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Le vrai goût du Maroc

Lors de mon premier voyage au pays de mes parents, j’ai découvert que si la pâte frite semble parfois plutôt banale, au Maroc, elle ne l’est pas du tout. Quelle révélation!

par Claire Sibonney

Voulez-vous essayer?

Par un petit matin d’automne, je suis attablée dans la cour verdoyante de La Sqala, l’un des restaurants les plus sophistiqués et riches d’histoire de Casablanca. L’odeur de menthe douce, d’eau salée de l’océan Atlantique et de friture savoureuse imprègne l’air. Dans la cuisine à air ouverte, l’un des cuisiniers remarque que mes yeux s’illuminent, comme si je n’avais jamais vu quelqu’un faire un beignet auparavant. De cette façon? Jamais! Il manipule une boule compacte de pâte humide et collante en pressant des morceaux de la taille d’un abricot entre son pouce et son index pour former des anneaux souples et moelleux qu’il dépose dans l’huile bouillante d’une grande poêle en cuivre fabriquée à la main. Il me tend une longue broche munie d’un crochet qui ressemble plus à une arme médiévale qu’à un ustensile de cuisson servant à retourner les beignets et les retirer de l’huile. « Vraiment? Je peux? »

J’ai trop envie de profiter de cette occasion fortuite de savourer l’un de mes mets d’enfance préférés à peine 24 heures après mon arrivée dans la « ville blanche ».

Je rougis à l’idée d’avoir pris une photo aussi clichée. Mis à part l’appareil photo Nikon encombrant qui me pend au cou, j’essaie de ne pas avoir l’air d’une touriste. Je porte le caftan en coton gris de ma mère et je suis seule avec mon guide privé Ahmed qui m’aide à retrouver les traces de ma famille pendant mon premier voyage au pays de mes parents.

Au cours du demi-siècle qui s’est écoulé depuis leur départ du Maroc pour s’établir au Canada, mes parents ont adopté certaines coutumes de leur nouveau pays, mais ils nous ont élevées, ma sœur jumelle Annie et moi, de manière à aimer la cuisine qu’ils ont laissée derrière eux. Parmi les mets de cette cuisine figurent les pains frits et les desserts, modestes mais abondants, qui font la réputation du Maghreb, comme ces beignets rustiques appelés sfenj

Bien que j’aie grandi en mangeant les plats de couscous, les tagines et les salades somptueuses et nuancées qui font la réputation de la cuisine marocaine, nombre de mes souvenirs culinaires les plus vifs tournent autour de ces beignets simples et réconfortants.

Préparée à l’aide de quelques aliments de base peu coûteux –farine, eau et graisse – la pâte frite est bien plus que la somme de ses parties. Prenez le sfenj (également appelé sfinz ou sfinge), dérivé du mot arabe qui signifie « éponge ». Cette pâte levée humide et non sucrée est frite jusqu’à ce qu’elle soit dorée et croustillante, avec un intérieur moelleux. Vous pouvez la saupoudrer de sucre, l’arroser d’un filet de miel ou la manger nature et graisseuse à souhait, à condition qu’elle soit fraîchement sortie de la poêle.

Une brève histoire de la pâte frite

La pâte frite est un aliment universel qui unit culturellement et historiquement des générations partout dans le monde. Bien que je croie (subjectivement) que la pâte frite du Maroc soit la meilleure, vous pourriez probablement en dire tout autant des sfenj italiens, appelés sfingi ou zeppole, ou d’autres versions, comme les youtiao chinois, le touton de Terre-Neuve, le pain frit autochtone et les medu vada de l’Inde.

Les beignets ont été inventés, et réinventés, de nombreuses façons bien avant les Krispy Kreme et autres versions nord-américaines que nous connaissons (et aimons) aujourd’hui. Selon le Smithsonian, ils existent depuis si longtemps que les archéologues ne cessent de retrouver dans les tertres des villages indigènes préhistoriques des morceaux fossilisés de ce qui ressemble à des beignets.

En fait, des siècles avant que les Hollandais n’apportent leurs olykoeks, ou gâteau gras, à Manhattan dans les années 1600, les Japonais perfectionnaient déjà l'art de la friture après que l’invention de la poterie eut permis de chauffer l’huile dans des marmites. Pour leur part, les Portugais peuvent se vanter d’avoir propagé l’évangile de la pâte frite à l’ombre de la colonisation.

