. Don Delillo, en virtuose du style, y livre une analyse cynique et tranchante de l'émergence de la société individualiste américaine et grave sur la pierre tombale des sixties, l'épitaphe d'une parenthèse acidulée de l'histoire culturelle du pays : ci-gisent, les illusions. Léonard Billot *Great Jones Street de Don Delillo (Actes Sud)

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littérature/actu

L'ANAMOUR VU PAR… “In love” de Alfred Hayes Stock - 169 pages - 17 euros

D'une chambre d'hôtel à l'alcôve tamisée d'un restaurant, il est facile de rêver que l'étreinte de deux amants ne finit jamais. Et pourtant… Dans le New York des années 50, les amours ne sont qu'éphémères. Dans In Love, un écrivain se souvient d'une passion usée, comme un homme ivre qui soliloque jusqu'à plus soif. Du fond de son verre, le narrateur, cet écrivain en mal d'inspiration, se souvient d'Elle. Elle qui l'a quitté pour l'un de ces Mad Men qu'il méprise ouvertement mais envie secrètement. Une jeune mère célibataire qui quitte un écrivain fauché pour les bras d'un homme riche… On a comme un sentiment de déjà vu. Mais au-delà de l'intrigue, c'est le désamour de deux amants esseulés qu'on lit ici. La plume est cynique, le ton désabusé, juste. C'est donc là que la plainte sourde de Hayes fait mouche. On aime les

conteurs qui nous font croire à l'impossible le temps d'un livre, mais parfois, il est bon de ne pas être pris pour un con. Pour parler d'amour, la confession d'un écorché vif vaut quelquefois mieux qu'une élégie béate de la bien-aimée. Et contrairement à ce que le titre pourrait laisser penser, In love est à la fois un petit manuel de désenchantement et les fragments d'un discours amoureux. Les dialogues y sont rares, noyés sous les divagations mélancoliques de son personnage. Oui, certains risquent d'y laisser quelques illusions. Passe ton chemin, toi le forçat du romantisme attaché aux bleuettes insipides, car ton cœur finira en peau de chagrin. Par contre, si tu sais que les contes de fée n'appartiennent qu'à Disney, alors va, lis et deviens. Emilie Papatheodorou

UN DERNIER POUR LA ROUTE “Martini Shoot” de F.G. Hagenbeck Denoël - 200 pages - 13,50 euros

Martini Shoot, nouveau roman de l'écrivain, scénariste et dessinateur de bandes dessinées mexicain F.G. Hagenbeck, est un polar aux pages imbibées d'alcool et de glamour hollywoodien. Une ville perdue en plein Mexique accueille le tournage de La nuit de l'Iguane, superproduction hollywoodienne qui rassemble les plus grandes stars des sixties : la fatale Liz Taylor et Richard Burton, Ava Gardner, Sue Lyon la capricieuse… la crème de la crème ! Sexe, alcool et égos démesurés : tous les ingrédients sont réunis pour rendre le cocktail explosif. Mais pour désamorcer cette détonante situation, le réalisateur confie à chacun de ses protégés un pistolet d'or chargé de balles d'argent et se paye les services de Sunny Pascal, un “agent de sécurité” d'un genre particulier. C'est cet archétype d'antihéros, mi-mexicain, mi-surfeur, définitivement alcoolique et doté d'une bonne dose d'humour noir, qui sans trop savoir comK?-62

ment ni pourquoi, va se retrouver témoin d'un vol de bijou, d'une overdose et d'un meurtre sordide. L'atmosphère est parfaitement posée : la chaleur moite du Mexique est continue au fil des pages, le clinquant du Hollywood des années 60 palpable. Chaque chapitre est amorcé par la recette d'un cocktail célèbre et les actrices sulfureuses se multiplient au gré des déambulations alcoolisées du détective Sunny. Seul hic : si l'écriture est rapide, concise, accumule les comparaisons, le livre, lui, ne dépasse pas vraiment le stade du scenario. Cela manque d'acteurs pour incarner les personnages, de metteur en scène pour chorégraphier les chairs suintantes d'alcool et orchestrer la soudaine transformation d'un ivrogne abruti en un brillant Sherlock Holmes. En un mot, on regrette de rester en périphérie d'un récit prometteur, à attendre encore d'entendre “Tournez !” alors que le “Martini Shot” - dernière prise de vue de la journée dans le jargon cinématographique - vient de s'achever. Elisabeth Golovina-Benois


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illustration : Benjamin Crette Petit Claire

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BACK TO BLACK

Le roman noir, c'est du brutal. Un genre poisseux, dur et néanmoins drôle qui met en scène les exclus. Le succès de certains auteurs masque l'immense créativité du genre, qui figure parmi les plus inventifs de la littérature contemporaine. Le roman noir est-il encore la littérature pour marginaux qu'il était à ses débuts ? Tentative de réponse. Le roman noir est partout. Le genre naît aux Etats-Unis dans les années 20 autour de la “hardboiled school”, personnifiée par Dashiell Hammett : des personnages violents, solitaires, agissent, vivent et meurent dans un monde sans pitié. Raymond Chandler et son Grand Sommeil (traduit par Boris Vian), William Riley Burnett et son Asphalt Jungle (paru en France sous le titre pâlot Quand la ville dort) ou encore James M. Cain, l'auteur du Facteur sonne toujours deux fois, furent les hérauts de ce genre novateur. En France, Jean-Patrick Manchette éleva le roman noir au plus haut niveau dans les années 70 et 80, et fut aussi un remarquable théoricien du genre, à travers ses chroniques dans Charlie Mensuel et ses Notes noires pour la revue Polar, rassemblées par Payot & Rivages en 1996.

plus masculin et qui n'a pas spécialement de succès”. Et cite parmi les auteurs contemporains importants Georges Pelecanos, Dennis Lehane et Don Winslow. Le premier, qui décrit dans ses romans un Washington tuméfié par les conflits raciaux et la pauvreté, a aussi participé activement à l'écriture du scénario des séries The Wire et Treme, dont le succès international ne démord pas. Le second, qui dépeint la rudesse de Boston, a aussi fourni à Hollywood un film à oscars (Mystic River) et à succès (Shutter Island). La société Rockstar Games a développé L.A. Noire, un jeu vidéo inspiré des romans de la même couleur. Comment y voir une littérature de la marge, quand le roman noir est à ce point apprécié, intégré aux codes de l'époque et, osons ce mot qui lui va si mal, “hype” ?

Aujourd'hui, dans le sillage de James Ellroy, lu, connu et reconnu, des écrivains creusent le sillon tracé par les Maîtres et grattent encore plus près de l'os, en respectant le seul code du roman noir : la réalité est féroce et inévitable. JeanChristophe Brochier, responsable de la collection Roman noir au Seuil, le confirme : “Dans le roman noir, le monde est cruel, quelle que soit l'intervention qu'on peut y faire. A l'inverse du roman policier où le fait de découvrir la solution permet de dissiper le désordre, dans le roman noir, le désordre continue”. L'éditeur décrit “un roman plus social et plus politisé, qui touche un public

Les héros d'abord. Losers abîmés, perdus, individualistes, ou amoraux, voire les quatre à la fois, ils représentent ceux que la société a exclus. Jack Taylor, le privé drogué, alcoolique, irlandais et terriblement seul imaginé par Ken Bruen, est la figure emblématique de ce type de personnage caustique. Celui qui cherche à racheter ses erreurs et rate à cause de la violence du monde réel, s'enfonçant toujours plus loin dans la solitude. Celui qui emmerde le monde et qu'on est seul(e) à comprendre quand on le lit. Jean-Christophe Brochier l'explique ainsi : “Le roman noir justifie la difficulté de la vie. Il lui donne un sens : il y

a du bien et il y a du mal. C'est rassurant. C'est aussi une littérature à part, qui ment peu à l'heure où le roman traditionnel tourne en rond et nie la réalité. Le roman noir utilise la langue de la vraie vie: ça fait plaisir de voir les gens parler mal et brutalement”. La langue, putain : voilà pourquoi le roman noir reste à la marge. C'est un genre qui écrit comme on parle, sans les artifices de la littérature “généraliste” (l'autofiction, au secours), qui sonne “vrai”, et surtout qui invente en permanence. C'est le style direct de James Ellroy. La langue scientifique et cinématographique de Pelecanos. Le lyrisme tellement drôle de James Crumley. Voilà où est la marge. Jean-Christophe Brochier soutient avec un brin d'ironie : “Le roman noir s'est construit à la marge avec Chandler et Hammet, mais il est très mainstream aujourd'hui. Il est partout. Il est là quand on va au cinéma, dans la dureté du monde du travail, dans tous les faits divers, et même chez les people”. Il y a quand-même quelques raisons d'espérer : James Crumely est mort dans l'indifférence générale. Les romans de Ken Bruen ne sont pas en vente dans les gares. Il y a un mois, le film Drive de Nicolas Winding Refn a créé la sensation sur la Croisette. Il est adapté du roman éponyme de James Sallis, sorti en 2005. Heureusement, personne n'en a parlé. Tanguy Blum


