Monument Édition 2 FR

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ÉDITION N°2

DÉCEMBRE 2014 cahier n°1

ÉDITION N°2


sommaire

thèmes

essais Éditorial p. 5

Laurent Buffet, Robert Smithson et le temps des ruines : Aux origines de la culture de la catastrophe p. 7

Claude Cattelain, Lettre ouverte à Monsieur Kubrick p. 25

Mémoire, souvenir p. 49

Histoire, communauté p. 69

Architecture, sculpture p. 87

Terrain de jeux p. 109

Entretiens vidéos p. 117

Artistes exposés, liens internet p. 119 -

Édition collector, fabrication p. 121

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es sa is

ÉDITION N°2

DÉCEMBRE 2014 cahier

CAHIER 1 Essais

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éditorial

ÉDITION N°2

Monument Édition 2 prolonge les expositions Monument DÉCEMBRE 2014 organisées à Caen, Calais et Norwich par le Frac Bassecahier n°1 Normandie, le Musée des beaux-arts de Calais et le Sainsbury Centre for Visual Arts. L ‘édition poursuit et amplifie les réflexions entamées par les trois curateurs sur la notion de monument et ses déclinaisons contemporaines. Evolutive et modulable, la revue s’accorde aux rythmes et aux problématiques de chacun des lieux tout en proposant un support de diffusion commun. Monument Édition 2 compile une vingtaine de textes aux statuts variés rédigés à la suite de conférences organisées dans les lieux partenaires à laquelle ( la référence dans la phrase précédente étant la vingtaine) viennent s’ajouter des interviews filmées d’artistes, les notices des nouvelles oeuvres présentées dans l’exposition Monument 2 au Musée des beaux-arts de Calais (mai à septembre 2014), ainsi qu’un texte sur l’exposition Monument à l’Undercroft de Norwich. Un cahier « Essais » et un cahier « Thèmes » structurent la revue en deux parties distinctes. Le premier cahier « Essais » rassemble deux textes d’un Docteur en philosophie et d’un artiste. Le premier, de Laurent Buffet, résulte d’une conférence donnée au Frac Basse-Normandie en avril 2014. Il met en perspective de manière critique l’exposition du Frac à travers l’analyse des écrits de Robert Smithson des années 60. La lettre ouverte adressée à Monsieur Kubrick par l’artiste Claude Cattelain à l’occasion de son exposition Do Not Repeat à Calais, revient sur l’influence des Sentiers de la gloire, film de guerre et de front sur le travail vidéo de l’artiste. Le cahier « Thème » regroupe des textes signés des artistes et des commissaires des expositions, une vidéo documentant l’intervention de l’artiste typographe Jocelyn Cottencin au Frac BasseNormandie ainsi que des entretiens vidéo avec des artistes suivant quatre thèmes : Mémoire/souvenir, Histoire/communauté, Architecture/ sculpture, Terrain de jeux. Ils correspondent, pour les trois premiers, à ceux définis lors des tables rondes organisées au Sainsbury Centre for Visual Arts en juin 2014 . Le dernier, Terrain de jeux, permet d’appréhender le travail d’une sélection d’artistes présentés au Musée des beaux- arts de Calais et au Frac Basse-Normandie. 5


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robert smithson et le temps des ruines : aux origines de la culture de la catastrophe

ÉDITION N°2

DÉCEMBRE 2014 cahier n°1

Laurent Buffet Enseignant à l’École Supérieure d’Arts et Médias à Caen/Cherbourg et chercheur

Texte issu de la conférence de Laurent Buffet au Frac Basse-Normandie, le 3 avril 2014.

Comme l’histoire dont il est la concrétion architecturale, le monument est une invention moderne. Dans la mesure où l’histoire est celle des peuples et des nations, il est aussi le miroir de leur identité. De ce point de vue, les œuvres présentées par le Frac Basse-Normandie à l’occasion de l’exposition « Monument » (22 février - 13 avril 2014), semblaient en contredire le titre : objets hybrides, sans appartenance culturelle bien définie et par conséquent sans fonction identitaire précise ; matériaux friables entrant en contradiction avec la vocation du monument à s’inscrire durablement dans le temps ; formes tournant en dérision la solennité mémorielle ; etc. L’exposition mettait en scène, plutôt 7


qu’une actualité, une crise du monument que, dans les années 1960, Robert Smithson décrivait dans deux articles fondateurs : « L’entropie et les nouveaux monuments » (1966) et « Une visite aux monuments de Passaic, New Jersey » (1967). Dans ces textes, l’auteur emploie la notion de « monument » dans un sens diamétralement opposé à celui que la modernité institua, dessinant les contours d’une nouvelle esthétique de la ruine qui a acquis une place importante dans l’imaginaire artistique au cours de ces dernières années. À la différence de celles qui ont prévalu de la Renaissance à l’époque romantique, cette esthétique de la ruine n’a pas vocation à célébrer des civilisations révolues – fut-ce par anticipation, comme dans les peintures d’Hubert Robert –, mais accuse le déclin d’une civilisation industrielle dont nous sommes les contemporains. Elle témoigne de l’incursion, dans le temps de l’histoire, d’un autre temps que Smithson qualifie parfois de « géologique ». À travers la lecture de ces textes, on cherchera à identifier la nature, les répercussions artistiques et les causes de ce nouveau rapport au temps, à l’initiative de ce que notre époque peut désormais nommer : la « culture de la catastrophe ».

modernisme et modernité : le temps téléologique Les écrits de Smithson doivent être rapportés au contexte de l’art américain des années 1960. La conception du temps dont ils témoignent entre en opposition avec celle qui sous-tend la théorie moderniste de Clément Greenberg dont l’influence est encore importante sur les artistes de cette génération. Cette critique de la temporalité inhérente au modernisme greenbergien engage une critique plus fondamentale du concept moderne d’histoire tel que le définit Reinhard Koselleck. Selon l’historiographe allemand, l’histoire en tant que discipline naît, à la fin du XVIIe siècle, de la subsomption des histoires particulières sous un concept commun. Elle donne forme à un nouvel « espace d’expérience », inconnu par le passé qui signe l’avènement des Temps modernes. Cet espace d’expérience 8


se profile sur un « horizon d’attente » qui occupe la place autrefois assumée par la religion. Le temps historique ÉDIdonne sens au vécu en imposant une direction qui n’est plus TION N°2 déterminée par la foi en l’existence d’un autre monde, DÉCEMBRE 2014 mais par la croyance dans le développement d’une rationalité cahier n°1 capable de transformer le monde ici-bas. À la fin du XVIIIe siècle, la Révolution française offre une « unité épique » à ce nouveau rapport au temps conçu comme le lieu d’un accomplissement façonné et programmé par les hommes en vue de leur émancipation. Le concept d’histoire impose ainsi une vision linéaire du temps, gouvernée par le principe de progrès. Thématisé à la fin du XVIIIe siècle par Kant, ce temps téléologique de la modernité trouvera, dans le sillage de la dialectique hégélienne, une formulation tout à fait déterminante dans le marxisme, qui, faisant du prolétariat le sujet héroïque de cette histoire, entendit réellement en transformer le cours. Au milieu du XXe siècle, la théorie moderniste de Greenberg peut à son tour être considérée comme une application, au domaine de l’art, de la perspective téléologique introduite par le concept d’histoire. Elle décrit le modernisme comme un processus qui s’engage avec Manet au XIXe siècle, se prolonge dans les mouvements d’avant-garde du début du XXe siècle, pour trouver une forme d’accomplissement dans la peinture américaine des années 1940 et 1950. Le sens assigné à ce processus est celui d’un dévoilement progressif de l’essence propre à chaque art. Comme l’écrit Greenberg : « Ce qu’il fallait exposer et rendre explicite était ce qui était unique et irréductible, non seulement dans l’art en général, mais aussi dans chaque art en particulier. (…) Il se fit jour rapidement que l’aire de compétence unique et propre à chaque art coïncidait avec ce qui était unique à la nature de son médium. » La peinture moderniste a pour vocation de mettre en évidence la planéité de son support, s’émancipant ainsi de toutes les conventions – figuration, illusionnisme, effets de profondeur – héritées d’un passé qui lui assignait une fonction sociale de représentation. Comme l’homme moderne, l’art moderniste est voué à la conquête de sa propre autonomie. La « qualité historicodynamique » du modernisme peut ainsi se comprendre comme une extension à la peinture de la téléologie inhérente au développement des Temps modernes. En rejetant la conception du temps sur laquelle repose la théorie de Greenberg, Smithson rejette 9


par conséquent l’expérience globale du temps propre à la modernité. Comme on va le voir, la discussion qu’il engage sur le front de l’art porte préjudice à la vision moderne du monde dans son ensemble.

du temps historique au temps géologique

Le principe d’entropie est au cœur des réflexions de l’artiste. Smithson découvre le terme dans un ouvrage de Norbert Wiener, Cybernétique et société (1950), qu’il cite à plusieurs reprises dans ses écrits et interviews. Le second principe de la thermodynamique qualifiant l’état de désordre d’un système désigne tour à tour, dans les textes de l’artiste : le désordre, la destruction, l’indifférenciation, la décomposition, la régression… Ces usages métaphoriques et variés ont toutefois en commun de s’opposer à l’idée d’un temps linéaire placé sous l’horizon du progrès. Dans « L’entropie et les nouveaux monuments », la notion offre, notamment, une clef d’interprétation de l’Art Minimal. Au passage, elle s’oppose à la lecture que les artistes minimalistes donnent de leur propre travail. En effet, alors que ceux-ci revendiquent la parfaite autonomie sémantique des formes qu’ils produisent (« ce qui est à voir est ce que vous voyez », dira Franck Stella), restant ainsi dans la droite ligne du modernisme greenbergien, Smithson n’hésite pas à faire des œuvres minimalistes les symboles de processus multiples de désagrégation. Tout d’abord, il fait une analogie entre l’Art Minimal et le développement de l’architecture d’après-guerre, rejoignant en cela les analyses que Dan Graham consigne à la même époque dans « Homes for America » (1966/67). Mais alors que Graham mettait en évidence des similitudes formelles entre les œuvres minimalistes et l’architecture standardisée des banlieues américaines, Smithson voit dans les premières des évocations sculpturales des « slurbs qui s’étalent », de « la prolifération incontrôlée des constructions nouvelles du boom d’après-guerre, [qui] ont contribué à une architecture d’entropie ». Toutefois, faire de l’Art Minimal le seul reflet de mutations urbaines reviendrait à demeurer tributaire d’une perspective historiciste que Smithson entend précisément dépasser. 10


Si le minimalisme rappelle la prolifération chaotique de l’architecture moderne, il lui apparaît plus ÉDIfondamentalement comme une allégorie de l’entropie TION N°2 universelle. Les artistes concernés fournissent « un équivalent DÉCEMBRE 2014 visuel au second principe de la thermodynamique qui extrapole cahier n°1 la portée de l’entropie en nous disant que l’énergie se perd plus facilement qu’elle ne se capte, et qu’à la fin des fins l’univers tout entier se consumera pour n’être plus qu’une seule et même uniformité ». Pour Smithson, l’art de son époque est un art post-apocalyptique, autrement dit un art dans lequel le temps ne passe plus. Les « monuments » minimalistes « ne sont pas construits en vue de la durée, mais plutôt contre. Ils sont lancés dans une réduction systématique du temps en fractions de secondes, au lieu de représenter l’espace des siècles. Passé et futur se trouvent placés dans un présent objectif. Ce type de temps n’a que peu ou pas d’espace du tout ; c’est un temps stationnaire et immobile ; il ne va nulle part, il est anti-newtonien, instantané, et il s’oppose à l’horloge des pointeuses. » Entendues ainsi, les œuvres minimales se dérobent au temps de l’histoire, pour embrasser celui – statique du point de vue l’observateur humain – des grands cycles naturels et cosmiques. L’artiste enchaîne les formules qui résonnent comme des oxymores, décrivant un « futur à reculons », ou citant une phrase de Nabokov : « Le futur n’est que l’obsolète à l’envers ». Dans tous les cas, il oppose à la conception moderniste d’un temps dynamique et linéaire, celle d’un temps involutif ou stationnaire qu’il qualifie ailleurs de « géologique ». Ce temps n’est plus le temps des hommes, le temps anthropologique de l’histoire. Il est le temps sans commencement ni fin des grandes pulsations de l’univers. On comprend dès lors pourquoi la notion de monument, appliquée de cette façon aux œuvres de l’Art Minimal, est au fond si peu appropriée, et doit même être entendue dans un sens diamétralement opposé à celui qui lui est communément donné. Alors que la modernité confia au monument le devoir d’assurer la concrétude d’une histoire que l’accélération du temps menaçait d’engloutir, il désigne en l’occurrence des formes dont la symbolique réside dans un débordement de l’histoire, en faveur d’un temps qui outrepasse celui des hommes et des civilisations. 11


le futur en ruines

Si dans l’article de 1966, le terme de « monument » s’applique à des objets artistiques qui évoquent le développement entropique de l’architecture moderne, dans celui que Smithson publie un an plus tard, il désigne cette fois les édifices industriels d’une banale banlieue américaine – en un mot, il n’est plus le signifiant d’une représentation urbaine, mais le signifiant direct de cette urbanité. Vers 1965, l’artiste s’était engagé dans une exploration méthodique du New Jersey : « Une visite aux monuments de Passaic, New Jersey » raconte l’une de ces explorations. Épousant les codes du récit de voyage, le texte est une méditation sur la prolifération contemporaine de la ruine. Par sa forme comme par son contenu, il s’inscrit dans le sillage de la tradition romantique, mais par l’entremise d’une ironie qui en inverse radicalement les principes directeurs. La modernité, parce qu’elle est à l’initiative d’un formidable processus d’accélération du temps, lequel entraîne la transformation toujours plus rapide du monde et de ses valeurs, est aussi l’ère de la découverte, de la préservation mais aussi de l’exploration de la mémoire universelle sous la forme du voyage. Au XIXe siècle, de nombreux écrivains partent à la découverte de lointains que distingue la présence résiduelle d’un passé devenu mythique. Faisant étape à Athènes, Constantinople, Jérusalem, Le Caire, pour reprendre l’itinéraire canonique de Chateaubriand, le voyageur romantique tourne les pages du grand livre de l’histoire universelle. D’emblée, le texte de Smithson va à l’encontre de ce tropisme moderne pour les territoires de l’Ailleurs : la ville de Passaic est non seulement une banale banlieue américaine, elle est aussi la ville natale de son auteur. Aucun exotisme, rien d’illustre ni d’universellement mémorable ne la caractérise. Les prétendus monuments qu’elle abrite sont les fades témoignages d’une activité industrielle déclinante : une vieille drague immobilisée dans le lit d’une rivière, des conduits de pompage qui recrachent des immondices, des batteries de cheminées d’usine posées à plat le long d’une rivière, un bac à sable… L’artiste ne cesse d’évoquer la platitude des lieux qu’il traverse dans « Cette banlieue sans imagination [qui] aurait bien pu être une éternité sans grâce, une médiocre copie de la Cité des Immortels », où « Il n’y avait rien d’intéressant, ni même de curieux » et où tout baignait dans une « atmosphère insipide ». 12