Éveiller des souvenirs d’enfance

Ma première dégustation de sfenj à Casablanca me ramène dans le sous-sol lambrissé de bois de la synagogue de Toronto que je fréquentais plus jeune, où les femmes de notre communauté sépharade tissée serrée préparaient régulièrement des festins. Pendant la fête de Hanoucca, les aliments frits symbolisaient l’huile qui alimentait le miracle de la lumière que cette fête célèbre. Après le service, la salle des fêtes était décorée de chaises de banquet jaune moutarde et de nappes rouges, et les enfants se gavaient de sfenj trempés dans du miel; une récompense après toutes ces longues prières.

Une sélection de plats typiquement marocains au restaurant La Sqala

Une sélection de plats typiquement marocains au restaurant La Sqala

Vous pouvez cuisiner des sfenj à la maison (ou dans le sous-sol d’un temple), mais au Maroc, en Algérie, en Libye et en Tunisie, où ils sont appelés yoyos, les sfenj sont souvent cuisinés et vendus dans de petites boutiques ou à des kiosques alimentaires en plein air. Populaires au déjeuner, ces délices frits sont souvent cuits sur place et retenus ensemble par une feuille de palmier.

Lors de mon voyage au Maroc, les sfenj m’ont rappelé de nombreux autres souvenirs d’enfance que j’avais complètement oubliés.

À la Pâtisserie Bennis Habous, à Casablanca, je découvre des piles de toutes les pâtisseries marocaines que j’ai mangées lors d’une fête familiale, d'un mariage ou d’une shiva, y compris des chebakias en forme de rose, frites jusqu’à ce qu’elles soient dorées, puis recouvertes de miel, d’eau de fleur d’oranger et de graines de sésame. Également appelées griwech ou griouech, elles sont identiques à celles de ma tante Fiby. Elle les cuisine pour célébrer la mimouna au titre d’un festin juif maghrébin traditionnel qui a lieu à la fin de la Pâque juive pour souligner le retour des hametz (de délicieux aliments briochés et levés). Ses biscuits et ses moflettas (crêpes marocaines frites) sont toujours servis avec du thé à la menthe dans des verres à motifs complexes bordés d’or.

Le thé à la menthe est au cœur de la vie sociale dans le Maghreb et généralement préparé devant les invités.

Le thé à la menthe est au cœur de la vie sociale dans le Maghreb et généralement préparé devant les invités.

Ahmed et moi, nous achetons du thé à la menthe et une boîte de biscuits assortis que nous dégustons au Café Imperial situé à côté de la pâtisserie. Quel délice! J’ai hâte d’en parler à Fiby; elle sera tellement contente pour moi. Plus tard dans mon voyage, je me suis jointe à un petit groupe de voyageurs pour visiter la médina de Fès, un site classé au patrimoine mondial de l’UNESCO. Un vendeur de rue a voulu me vendre des m’semen, un pain plat frit populaire. Les couches de pâte beurrées empilées les unes sur les autres avant d’être pliées en forme de carré sont étirées au-dessus d’un gril, la plupart du temps à gaz ou muni d’une pompe à pied, afin qu’elles soient feuilletées et moelleuses à la perfection. Ma grand-mère Rosa en préparait souvent, saupoudrées de cannelle et de sucre. Cette fragrance flottait dans son petit appartement à Haïfa, en Israël, où elle est déménagée avec ma mère Nicole, ses frères et sœurs de Casablanca, et où ma sœur et moi avons passé de nombreux étés à paresser.

Sans m’en rendre compte, la recherche de ces saveurs d’enfance est devenue une sorte de mission. À tel point que lors de mon dernier jour à Marrakesh avant de rentrer à Toronto, notre guide, Abdellah, a généreusement organisé un arrêt sur le chemin de l'aéroport, à l'aube, pour un déjeuner improvisé composé de bissara fumante, ou soupe de fèves, et de sfenj frits deux fois pour être plus croustillants.

Il y a une magie qui s’opère lorsque, à l’autre bout du monde, on mange un plat qui nous rappelle la maison. Pour moi, la pâte frite à la perfection me ramène en enfance où j’étais entourée d’êtres chers dans le soussol d’une synagogue : en sécurité, heureuse et aimée. Depuis que j’ai redécouvert les sfenj, j’en prépare pour mes enfants de sept et neuf ans et le résultat est très réussi. Seul l’avenir nous dira quels souvenirs culinaires resteront gravés dans leur mémoire, mais je ne serais pas surprise que la pâte frite en fasse partie.

La porte d’une mosquée à la médina de Fès

La porte d’une mosquée à la médina de Fès

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