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littérature/sujets

La folie du sexe pensant En ces temps de “sidération” post strauss-kahnienne, quand il n'est plus d'autre bruit audible que celui de cette rumeur profuse qui n'a de cesse de commenter le coup de folie de l'un des rois du monde, de roucouler sur la sexualité ancillaire et machiste des oligarchies aveugles qui l'entouraient du temps de son zénith, de répéter à l'envi les détails supposés du passage à l'acte de ce prince priapique à la paupière basse, de guetter les symptômes inattendus de sa névrose irrationnelle de grand manipulateur d'opinion qui s'apprêtait à prendre la France dans le secret boudoir des isoloirs, quand le moindre psychanalyste, le plus modeste psychiatre se trouve aussitôt sommé de nous expliquer en direct et par le menu le protocole souterrain de ce bûcher des vanités politiques, financières et sociales qui vit un souverain choir en quelques minutes sur la moquette maculée d'une chambre de palace new-yorkais - “le roi est nu” aurait pu s'écrier la femme de chambre du Sofitel en le voyant surgir

de la salle de bains de la suite 2806 -, quand, enfin, le spectacle de son œil torve et de sa joue rugueuse sous les spots blafards d'une salle d'audience d'un tribunal convainc jusqu'à la dernière militante socialiste que le destin d'un homme, fût-il puissant et riche, intelligent et calculateur, n'est jamais totalement hors d'atteinte des balles traçantes des mauvais génies travestis en snipers, alors il est sans doute temps de se rappeler qu'il est un philosophe, Michel Foucault en l'occurrence, qui a su embrasser en deux ouvrages complémentaires, Histoire de la Folie à l'Âge Classique et Histoire de la Sexualité, les deux dimensions essentielles de cette pantalonnade hôtelière. Avant lui, de Pinel à Freud, d'Érasme à Carrel, nombreux furent ceux qui, grattant sous les méninges pour y découvrir le siège de la fragile conscience, s'étonnèrent de découvrir que le cerveau n'est bien souvent qu'un sexe pensant. La folie - celle, pathologique, d'un Sade ou, plus ordinaire, d'un Bukowski - loin des tourments augustes et

autres afflictions romantiques, n'a semblet-il que deux terreaux d'exception : le crime et le cul - à quoi il convient d'ajouter toutes les combinaisons convexes des deux. Palette modeste, finalement. La littérature se fait ici peinture. Les romans de folie sont plus nombreux encore que ceux d'initiation ou de confession, genres majeurs. Lorenzaccio, Julien Sorel, Don Quichotte, Harpagon, Aurélia, Nadja... autant de personnages atteints de “folie” sans qui la littérature ne serait qu'un exercice de réécriture du Bottin. Incidemment, le récent fait divers impliquant le Directeur Général du FMI fait irrésistiblement penser aux Nouvelles en Trois Lignes de Félix Fénéon : “Au Sofitel de Manhattan (New York) Dominique S.-K., qu'une femme de ménage surprenait nu au sortir de la douche, entreprit incontinent de la faire taire avec son sexe afin qu'elle ne fût pas tentée de répéter ce qu'elle avait vu. Il y perdit sa réputation.” Alphonse Doisnel

READLIST Pré-Readlist pour préparer au mieux la rentrée littéraire de septembre. - “Du temps qu'on existait” de Marien Defalvard (Éd. Grasset) - “Le dernier testament” de James Frey (Flammarion) - “L'art français de la guerre” d'Alexis Jenni (Gallimard) - “IQ84” de Haruki Murakami (Belfond) - “Un ange noir” de François Beaune (Verticales) - “Brut” de Dalibor Frioux (Seuil) - “The Room” d'Emma Donoghue (Stock) - “So long, Luise” de Céline Minard (Denoël)

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Antonin Artaud Damné théâtre

S'il est difficile d'imaginer un théâtre sans excès, c'est sans doute parce qu'il en va de sa fonction de révéler par aggravation l'extrémité des comportements humains. C'est pourquoi parler de la folie exige de parler du théâtre. Or on ne peut parler du théâtre ni de la folie sans évoquer la vie et l'œuvre d'Antonin Artaud (1896-1948). Le théâtre et son double Le poète héroïnomane, qui finira sa vie édenté par les électrochocs, a livré en 1935 son manifeste du théâtre : Le théâtre et son double. Au delà de la pensée d'Artaud sur le théâtre, le texte nous éclaire sur cette énergie incommensurable qui a poussé l'auteur à produire son œuvre et qui l'a, du même coup, projeté dans les ténèbres de la maladie psychiatrique. Si la première partie s'intitule Le théâtre et la peste, il serait précipité d'y voir l'expression d'une fascination de l'auteur pour le morbide. Après avoir décrit les différentes épidémies de peste qui ravagèrent l'Europe au cours des siècles, Artaud dresse le portrait d'un petit groupe de population immunisée errant à travers le chaos des maisons ouvertes pour “faire main basse sur des richesses dont ils sentent bien qu'il est inutile de profiter”. C'est alors que sa définition du théâtre apparaît : “Le théâtre, c'est-àdire la gratuité immédiate qui pousse à des actes inutiles et sans profit pour l'actualité”. Artaud prône donc un théâtre “sous l'angle de l'hallucination pure”. La distanciation inventée par Brecht pour rappeler au spectateur que ce qu'il voit est faux, apparaît alors comme le symétrique exact de la volonté d'Artaud. En opposant au théâtre psychologique venu de Racine la “violence que le théâtre doit posséder”, Le théâtre et son double s'inscrit à son époque dans la logique d'une œuvre réactive. Contre l'idée de la sacro-sainte Culture qui n'a de profit que pour l'esprit et nous éloigne de la réalité en nous divertissant, Artaud défend un art qui sert à la vie : que le théâtre retrouve sa puissance primesautière, la force incantatoire des totems érigés à l'antiquité pour repousser les foudres des dieux. Qu'elles seraient ces forces aujourd'hui ? De quoi l'homme a-t-il peur ? De l'inconnu, comme toujours. Ainsi la psychologie est-elle la première ennemie d'Artaud car elle ne fait que “réduire l'inconnu au connu”. A toute idée de progrès, Artaud oppose une régression salvatrice vers le danger, là où se trouve l'énergie décuplée. Au spectacle de créer dans la foule une communion qui l'exalte pour l'assainir, ainsi vide-t-on collectivement les abcès. Comme le théâtre, la peste tue sans détruire d'organes. Le suicidé de la société Comment ce texte, d'une perspicacité redoutable, peut-il avoir été l'œuvre d'un fou ? La fascination qu'exerce Artaud nait de ce paradoxe : seul un fou possède le courage de sa lucidité. Nécessaire à montrer ce que personne ne veut voir, ce courage fait d'Artaud un héros moderne déterminé à rendre à la vérité le trouble de la contradiction. Qu'est-ce qu'un aliéné authentique ? Artaud y répond lui même tout en s'identifiant : “C'est un homme qui a préféré devenir fou, au sens où on l'entend socialement, plutôt que de forfaire à une certaine idée supérieure de l'honneur humain”. Héros mais sans honneur, ennemi viscéral de la psychiatrie ayant passé la moitié de sa vie interné, rares sont les artistes qui ont à ce point coordonné leur vie et leur œuvre. Artaud est l'exemple même du fou : celui que la société rejette et qu'elle aurait érigé en modèle en d'autres temps plus religieux : “C'est ainsi qu'une société tarée a inventé la psychiatrie pour se défendre des investigations de certaines lucidités supérieures dont les facultés de divination la gênait.” Antonin Artaud en 1927 Grégoire Leprince-Ringuet