Derrière cette parodie de récit de voyage, Smithson dresse un nouveau réquisitoire contre le mythe du progrès : ÉDIles pseudo monuments de Passaic sont les symptômes TION N°2 de l’« incurable maladie » du monde moderne. DÉCEMBRE 2014 e Si les romantiques du XIX siècle voyageaient pour cahier n°1 découvrir les ruines du passé, l’artiste de la seconde moitié e du XX explore pour sa part celles du futur, lesquelles hantent les paysages dévastés de la modernité industrielle : « Ce panorama zéro paraissait contenir des ruines à l’envers, c’est-à-dire toutes les constructions qui finiraient par y être édifiées. C’est le contraire de la “ ruine romantique ”, parce que les édifices ne tombent pas en ruine après qu’ils aient été construits, mais qu’ils s’élèvent en ruine avant même de l’être. » Affirmer que les monuments modernes tombent en ruines avant d’être construits, qu’est-ce à dire sinon que le monde moderne est fondamentalement voué à la fabrication de sa propre destruction ? Au début du récit, le narrateur évoque un livre acheté dans une gare routière avant son départ, dont le titre, Earthworks, évoque bien sûr les œuvres du Land Art américain. L’histoire de ce roman de science-fiction se déroule dans une contrée rendue inhabitable par la présence dans son sol de produits chimiques. La banlieue de Passaic offre un même spectacle de désolation, celui du développement entropique de la société industrielle. La notion de monument est donc une nouvelle fois employée à l’opposé de son sens habituel : plutôt que de désigner des témoins architectoniques de l’histoire passée, elle évoque des constructions relativement récentes, dont la rapide décomposition laisse entrevoir plus qu’un effondrement futur, l’effondrement du futur en tant que tel. En réponse aux analyses d’Aloïs Riegl, qui définit la ruine monumentale par sa « valeur d’ancienneté », l’esthétique rudérale de Smithson inaugure ce que nous pourrions appeler une « valeur d’altération ». Tandis que la valeur d’ancienneté repose sur la capacité du monument à nous projeter dans un temps révolu, la valeur d’altération repose au contraire sur sa capacité à insinuer l’anticipation d’un anéantissement prochain.

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de la création à la décomposition

À la lecture de ces textes, il convient de s’interroger sur l’incidence des réflexions de Smithson sur sa production artistique. En effet, dans quelle mesure est-il possible de composer une œuvre plastique sous l’horizon unique de la destruction ? Quel sens donner à l’activité artistique dans un temps qui est pensé, non comme ce qui est destiné à conserver les traces de l’action humaine, mais comme ce qui abolit toute trace dans l’indifférenciation d’une entropie universelle. La réponse à ces questions suppose le renversement d’un autre concept cardinal de l’esthétique moderne : celui de création. Le temps historique, régi par l’idée de progrès, donnait sens à celle de création. Selon le point de vue moderniste, l’artiste créateur est celui qui participe au processus de renouvellement des formes dans ce département de l’histoire générale qu’est l’histoire de l’art. Si la notion de progrès est souvent contestée en la matière, du moins y fait-on souvent valoir celle, plus neutre, d’évolution. Comme l’écrit encore Aloïs Riegl : « L’idée d’évolution constitue (…) le point essentiel de toute compréhension historique moderne ». L’avant-garde incarne au mieux ce rapport au temps placé sous le signe de l’évolution permanente. Rompre avec l’idée d’évolution, c’est rompre avec la doxa qui domine le monde artistique depuis la fin du XIXe siècle. Plutôt que de se réfugier dans un académisme qui, entendant lui-même se soustraire à l’impératif moderne de renouvellement des formes, le fait en perpétuant celles léguées par la tradition, Smithson opère pour sa part un saut dans le futur, mais dans un futur voué à l’éternel retour du même sous l’espèce de l’entropie universelle – un futur exempt de « futurisme ». Condamnant le caractère idéologique de la notion d’avant-garde, qui témoigne d’un rapport au temps régi par le principe du progrès, l’artiste affirme dans un texte de 1968 : « On a beau invoquer la nature, l’art (…) ne vit pas de différenciation, mais de dé-différenciation, pas de création, mais de dé-création, pas de nature, mais de dénaturation, etc ».

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Ne plus répondre à l’impératif de nouveauté, cela implique donc pour l’artiste d’intégrer au temps de l’œuvre les multiples ÉDIprocessus de dissolution qui en altèrent la réalité matérielle. TION N°2 Robert Smithson oppose ainsi au principe moderne DÉCEMBRE 2014 de création, un principe de destruction ; au principe d’évolution, cahier n°1 un principe d’involution. L’existence même des Earthworks ne présuppose-t-elle pas l’acceptation, et même la recherche de cette forme de désœuvrement qui consiste à laisser la matière se corrompre sous l’influence de bouleversements climatiques sur lesquels l’artiste n’exerce aucun contrôle ? Si les artistes du Land Art, Smithson inclus, ont fabriqué des ouvrages monumentaux, ceux-ci portent inscrite, dans leurs conditions de fabrication – des matériaux souvent friables, soumis aux aléas naturels – la perspective inéluctable de leur propre disparition, comme en témoigne notamment l’immersion récente de la Spiral Jetty. La fragilité constitutive des Earthworks contourne le temps de l’histoire pour se soumettre au temps tellurique qu’évoquent les mots célèbres de l’Ecclésiaste (3.20) : « tout vient de la poussière, tout s’en retourne à la poussière». Cette esthétique de l’effondrement est mise en œuvre de manière significative dans deux actions que Smithson réalise aux abords des années 1970. En 1969, dans les environs de Rome, l’artiste décharge au moyen d’un camion, plusieurs mètres cube d’asphalte du haut d’une colline. La matière visqueuse se répand en épousant l’inclinaison du terrain. Asphalt Rundown est un dripping suburbain couvrant l’échelle d’un territoire. Le résultat obtenu est une forme radicale d’anti-monument, puisqu’il ne n’agit pas ici d’édifier des blocs de matière porteurs de mémoire, mais de laisser s’écouler un amas opaque sans garantie de souvenir autre que celui sauvegardé par les quelques images prises durant l’action. Un an plus tard, sur le campus de la Kent State University de l’Ohio, l’artiste décharge, cette fois, vingt camions de terre sur une cabane abandonnée, jusqu’à ce qu’une poutre centrale s’effondre sous son poids. L’enfouissement dont procède Partially Burried Woodshed résulte d’une accélération mécanique du processus naturel de décomposition qui emporte tôt ou tard toute formation de matière.

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Si la relation que les œuvres du Land Art entretiennent avec la nature peut parfois évoquer la philosophie grecque, selon laquelle l’art doit être compris, non comme une copie mais comme un parachèvement de la nature, encore faut-il ajouter, dans le cas de Smithson, que la nature n’est pas envisagée en tant que principe créateur, mais, au contraire, comme ce qui procède à la dissolution de toute chose.

le peintre de la vie post-moderne

Dans ses écrits comme dans son œuvre plastique, Smithson s’oppose à la compréhension moderne du temps. Mais comment expliquer un tel basculement ? Une réforme aussi importante que celle touchant à la perception humaine du temps ne peut pas être décrétée. Elle ressortit assurément à un contexte historique global qui a pour effet paradoxal de disloquer le concept même d’histoire. L’œuvre de Smithson porte les traces crépusculaires des catastrophes de Hiroshima et de Nagasaki ; du risque d’un prochain cataclysme nucléaire annoncé par la crise cubaine de 1962 ; des premières conséquences dévastatrices de la production de masse dont témoigne, la même année, la publication de Printemps silencieux de Rachel Carson, qui donne alors naissance à l’écologie politique. Elle est traversée par l’influence des romans apocalyptiques de J. G. Ballard qui, à la même époque, accuse les impasses du développement de la société industrielle, et entre en résonance avec les analyses contemporaines de Günther Anders, reprises, poursuivies et parfois approfondies par toute une génération de penseurs, de Hans Jonas à Ulrich Beck. Elle prend acte des mutations survenues au lendemain de la seconde Guerre Mondiale, à partir desquelles l’historicisation du temps propre à la modernité se trouve contrecarrée par l’incursion de menaces qui, consécutives aux excès de cette modernité, ont pour caractéristiques d’en dissoudre la dynamique et le cadre temporel : les effets de la radioactivité, de la pollution industrielle, de la surproduction sur les espèces végétales, animales 16


et humaine se calculent, lorsqu’ils ne sont pas irréversibles, en centaines et parfois même en milliers d’années. ÉDILa surexploitation des ressources naturelles produit TION N°2 les conditions d’un désert planétaire durable qui pose soudain DÉCEMBRE 2014 la question de la possibilité prochaine de la vie sur la terre. cahier n°1 L’après-guerre signe l’entrée des Temps modernes dans ce qu’on pourrait appeler une « téléologie négative ». À travers les réflexions qu’il mène sur la figure du monument, Smithson tire les conséquences de ce renversement de perspective dans le domaine de l’art. Ce faisant, il pose les fondements de ce qu’il est désormais convenu d’appeler une « culture de la catastrophe ». L’importance théorique des écrits de Smithson est comparable à celle du fameux texte de Baudelaire qui, un siècle plus tôt, consacra le terme de « modernité ». Au milieu du XIXe siècle, dans « Le peintre de la vie moderne », le poète français tirait les conséquences esthétiques d’un nouveau rapport au temps induit par les mutations du capitalisme triomphant. Dans ce texte programmatique, Baudelaire invitait les artistes à prendre en compte une dimension temporelle jusque-là méprisée, celle du transitoire, du fugitif, du contingent, afin d’en extraire une part d’éternité par l’alchimie de la sublimation esthétique. Cette consécration de la beauté éphémère de la mode, des gestes, des mœurs d’une époque revenait à consacrer la dynamique des Temps modernes contre les formes hiératiques de la tradition. Au milieu du XXe siècle, Smithson annonce une nouvelle révolution du temps, dominée cette fois par la force corrosive des grands cycles biologiques et chimiques mise en branle par les ravages d’un développement technologique devenu incontrôlable. Entre les deux, Walter Benjamin avait ouvert la voie en comparant l’histoire à un ange tournant la tête vers le passé, tandis que, venu du Paradis, la tempête du progrès le pousse dans le dos, accumulant devant lui des monceaux de ruines. La pensée du théoricien de la modernité baudelairienne anticipe le renversement postmoderne dont témoignent les écrits de Smithson, lesquels présentent à leur tour le progrès comme l’équivalent de la destruction. Une chose distingue toutefois les analyses du philosophe allemand de celles de l’artiste américain. Condamnant lui-même l’historicisme qu’il associe au continuum d’« un temps homogène et vide », Benjamin en appelait au surgissement d’un temps discontinu et riche de promesses nouvelles désigné par le concept d’ « à-présent », 17


entendu comme le moment où le passé ressurgit dans le présent pour le transformer, à l’exemple de la Rome antique durant la Révolution française. Force est de constater que la rupture postmoderne du continuum historique n’a pas eu lieu avec la révolution prolétarienne, mais avec ce que certains ont récemment nommé l’ « intrusion de Gaïa ». L’irruption du temps long des biosystèmes naturels sous l’action dévastatrice du productivisme soumet l’activité des hommes à une réalité qui la transcende. C’est de cette réalité dont rendent compte les écrits de Smithson. Peut-on parler de postérité à propos d’une œuvre qui place si résolument l’avenir sous le signe de l’effondrement ? À défaut de tracer, dans la lignée du messianisme moderne, les contours d’un nouveau programme esthétique, l’artiste a ouvert un autre horizon temporel en fonction duquel situer la réalité culturelle et matérielle de l’art. C’est dans cette perspective, non plus linéaire mais cyclique, que s’inscrit notamment le travail de Cyprien Gaillard, dont l’affinité avec l’œuvre de Smithson est bien connue. Son exposition réalisée en 2011 au Centre Pompidou en est un parfait exemple. Les initiales « U » et « R » qui apparaissaient, respectivement, sur une plaque en marbre fossile de Tunisie et sur un panneau en métal oxydé extrait du Forum des Halles en déconstruction, désignaient un temps élargi, circulaire et discontinu régi par un processus concomitant d’évolution et d’involution. Elles évoquaient à la fois : la ville de naissance d’Abraham, un label techno de Detroit (ville par excellence du déclin de la modernité industrielle), un programme de renouveau urbain (Urban Renewal). La présence des séries de polaroïds que l’artiste réalise à travers le monde associait au motif récurrent de la ruine la vulnérabilité d’un médium qui, soumis à l’action de la lumière, recouvre peu à peu sa blancheur originelle. Un bas-relief assyrien aboutait cette « archéologie du présent » à celle des temps antiques.

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Un autre exemple significatif de cette esthétique postmoderne de la ruine est donné avec Modern Times Forever ÉDI(2011) du collectif danois Superflex. Associé aux ingénieurs TION N°2 d’un célèbre studio d’animation numérique, le groupe DÉCEMBRE 2014 a reconstitué, sur 240 heures, le processus de désintégration cahier n°1 – estimé à 300 ans – que subirait le Stora Enso de Helsinki, un symbole de l’architecture moderniste, s’il était abandonné à l’action corrosive du temps. L’extrême technicité du dispositif contraste avec le processus élémentaire qu’il décrit, plaçant le constructivisme moderne sous l’action dissolvante d’une entropie virtuelle. Par la mise en scène de la disparition d’un monument, le film témoigne à son tour de cette dé-historicisation du temps dont Smithson fut historiquement l’un des premiers prophètes.

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ÉDITION N°2

DÉCEMBRE 2014 cahier n°1

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1 Robert Smithson Partially Buried Woodshed, Kent State University, Kent, Ohio, January 1970. One woodshed and twenty truckloads of earth, 18’6” x 10’2” x 45’. © Estate of Robert Smithson / licensed by ADAGP, Paris. Courtesy James Cohan Gallery, New York and Shanghai.

2 Robert Smithson Asphalt Rundown, 1969. Outside Rome, Italy. © Estate of Robert Smithson / licensed by ADAGP, Paris. Courtesy James Cohan Gallery, New York and Shanghai. 21


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ÉDITION N°2

DÉCEMBRE 2014 cahier n°1

1 Cyprien Gaillard UR, Underground Resistance and Urban Renewal, 2011, sérigraphies sur verre et marbre fossile noir, 241 x 246,5 cm chaque. © Courtesy Galerie Bugada & Cargnel, Paris.

2 Cyprien Gaillard Geographical Analogies, 2011, 2006 - 2013, bois, verre, 9 polaroïds, 65 x 48 x 10 cm Vue d’installation : “UR”, Centre Pompidou, Paris. © Courtesy Galerie Bugada & Cargnel, Paris.

3 SUPERFLEX Modern Times Forever The Stora Enso Building, 2011, film, 240 mn Image extraite du film Modern Times Forever © Courtesy Superflex et Galerie Jousse Entreprise, Paris. 23


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Claude Cattelain

lettre ouverte à monsieur kubrick

ÉDITION N°2

DÉCEMBRE 2014 cahier n°1

Cette lettre a été écrite pour être lue lors d’une conférence /performance le 20 février 2014 au Musée de Calais dans le cadre de l’exposition Do Not Repeat et était accompagnée d’un diaporama.

Cher Monsieur Kubrick, Nous sommes début février 2014, je suis chez moi devant mon ordinateur et je vous écris cette lettre en essayant de me persuader que vous serez là le jour où je la lirai à Calais. Ce sera au Musée des beaux-arts, le 20 février en début de soirée. Il se trouve que, dans ce musée et sous le titre de DO NOT REPEAT, j’expose une série de nouveaux dessins et qu’à cette occasion une conférence est programmée afin que je parle un peu de mon travail. En réfléchissant à comment aborder cette conférence, il m’a semblé nécessaire d’opérer un décalage afin de n’avoir pas à parler de mon propre travail de manière trop frontale. J’ai pensé qu’adresser une lettre à un artiste me permettrait peut-être de trouver un nouvel axe et m’obligerait à réfléchir sous un nouvel angle.

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Voilà pourquoi cette conférence a pris corps sous forme d’une lettre qui vous est adressée. Et là vous me diriez sans doute « And why do you send this letter to me ? » « Et pourquoi m’adressez vous cette lettre à moi ? » Et bien, cher Monsieur Kubrick, il se trouve, qu’ encore enfant, la toute première œuvre par laquelle j’ai été profondément marqué était un de vos films. Et que dès lors certaines de vos images ont eu par la suite une influence sur mes recherches et mon travail, d’abord inconsciemment sans doute mais aussi quelques-fois très consciemment. Vous comprendrez dès lors que j’espère vivement que vous serez là, à Calais. Même si aujourd’hui j’ai le sentiment d’entamer cette lettre au-dessus d’un grand vide en ne sachant pas si vous apprécierez que j’utilise votre travail comme un miroir grossissant pour le mien, un miroir déformant peut-être. Je sais votre goût pour les miroirs car vous les utilisez très souvent dans vos films et j’ai toujours été admiratif de certaines séquences où vous jouez avec leur reflet pour passer du monde réel à celui du rêve, du cauchemar ou de l’au-delà. Mais je reviendrai plus tard au miroir car pour commencer cette lettre je crois que le plus simple est de vous raconter d’abord comment un de vos films et une scène en particulier a pour la première fois consciemment influencé un de mes projets. C’était pour une exposition réalisée en 2008, à Valenciennes.

J’étais invité par la ville à créer une exposition sur le thème de « Valenciennes ville militaire » et j’avoue qu’avec ce thème je me sentais vraiment très à l’étroit. Tout ce que je voulais c’était de pouvoir, là aussi et le plus rapidement possible, opérer un décalage. Ce décalage, je pensais pouvoir le trouver en sortant de la ville pour MARCHER vers la campagne. Je voulais commencer ma recherche en MARCHANT. Ce n’était pas encore marcher 26


sur une feuille de papier comme pour les dessins de l’exposition de Calais, mais c’était simplement marcher dans la campagne alentours à la recherche de quelques vestiges militaires de la guerre 14/18. Et j’espérais donc trouver quelque-chose avec quoi entamer ma réflexion pour cette exposition.

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Nous étions en hiver et chaque jour, j’allais donc marcher au milieu des champs qui étaient souvent boueux, enneigés ou même glacés. J’y ai découvert, comme je l’espérais, beaucoup d’anciennes constructions militaires : des tourelles, des casemates, des bunkers, tous ces éléments soit disant imprenables qui constituaient un tronçon achevé de la ligne Maginot. Il restait donc énormément de bunkers dans la région, même si certains fermiers avaient essayé de faire imploser l’un au l’autre en espérant récupérer de la terre cultivable. Ils avaient finalement abandonné leur travail de déblaiement face à l’enchevêtrement colossal des blocs de béton et des barres d’aciers. Moi, malgré le froid, je m’amusais à marcher d’un bunker à l’autre, en découvrant les différences de leurs formes simples et robustes, une sorte de degré zéro de l’architecture. Je me sentais comme un explorateur impatient de m’en approcher, de pouvoir en faire le tour et de pouvoir pénétrer à l’intérieur. C’est là, que dans la pénombre, je retrouvais souvent des squelettes d’animaux, principalement des rongeurs : des squelettes de lapins ; de musaraignes ; de bléreaux, qui avaient été attrapés par les rapaces, et puis dévorés tranquillement à l’intérieur, à l’abri, entre les murs épais de béton armé.

Souvent les accès aux sous-sols et aux caves, avaient été obstrués ou scellés, très certainement pour des raisons de sécurité, mais certains bunkers avaient été oubliés et l’accès était encore ouvert. Quand c’était le cas, je me laissais glisser par le trou au sol afin d’aller découvrir ces caves et ces fondations. Je me souviens notamment d’un jour très froid où dans une de ces caves, j’ai découvert un vaste et impressionnant ossuaire 27

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d’animaux. Des dizaines d’animaux étaient tombés dans ce trou et n’avaient jamais réussi à en ressortir. Plongé dans ma découverte je me suis rendu compte petit à petit d’un bruit étrange, comme un battement qui résonnait faiblement. C’était très léger. À la lueur de la lampe de poche et en évitant de marcher sur les os, j’ai cherché d’où venait ce bruit… Dans un coin perdu, au fond de la cave, suspendus au plafond, quelques papillons battaient très lentement des ailes. Ils étaient de peu figés par l’hiver, mais ils résistaient encore, courageusement contre le froid. Le bruit de leurs ailes à moitié endormies par le gel, résonnait comme un battement infime, au-dessus de ce cimetière d’animaux. Ces bunkers n’étaient donc pas seulement des vestiges de la guerre ou des ossuaires, mais il y avait parfois de la vie, certains animaux comme les rapaces y déjeunaient bien sûr, mais d’autres s’y réfugiaient. De rares insectes arpentaient les murs et les fissures, quelques oiseaux y nichaient et des rongeurs s’y reproduisaient dans le labyrinthe des tuyaux d’aération. Si la vie animale avait donc récupéré ces espaces abandonnés, il y avait aussi des traces plus anciennes qui laissaient entrevoir que certains de ces bunkers avaient servi après la guerre comme refuge et même parfois comme habitation pour des familles très pauvres qui y vivaient.

J’ai parfois retrouvé des morceaux de vaisselle, des carcasses de lits métalliques, des débris de chaises et de tables en bois rongés par l’humidité. Sur certains murs il y avait aussi des peintures imitant des papiers peints, des motifs à fleurs, de faux encadrements pour des paysages dessinés à même le béton. Des fausses colonnes, des feux ouverts et des cheminées peintes autour des trous muraux qui servaient à l’origine à fixer les mitrailleuses, et sous lesquels les habitants d’après-guerre eux devaient allumer d’autres feux pour se réchauffer. 28


Dehors, dans le froid de l’hiver 2008, pendant plusieurs semaines, j’ai donc visité tous les bunkers que je découvrais, en prenant des photos, un peu comme vous, Monsieur Kubrick, vous deviez le faire pour vos repérages avant de tourner un projet de film.

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DÉCEMBRE 2014 cahier

La différence était que moi je n’avais pas encore de projet du tout. J’avais seulement des images, toujours horizontales, au format paysage et si je pressentais que c’était par ce format, par ce cadre que je trouverais quelque chose, la photo elle même ne me satisfaisait pas suffisamment. En fait je cherchais simplement un autre point de vue. Et c’est en faisant une nouvelle photo, en cadrant un paysage que je voyais par l’ouverture d’une fenêtre dans un bunker, que là, j’ai pensé à vous.

Je connaissais donc déjà votre œuvre, surtout « 2001 » et « Shining », mais c’est le film « Path of Glory » « Les sentiers de la gloire » qui fut le vrai déclencheur de mon travail pour cette exposition. Dans ce film une séquence avait particulièrement marqué ma mémoire. Nous sommes en 1916 durant la première guerre mondiale, dans une tranchée française. Le colonel français, interprété par Kirk Douglas, marche dans la tranchée au milieu de ses hommes qui sont collés dos aux parois. Son bataillon va bientôt mener une offensive suicidaire contre une position fortifiée allemande, nommée la fourmilière, une position absolument imprenable, et les hommes ont conscience qu’il y a peu de chance qu’ils en reviennent vivants.

Le lieutenant marche donc d’un pas décidé dans la tranchée et la caméra, votre caméra, Monsieur Kubrick, le filme de face, en traveling arrière. C’est à dire que la caméra recule à mesure que le lieutenant lui 29

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avance, imperturbable, résolu, peut-être aussi pour donner du courage à ses hommes, car le son et la poussière des explosions à l’arrière plan ne laissent déjà aucun doute sur le sort de cette offensive absurde. Dans cette séquence, quelques autres plans sont filmés par intermittence en caméra subjective, c’est-à-dire que la caméra filme ce que le colonel est en train de voir de ses propres yeux. Le point de vue de la caméra est celui du colonel. Et ce qu’il voit ce sont ses hommes en train de le regarder, pendant qu’il avance dans la tranchée. La séquence alterne donc entre des plans objectifs : le colonel avance vers la caméra. Et des plans subjectifs : ce que le colonel voit.

La caméra filme donc les soldats qui le regardent, et donc qui nous regardent à travers l’écran, qui nous font en quelque sorte rentrer par leur regard dans leur histoire, rentrer dans le film. Ce qui rend d’autant plus palpable le sentiment d’angoisse de la scène et crée une sorte de renversement, un jeu de miroir entre nous et les personnages du film.

C’est cette séquence, qui est donc à l’origine de mon travail pour cette exposition valenciennoise et plus précisément d’une vidéo qui s’intitule « Reflected Pixel »

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La caméra que je tiens à la main est dirigée vers un miroir et elle s’y reflète. Ce miroir est le premier d’une douzaine d’autres miroirs carrés que j’ai posés en file indienne, en équilibre sur leur tranche, droit au sol.

J’avance la caméra qui filme donc son propre reflet dans le miroir, son reflet qui grandit au fur et à mesure qu’elle s’en rapproche, jusqu’au moment où elle percute le miroir, celui-ci tombe en arrière et laisse apparaître le miroir suivant dans lequel la caméra retrouve son reflet grandissant jusqu’au moment où elle le percute.

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Le miroir s’abat en arrière et laisse apparaître le miroir suivant dans lequel la caméra retrouve son reflet grandissant jusqu’au moment où elle le percute, le miroir s’abat en arrière et laisse apparaitre le miroir suivant.

Impact, reflet, impact, jusqu’à faire tomber tous les miroirs de la ligne. Quelques miroirs se sont brisés mais cette action en chaine est refaite de nombreuses fois de plus en plus vite et violemment jusqu’à la destruction de tous les miroirs. Et qu’il soit donc impossible de continuer.

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Ce n’est pas seulement un parallèle avec des soldats sur un champ de bataille qui tomberaient les uns après les autres, mais c’est surtout l’action de la caméra qui m’intéressait dans ce projet. Que ce soit la caméra elle même qui vienne frapper les miroirs et son propre reflet dans ceux-ci. Que ce soit elle, finalement, l’acteur principal du film qu’elle enregistre. À l’image de cette séquence où la caméra voit ce que Kirk Douglas voit de ses propre yeux en arpentant la tranchée dans votre film, Monsieur Kubrick.