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photo : Maxime Stange

littĂŠrature/rencontre

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JOËL BAQUÉ

POÈTE DE L'AIRE

Joël Baqué est un poète. De ceux qui jonglent avec les mots et jouent avec les sons. Après trois recueils, c'est dans les interstices de “Aire du mouton”, son premier roman qu'il glisse avec malice un peu de sa prose aérienne. En marionnettiste subtil, et sur fond de musique populaire, il y orchestre l’histoire incongrue d'un VRP chaussettesmickey-slip-kangourou-sous-le-costume-Zara et d'une héritière flamande tennis-shopping-stretching sur une plage de Knocke-LeZoute. Rencontre avec un auteur à la pudeur élégante et aux sourires communicatifs. Keith : D'ou te vient cet accent chantant ? Joël : De Béziers. Depuis 20 ans que j'habite à Paris il s'accroche et, apparemment, il n'est toujours pas parti puisque tu l'entends. Keith : Comme Jane Birkin… Joël : (Rires) Oui un peu, même si c'est la première fois qu'on me compare à Jane Birkin. Keith : Tu es né en 1963, pourquoi avoir attendu si longtemps pour sortir un premier roman ? Joël : Parce que je suis venu très tard à la littérature. A la trentaine passée. Je l'ai découverte à travers la poésie de Francis Ponge, par hasard, et je ne me suis alors intéressé qu'à ça. Je faisais une espèce de blocage à l'encontre du roman. En fait, j'ai commencé à vraiment réfléchir à un roman il y a seulement un an. Je me suis mis à retravailler des blocs de proses sans moteur narratif particulier que j'avais écrits, et le reste est venu progressivement. Mais, pour moi, la narration, dans ce livre, vient par surcroit. Mon intérêt n'est pas vraiment de raconter une histoire, mais plutôt de produire un travail d'écriture, de créer une atmosphère. Je crois que les éléments narratifs de mon livre sont venus au fur et à mesure et se sont intégrer d'eux “On peut même.

plus de 100 pages et, il faut dire que ça ne marche pas terrible-terrible. Es-tu aussi piètre dragueur que ton personnage ? Joël : Un piètre dragueur, ça c'est certain. En fait le personnage masculin me représente moi. Comme moi, il est fils d'ouvrier agricole, et c'est vrai que j'ai vécu longtemps avec une jeune femme d'origine bourgeoise dont le père était richissime. J'ai vécu de l'intérieur ce qu'est l'étoffe bourgeoise. Ces gens qui ont beaucoup d'argent et qui n'ont pas conscience de la société, de la vie telle que la majorité des gens l'endure aujourd'hui. On peut dire qu'il y a beaucoup de vécu dans ce livre. Keith : Tout le monde en prend pour son grade dans ce livre, les wallons, les français, les flamands, les bourges, les prolos. Pourquoi tant de haine ? Joël : Ce n'est pas du tout de la haine. En fait je crois que c'est très caricatural. Comme dans une bande dessinée, j'ai essayé d'appuyer au maximum sur les traits des personnages. Je crois que le livre représente des réalités sociales existantes dans lesquelles j'ai puisé pour écrire.

Keith : Pourquoi le livre est-il construit autours de dictons, proverbes et citations de refrains populaires ? Joël : Ça m'est venu comme ça. Et dire que je puis en y réfléchissant, je me suis demandé pourquoi j'avais fait cela, et suis un être cynique. je suis arrivé à la conclusion que le Keith : Il y a quand même dans ton livre Qui produit une écripropre de certaines personnes, d'un l'idée que l'amour est impossible entre point de vue social, c'est de ne pas deux personnes de classes sociales difture cynique pour des avoir conscience de ce que parler férentes… lecteurs cyniques, ou veut dire. La limite de cette attitude, Joël : Oui, effectivement. qui le deviendront à la c'est de produire du prêt-à-penser, des stéréotypes de conversation qui Keith : Penses-tu qu'au XXIe siècle les lecture du livre.” n'impliquent pas vraiment de réfléchir. inégalités sociales restent encore un Les dictons, la sagesse populaire, c'est ce obstacle à l'amour ? qu'il y a de plus évident à produire. Ce n'est jamais Joël : J'ai combien d'heures pour répondre à personnel. Donc la caricature du représentant produit une cette question...? (Rires) Non sérieusement, je crois que la situation du couple aujourd'hui est assez catastrophique en parole caricaturale. Et puis aussi, parce que ça produit un effet terme de possibilité de durée. Et puis d'un point de vue sociologi- humoristique, enfin j'espère… que, c'est un livre qui est bourré de déterminisme. Le représentant est déterminé par son milieu social, tandis que la jeune femme est Keith : Il y a beaucoup d'ironie et de cynisme dans ton bouminée par le déterminisme de son environnement bourgeois. Sa quin, est-ce une une forme de pudeur littéraire, une manière mère, grande bourgeoise, vit dans le luxe mais en pâtit car elle de ne pas trop t'exposer ? doit renvoyer une image conforme à celle que souhaite son mari, Joël : Oui, je crois. Mais plus généralement, on peut dire que je qui est un homme d'argent et veut que sa femme illustre sa réus- suis un être cynique. Qui produit une écriture cynique pour des site matérielle. C'est un livre influencé, souterrainement, par lecteurs cyniques, ou qui le deviendront à la lecture du livre. Non Bourdieu. Quand j'ai découvert Bourdieu, tardivement, j'ai vu pour plus sérieusement, en travaillant sur les archétypes et les clichés, la première fois ma vie comme tirée à sec, de l'extérieur, objecti- l'ironie et le cynisme m'ont permis de prendre de la distance par rapport aux personnages et aux situations dans lesquelles je les vée. faisais évoluer, j'étais comme un manipulateur de marionnettes. Keith : Les personnages de ton roman semblent coincés dans Cette attitude m'a aidée avancer dans le travail d'écriture. leur situation sociale, culturelle, amoureuse, et n'avoir aucune Keith : Une petite blague belge pour finir ? envie de s'en extraire. Joël : C'est-à-dire qu'ils n'en ont pas vraiment conscience. C'est Joël : Eh bien non. Dans le livre, je parle des “ridicules blagues la narration qui parle pour eux. Par définition, quand on est pris belges des voisins français”, par cohérence avec moi-même, je ne par les déterminismes, on n'en a pas vraiment conscience ou ferai donc pas le français ridicule qui moque ses voisins belges ! alors on essaie de les relativiser. Donc effectivement, il y a un côté très pesant sur les personnages. Propos recueillis par Léonard Billot Keith : Le narrateur essaie de séduire une jeune femme sur


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MONSIEUR PIPI ET MADAME THÉATRE

Après “Le vieux juif blonde”, Amanda Sthers revient avec un nouveau monologue au titre surprenant : “Monsieur Pipi”. Pour sa première pièce Amanda Sthers avait choisi un titre étrange, Le vieux juif blonde, et une actrice qui était à deux doigt de ne plus en être une. Puis, portée par ce monologue éblouissant, Mélanie Thierry est devenue inévitable au cinéma, alternant grosses productions aux accents internationaux et films français de réalisateurs prestigieux. Le texte, lui, connaît encore plus de gloire. Repris un peu partout, il est même étudié à Harvard. Même si humble et sincère, Amanda Sthers préfère ne pas y penser. Comme si c'était trop, comme si c'était exagéré. Après un autre succès Thalasso, que la mise en scène avait tiré vers la franche comédie - elle revient avec un nouveau monologue au titre surprenant. La seule chose qui a changé c'est que désormais on lui fait une confiance aveugle et qu'on a envie de se ruer sur son Monsieur Pipi. Même si elle donne ses rendez-vous dans un prestigieux hôtel de la capitale, Amanda Sthers est une fille assez simple qui a le don de mettre son interlocuteur à l'aise. La poignée de main est franche et la réponse directe. Quand on lui demande par exemple comment lui est venue l'idée de cette pièce, elle ne fait pas semblant de se souvenir d'une anecdote incroyable. Elle ne met pas en scène ses souvenirs. “C'est toujours compliqué de se souvenir du point de départ”. Mais elle sait qu'un jour elle a voulu parler d'un de ces cafés de Saint-Germain qui était l'âme de l'existentialisme et qui deviennent, à force de rénovation, des flunch de luxe et des témoins de cette époque. Les dames pipi notamment. Et puis, il y avait sûrement aussi des “Monsieurs Pipi”. Pourquoi pas ? Son personnage, en plus d'être un titre, est donc un prétexte. Une âme, un souvenir. Et une image. Tout de suite elle a vu le côté visuel : “Les balais, les chiffons”. Alors la forme théâtrale s'est imposé d'elle même. Il lui fallait trouver un acteur. Elle a pensé à Dominique Besnehard qui ne l'est pas. Tant pis, ce serait lui ou personne d'autre. “J'ai écrit en imaginant que ce serait lui. Son phrasé possède l'étrangeté nécessaire. Puis il a une part d'enfance et quelque chose de plus adulte”. Une évidence donc. Il ne restait plus qu'à le convaincre. Ça n'a pas été facile. Amanda Sthers lui a donné à lire. Il lui a répondu qu'il n'était pas acteur. Elle lui a répliqué qu'il était for-

midable dans A nos amours de Pialat, qu'elle ne le donnerait à personne d'autre et qu'elle attendrait. Alors, elle a attendu. Elle a eu raison. L'ex-directeur de casting, ex agent de star, lui a répondu un an plus tard qu'il était partant. Qu'il avait vraiment envie de le faire. Et le voilà, dans quelques jours, sur la scène du théâtre du Rond Point dans le cadre des dix-huit lectures monstres organisées par JeanMichel Ribes. Elle ne sait pas encore s'il prolongera l'aventure au-delà de ces quelques jours, elle l'espère sans doute, mais une chose est sûre elle aura déjà réussi son pari. Car quand elle a écrit sa première pièce, caprice des programmations il s'agit de Thalasso, celle qui est désormais un auteur reconnue (même si à ses débuts le fait d'être la femme de Patrick Bruel l'a pénalisée) n'avait qu'une ambition : écrire les pièces qu'elle avait envie de voir. Elle trouvait que le théâtre se perdait un peu dans des conventions bourgeoises d'un autre âge, que les mises en scènes ne prenaient plus assez de risque, bref qu'on s'emmerdait. Elle n'hésite d'ailleurs pas à donner les noms de ceux qui se rendent coupables à ses yeux de sacrifier leur art aux goûts du public. Elle le dit aux intéressés, alors elle peut bien le dire aux journalistes. Même si ce sont ses amis ou ses ex qui trinquent parfois. “Mais, quand je suis émue au théâtre, je suis émue comme nulle part ailleurs” explique-t-elle. Alors elle a cette exigence et cette envie de faire des choses sinon différentes au moins qui lui ressemblent et qui lui parlent. Maman avant tout, elle écrit d'ailleurs avec son nouvel amoureux, Sinclair, rencontré quand il a signé la musique de son premier long-métrage (dont elle dit, avec une franchise étonnante que si on ne l'a pas vu ce n'est pas grave) une comédie musicale pour enfants. Ajoutez à cela une autre pièce qu'elle cherche à monter avec Michel Leeb et Claire Nadeau, une comédie générationnelle intitulée Divorce Party (qui pose cette question essentielle : pourquoi ne divorce-t-on jamais de ses copains ?) et le roman sur lequel elle est en train de travailler, et vous comprendrez qu'on a pas fini d'entendre parler d'elle. Ce qui est, définitivement, une bonne nouvelle pour le théâtre. Nicolas Roux Monsieur Pipi d'Amanda Sthers au théâtre du Rond Point du 16 au 30 juin. Réservations au 01.44.95.98.21

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UN CLASSIQUE ? BON D'ACCORD… Le théâtre de la Madeleine aura réussi sa saison. Après le face-à-face Dussollier / Arestrup, après la révélation Cécile Cassel, il donne dans le Beckett avec “Fin de Partie”. A voir pour :

Dunnara Meas

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Le texte

La fin du monde vu par Beckett ? Effrayante, impossible, absurde. À la fois drôle et atrocement insoutenable. Une vision de l'humanité aimante et complètement désespérée. On n'ose pas rire, on n'ose pas pleurer. Laissez-vous avaler par la profondeur de ce chef d'œuvre du XXe siècle. La mise en scène

Disons les choses le plus clairement possible, Alain Françon est un des metteurs en scène les plus précieux de notre temps. Il vient de mettre en scène des Feydeau et il se plonge dans du Beckett avec la même intelligence et le même respect. Il colle au texte et aux indications pour en extraire l'essence. Avec lui l'intemporel devient moderne. C'est une caisse de résonance. . La distribution

Serge Merlin et Jean-Quentin Châtelain. Ces noms ne vous disent rien ? C'est normal. Ce ne sont pas des acteurs de cinéma (même si le premier était l'homme de verre d'Amélie Poulain). Ce sont des hommes de théâtre. Et parmi les meilleurs. Ils jouent avec leur voix, leur corps et leur tête et offrent une performance incroyable. N.R. Fin de partie, de Samuel Beckett au théâtre de la Madeleine. Réservations au 01.42.65.07.09

arigny.

théâtre M cure, vous êtes encore le directueeuntr sdun'au s e L ront pas eu la e r r ie Cher P cris cette carte postale, une poignée d'inconséq ront confirmé à votre

j'é A l'heure où u moment où vous la lirez au contraire qu'ils vous au admirable. Même vos t J'espère qu'a de vous virer. J'espère éâtre depuis trois ans es uts. Vous avez rendu à th mauvaise idéeque vous faites dans ce ès peuvent avoir des défa fait de ce théâtre, un ez place. Car ce duisantes. Même vos succaine et populaire. Vous av n vient pour découvrir erreurs sont sémense une dimension humnt et se rencontrent. Où l'o anché. Comme l'était br cet espace im u où les cultures se croiseigny un lieu populaire et lie ar M n U . de it tre fa théâ tre secret ? de. Vous avez ou par certitu erre, vous nous confiez vo Pi s ite Canal. D N.R.

é é é LA COMÉDIE DE L'ÉTÉ L'été, le théâtre s'offre aux comédies. Roues de secours déjà crevées et refuge pour acteurs en mal de temps de jeu la plupart du temps, il y a, cette fois, une pièce qui échappe à la règle. Oui, Une semaine pas plus est une farce. Un prétexte. Un pitch comme le point de départ d'une histoire qui ne peut que mal tourner. Pour faire exploser son couple, Paul fait croire à Sophie que Martin, son meilleur ami qui vient de perdre sa mère, va venir habiter un peu chez eux. Evidemment, ça se passe mal. Evidemment c'est drôle. Il faut dire qu'Arthur Jugnot, a qui l'on doit déjà d'avoir déringardisé la magie, est à la mise en scène. Faites vous plaisir, aller voir cette pièce. On ne le dira à personne. N.R. Une semaine pas plus, de Clément Michel - Du 14 juin au 3 septembre 2011 au théâtre de la Gaité Montparnasse. Réservations au 01.43.22.16.18


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Disconnected People

LA FOLIE DES HAUTEURS

Depuis le jour où il se redresse sur ses membres inférieurs pour marcher debout, jusqu'au premier pas (le fameux “petit pas” mais si “grand pour l'humanité”) sur la lune, l'homme n'a eu de cesse que de s'élever. Toujours plus haut, telle semble être son irrésistible ambition. Et l'architecture, qui raconte l'histoire des hommes tout autant que bien des manuels, en témoigne abondamment.