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Pour cette vidéo qui passe en boucle, le son des chocs et des miroirs brisés a une présence forte et insupportable. Dans l’exposition, le volume était poussé au maximum car je voulais que le visiteur soit dérangé par le bruit et qu’il n’ait qu’une envie : ne pas rester longtemps, sortir très vite, battre en retraite. J’avoue que ça a fonctionné au-delà même de mes espérances.

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Après avoir réalisé cette vidéo, « Reflected Pixel » j’ai revu votre film « Path of Glory » « Les sentiers de la gloire » et cette séquence dans la tranchée. Mais la séquence d’après que j’avais oubliée m’a encore plus frappé.

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C’est la séquence de l’assaut.

Au coup de sifflet du colonel les hommes sortent de la tranchée et courent droit devant eux vers la position allemande. Le terrain est déjà labouré des nombreuses précédentes batailles. Il y a des trous d’obus où les hommes tombent à la renverse sous les tirs des mitrailleuses ennemies qui transforment le paysage en un véritable enfer.

C’est un vrai carnage, les soldats tombent en arrière les uns après les autres, au son des mitrailleuses, du bombardement et des explosions. On distingue à peine le son du sifflet du colonel qui tente de guider ses hommes. C’est véritablement une image d’apocalypse que votre caméra, Monsieur Kubrick, elle, enregistre de manière absolument neutre et mécanique.

En effet, cette scène vous la filmez en un long traveling très lent qui suit sur le côté la progression éprouvante des soldats sur le champ de bataille. Ils avancent de la gauche vers la droite, ce qui accentue d’autant plus le sentiment d’embourbement et d’effort qu’ils fournissent. Le mouvement caméra lui, par contre, reste net, précis, sans accroc, imperturbable à la scène tragique qu’il filme. Comme un œil extérieur suivant la progression des hommes qui tombent par douzaines.

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cahier Cette extrême précision du mouvement n°1 caméra, d’une efficacité redoutable, rend donc d’autant plus palpable le sentiment de chaos qu’il filme à l’inverse de beaucoup de productions actuelles où la caméra est tenue à la main, percutée, cognée. Ici cette précision du mouvement est implacable et révèle l’absurdité de cette bataille et l’irresponsabilité de ceux qui l’ont décidée.

Cette scène m’a vraiment beaucoup marqué et est donc à l’origine d’une vidéo qui s’intitule « Colonne empirique ». Je voulais d’une certaine manière reprendre l’idée, votre idée, Monsieur Kubrick, d’un traveling précis qui filmerait une action dangereuse, absurde, obstinée et impossible.

Pour réaliser le traveling j’ai fabriqué, avec quelques planches fixées au sol, un rail d’une dizaine de mètres. Sur ce rail je pouvais faire rouler, en guise de chariot, un vieux skateboard qui transportait ma caméra. L’idée était que la caméra puisse suivre la progression de l’action que j’allais mener en un long plan séquence. Au début du film, on voit deux blocs posés droits au sol. Le premier bloc est au centre de l’image et le second au bord gauche. Je rentre dans le cadre par la droite et je pousse le premier bloc central vers le second en bord gauche de l’image. Une fois les deux blocs en contact je soulève le bloc 1 et je le pose au-dessus du bloc 2. Cela donne ainsi une colonne de 2 blocs au bord gauche de l’image. Sans interrompre l’enregistrement, je ressors du cadre par la droite 37


pour venir pousser par derrière le chariot/skateboard et la caméra sur les rails. L’image filmée glisse donc et laisse apparaître un troisième bloc sur la gauche de l’image. Le mouvement caméra s’arrête et les 2 blocs superposés se trouvent à présent au centre de l’image et le nouveau et troisième bloc à gauche. Je rentre dans le cadre par la droite et je pousse les 2 blocs superposés vers le troisième en bord gauche de l’image. Une fois les blo-blocs en contact je soulève ensemble les blo-blocs superposés et les pose au-dessus du bloc 3. Cela donne ainsi une colonne de blo-blo-blocs au bord gauche de l’image. Sans interrompre l’enregistrement, je ressors du cadre par la droite pour venir pousser par derrière le chariot/skateboard et la caméra sur les rails. L’image filmée glisse donc et laisse apparaître un quatrième bloc sur la gauche de l’image. Le mouvement caméra s’arrête et les blo-blo-blocs superposés se trouvent à présent au centre de l’image et le nouveau et quatrième bloc à gauche. Je rentre dans le cadre par la droite et je pousse les blo-blo-blocs superposés vers le quatrième en bord gauche de l’image. Une fois les blo-blo-blocs en contact je soulève ensemble les blo-blo-blocs superposés et les pose au-dessus du bloc 4. Cela donne ainsi une colonne de blo-blo-blo-blocs au bord gauche de l’image. Sans interrompre l’enregistrement, je ressors du cadre par la droite pour venir pousser par derrière le chariot/skateboard et la caméra sur les rails. L’image filmée glisse donc et laisse apparaître un cinquième bloc sur la gauche de l’image. Le mouvement caméra s’arrête et les blo-blo-blo-blocs superposés se trouvent à présent au centre de l’image et le nouveau et cinquième bloc à gauche. Poussée de blocs, colonne empirique, mouvement de caméra. Bien sûr l’action que je mène devient de plus en plus difficile. La colonne de blocs devient de plus en plus lourde à déplacer et l’équilibre de plus en plus instable. Ce n’est pas seulement un parallèle avec des soldats sur un champ de bataille qui avanceraient les uns derrières les autres, mais c’est surtout l’action de la caméra qui m’intéressait dans ce projet. Que l’on se rende compte de ses propres déplacements par intermittence pour suivre la progression des blocs. Que l’on comprenne que c’est moi même qui la déplace par derrière en étant hors champ. Que ce mouvement de caméra soit rendu 38


plus palpable, qu’il fasse partie intégrante de l’action. Et tout ceci, en reflet à cette séquence où la caméra filme, en un long travelling, la progression éprouvante des soldats sur le champs de bataille, dans votre film, Monsieur Kubrick.

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Ces deux vidéos dont je viens de parler, « Reflected Pixel » avec la ligne de miroirs percutés par la caméra et « Colonne empirique » avec ces déplacement de blocs en équilibre précaire. Ces deux vidéos donc, ont été créées très consciemment en miroir à vos propres séquences, dans « Path of Glory » « Les sentiers de la gloire ». Dans ces deux vidéos il est question de champ ; de contre/champ ; de hors champ. Mais surtout, surtout, il était question d’avancer en avant, quoi qu’il arrive. Même au risque de se cogner obstinément contre son propre reflet dans des assauts même absurdes, même destructeurs.

Quelques semaines après avoir réalisé ces deux vidéos, celle des blocs et celle des miroirs, j’emménageais dans une grande maison/atelier à Valenciennes, une maison où j’habite encore aujourd’hui. Le propriétaire d’avant, qui l’avait construite, avait acheté les deux terrains mitoyens de deux maisons bombardées et détruites pendant la guerre. Cet homme, traumatisé par les bombardements, mit plusieurs années à élever, seul, sur ses deux parcelles côte à côte, cette grande maison d’une solidité à toute épreuve. Il ne travaillait que la nuit, en utilisant des matériaux récupérés la journée, sur les différents chantiers où il travaillait en tant qu’ouvrier. Les murs extérieurs de la maison ressemblent donc à un patchwork géant, fait de briques claires, de briques rouges, de briques réfractaires, de béton de différentes textures, mais le tout est très 39


solidement ancré. Les chapes, elles, ont été coulées avec un béton armé très épais. La solidité de cette maison, son béton armé et sa forme simple, carrée, typique des années 50, n’est pas sans rappeler certains aspects des bunkers que j’avais découvert dans la campagne. Début 2009, je venais donc d’emménager dans cette habitation avec l’idée de la transformer petit à petit. Mais au début du printemps j’ai commencé à entendre des bruits étranges. C’était un mélange de battements légers et de chocs violents qui résonnaient brièvement par intermittence. Le bruit revenait de plus en plus régulièrement, et j’ai cherché de la cave au grenier d’où il pouvait venir. En cherchant j’ai remarqué sur une fenêtre, des traces légères de boue qui semblait finement lacérée de coups de griffes. Cette fenêtre était celle d’une grande pièce qui allait devenir plus tard mon atelier et qui donnait sur le jardin. De l’intérieur, je m’approche et une fois le nez contre la vitre, une masse noire se jette sur le carreau face à moi ! Elle repart aussitôt. C’est juste un oiseau, un merle, qui vient cogner mon carreau.

Quelques instants plus tard, il revient à l’assaut, cogne la vitre avec le bec et les plumes. S’envole, reprend son élan, cogne son bec, ses plumes, griffes, s’envole, revient, cogne son bec, ses plumes, s’envole, et puis revient encore, cogne, bec, plume, cogne-bec-plume, cogne-bec-plume. S’envole

Je n’y comprends rien du tout, pourquoi ce manège violent ? J’ouvre la fenêtre pour le laisser entrer, il ne rentre pas. Je lui dépose de la nourriture, il ne mange pas. Je suis vite à court d’idée, mais lui continue de venir se cogner, inlassablement. Je compte ses passages, au moins 1 par minute. 40


La trace qu’il laisse sur le carreau s’épaissit et se transforme au fur et à mesure des impacts de ses cogne-bec-plume sur la vitre. Aujourd’hui, je pense que l’oiseau voyait son propre reflet dans le carreau. Une image noire de lui même, inversée, qu’il prenait pour un autre oiseau, un ennemi à attaquer obstinément, à chasser coute-que-coute de son territoire.

l’ennemi, l’image inversée, le reflet, le miroir.

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Le territoire,

1916, nous sommes dans votre film, Monsieur Kubrick, dans « Path of Glory » « Les sentiers de la gloire », c’est une tranchée française. Le colonel interprété par Kirk Douglas, marche dans la tranchée au milieu de ses hommes qui sont collés dos aux parois. Son bataillon va bientôt mener une offensive suicidaire contre une position fortifiée allemande, nommée la fourmilière, une position absolument imprenable, et les hommes ont conscience qu’il y a peu de chance qu’ils en reviennent vivants. Au coup de sifflet du colonel les hommes sortent de la tranchée et courent droit devant eux vers la position allemande. Le terrain est déjà labouré des nombreuses précédentes batailles. Il y a des trous d’obus où les hommes tombent à la renverse sous les tirs des mitrailleuses ennemies qui transforment le paysage en un véritable enfer… Les soldats n’aboutiront jamais au but, ils ne verront jamais leurs ennemis d’en face, ni de près, ni de loin. Et pas une seule fois, dans aucune scène, nous spectateurs, ne verrons l’ennemi d’en face. S’il n’y avait pas les tirs d’obus et de mitrailleuses, on pourrait croire que cet ennemi n’existe pas. Pourtant les obus pleuvent. D’ailleurs sous le feu nourri, certains soldats français ne parviennent même pas à sortir de la tranchée.

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Scandalisé, le Général français qui assiste de loin à l’assaut, ordonne à son artillerie de bombarder ses propres troupes, ses propres soldats restés dans la tranchée.

Mais le capitaine d’artillerie refuse…Après la retraite, le Général décide de sévir en choisissant 3 hommes qui seront exécutés pour l’exemple.

Condamnation.

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Exécution.


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L’ennemi n’était pas là où l’on pense. …. Cette exécution, Monsieur Kubrick, vous la filmez de manière formelle et symétrique. L’impression d’ordre et de contrôle qui s’en dégage contraste avec le chaos de la guerre des tranchées, mais pourtant les deux participent de la même absurdité meurtrière, Nous sommes finalement là en présence d’une société qui s’autodétruisait inexorablement. Le film aurait pu s’arrêter là. Mais contre toute attente, vous imaginez, Monsieur Kubrick, une dernière scène où le colonel observe ses hommes qui rigolent bruyamment et qui chahutent une jeune allemande poussée sur scène lors d’une beuverie. Lorsque la jeune femme se met à chanter une ballade allemande très nostalgique, les hommes se taisent, tous émus par sa voix et par son chant. En entendant ses soldats qui reprennent le refrain de la chanson avec la jeune fille, le colonel, touché par la scène, leur laisse encore quelques instants avant de les appeler pour repartir sur la route des champs de batailles et des combats. Le film s’arrête là : Le retour au combat Continuer à combattre pour protéger son territoire et survivre. Sortir de la tranchée, aller à l’assaut, tomber à la renverse, se relever, battre en retraite. Ressortir de la tranchée, marcher dans ses propres pas, tomber à la renverse, se relever, attaquer un ennemi invisible, jusqu’à épuisement, attaquer son propre reflet dans la glace, comme l’oiseau qui attaque son ennemi dans le carreau de ma fenêtre d’atelier. C’est un merle, et il revient à l’assaut, cogne la vitre, avec le bec et les plumes. Il s’envole, revient, cogne, plumes et bec. 43


Et maintenant je comprends qu’il va continuer encore un bon bout de temps. Je pose une caméra derrière la vitre, elle cadre le ciel grisbleu et froid à travers le carreau. Je lance l’enregistrement, et pendant que la caméra marche toute seule, mécaniquement, je m’en vais marcher seul dans la campagne. C’est le début du printemps et je tente de retrouver les endroits où je suis déjà passé quelques mois auparavant lorsqu’il y avait encore de la neige. Le paysage a fort changé, la végétation reprend vie et mes empreintes, elles, ont toutes disparu. Marcher dans ses pas, non pour revenir en arrière, mais pour continuer à avancer en soi. Compter ses pas, ceux déjà faits sans savoir combien il nous en reste à faire. Au détour d’un bosquet, il y a quelques empreintes fraîches d’un animal, mais je ne sais pas ce que c’est. Peut-être que ces traces ont toujours été là. Cher Monsieur Kubrick, ma lettre s’achève ici, avec cette image. Bien à vous. Claude Cattelain

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Le projet TAP a été sélectionné dans le cadre du programme européen de cooperation transfrontalière INTERREG IV A France (Manche) – Angleterre, cofinancé par le FEDER.

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th èm es ÉDITION N°2

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CAHIER 2 Thèmes


mĂŠmo souv


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Mémoire / sou venir

oire venir

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monument et la crypte (the undercroft)

Amanda Geitner

Commissaire au Sainsbury Centre for Visual Arts

À bien des égards, c’est à cause de l’existence de l’Undercroft (la Crypte ) que le Sainsbury Centre, a opté pour le thème de Monument. Cet immense espace se trouve sous le cénotaphe d’Edwin Lutyens, au centre des jardins commémoratifs qui ont été créés devant l’Hôtel de Ville et à l’arrière du marché de Norwich. Longtemps, cet espace a servi aux maraîchers qui y entreposaient leurs fruits et légumes et y rangeaient leurs poubelles. En 2004 les jardins commémoratifs ont été fermés pour rénovation et ces travaux ont permis de dégager l’Undercroft. On s’est alors aperçu que cet espace méritait d’autres modes d’utilisation et d’intervention. Les jardins ont réouvert en 2011. Chez Becky Shaw, les références à l’œuvre de David Roberts trouvent leur origine dans sa collaboration avec un architecte victime de la maladie d’Alzheimer. Mais Half-Buried est aussi une évocation du colonialisme : on peut y lire des allusions à la découverte exaltante de mondes anciens que le talent d’artistes depuis longtemps disparus avait su représenter, mais dans ses aspects les plus poignants, cette œuvre illustre aussi l’orgueil démesuré de grandes civilisations disparues et de leur déclin.


Comme elle fait partie intégrante des jardins commémoratifs, la Crypte est elle aussi considérée comme un monument historique, ce qui limite considérablement ce qu’on peut y faire. Il est interdit de percer les murs, le sol ou le plafond; l’espace disponible est long et ponctué de piliers carrés, et on ne peut y installer que des cloisons provisoires. Froide, caverneuse, humide, cachée et inconnue du plus grand nombre, la Crypte est un espace dans lequel il est très difficile de travailler. Pour autant, elle a été le cadre idéal pour cette exposition, et un contexte merveilleux pour les œuvres qui y ont été présentées. En procédant à la sélection des œuvres, nous avions à l’esprit un certain nombre de principes clé. Les œuvres devaient avoir une certaine présence et pouvoir se lire dans l’espace de la Crypte; l’ensemble de l’installation devait permettre d’explorer les interprétations multiples d’un Monument, soit l’objet même du projet, sans perdre de vue le respect exigé par le Mémorial situé juste au-dessus. Autre point critique: ces œuvres étaient présentées au cœur même de la cité, à l’arrière d’un marché très animé, et nous avions l’ambition d’attirer dans la Crypte un public plus large que le public habituel des expositions d’art, familier du Sainsbury Centre. A ce public plus large, nous voulions proposer des œuvres en rapport direct avec l’interprétation populaire de ce qu’est un Monument, avec l’espoir que certaines œuvres plus étroitement liées aux anniversaires des Première et Deuxième Guerres Mondiales serviraient néanmoins de passerelle et permettraient d’explorer d’autres territoires envisagés aussi par l’exposition.

La cloche de Marcus Vergette, Silent, Beat, Silent, avait d’abord ÉDIoccupé l’espace central du Sainsbury TION N°2 Centre avant d’être installée dans DÉCEMBRE 2014 la Crypte. Cet objet d’une grande cahier 2 qualité artistique, empreint de force et d’élégance, se trouvait désormais dans l’espace rude, mal dégrossi et presque oublié de la Crypte. Or, lorsque quelqu’un sonnait la cloche, le son se propageait avec force à travers l’espace et s’entendait très clairement dans le mémorial, au niveau supérieur. La fluidité des sons à travers cet espace a d’ailleurs constitué l’un des plaisirs singulier et inattendu de cette exposition – des bribes de conversation s’infiltraient depuis le marché ; la cloche résonnait au cœur de la ville depuis cette caverne souterraine, et dès l’entrée dans ce lieu frais et humide, on était assailli par un son surprennant, un son évocateur des chaudes nuits d’été, le chant des cigales qui émanait de Water Tank (Citerne), l’installation vidéo d’Effie Paleologou. Mémoire / sou venir

Pénétrer pour la première fois dans cet Undercroft est une expérience déroutante mais palpitante aussi. La pièce semble coupée du monde extérieur et pourtant seule sa porte la sépare du tumulte de la rue, et de fait, on entend parfois des voix qui passent par les évents des murs. Il y fait plus froid qu’à l’extérieur. L’éclairage de tubes fluorescents est utilitaire ; la pente du sol est inégale, (et plus marquée qu’on ne le perçoit en entrant) ; lorsqu’il pleut, l’eau entre et s’accumule autour des mats qui jaillissent dans les jardins qui surmontent la Crypte.

Brume (Haze) de John Cornu une installation complexe de mines anti-personnel et anti-cavalerie – semblait planer à l’entrée de l’exposition. Alors que par eux-mêmes ces objets sont hideux et effrayants, regroupés dans ce nuage suspendu, ils acquéraient l’apparence d’un essaim d’insectes, à la fois léger et organique, comme pour nier leur finalité première qui consiste à être cachés dans la terre pour tuer et mutiler le plus grand nombre de soldats et de chevaux possible. Derrière Brume on pouvait aussi voir Assis sur l’obstacle (Sitting on the fence), une autre œuvre de Cornu composée d’une série de structures dont la présence sombre et puissante semblait disséquer l’espace. Ces structures précises et formelles faisaient ressortir d’autant plus l’irrégularité désorganisée des surfaces de la Crypte. Les livres de Didier Vivien, 1914 (Cold Memories)2018, proposaient un lien direct avec les morts de la Seconde Guerre Mondiale. Dans une alcove d’un blanc austère, on pouvait voir sur une table quatre livres et des gants, comme une invitation à consulter ces livres avec le soin et le respect requis. On pouvait y lire le nom, le rang et la compagnie dans laquelle ces soldats avaient servi, mais aussi une image contemporaine du lieu où

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ils étaient tombés, et cette simple association vous faisait prendre conscience de ce qu’est l’expérience et la perte d’un être, et de la capacité des lieux à retenir ou effacer le souvenir. Vers le fond de la Crypte, une petite salle très sombre avait été installée pour y présenter Water Tank (Citerne) d’Effie Paleologou. Le lieu où l’oeuvre était présentée ajoutait encore au mystère de cette citerne filmée de nuit, et même après s’être habitués à l’obscurité, les spectateurs avaient souvent du mal à interpréter ce qu’ils voyaient, et d’aucun pensaient que le pilier de béton qui sort de la citerne était un chemin qui conduisait de la nuit vers l’au-delà. La bande-son, une chaude nuit méditerranéenne rythmée par le chant des cigales qu’interrompait parfois l’aboiement des chiens - affirmait sa présence à travers toute la Crypte et son écho rebondissait dans l’espace, et lorsque quelque chose troublait l’eau de la citerne des ondes de lumière étonnamment brillantes couraient soudain sur les murs. En contraste avec les autres œuvres de l’exposition où dominaient les grandes formes sculpturales, Tank était une œuvre ambiguë, mais évocatrice et d’une grande beauté. Lors d’un échange avec le public, Paleologou a demandé si une telle œuvre pouvait être considérée comme un Monument. Il lui a été répondu que Water Tank traitait bel et bien du passage du temps, de la disparition et du souvenir – composantes essentielles de ce qu’est un monument. Après l’atmosphère intime de Water Tank le public était confronté aux drapeaux de Société Réaliste qui déferlaient en une vague de couleur saisissante sur le côté droit de la Crypte. UN Camouflage se composait des 193 drapeaux des pays membres de l’ONU, mais les couleurs d’origine avaient été remplacées par des motifs de camouflage dans lesquels la proportion des couleurs avait été plus ou moins respectée. Cet œuvre troublante et fascinante proposait une interprétation subversive de la symbolique familière de l’état et de la politique. Half-Buried, l’oeuvre de Becky Shaw nous proposait une interprétation plus impersonnelle des concepts de mémoire, d’endurance et d’image. Des litographies de David Roberts (1796-1864), surtoute celles

consacrées à l’excavation des pyramides, étaient déchargées de l’Internet en une masse hétéroclite d’images copiées ensuite sur du papier blanc ordinaire de format A4. L’imprimante travaillait sans relache durant les heures d’ouverture de l’exposition, et avec la baisse du niveau d’encre, les images se déformaient, se décoloraient et finissaient par disparaître. Bien que libres d’emporter ces images avec eux, peu de visiteurs l’ont fait. L’exposition finie, tout ce papier imprimé a été recyclé, mais malgré tout, l’impression constante et l’accumulation de papier était un aspect important de l’oeuvre et sans dout même son élément le plus troublant. Monument à Norwich a été présenté dans deux environnements totalement différents – le Sainsbury Centre, un lieu moderne et emblématique créé par Norman Foster sur le campus de l’University of East Anglia, et l’espace caverneux et mystérieux de l’Undercroft, au cœur même de la ville. Ambitieuse dans ses objectifs, tant par les contextes abordés que par les publics touchés, cette collaboration entre éducateurs et conservateurs, entre artistes et concepteurs constitue un exemple passionnant de ce que notre pratique en matière d’exposition pourrait être, et représente le modèle de ce que nous espérons continuer à développer à l’avenir. Amanda Geitner, Conservateur en Chef, Sainsbury Centre Octobre 2014


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2 1 John Cornu Brume, 2012. 300 chausses-trappes, peinture noire, dimensions variables.

Didier Vivien 2 1914[Cold Memories]2018, 2014, 4 albums de 72 pages. Courtesy de l’artiste.

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effie paleologou Walter tank (citerne)

Effie Paleologou a étudié au Royal College of Art et vit à Londres. Filmé en Grèce par une chaude nuit d’été, Water Tank est une œuvre suggestive et répétitive qui se révèle à nous lentement par le biais d’une chorégraphie de sons et d’images, un peu comme si nos yeux devaient s’habituer à la lumière. On y voit une citerne d’eau fraîche dans un centre de recherche agricole que dirigeait le père de Effie Paleologou. Bien entendu, quand elle était petite, l’accès à cette citerne était totalement interdit aux enfants qui ne savaient pas encore nager. En réalité, l’artiste accompagnée de sa sœur aînée, allait souvent à la citerne en secret, pendant que les adultes faisaient la sieste. Aujourd’hui délabré et pratiquement à l’abandon, c’est un endroit qui continue à fasciner Effie Paleologou qui a réalisé ce film au cours d’un été où se sont succédées les visites nocturnes à ce site insolite. Water Tank est un mémorial discret, qui crée à la fois un monument et un mystère à partir d’un site dont la signification est autobiographique. La citerne est remplie à ras bord d’une eau dont la surface est troublée par un événement que nous ne pouvons voir, puis les ondes qui trahissaient cet incident se calment. De nombreuses influences convergent ici - et parmi elles un intérêt esthétique pour la structure concrète et formelle de la citerne et pour les ambiguités que crée la nuit en révélant mais en dissimulant aussi, en jouant avec l’obscurité et la lumière et en rendant étrange ce qui était familier.

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Effie Paleologou 1 b.Greece, 1961 2 Water-tank, 2013 Vidéo HD avec piste sonore, 6 min 08 s. Courtesy de l’artiste.

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1914 [ cold memories ] 2018 documents aux morts Didier Vivien

Artiste exposé à Calais et Norwich (Undercroft)


Dans le département du Pas-de-Calais, il y a toujours – pas loin – un cimetière britannique. Je savais qu’il y en avait beaucoup ; ÉDITION N°2 je ne pensais pas qu’il y en avait autant. L’arpentage systématique des cimetières autour d’Arras procure un vertige, mais c’est un vertige froid, plat, sans consistance en définitive avec pour toute question : comment cela a-t-il été possible ? Les livres d’histoire peuvent donner le détail des faits politiques et techniques, des volontés et des ambitions idéologiques... Rien à faire, on reste rêveur ! 10 millions de morts et 20 millions de blessés. Quand les chiffres sont trop grands, ça ne veut plus rien dire du tout ; on bute devant l’incapacité de l’homme à se figurer une telle accumulation de souffrance, de violence et d’injustice. Souvent, je me suis arrêté devant la tombe de l’un de ces soldats morts au combat - la tête vide. L’historiographie de la guerre cède alors à la métaphysique ; ce que cette Première Guerre Mondiale a infligé à ses contemporains et à ceux qui leur ont succédé sur la terre, c’est un étrange sentiment d’absurdité concernant la condition humaine de l’homme moderne. S’ils rendent hommage aux victimes, témoignent de leur sacrifice et rappellent aux vivants ce que les hommes mécanisés peuvent accomplir pour régler leurs différends, ces superbes jardins, si impeccablement entretenus par les jardiniers invisibles du Commenwealth, sont aussi des lieux de méditation philosophique comme peuvent l’être les ruines des civilisations disparues. Avec l’éloignement des décennies, la succession des générations, la guerre devient une abstraction. Il faut alors faire un effort de mémoire, soutenu, réitéré, pour arriver au constat que l’on échoue - à la fin - à se souvenir de ce que l’on a pas vécu. Les documents d’époque viennent au secours de cette défaillance mais encore fautil être prédisposé à les recevoir. Le changement de culture auquel conspirent la logique des écrans numériques, et l’hémorragie d’informations divertissantes qui ne mène nulle part rendra de plus en plus aléatoire la perception dialectique des archives de guerre. D’ailleurs, pourquoi faudrait-il se souvenir du carnage, de la boucherie, de la boue, de la vermine, de la folie humaine, de la violence des machines de guerre ? On le sait : pour les hommes post ou surmodernes que nous sommes, il n’y a pas d’humanisme sans cette conscience de la mort infligée par faits de guerre industrielle.