C'est une vieille histoire donc. Il y a longtemps, très longtemps, à Babylone, à une époque où les hommes rescapés du Déluge et de l'Arche parlaient tous la même langue, les fils de Noé sous la conduite de Nemrod, le roi chasseur - décidèrent d'édifier la Tour de Babel pour atteindre le ciel. Dieu en sa colère, nous dit la Genèse, anéantit ces efforts, créa la confusion des langues et dispersa les peuples. Il n'empêche, les hommes n'en abandonnèrent pas pour autant leur folie des grandeurs, leur folie des hauteurs. Les ziggurats mésopotamiens, les observatoires indiens, la grande muraille de Chine, les tours de guet et les donjons occidentaux, entre autres, en sont quelques-unes des traces parmi les plus évidentes. En 1871, un gigantesque incendie ravage le coeur de Chicago. Il s'agit de reconstruire et, souLa Tour de Babel dain, les gratteciels jaillissent du sol. L'invention toute récente de l'ascenseur à vapeur par un certain Otis n'y est pas pour rien. Et Chicago, en un tournemain, se transforme en musée vivant, et en plein air, de l'architecture contemporaine. Sous la conduite d'architectes tels William LeBaron Jenney et Louis Sullivan, s'invente là-bas un style, celui de “L'Ecole de Chicago”, fait de “cast iron buildings” (à structure d'acier et de fonte, encadrant briques et pierres). Le tout premier d'entre eux, le Home Insurance Building, signé LeBaron Jenney, est inauguré en 1884. La France, à sa manière, n'est pas en reste. En 1889, pour l'Exposition Universelle de Paris, l'ingénieur Gustave Eiffel inaugure sa tour qui culmine à 327 mètres et sera, 41 ans durant, la plus haute construction du monde...

à Shanghai (420,5m), la Trump Tower à Chicago (415,1m) et le Citic Plaza à Canton (391,1m). La première tour européenne, la City of Capitals (306m), à Moscou, n'arrive qu'en vingt-sixième position. Et, dans les cent premiers, on ne compte que deux autres gratte-ciels, tous deux à Francfort sur le Main en Allemagne, la Commerzbank Tower (en 73ème position) et le Messeturm (en 74ème position), flirtant l'un et l'autre avec les 300 mètres.

Malédiction encore et toujours

Côté “résidentiel”, on monte moins haut. Quoique... Inaugurée cette année à New York, au 8 Spruce street, dans le “bas de la ville”, la Beekman Tower culmine à 265 mètres ! Un immeuble signé Frank O. Gehry (l'architecte du Guggenheim de Bilbao), et dont la façade en acier fripé, plié, courbé, incurvé, ondoyant, fait déjà courir tout New York, malgré les loyers démentiels qui y sont pratiqués : de 15 000 à 20 000 dollars par mois pour un trois pièces haut de gamme (on imagine bien DSK séduit par un tel programme...). La Beekman Tower est située à deux encablures de Ground Zero où s'élevaient, jusqu'à 526,3 mètres, les Twin Towers du World Trade Center abattues, comme on le sait, le 9 septembre 2001. Au delà de l'attentat terroriste, certains y virent une nouvelle manifestation de “la malédiction de Babel”. Tout comme d'autres la voient aussi dans l'impossibilité qui frappe Jean Nouvel d'édifier sa Tour sans fins à La Défense. Sans “fins” avec un s, pour bien marquer que, jaillissant noire du sol et se liquéfiant dans la transparence à son sommet, elle n' aurait ni commencement ni fin. Comme un hommage, oui, à la Tour de Babel et à sa folle et démesurée ambition de lier pour l'éternité la terre et le ciel. Folie des hauteurs pas morte... Edouard Michel Le Burj Khalifa, à Dubaï, qui s’élève à 828 mètres (record du monde)

Toujours plus haut

Record battu depuis longtemps, et de nombreuses fois. Aujourd'hui, le champion toutes catégories, inauguré en 2010, est le Burj Khalifa à Dubaï, qui s'étire jusqu'à 828 mètres ! Une sorte de monstre, conçu par les architectes américains Skidmore, Owings et Merrill, qui, s'il constitue une performance technique, n'est en rien une performance esthétique ou stylistique. Boursouflé, grandiloquent, prétentieux, “bling bling” en diable. Mais impressionnant et assez proche de l'endroit où la légende situe la Tour de Babel. A cet égard, il est intéressant de constater que sur les dix gratteciels les plus hauts du monde, huit se situent en Asie et deux aux Etats-Unis. Outre le Burj Khalifa qui arrive en tête, on trouve la Sears Tower -devenue Willis Tower- à Chicago (527,3m), la Taipe 101 à Taïwan (508m), le Shanghai World Financial Centre en Chine (492m), le International Commerce Center à Hong Kong (484m), les Tours Petronas à Kuala Lumpur en Malaisie (452m), la Greenland Square Zieng Tower à Nankin (450m), la Jin Mao Tower K?-70


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La Beekman Tower de Frank O. Gehry, qui culmine à 265 mètres


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Photographe : Laure Bernard Directeur artistique : Jean-Baptiste Telle Styliste : Sophie Chheng Hair and Make up : Flavio Nunes Assistant photographe : Olivier Gonin Mannequin : Charlotte Bruge (Agence JustWM) Merci à Josselin & Davina Léon-Dufour

MADLY COLORED

Photographe : Laure Bernard Direction artistique : Jean-Baptiste Telle Stylisme : Sophie Chheng Hair and Make-up : Flavio Nunes Mannequin : Debora Franchi (Agence JustWM) Merci à Audray Salem Merci au Studio La Plateform

Marcel Primark Pantalon American Apparel Sandales APC Bracelets vintage

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Chemise I love Leon Bandeau (bande de rĂŠsille) MarchĂŠ St Pierre Culotte Eres Ceinture vintage Collier vintage, Urban Outfitters, Agatha, H&M, Topshop

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Bagues Low Luv by Erin Wasson

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Veste d'homme Zara Bandeau Stella Forest Soutien gorge Topshop Jupe Mango Ceinture Asos

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Chemise H&M Pantalon Superfine Body Mango Ceintures Claire's Colliers vintage Sandales Cacharel

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Robe H&M Ceinture Urban Outfitters Culotte Princesse Tam Tam

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Short Sarah Wayne Top Primark et American apparel

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Body Mango Bagues Topshop, Low Luv by Erin Wasson, vintage Bracelets Padam, lien cuir La Droguerie, bracelets vintage

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Tshirt Iro Top dentelle Etam Porte Jarretelles et culotte Wolford Ceinture American Vintage Bas Forte Forte Mocassins vintage Kiliwatch

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Marcel Primark Pantalon American Apparel Sandales APC Bracelets vintage

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petit portrait en minuscules d’un artiste quasi majuscule boulbar par augustin t. / photo laure b.

america

présence

vendredi matin, terrasse du “soleil d'or” devant la basilique de saint-denis. il débarque, mains dans les poches et sourire aux lèvres, avec sa bouille d'intello tendance bobo plutôt propre sur lui. difficile de savoir son âge, disons entre dix-sept et quarante-sept ans - ce n'est pas très important, puisque de toute façon, boulbar prend son temps. il est de ces artistes qui résistent à l'urgence de l'industrie musicale à coups de projets aussi ambitieux qu'inédits. comme requiem pour un champion, ce concept-album sur la gloire et la déchéance d'un boxeur yankee qu'il a adapté en bande dessinée avec le dessinateur vincent gravé, puis tourné en spectacles-concerts jusqu'en mars de l'année dernière. son nouvel opus à paraître en novembre est plus que jamais sous le signe de l'amérique. c'est un carnet de route résolument cabossé, une ruée vers l'ouest à la gloire de la défaite, un voyage intérieur qui nous emmène de “mobile homes” en villes fantômes quelque part entre dylan, gainsbourg et johnny cash. quand il évoque ces paysages désolés, le jeune boulbar (bertrand de son prénom) a de faux airs d'aventurier. à bien l'écouter, on se dit qu'il faut avoir la foi pour faire ce métier - les disques ne se vendent plus, les avances sont réduites à néant, la créativité semble toujours soumise aux diktats des mêmes labels, scènes ou radios, qui font étonnamment la pluie ou le beau temps. il nous confie une ou deux déconvenues, comme cette apparition au fou du roi où on lui a demandé à la dernière minute de changer le titre qu'il devait reprendre. pas facile de faire preuve d'indépendance à une époque où “sur france inter on ne peut plus chanter les mots bleus à midi parce que c'est trop triste”.