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Les hommes se battent depuis la nuit des temps, mais la violence et la cruauté de leurs rencontres belliqueuses sont surdéterminées par l’efficacité de leur matériel de guerre. C’est ainsi qu’après deux guerres mondiales effroyables, la raison politique allègue de la paix armée, de la dissuasion nucléaire, et du « doux commerce » entre les hommes pour éviter le pire. Présentement, l’endurance à supporter la violence de l’économie trouve aussi sa raison dans le souvenir douloureux de la guerre. Cette économie de la paix est lisible sur ce qui fut, il y a un siècle, « le théâtre des opérations ». En lieu et place des tranchées, il y a maintenant une rocade, une zone commerciale, un lotissement – et ici et là un cimetière militaire, un mémorial. Des surfaces agricoles désertes avec des tracteurs surpuissants qui continuent de déterrer des obus. Alors que je parcourais les champs de bataille autour d’Arras cet hiver, je me suis souvenu d’un texte du philosophe français Michel Foucault, La disparition de l’auteur. Texte désormais canonique dans lequel il écrivait : « Il faut tenir la place du mort dans le jeu de l’écriture (...) La marque de l’écrivain n’est plus que la singularité de son absence ». Cela vaut aussi pour la photographie documentaire. Voilà ce que j’ai peut-être cherché à établir : non pas un monument aux morts mais des documents pour les morts — soit encore une description précise de nos lieux communs de vivants amnésiques. Il fallait donc tenir la place du mort, et regarder attentivement ce qu’ils auraient vu s’ils n’étaient morts à la guerre, avaient vécu, survécu ou encore étaient venus au monde bien plus tard. On ne peut pas tout dire, on échoue à montrer ou à se souvenir, et il faut aussi oublier pour vivre ; les monuments existent pour ces raisons. Quant à la photographie, elle n’a rien à voir avec ce qui serait la vérité du paysage. Aussi réaliste et exhaustive soit-elle, elle reste malgré tout une allégorie - autant dire la figuration de ce qui résiste définitivement à sa figuration. L’essentiel des photographies que nous consommons sert à vendre quelque chose ou à partager l’insignifiance grandissante de la vie privée sur les réseaux numériques. Ces images sont faites pour les vivants ; les autres « s’adestinent » aux survivants. Les documents photographiques de ces albums doivent être mis dans la perspective des archives de guerre. C’est ici que nous vivons longtemps après.


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Didier Vivien 1 France, 1960. 2 1914[Cold Memories]2018, 2014, 4 albums de 72 pages. Courtesy de l’artiste.

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notes pour « a still life » Pema Clark

Artiste invitée pour une performance à Norwich

C’est en décembre 2002 que ma mère m’a téléphoné d’Amérique pour m’annoncer qu’elle avait un cancer du sein. J’étais alors enceinte pour la troisième fois. Cela semble lointain maintenant, mais je me rappelle très vivement les larmes. Ça n’était pas ma mère qui pleurait. Ma sœur cadette, Annabel Clark, est photographe à New York. Depuis son adolescence, elle a toujours eu sur elle un appareil photo, où qu’elle aille. Elle a cet étrange talent qui consiste à saisir l’essence fragile du temps qui passe sans que les gens n’aient pris conscience de sa présence dans la pièce. Après le diagnostic de cancer de notre mère, elle n’a plus cessé de prendre des clichés. Notre mère, l’actrice Lynn Redgrave, semblait toujours tellement heureuse face à l’objectif ou debout sur la scène. Ma sœur déversait des flots de photos : le diagramme du tissu mammaire dessinné par l’oncologue. Notre mère dans le métro de New York, assise


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et silencieuse après une visite à l’hôpital. Les derniers instants avant sa mastectomie radicale (elle porte une blouse et un bonnet d’hôpital, et elle rit parce que sa meilleure amie vient de lui raconter une histoire drôle). A demi nue, en sous-vêtements, elle a des drains et des tubes en plastique qui lui sortent de la poitrine. Inconsciemment, ça me fait penser à un cœur. Et puis il y a les photos post-opératoires: la plus belle (à mes yeux) est un portrait de ma mère dans une chemise de nuit en lin blanc. Debout, elle fixe droit l’objectif. Elle ne sourit pas. Elle n’a plus qu’un sein. Ses cheveux sont très courts. Elle n’a plus l’air heureuse. Notre mère avait toujours souhaité vivre longtemps. Elle n’a jamais laissé le cancer l’empêcher de faire du théatre ou de vivre à fond sa vie. Elle disait même que son cancer était une sorte de don, un outil qui lui apprenait à vivre dans l’instant présent et à profiter au mieux de chaque jour qui passe. Etrangement, ça lui a rendu sa sérénité. Lorsque je lui ai demandé si elle avait peur de mourir, elle m’a répondu « Non. Je n’ai pas peur de la mort. J’ai peur des adieux. » Mai 2010. La fin est arrivée. Notre mère nous a quittés avec panache, chez elle, dans le Connecticut, entourée de ses amis et de sa famille. Je me souviens avoir pensé que même le son de son dernier souffle était empreint de beauté. Quel son extraordinaire, et comme la respiration est loin d’être une chose banale. La terre s’est ouverte pour accueillir notre mère. L’herbe a repoussé. 2014. Still Life. C’est le titre d’une performance que j’ai donnée au Sainsbury Centre dans la crypte à Norwich. Entourée de monuments contemporains réalisés par des artistes français et britanniques pour commémorer la Première Guerre Mondiale, je suis restée assise en silence pendant six heures face au portrait de ma mère dans sa chemise de nuit de lin blanc. Je portais moi aussi une chemise de nuit de lin blanc. Elle avait appartenu à ma mère, même si ça n’était pas celle de la photo. Les gens entraient et sortaient de la galerie pour voir les œuvres exposées. J’avais beau garder les yeux fixés sur un point du mur du fond, j’étais très consciente des gens autour de moi et de leurs réactions

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extrêmement variées. Un homme a demandé au personnel de la galerie si je pouvais encore entendre et s’ils pensaient que j’avais été sauvée par Jésus. Un autre homme s’est assis par terre pour me regarder. Une femme qui me connaissait n’a pu retenir un geste de surprise en découvrant qui était ma mère. D’autres restaient en retrait. Certains jetaient un coup d’œil rapide. Certains se rapprochaient. Et pendant tout ce temps, je suis restée assise les yeux ouverts, mobilisant toutes les techniques que j’avais pu acquérir en dix-sept ans de pratique du Bouddhisme. Observant le flux des pensées. Observant l’éparpillement de mon esprit. Les grands maîtres bouddhistes parlent du singe de l’esprit pour décrire notre état de conscience courant, et assise dans la galerie, j’ai vraiment compris pourquoi. Pendant les deux premières heures, mes pensées n’ont cessé de virevolter ici et là. Un peu plus tard, j’ai pris conscience d’un sentiment d’ennui, de malaise, de fatigue, et de mille idées qui me couraient dans la tête et qui allaient de ce que je devais faire le reste de la semaine à la liste des courses pour le soir. Mais le bruit dans ma tête a fini par se calmer et j’ai compris que je n’avais besoin d’aller nulle part et que je n’avais rien de particulier à réaliser. Mon esprit s’est apaisé. J’ai commencé à penser à ma mère. Je me suis demandé comment c’était pour ceux qui me voyaient là, devant son portrait. C’est vrai qu’on m’a toujours dit combien je lui ressemblais. En vieillissant je me rends compte que cette ressemblance va bien au-delà de la simple apparence. La performance terminée, j’ai pris un peu d’eau et réalisé que j’avais faim (je n’avais rien mangé ni bu depuis la veille). Je me sentais exaltée et épuisée, émue et, en un certain sens transformée. Je me suis demandée comment on pouvait se sentir transformée simplement en restant assise à ne rien faire. J’ai beaucoup réfléchi depuis, et j’en suis venue à penser que c’était peut-être parce que l’esprit n’avait nulle part où aller et ne pouvait que se recentrer dans le corps. Nous passons tant de temps à nous dissiper, à nous comparer à d’autres, à nous critiquer, à vivre dans l’avenir ou le passé. Mais lorsqu’il n’y a nulle part où aller, lorsqu’il n’y a rien à faire, l’esprit peut s’apaiser. Son vrai domaine c’est d’être présent dans l’ici et le maintenant. Lorsque je pense à ma mère et à toute cette vie que j’ai partagée avec elle, je regrette de ne pas avoir su


Pema Clark

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suivre cette règle. J’ai tellement de regrets mais maintenant qu’elle n’est plus parmi nous, la seule solution c’est d’être présente avec les souvenirs que j’ai d’elle, d’essayer de voir la personne qu’elle était vraiment, navigant de son mieux dans un monde en dérive, apportant son amour à sa famille, à son travail et brandissant un flambeau pour toutes les femmes qui ont souffert et continuent à souffrir du cancer du sein. En réalité la nature n’est pas morte. C’est mon monument à la mémoire de ma mère.

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27.18 27.19

Début de l’intervention

Mark Edwards

V.S.

L’artiste a participé à la table ronde organisée par le SCVA en juin 2014 à Norwich. Ses oeuvres sont exposées à Norwich puis à Calais

Présentation par Veronica Sekules Mark est photographe. C’est à lui qu’on doit les grandes photos éclairées qui ont remplacé la cloche de Marcus dans la gallerie 1 – c’est une œuvre magnifique. Mark enseigne à University Campus Suffolk, une institution membre de la grande famille de l’UEA , mais son œuvre se trouve aussi dans de nombreuses collections publiques. Mark va nous parler de son œuvre. Mark Edwards

Merci. M.E.

Mon père était dans le Bomber Command de la RAF et lorsque j’étais petit nous avons pas mal voyagé, et à un moment donné, nous avons vécu dans le Lincolnshire qui est connu comme étant le Comté des bombardiers. C’est pour ça qu’aujourd’hui on y trouve des tas de pistes abandonnées et les terrains d’aviation, il y en a partout...C’est quelque chose qui a toujours captivé mon imagination, mais je n’en avais jamais photographié aucun. En fait, si, j’ai essayé de les photographier, mais c’était très mauvais et je me suis contenté d’être nostalgique. Cette œuvre-ci est très différente de ce que je fais normalement qui est à beaucoup plus grande échelle et en couleur. Mais un ami est venu me voir. Il était en train d’écrire un livre


sur l’archéologie des paysages. Il voulait visiter un endroit qui s’appelle Hethel ; Nous y sommes allés nous balader et nous ÉDITION N°2 avons fait le tour de ce qui devait se révéler être une ancienne base de la RAF. Sur le moment je n’en savais rien, mais c’est là que j’ai vu ces extraordinaires piles de bois. On aurait dit de l’art brut, quelque chose de sculptural. C’était il y a deux ans et ça me plaisait beaucoup mais je ne savais pas vraiment quoi en faire et je ne les ai pas photographiées, mais j’ai continué à aller les voir, à marcher autour, et je me suis dit qu’il devait y avoir un lien entre ce que j’appelerai des sculptures et l’endroit où elles se trouvaient. Le site lui-même est intéressant – C’est bordé par un terrain d’essai des voitures Lotus où sont testés des moteurs, et c’est très bruyant, mais comme le vieux romantique n’est pas tout à fait mort en moi, ça m’a fait penser à ces bombardiers Lancasters qui atterrissaient et décollaient depuis cette vieille base de la RAF. À l’époque je lisais aussi De la destruction comme élément de l’histoire naturelle, un livre de Sebald tiré d’une série de conférences qu’il avait donnée à Zurich, et j’ai aimé qu’il y ait ce lien entre Sebald et l’UEA. On y trouve un passage où il parle des ruines au cœur de l’Europe. Je l’ai. Je vais vous le lire. Il y décrit les abris de fortune comme étant « transformés par l’intense végétation verte qui les recouvrait – les routes se faufilant dans ce nouveau paysage comme des chemins de campagne tranquilles » et ça m’a fait penser aux structures que je voyais lors de mes randonnées, et je me suis rappelé qu’elles étaient couvertes d’un toit de tolle ondulée, un peu comme les abris anti-aérien pendant la deuxième guerre mondiale. Et donc, quand j’ai reçu la proposition j’ai eu l’idée de travailler sur la dualité du souvenir qui ne concerne pas seulement les aviateurs qui avaient décollé de cette base, mais ces piles de bois qui deviennent à leur tour un monument élevé à la mémoire de tous ceux qui avaient péri dans les villes bombardées...c’est donc cette dimension double de la mémoire qui constitue l’idée centrale. Mais je ne savais pas comment les photographier. Ces images ont été prises avec un tout petit appareil numérique. Ensuite je me suis dit que pour moi, la deuxième guerre mondiale, ça avait toujours des photos en noir et blanc et j’ai pensé que pour ceux qui avaient vécu la guerre, pour eux aussi les actualités au cinéma, les actualités Pathé par exemple, étaient en noir et blanc.