america

errances

boulbar, c'est l'histoire d'un petit rouennais fan des beatles qui s'achète une guitare à l'âge de seize ans. on le retrouve à paris, quelques années plus tard, multipliant les petites scènes en marge de ses études d'histoire. à l'époque, les titres qu'il enregistre chez lui avec les moyens du bord sont déjà des hymnes à l'errance et à la liberté. qui s'étonnera dès lors qu'il soit parti tout seul sur les routes américaines pour composer ce nouvel album, motor hotel ? dans sa valise : sa guitare, son ampli, sa carte son et son ordi. dans sa tête : des images de films noirs, des souvenirs de voyages et un ou deux personnages de russell banks ou de bukowski. c'est un journal de bord au volant de sa vieille ford, un mois de vagabondages et plus de huit mille bornes sur la route des perdants magnifiques - itinérants, hobos ou vétérans qui n'ont plus rien à faire des rêves d'amérique. il faut l'entendre prêter sa voix à ceux qui n'en ont pas, comme ce vieux joe qu'il rencontre sur le vieux port de san francisco et qui lui raconte les ombres du vietnam : “le jour les fantômes restent loin / mais reviennent la nuit tombée”. si chacun de ces poèmes chantés respire la solitude et lorgne vers le glauque, c'est que l'écriture, chez boulbar, naît souvent de ces images désolées. il se souvient par exemple de cette envie d'écrire à tout prix lors de cette escale à garden city, au fin fond du kansas, perdu entre un commerce de pneus et une station service. à ceux qui lui reprocheraient une amérique fantasmée, il répond que le pays réalise tous ses clichés. “les cow-boys de bord de route avec leur grand chapeau, leurs bottes et leurs éperons ne sont pas en carton : j'ai trouvé les images que j'étais venu chercher.”

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défiance

ce qui frappe, dans le travail de boulbar, c'est son refus catégorique de faire la moindre concession. “chaque projet, je dois le vivre pleinement, avec une totale implication, comme en immersion”. les morceaux de motor hotel, il avoue les avoir composés sur le vif, griffonnés sur un bloc note alors même qu'il conduisait. c'est un paysage, une idée ou une impression qu'il saisit à l'état brut avant de la mettre en musique, le soir venu, dans un motel bon marché. s'il a finalisé chacune de ses chansons à paris, dans son home-studio, boulbar a pris soin de garder des prises enregistrées là-bas. il en résulte un album qui respire l'amérique, et dont la mémoire sonore se double d'une mémoire picturale et littéraire. au carnet de route musical s'ajoute en effet un blog et une série de films ou photographies réalisés au jour le jour. c'est aussi par ce type d'œuvre totale que boulbar résiste aux dérives du formatage. sur ce projet, il est également réalisateur, graphiste ou mixeur, et conçoit déjà ses concerts comme des spectacles vivants, toujours avec la complicité de vincent gravé. il faut imaginer le dessinateur en train d'illustrer le voyage par des croquis, des vidéos ou des coloriages - passant d'une technique à l'autre selon l'inspiration de la soirée. une fois le concert achevé, les dessins sont détruits comme s'ils n'avaient de sens que dans la fugacité de moments éphémères. au final, il ne reste qu'un instant musical, délicieusement évanescent, et l'histoire que boulbar et son acolyte ont pris le temps de nous raconter. c'est une errance, dans tous les sens du terme, une série de ballades qui s'écoutent de la première à la dernière piste, n'en déplaise aux amateurs de playlists. www.boulbar.com motor hotel, de boulbar, en novembre chez roy music


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La réédition de Les Anges n'ont rien dans les poches (Bourgois 1998) de Dan Fante sortira le 5 octobre prochain sous le titre Rien dans les poches (13e Note). En attendant, les éditions 13e Note ont gracieusement accordé à Keith l'exclu de publier un extrait du premier chapitre. Dope, Sky et HP, Dan Fante continue d'éventrer le rêve américain. La classe. / Illustrations : Paola Parès

RIEN dans les POCHES par Dan Fante

Chapitre 1 (extrait)

J

e m'appelle Bruno Dante et voici ce qui m'arrive. Le 4 décembre, le service des alcooliques et malades mentaux de l'hôpital Saint-Joseph de Cupertino, dans le Bronx sur Mosholu Parkway, m'a laissé sortir. On m'a relâché, pour changer. Comme à chaque cure, j'ai constaté l'augmentation des tarifs. Cette fois, je m'étais poignardé pendant un trou noir. C'était encore pire que d'habitude et ils ont failli ne pas me prendre. Tout ce que je voyais, en arrivant à l'hôpital, c'était du sang, le sang qui coulait de mon ventre sur mes habits. La cure durait vingt-huit jours. L'assurance d'Agnès, ma femme, avait payé le premier séjour à Saint-Joe, qui m'avait profité. J'ai fréquenté un psy pendant deux ans avant de rechuter - dix jours de cuite et tentative de suicide. Cocktail alcool-cocaïne. La deuxième fois, la note a sauté de huit mille cinq cents dollars à douze mille, et là nous en étions de notre poche. Il nous restait de l'argent à la banque, mais j'ai quand même arrêté le psy parce que ça n'allait pas mieux, je buvais toujours. Le dernier séjour, le troisième, j'y suis allé aux frais de l'Assistance. Sinon, ça m'aurait coûté vingt-cinq mille. Quand je bois plusieurs jours d'affilée, surtout du vin, je pense trop, ma tête a envie de me tuer. Et la dernière fois, je me suis retrouvé dans un trou de campagne, lit vissé au sol et moi sanglé sur le lit. C'est Agnès qui m'a fait transférer à Saint-Joe. Une désinto, pour les gens normaux, ce n'est pas la prison. Une personne normale, c'est quelqu'un qui ne se réveille pas un matin avec un couteau dans le ventre. Moi si, j'ai des moments d'absence et plus ça va, plus j'oublie ce que je fais pendant. Des trous noirs, exactement, je sais de quoi je parle. Si mon comportement est souvent extrême, destructeur, c'est qu'à jeun, quand la mémoire revient ou qu'on me raconte mes exploits, je ne me supporte pas. Je rebois pour oublier. Du vin, surtout du vin. Les autres alcools m'ont laissé tomber depuis belle lurette. J'en bois encore pour tenir le coup mais, depuis un an environ, seul le vin me fait passer de l'autre côté. La dernière fois, avant la tentative de suicide, c'est vin et sexe qui ont déclenché la crise. Je ne suis pas homosexuel, mais défoncé au Mad Dog 20-20* j'avais perdu les pédales, et dans un cinéma porno de la Quatorzième Rue j'ai laissé deux types regarder et se branler mutuellement pendant que j'en baisais un troisième. Ma conscience clignotait, allumé éteint, pourtant je me souviens de presque tout. Je ne sais pas pourquoi j'ai fait ça, sinon que j'ai dû en avoir envie. C'était la nuit où je me suis enfoncé le couteau à viande dans le ventre. L'effet de la cure ne dure pas. Ça répare provisoirement. Je me passe de vin trois semaines ou trois mois, seulement de la gnole, mais la tête recraque et c'est reparti pour un tour. Ce que je cherche à dire, c'est qu'il existe un endroit au-delà de la volonté et de l'angoisse, où les valeurs et les exigences de la vie quotidienne disparaissent. Où seul compte de survivre, moment après moment, pour éviter la dépression. Chez les dingues, avec moi, il y avait Delbert. Je règle son cas tout de suite. On a dormi dans la même chambre pendant trois semai-

nes. Un gars de Lubbock, Texas. Il avait atterri derrière le guichet d'une boîte de Wall Street. Famille standard, 2,1 enfants et femme au foyer. Je passe les détails mais pendant dix ans Delbert rentre à la maison et part au travail comme on lui dit. Comme tout le monde, il a des problèmes, il est malheureux alors parfois, au déjeuner, il boit. Puis il rentre à la maison, s'installe devant la télé et reboit. Le week-end, il boit. Delbert n'a rien de particulier. C'est un individu moyen avec une famille et un boulot. Un matin, il a besoin de boire tout de suite pour se calmer les nerfs. Il n'a pas envie qu'à la gare de Long Island la dame du guichet le voie trembler quand il prend son billet. Ni qu'au bureau, les secrétaires remarquent qu'il a du mal à verser le café dans le gobelet. Par nécessité donc, le voilà devenu buveur du matin. Là-dessus, un soir après le travail, Del entre un peu gris. Dispute avec madame, une de plus, à propos de la boisson. (Je parle ici de choses banales, qui peuvent arriver à tout le monde.) Il sort, file dans un bar, revient complètement noir à deux heures du matin et va se coucher avec Mélissa, c'est sa fille. Elle a dix ans. Sobre, l'esprit clair, il ne lui viendrait jamais à l'idée de grimper sur sa propre fille, de la sauter et de lui faire mal. Mais Delbert est dans le brouillard. La femme entend du bruit et découvre la scène. L'assurance paie la désinto à Saint-Joseph de Cupertino. Delbert est accablé, il ne se savait pas descendu aussi bas. Capable d'introduire son sexe dans le corps de son enfant. Le pauvre Delbo peut-il se le pardonner ? Apparemment pas, puisqu'il s'est pendu la semaine dernière et que maintenant il est mort. Je m'étais assoupi. Vers quatre heures et demie du matin, je me réveille avec l'envie de pisser. À côté de moi, le lit de Delbert est vide. Dans le couloir, pour aller aux toilettes, on passe devant la salle de jeux. Je savais que Delbert avait du mal, qu'il se débattait avec la honte et la vérité, lui, l'ivrogne qui avait violé sa gamine. La salle de jeux est fermée, les malades n'y ont pas accès sans surveillance. Delbert y est pourtant, pendu les veines coupées, la totale. Il y a du sang partout. Avant l'extinction des lumières, nous avions parlé football. C'était un supporter des Cow-boys. Salut Delbert. Agnès, ma femme, est venue me chercher en taxi il y a deux jours. Agnès me déteste, elle vomit notre mariage, mais elle n'est jamais en retard. C'était un taxi officiel et le type attendait avec le compteur qui tournait. J'ai dit au revoir à Ed D., Capgun Steve et aux autres qui traînaient dans le coin pendant que le chauffeur fourrait mes affaires dans le coffre. Ed a fait un “V” les mains en l'air comme Nixon. J'ai serré des mains et dit “salut, salut”. Dans le taxi, Agnès ne desserrait pas les dents. J'ai fumé une cigarette et regardé l'autoroute défiler pendant dix minutes avant de l'entendre dire que Jonathan Dante, mon père, était en train de mourir, les reins, le diabète, c'était pour ça que la cure était écourtée. Depuis sa deuxième amputation à la jambe, le vieux vivait à la maison sous la garde de ma mère et son vieux corps usé, aveugle et diabétique avait fini par lâcher. Tout ce qu'il en restait était visible au service des urgences du Cedars Hospital de Los

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Angeles dans un état critique. J'ai épousé Agnès il y a onze ans. D'une famille juive du Bronx, elle était professeur. Yeux noirs, cheveux noirs, cul merveilleux, un oreiller d'ange. Nous nous étions rencontrés un soir au temps où j'écrivais, dans une lecture de poésies sur la Deuxième Avenue. J'avais récité deux de mes poèmes, des textes déjà publiés, courtes pièces pleines de fureur. Elle avait trouvé ça bon et demandé à une collègue prof de lettres de nous présenter, ce qui fut fait. Aggie trouvait beaucoup de romantisme aux poètes buveurs de tequila et nous étions revenus dans mon studio conclure une discussion sur Yeats. Après, nous avons vécu ensemble. Je travaillais, elle aussi. À cette époque, j'écrivais la nuit et tout se passait bien. Mais j'avais souvent la migraine, j'étais déprimé par mon œuvre et les boulots alimentaires sans intérêt qui rapportaient des clopinettes. Je me suis mis à critiquer Agnès, à être dur avec elle et j'ai fini par m'auto-prescrire du whisky pour me remonter le moral. Et j'ai remarqué ceci : quand j'arrêtais d'écrire et quand je buvais, j'étais moins déprimé. J'ai cessé de critiquer Agnès mais j'ai aussi perdu tout intérêt à l'histoire. Peu après, j'ai trouvé un boulot d'intérim dans la vente par téléphone. Surprise, j'avais le don ! Vite, j'ai gagné pas mal d'argent et tout a changé. Dans la fièvre du succès, dépression et migraines ont disparu. C'est ainsi que j'ai abandonné l'écriture. Un an plus tard, j'avais monté ma propre boîte. Je vendais des vidéos pornos avec un associé et, un week-end, Agnès et moi sommes allés nous marier dans le Maryland. J'ai promis de me remettre à écrire, joli mensonge puisqu'à l'époque je ramenais cinq mille dollars par semaine, parfois plus. Quand j'en ai eu ma claque de vendre du porno, je me suis recyclé dans les copies pirates de films. Six mois ici, un an ailleurs, au téléphone quatre ou cinq heures par jour. Où que j'aille je devenais un caïd. Les mois creux, je gagnais deux fois le salaire de prof d'Agnès. Par la suite, j'ai vendu des fournitures de bureau, des rubans et des circuits d'ordinateur, des crédits garantis, des outils, de l'espace publicitaire et des concessions pétrolières. Dès qu'un business ralentissait, je passais au suivant. Après le boulot, en fin d'après-midi, j'ai pris l'habitude de m'arrêter dans les bars. Les premières fois, j'y allais avec les autres types du standard, des acteurs, des musiciens au chômage, des gens comme moi qui se prostituaient pour vivre. On sniffait un maximum de coke, on flambait. Peu à peu, avec le temps, la déprime est revenue, l'ivrognerie s'est aggravée et je suis devenu moi aussi un buveur du matin. J'ai ouvert une nouvelle boîte de discount. À mon compte cette fois. Fournitures de bureau. Trois mois plus tard, mon bras droit a expédié, cadeau, une télé couleurs 90 centimètres de huit cents dollars à un chef de service qui s'est fait prendre en train de réceptionner le pot-de-vin. Son patron en a touché un mot au bureau du procureur et trois semaines plus tard j'ai dû mettre la clé sous la porte. Ils ont posé les scellés, saisi les stocks. Perte sèche, soixante mille dollars. De cette année datent la première tentative de suicide et le début des traitements pour alcoolisme et maladie mentale. Notre mariage battait de l'aile depuis un moment mais nous évitions le débat. Aggie payait le loyer. J'ai essayé de me remettre aux standards mais je buvais sec, j'arrivais en retard, je traînais au boulot et je me faisais virer. Ensuite, je suis resté à la maison avec le chômage, quand j'arrivais à le toucher. J'avais envie d'écrire mais rien ne venait. J'avais perdu l'habitude de me concentrer, ça ne m'intéressait plus. J'étais devenu un ivrogne. J'avais beau en être conscient, je n'y pouvais rien. Dans le taxi qui filait plein sud sur l'autoroute, Aggie me donna des nouvelles de mon père sur le ton d'un reporter de télé commentant une affaire d'usine polluante. Elle prenait plaisir désormais à laisser tomber d'une voix neutre les faits me concernant. Elle discutait, mais avec des gants de caoutchouc. Elle me mitrailla de détails morbides et j'appris les mots techniques et les pourcentages de survie. Glacial, rapport officiel. Ça sautait aux yeux qu'elle me haïssait, elle m'expulsait de sa vie. Aggie avait fait une découverte : elle ne me supportait plus que sous Valium. Et moi je savais quand elle en prenait à sa voix épaisse, la salive pâteuse. J'essayais d'accrocher son regard mais rien à faire. Elle parlait au siège du conducteur, à travers la vitre pare-balles, où étaient collées des affiches de films. Elle alignait les mots avec un calme contrôlé, dominateur, plus intéressée semblait-il par la vieille affiche de La Cité des Anges que par les deux autres. Depuis bientôt trois ans, Agnès avait une liaison avec un de ses collègues. Un prof de gym, je savais tout. Bernard Williams, qu'on appelait Buddy. Un nègre basketteur qui avait joué dans l'équipe de l'Université de New York. Deux mètres dix de haut. Je me fichais qu'il soit noir mais je ne supportais pas le mensonge et la tromperie. Ni la facilité avec laquelle Agnès avait tiré un trait sur notre mariage.