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Ça c’est une vidéo, mais pour que ça marche il faut un Mac. C’était juste pour vous montrer la longueur du temps de pose, presque une minute à chaque fois. Et je suis donc reparti pour faire cette série de photos. J’ai dû attendre près de 12 mois. Je voulais prendre ces photos en hiver, mais il me fallait aussi les bonnes conditions météo. Tout d’un coup, ça a été la panique : je me suis dit ‘et si ces piles n’étaient plus là ?’ parce qu’après tout les bûches n’étaient entassées là que pour permettre au bois de sécher. A mon grand soulagement tout le bois était là, rien ne manquait, au contraire : l’exploitant continuait à empiler son bois. Il n’y avait donc que six piles de bois. Je savais comment je voulais les photographier et comme je l’ai dit, j’ai dû attendre presque un an pour pouvoir le faire. J’ai pris toutes les photos en l’espace d’un jour, en six heures et demie à peu près. Ça faisait presque vingt ans que je n’avais plus pris de photos en noir et blanc, mais pour la dernière expo, j’avais fabriqué un caisson lumineux. Or ce que j’ai remarqué c’est que, sans qu’on le fasse exprès, le caisson lumineux confère aux choses une qualité tridimensionnelle et j’ai pensé qu’il serait intéressant de créer une série de boîtes lumineuses qui évoqueraient les actualités Pathé qu’on pouvait voir au cinéma pendant la guerre mais qui conféreraient aussi une qualité sculpturale à mes photos. C’est un peu comme si j’avais fait le portrait de ces sculptures, et en réalité, l’artiste, le vrai, c’est celui qui a dressé ces piles de bois. En fait, je n’y avais même pas pensé, mais beaucoup de gens ont cru que c’est moi qui avait entassé le bois – et j’ai pris ça pour un compliment, parce que, après tout ce sont des photos toutes simples... Je ne sais pas si j’ai atteint mon but, mais ce que j’espérais, c’est que dans l’exposition, elles fonctionneraient un peu comme un phare, comme la flamme du souvenir... les chiffres ne manquent pas sur les milliers de victimes, les tonnes de bombes lachées, etc... , mais des deux côtés du conflit nous ne devons pas oublier. C’est tout.


V.S.

V.S.

M.E.

V.S.

M.E.

Oui, c’est vrai et quand j’ai reçu l’appel à projets, ça a été un peu comme un catalyseur. Tout s’est rassemblé. J’avais déjà tout un tas d’images de référence mais je ne savais pas quoi en faire ; j’avais fait toutes ces lectures, j’avais cet intérêt, cette histoire personnelle. J’avais très envie de faire quelque chose qui se rapporte spécifiquement à Bomber Command, mais plus généralement à ce lieu, mais je ne voyais pas comment m’y prendre. La gestation de tout ça a pris longtemps

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M.E.

Superbe. Ce qui est particulièrement intéressant Mark, c’est de voir dans cette œuvre l’interaction entre vos souvenirs, votre histoire personnelle et votre expérience présente, et comment vous reliez cela aux données historiques. Il y a une extraordinaire créativité dans votre réponse, et dans toutes ces connections qu’il vous a fallu établir pour créer cette œuvre.

C’est vraiment remarquable d’avoir pu joindre la théorie et la pratique à l’histoire et à vos lectures de Sebald et à tout le reste. En fait tout était lié. C’est une connexion qui me plait particulièrement : la connexion de Sebald à l’UEA, c’est quelque chose de très important pour moi, pas simplement dans cette création-ci, mais dans bien d’autres œuvres aussi. Oui, je pense qu’il aurait aimé ça Oui, ç’aurait été bien.

35.14 V.S.

Merci Mark

Applaudissement

Fin de l’intervention

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histo comm na


oire mmu- auté ÉDITION N°2

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Histoire / communau té

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histoire /

communauté

Veronica Sekules

Directrice en charge de l’éducation et de la recherche au Sainsbury Centre For Visual Art de Norwich

C’est une collection très intéressante d’idées et de discussions qui a vu le jour en réponse au thème de communauté et d’histoire. Chacun des projets dont nous avons discuté contenait un lien important avec une communauté à laquelle appartenait l’artiste ou qui l’avait fait réagir, qu’il s’agisse d’un autre groupe d’artistes comme dans le cas de John McDonald, de pratiques dans certaines communautés indiennes pour Andrew Burton, ou de la communauté plus large des spectateurs et utilisateurs dans le cas de Marcus Vergette et Becky Shaw. En fait, il existait entre les divers projets une communalité plus profonde liée à leurs thèmes et associations. À différents degrés, tous ces projets sont nés d’un événement traumatique, ou contiennent dans leur forme un élément de sa résolution. Toutes ces œuvres ont su émouvoir les visiteurs de l’exposition qui parfois ne pouvaient retenir leurs larmes. Chez Becky Shaw, les références à l’œuvre de David Roberts trouvent leur origine dans sa collaboration avec un architecte victime de la maladie d’Alzheimer. Mais Half-Buried est aussi une évocation du colonialisme : on peut y lire des allusions à la découverte exaltante de mondes anciens que

le talent d’artistes depuis longtemps disparus avait su représenter, mais dans ses aspects les plus poignants, cette œuvre illustre aussi l’orgueil démesuré de grandes civilisations disparues et de leur déclin. John McDonald nous parle ici de son expérience traumatique lors des attentats à la bombe de 2005


Dans sa forme, la cloche de Marcus Vergette fait aussi ÉDITION N°2 écho à une longue tradition artistique, mais en faisant appel à des techniques novatrices, l’artiste en a réimaginé l’apparence et totalement transformé le son. De toutes les œuvres présentées dans cette exposition - la cloche d’origine avait été créée à l’issue de l’épidémie de fièvre aphteuse – cette œuvre-ci est véritablement un monument créé pour une communauté et en son honneur. Comme l’explique Marcus, sonner une cloche n’est pas un acte anodin. S’y associent les notions de contrôle, de règlement et d’ordre. Il faut d’ailleurs une autorisation spéciale pour sonner une cloche ouvertement et librement dans le domaine public. Installées dans des lieux publics, les cloches de Marcus sont de puissants symboles du pouvoir des communautés, mais elles retiennent aussi l’attention et transmettent à un environnement plus large la solennité particulière et la beauté des sons.

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Histoire / communau té

à Londres. Pour autant, son œuvre est loin d’être littérale et met en contraste différents aspects de son expérience d’artiste dans laquelle l’ordre et le chaos cohabitent. Dans sa pratique, les références à l’histoire proviennent tant des techniques que de l’imagerie qu’il utilise, et se retrouvent dans ce qu’il crée : des formes régulières qui évoquent des tours renforcées par des courbes, un peu comme l’armature métallique des vitraux. La Tour d’Andrew Burton s’élève et s’écroule simutanément, édifice monumental dont le sommet s’effondre et dont les bords s’étalent et s’effritent tout à la fois. Le titre de l’œuvre Things Fall Apart, the Centre Cannot Hold est une référence directe à un poème de Yeats de 1917. Comme Burton l’explique ici, cette création est colorée par son expérience en Inde mais aussi à Newcastle où il était enseignant. Quelles que soient les intentions de l’artiste, cette œuvre évoque aussi toute une série de tours célèbres ans l’histoire de l’art, des représentations médiévales de la Tour de Babel à la fameuse spirale que Vladimir Tatlin avait conçue en 1917 pour le monument à la 3e Internationale qui aurait du être érigée à St Petersbourg, mais qui ne vit jamais le jour. L’histoire est donc implicite mais se crée aussi intentionnellement par le biais de l’œuvre.

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half buriedto add to with notes from talk Artiste invitée à la table ronde organisée par le SCVA à Norwich en juin 2014. Ses oeuvres sont exposées à Norwich (Undercroft)

Becky Shaw

J’ai découvert les lithographies de David Roberts (1796-1864) à Cambridge, grâce à Christoph Grillet. Cet architecte de renom m’avait montré sa collection pour m’aider à comprendre son expérience de la démence. Ces gravures représentent les pyramides et autres monuments et ruines du Moyen et Proche Orient tels qu’on pouvait les voir dans les années 1800. Les couches de sable s’accumulent ou disparaissent, et ce qu’enregistrent les images c’est aussi le processus d’exposition et de dissimulation, de conquête et d’abandon des civilisations. Ces images donnent aussi un aperçu


de la mentalité coloniale et des modes d’acquisition qui ont façonné les relations Est-Ouest depuis des siècles. Ces moments passés ÉDITION N°2 avec Christoph, et en particulier l’image du Pronaos du temple d’Edfu, me hantent depuis des années, et je reste stupéfaite que Grillet ait pensé à utiliser cette image pour me parler des sables mouvants qui envahissaient son esprit. J’ai commencé à rechercher des images du Pronaos en faisant appel à la technologie contemporaine et aux sables mouvants de l’internet. Durant ma recherche je voyais apparaître tous les jours de nouvelles images alors que celles de la veille avaient en partie disparu. Mais au lieu de la qualité des lithographies d’origine, le Web proposait des images hétéroclites dans lesquelles une mauvaise balance des couleurs faisait paraître jaune citron les sables d’or de l’original ; des images barrées de l’indication du droit d’auteur numérique ; des images mal cadrées, et dans lesquelles on voyait le reflet du flash. Half-Buried s’empare tout un jour de la mémoire cache et imprime son contenu sans discontinuer. L’imprimante travaille sans relâche, et même lorsque le niveau d’encre baisse, elle divise les images, où pouvaient se lire les couches du temps, en différents champs de couleur. L’imprimante épuise d’abord les sables d’or, tout se retrouve ensuite baigné de rose, puis c’est le bleu qui se décolore, avant qu’il n’y ait plus que quelques lignes hésitantes et quelques taches noires, un peu comme des grottes, et finalement c’est la disparition totale. La division des couleurs me fait penser au halo visuel que l’on perçoit lorsque l’on passe d’une pièce sombre au grand soleil, un peu comme si le changement d’exposition permettait de voir les différentes composantes de la lumière. Au cours de Monument les colonnes de gravures s’accumulent, imitant l’effet du sable qui progressivement baigne les ruines, ou du vent qui expose des structures jusque là cachées. Les colonnes de gravures commencent à remplir la galerie comme du sable qui s’entasserait autour des colonnes de la crypte. Les piles de gravures sont comme un excès de souvenir. Or l’excès est important. C’est sciemment que Half-Buried utilise la répétition, un peu comme dans une pièce de Beckett où rien ne commence et rien ne s’achève, et où il n’y a pas de produit final. À certains égards, Half-Buried est romantique, nostalgique et même kitsch, mais c’est aussi froid, critique et une exploration de l’insignifiance de la mémoire. Dans Ghosts of my Life, Mark Fisher ne dit-il pas : « En conditions de rappel numérique, même la perte est perdue »

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questions et réponses John McDonald

Artiste invité à la table ronde organisée par le SCVA à Norwich en juin 2014. Ses oeuvres sont exposées à Norwich (SCVA).

J’ai choisi des plaques et des tiges d’acier tendre parce qu’elles sont inextricablement associées aux armes de destruction massive. Constitués de plaques d’acier riveté, les cuirassiers de la Guerre de 14 avaient été assemblés par une main d’œuvre hautement qualifiée dans les chantiers navals des estuaires du Humber de la Mersey et de la Clyde. A Belfast, Barrow, Manchester et dans les Midlands les usines tournaient vingt quatre heures sur vingt quatre pour alimenter la machine de guerre en plaques et tiges d’acier tendre. J’ai souhaité explorer les techniques fondamentales du travail artisanal et le contraste entre les différents matériaux ; j’ai voulu mieux cerner l’opposition entre ce qui est certain et ce qui l’est moins, entre ce qui est connu et ce qui reste inconnu, le processus créatif lui-même restant l’impulsion derrière la sculpture. C‘est le 26 avril 1965 qu’a commencé mon apprentissage d’ouvrier métallurgiste. J’ai été affecté à une équipe dont le lieu de travail paraissait sombre, dangereux et très effrayant à un gamin de quinze ans. L’un des membres de l’équipe, que j’appellerai Sammy, avait participé à la grande guerre et n’était plus qu’un vieil homme fatigué, taiseux et bougon qui attendait la retraite. Sammy avait


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passé l’essentiel de sa vie à se battre pour défendre les droits des travailleurs, droits à la formation, droits à la santé...sa vie avait été une longue lutte des classes. Lors de nos réunions syndicales, l’orateur le plus convainquant, c’était toujours Sammy qui vociférait sur la Charte des Travailleurs pour laquelle avec d’autres vétérans il s’était tant battu. En prise avec ses démons intérieurs, Sammy faisait piètre figure. Il avait vécu l’horreur des tranchées et ce souvenir le hantait mais la vie continuait, et lui qui s’était battu pour son pays se battait maintenant pour sa communauté et les progrès de la classe ouvrière. Un jour de 1966 je travaillais avec un soudeur, Harry, que je vois soudain plonger sous un banc et se coucher en position fœtale alors qu’il est pris de violents tremblements. Je suis désemparé et me fige. Je me rendais bien compte qu’Harry pouvait se faire très mal si sa tête buttait contre le banc de fer. Très vite Joe est arrivé pour s’occuper d’Harry. Les hommes m’ont expliqué qu’ils avaient presque tous servi dans la marine pendant la Deuxième Guerre Mondiale et que Harry avait été torpillé trois fois dans l’Atlantique Nord. Et depuis ils se soutenaient mutuellement. Le 7 juillet 2000, c’est moi qui ai été victime d’un attentat à la bombe, à bord d’un métro. La mort, la destruction étaient partout. J’ai fait ce que je pouvais pour aider les mourants et les blessés graves, mais je ne pouvais me sortir de l’esprit ces images et ces hurlements. Je souffrais de stress post-traumatique, mais contrairement à Sammy, Joe et Harry, je me suis fait aider et je suis parfaitement rétabli. Dans mon travail je fais bien sûr référence à mon expérience industrielle – un monde dangereux, sale, claustrophobique, terriblement bruyant mais avant tout, ces fils d’argent ce sont des fils d’humanité qui émanent du cœur de la sculpture et tourbillonnent dans l’espace.