Leur histoire avait commencé pendant mon deuxième stage à l'hôpital. Rentré à la maison au terme des vingt-huit jours, j'avais reçu l'ordre de dormir dans le living, sur le canapé-lit. Agnès m'annonça qu'elle travaillait désormais la nuit, qu'elle rentrait tard et gardait la clé de la chambre. Il ne me fallut pas longtemps pour piger la nouvelle donne. Pourtant, une honte de chien battu me fit garder le silence. J'étais le mari réprouvé. Le méchant. En payant les factures, Agnès m'ôtait le droit de me plaindre. J'étais libre de choisir, le canapé ou la rue. Au début, voir Agnès avec un autre me faisait mal au ventre. Puis c'est devenu une raison de boire. Elle prenait sa revanche, je le savais, comme la fois où elle a brûlé par dizaines les originaux de mes poèmes de jeunesse parce que j'avais fait la foire, une de plus, et que je n'étais pas rentré de la semaine. Je basculais de rage en dépression. Une fois ou deux, ivre, j'ai attaqué sur l'affaire Buddy. Sa seule réaction a été de s'enfermer dans la chambre et d'appeler la police. Après le pont où finit l'autoroute, le taxi a tourné dans l'Harlem River Parkway, puis dans Roosevelt Drive. Dix minutes plus tard, nous étions au carrefour de la Soixantième Rue et de la Deuxième Avenue, une artère qui passe à deux petits blocs de l'appartement. J'aurais préféré réagir, ressentir des émotions, devant la mort imminente du vieux. J'ai eu beau attendre, rien. Une torpeur qui me sidérait moi-même. J'avais compris, j'en étais au stade où plus rien ne vous touche. Le taxi s'est garé contre le trottoir et le chauffeur a sorti le sac du coffre. Agnès gardait le taxi pour aller au travail. “Tu te rends compte, lâcha-t-elle, que tu n'as pas dit un mot de tout le trajet ?” Je me suis glissé dehors et avant de fermer la portière, j'ai passé la tête à l'intérieur. “Merci d'être venue me chercher”, dis-je. Le chauffeur avait repris place au volant. “C'est tout ?” lança-t-elle. - J'ai dit “Merci”. - “Va te faire foutre, bonhomme.” J'ai regardé le taxi démarrer, j'ai ramassé le sac et j'ai remonté la rue jusqu'à l'appartement. Il faisait froid pour décembre. Moins dix peut-être. Je n'avais pas envie d'appeler en Californie pour savoir si mon père était mort ou vivant. Je ne voulais pas savoir. Je n'avais pas bu un verre depuis vingt-six jours. J'ai laissé mes affaires et je suis redescendu vers la station Lexington Avenue et la boutique d'alcools. Je me trouvais face à un choix : l'agence pour l'emploi me devait deux chèques, mais il ne me restait plus que deux cigarettes et pas assez d'argent en poche pour filer au centre-ville racheter un paquet, plus une demipinte** de Ten-High*** et tenir jusqu'à l'encaissement des chèques. J'éprouvais un urgent besoin de boire : les cigarettes pouvaient attendre. Au fond, je n'avais pas le choix. J'ai téléphoné. Jonathan Dante n'était pas encore mort. Allez, on se fendrait d'un voyage. Agnès prenait du Valium aussi avant de monter en avion. Elle avait peur et se chargeait. Le lendemain matin, le temps que le taxi nous emmène du centre-ville à Kennedy Airport pour le New YorkLos Angeles de dix heures, les deux comprimés avalés au petit déjeuner l'avaient terrassée. Elle me suivit en titubant à travers le terminal avant de piquer du nez pendant qu'on attendait l'embarquement. L'avion décollé, Aggie se rendormit. Je savais qu'elle en avait pour des heures. Ça ne me dérangeait pas. J'ai baissé les deux plateaux et commandé deux fois deux petites bouteilles de Jack Daniels que j'ai payées avec un billet de dix dollars pris dans le sac de ma femme. L'avion était à moitié vide et les sièges autour de nous libres, à part ceux occupés par un autre couple deux rangées devant. L'hôtesse s'appelait Lorette. J'avais commandé des whiskies. Quand Lorette est revenue avec, j'en ai redemandé une tournée et versé les quatre whiskies sur des glaçons. Tout de suite, la gamberge a cessé et je me suis senti mieux. Dan Fante * Expression désignant le Mogen David, vin rouge doux, à forte teneur en sucre ** 1 pinte = 0.473 litres *** Marque de whisky Avec l'autorisation de 13e Note Traduction : Léon Mercadet Traduction copyright © 1998, 2011 par Léon Mercadet Copyright © 1998 by Dan Fante. Tous droits réservés Édition originale : Chump Change. Les droits de la présente traduction ont été cédés à 13e Note en accord avec HARPER PERENNIAL, filiale de Harper Collins Publishers, New York. Édition française © 13e Note Éditions, 2011 Tous droits réservés.


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Colette. 213, rue Saint Honoré Jean-Charles de Castelbajac. 10, rue Vauvilliers

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Kiliwatch. 64, rue Tiquetonne Café Etienne Marcel. 64, rue Tiquetonne Royal Cheese. 24, rue Tiquetonne Le Pin Up. 13, rue Tiquetonne WESC. 13, rue Tiquetonne Rzostore. 4, rue Tiquetonne

03/

Galerie Eva Hober. 16, rue Saint-Claude Galerie Chez Valentin. 9, rue Saint-Gilles Galerie Polaris. 5, rue Saint-Claude Galerie Baumet Sultana. 20, rue Saint-Claude Galerie Maria Lund. 48, rue de Turenne La Perle. 78, rue Vieille du Temple Kulte. 76, rue Vieille du Temple Obliq. 157, rue Saint-Martin La (Petite) Boutique. 18, rue Meslay

04/

Librairie agnès b. 44, rue Quincampoix Noir Kennedy. 12, rue du Roi de Sicile La Chaise au Plafond. 10, rue de Trésor Lizard Lounge. 18, rue du Bourg Tibourg Art Génération. 67, rue de la Verrerie Open Café. 17, rue des Archives Galerie Issue. 38, rue Quincampoix Café de la Gare. 41, rue du Temple

05/

Curio Parlor. 16, rue des Bernardins Café Léa. 5, rue Claude Bernard Music Guest, 19, rue Monge L’arbre à lettres. 2, rue Edouard Quénu

06/

La Hune Librairie. 170, boulevard Saint-Germain Les Editeurs. 4, carrefour de l'Odéon Lucernaire. 53, rue Notre Dame des Champs Le Chartreux. 8, rue des Chartreux Café de la Mairie. 8, place Saint-Sulpice Coffee Parisien. 4, rue Princesse Galerie Kamel Mennour. 47, rue Saint-André des arts Le café de Flore. 172, boulevard Saint Germain Le Select. 99, boulevard du Montparnasse

07/

Basile. 34, rue de Grenelle

08/

Le Mini Palais. 3, avenue Winston Churchill Le 66. 66, avenue des Champs Elysée

09/

La Galerie des Galeries. 40, boulevard Haussmann L'Hôtel Amour. 8, rue de Navarin Artoyz Citadium. 50, rue Caumartin Smart Store. 8, rue Blanche

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Le Point Ephémère. 200, quai de Valmy Artazar. 83, quai de Valmy

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Lazy Dog. 2, passage Thiéré Café Charbon (Nouveau Casino). 109, rue Oberkampf L'An Vert du Décor. 32, rue de la Roquette M. and W. Shift. 30, rue de Charonne Auguste. 10, rue St Sabin Music Avenue. 10, rue Paul Bert Galerie Magda Danysz. 78, rue Amelot Le Chat Noir. 76, rue Jean-Pierre Timbaud

12/

La Maison Rouge. 10, boulevard de la Bastille

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Le Batofar. Port de la Gare

14/

La Fondation Cartier. 261, boulevard Raspail

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Palais de Tokyo. 13, avenue du Président Wilson

18/

Galerie W. 44, rue Lepic La Fourmi. 74, rue des Martyrs

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Le 104. 104, rue d’Aubervilliers Le Chéri. 44, boulevard de la Vilette Galerie Bugada & Cargnel. 7-9, rue de l’Equerre

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La maroquinerie. 23, rue Boyer La Flèche d’Or. 102 bis, rue de Bagnolet La Bellevilloise. 19-21, rue Boyer

Ecoles/ Ecole Camondo. Les Arts Décoratifs. 266, boulevard Raspail. 75014 Ecole Architecture Paris La Vilette. 144, avenue de Flandres. 75020 ECV. 1, rue du Dahomey. 75011 ESRA. 198, rue Lourmel et 135, avenue Felix Faure 75015 EFAP. 61-63, rue Pierre Charon. 75008 Science Po. 27, rue Saint-Guillaume. 75007

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