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monu- ment à la gloire des excréments Andrew Burton

Artiste invité à la table ronde organisée par le SCVA à Norwich en juin 2014. Une de ses oeuvres est exposée à Norwich (SCVA)


Comme je l’ai expliqué au public lors du séminaire Monument, j’ai découvert cet objet surprenant (page 83) au centre d’un petit ÉDITION N°2 village du Rajasthan rural. Il est constitué de gobar – de la bouse de buffle – appliquée en couches successives sur la pierre qui constitue le cœur de cette structure. Il acquiert progressivement sa forme ovoïde par l’accumulation lente de disques de bouse, de la taille d’une main, chaque disque étant écrasé sur la couche de bouse précédente une fois celle-ci séchée au soleil. Bien qu’amalgamé à des centaines d’autres, chaque disque de bouse porte toujours la marque unique et distincte de la main qui l’a façonné. Au total il y a sans doute plusieurs milliers d’empreintes qui, cumulativement, témoignent de l’effort qu’exige le processus de création. Cet œuf de gobar, qui semble contenir le germe du monde, est constitué d’excréments. C’est un monument qui célèbre les déchets. Mais il a aussi une fonction. Le gobar séché sert de combustible pour la cuisine : à travers toute l’Inde, on apprécie beaucoup les ophlas - les gâteaux de bouse - pour la saveur de tourbe et de fumée qu’ils transfèrent aux chapattis. On trouve en Inde d’autres constructions en bouse. Les Bithooras, caractéristiques des environs de Delhi, se présentent au premier coup d’œil comme des abris ou des appentis rudimentaires. Il s’agît en fait de structures solides entièrement réalisées par les femmes et qui servent elles aussi à stocker les ophlas – un bithoora peut en contenir près de cinq mille. Une fois que la pile de gâteaux de bouse a atteint une certaine hauteur, on applique à sa surface une couche de gobar pour stabiliser la structure et la protéger de la pluie. La construction elle-même peut prendre plusieurs semaines ou même plusieurs mois : elle est suivie d’une phase de créativité spectaculaire durant laquelle les femmes couvrent la surface du bithoora est marquée de motifs abstraits ou figuratifs. Au cours de ce processus qui semble spontané et presque violent, la surface du bithoora est triturée, palpée, pincée, piquée, et tout cela à mains nues. Il me semble déceler dans ces structures que créent les femmes un écho des monuments aux morts qu’on trouve dans tant de nos villes et villages d’Europe. Cela peut paraître fantasque, irrévérent ou même pire, et pourtant elles contiennent indéniablement quelque chose de monumental. La manière dont elles sont groupées évoque une nécropole. Certes, leur nature

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est éphémère et en constante transformation (puisque dès qu’une structure est terminée, son démantèlement commence avec le retrait des premiers ophlas pour s’en servir de combustible). La notion de « monumental » est ici très différente de celle qu’incarnent les édifices permanents érigés pour commémorer le chagrin et la pitié de deux Guerres Mondiales. Pour autant, ces structures de bouse ont la noblesse de ce qui est fait à la main, et c’est un travail différent qu’elles évoquent, moins destructif, mais qui néanmoins émane de la terre comme des tranchées ou des cratères de bombe inversés. L’œuvre Things Fall Apart, que j’ai réalisée pour l’exposition Monument, tire son inspiration du constat que tous les artefacts participent à un processus constant d’accroissement, de désintégration, de renaissance, de destruction, de reconstruction et d’effondrement. Le laps de temps durant lequel un objet survit dans son état définitif et reconnaissable varie, mais la quantité de matière dont nous disposons pour le remplacer est limitée, et pour le refaire et le recréer nous utilisons ce qui nous tombe sous la main, et ce faisant nous recyclons ce qui est obsolète, familier et sacro-saint. Nous ré-utilisons ce que nous pouvons, avec une détermination accrue, de manière délibérée et résolue. Nous sentons bien qu’en termes matériels le gaspillage n’est plus guère possible.


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Andrew Burton Things Fall Apart, 2008 – 2014, terre cuite, adhésif. Dimensions indicatives : 223 x 300 x 200 cm. Courtesy de l’artiste. © DACS.

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Gobar, Rajasthan, Bithooras indiens, environs de New Delhi, Inde

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beat silent beat Marcus Vergette

Artiste invité à la table ronde organisée par le SCVA à Norwich en juin 2014. Une de ses oeuvres est exposée à Norwich

Les cloches se sont souvent transformées au cours des âges pour reflêter l’évolution de la société et traduire des messages complexes et parfois contradictoires. De toujours, les fonderies de cloches ont produit des cloches en temps de paix et des canons en temps de guerre. Je remodèle cet ancien outil de communication, la cloche, avec une nouvelle relation harmonique, en utilisant un logiciel numérique et les techniques de fonte les plus innovantes qui, chose intéressante, n’ont été développées que récemment pour le secteur de la défense. Sonner une cloche s’associe souvent à la notion de pouvoir et d’autorité, que cette autorité soit séculaire ou spirituelle. Le plus souvent les cloches sont abritées (et cachées) dans des structures permanentes. La sculpture sonore Beat Silent Beat, est à la fois mobile pour pouvoir être installée dans divers lieux publics, et offerte à tous puisque chacun est libre de sonner cette cloche comme il l’entend. J’ai créé ma première cloche pour Highampton, un village du Devon à l’épicentre de l’épidémie de fièvre aphteuse. C’est probablement la première cloche d’accès public d’Angleterre. Pour créer cette cloche démocratique, il a fallu triompher d’un certain nombre d’obstacles d’ordre social ou règlementaire. Cette cloche


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célèbre aujourd’hui la survie des communautés, et toutes sortes de personnes la sonnent, pour toutes sortes de raisons. C’est alors que j’observais la fabrication de My Feet in Earth (la cloche qui commémore l’épidémie de fièvre aphteuse), à la Fonderie de Cloches de Whitechapel, que m’est venue l’idée d’essayer de remanier cet ancien outil de communication. Une nouvelle forme de cloche explorant de nouvelles fréquences est devenue Time and Tide Bell. Ces cloches ont été installées de manière permanente à la laisse de haute mer dans cinq points de la côte britannique , de Londres aux îles Hébrides. La montée de l’eau à marée haute actionne le battant qui frappe la cloche. Sous le jeux des vagues la cloche crée des motifs variés : au fur et à mesure que l’eau monte, la périodicité des sonnements de cloche augmente et le timbre varie lui aussi suivant le degré de submersion. La Robert Hooke Bell vient d’être terminée. Sa construction harmonique est unique. Cette commande du Mass Extinction Observatory et de la Royal Society est aujourd’hui installée devant la cathédrale St Paul. Le moule dans lequel a été fondue la cloche provient d’un calcaire riche en fossiles. Et l’on retrouve à la surface de la cloche la marque des fossiles que contenait la pierre. Lors du travail en studio qu’a exigé cette cloche on s’est aperçu qu’en sculptant la forme de la pièce par rapport à une cloche spécifique, on pouvait créer une expérience acoustique unique. J’ai installé une cloche silencieuse à l’Observatoire Royal de Belgique. Dans nombre de mes sculptures la cloche se présente comme un gardien du temps : les cloches de la série Time and Tide se font entendre à marée haute, une autre cloche taillée dans la pierre est lentement érodée par une rivière, une cloche installée dans un arbre se fait progressivement dévorer par l’arbre, une cloche de fer subit la corrosion de l’eau... La cloche Constant as the Polar Star est un observateur mais aussi un marqueur de l’emplacement de l’Etoile Polaire. Ainsi l’axe de la cloche, parallèle à l’axe de la terre, indique le pôle, alors que la surface inférieure de la cloche est parallèle au plan équatorial de la terre. En automne et en hiver, le soleil est en-dessous de cette ligne, et au printemps et en été il est au-dessus. Du coup, de six mois, la surface inférieure de la cloche ne voit pas la lumière, mais ensuite, pour autant qu’il fasse jour et que le ciel soit clair, elle reste éclairée pendant six mois.

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architecture / sculpture

Barbara Forest

Directrice du musée des beaux-arts de Calais

Les guerres n’ont pas seulement engendré des armes et des architectures défensives et offensives ; elles ont aussi développé des systèmes de surveillance et de destruction sophistiqués et à grande échelle. Soumis à une constante menace, les édifices ont été modifiés, du camouflage à la fortification, du bunker à la tour. De nombreux artistes ont questionné cette administration de la peur dont parlait Paul Virilio et cette dérive sécuritaire qui s’est exprimée dans l’abri antiatomique autant que dans la paroi de verre. D’autres ont trouvé dans l’architecture, la forme même du processus création/destruction. Détruites entièrement sous l’explosion de centaines de bombes, certaines de nos villes n’ont pu résister aux bombardements aériens. Les photographies de Marlot et Chopard rendent compte du seul monument qui a survécu, la cathédrale de Cologne, après les terribles attaques dont toute la ville a été victime. Quoiqu’en béton, solide et résistante, Style Reconstruction,

la Tour de Boris Chouvellon est un contre monument, un mirador à peine fonctionnel, un décor désuet qui se désagrège et dépérit. Aux ruines méditatives célébrées par les romantiques, s’est ajoutée depuis 1960, la notion d’entropie, ce mécanisme qui suspend, voire abolit le temps. Le nouveau monument s’érige contre la durée. La série de 15 drapeaux photographiés comme des sculptures, des voiles figées par le vent près d’un parc d’attractions, en fait le même constat. Ces portes-


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drapeaux deviennent des « gueules cassées ». Et quand la sculpture noire est un billot de boucher, accidenté par les milliers de coups de couteau, imprégné de chair et de viande, la charge formelle et symbolique est telle que le volume a priori minimal est en fait un vaste champ de bataille, dévasté. La mort dans l’âme de John Cornu devient un monument et l’objet de travail un véritable objet de mémoire. Les deux pavillons, Hommage à Charlie Parker de Rémy Jacquier partagent le même intérêt pour la sculpture. En se fondant sur le modèle de la maquette d’architecture associée à la notion de rythme musical auquel elle rend hommage, l’œuvre est entrainée, elle aussi, vers le monument. Mais le rapport dynamique qui s’instaure entre le volume et le corps du spectateur, entre l’identité et l’anonymat, entre la réalité et la fiction, entre l’hommage et la référence, construit ou plutôt déconstruit l’idée même du monument.

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question de formes John Cornu

Artiste invité à la table ronde organisée par le SCVA à Norwich en juin 2014. Ses oeuvres sont exposées à Norwich et à Calais

De la pâtisserie à la poterie en passant par le jardinage ou le football, il est toujours question de formes. La plastique est une transversale qui s’inscrit en creux dans bon nombre de nos activités quotidiennes. L’architecture n’y échappe pas. Elle aussi procède d’une construction de formes, de volumes dans lesquels nous évoluons. Dès lors, l’accointance entre architecture et arts plastiques (je préfère nettement ce terme à celui d’arts visuels qui est selon moi trop réducteur) est inévitable ; et nous savons bien que l’architecture s’est toujours métissée avec la sculpture, la peinture et l’installation dans une logique consubstantielle. Cela dit, il existe bien des manières pour un artiste de travailler avec, sur et à partir de l’architecture. Pour ne citer que la scène artistique française, les peintures de Karina Bisch, les gestes de Cyprien Gaillard ou encore certaines pièces de Vincent Lamouroux ou de Clément Laigle constituent autant de possibilités et d’attitudes reliant l’architecture aux arts plastiques. La relation millénaire qu’entretiennent ces deux disciplines offre véritablement un espace de réflexion intéressant. Pour mieux la cerner, il nous faudrait décrire une typologie potentielle. Il nous


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faudrait comprendre comment ces relations s’opèrent et analyser les tenants et les aboutissants de ce mariage parfois délicat. Je pense ici par exemple au processus du 1% artistique en France où la relation entre artistes et architectes n’est pas toujours au beau fixe… Comment aborder l’architecture au travers des arts plastiques et réciproquement ? La question est ouverte, riche et complexe. En ce qui me concerne, je dirais que l’architecture est un point d’ancrage. Mes toutes premières pièces réalisées à la fin des années 90 proposaient déjà un dialogue concret avec l’architecture (Procédé n°1, Procédé n° 3). Depuis, il m’est arrivé d’opérer en référence comme pour la pièce Sans titre (Fleury-Mérogis), de travailler à même une architecture comme pour les interventions Blank, ou encore de réagir par rapport à des concepts précis d’architectes tels que Le Corbusier ou Claude Parent (Plan libre, La Fonction oblique). Aujourd’hui, je dirais que c’est plus une lecture à différents niveaux de l’architecture qui m’intéresse. Les logiques de pouvoir, telles que Michel Foucault les a décrites, sont au centre de mes réflexions. L’architecture carcérale est par conséquent un objet d’étude idéal ; il en est de même pour certaines architectures religieuses ou militaires. Il est question de lire ces architectures et d’apporter des réponses d’ordre plastiques, soit de proposer des scénarios sensibles et intelligibles où l’œuvre - pour reprendre les termes de Michael Heizer – n’est pas dans un lieu mais est ce lieu. L’architecture devient un constituant plastique qui intègre le projet plastique. Je pense par exemple à La Fonction oblique, une intervention réalisée à Nantes en 2011. Ancré sur un blockhaus de la seconde guerre mondiale, ce travail se réfère directement comme son titre l’indique - aux concepts de l’architecte Claude Parent. Ici, l’architecture est tout à la fois contexte de production, espace de mise en forme et espace de mise en vue.

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1 John Cornu Blank (Bruxelles), 2007, document photographique noir et blanc. © John Cornu. Courtesy de l’artiste et de la Galerie Anne de Villepoix, Paris. 2 John Cornu Blank (Barcelone), 2010, document photographique noir et blanc. © John Cornu. Courtesy de l’artiste et de la Galerie Anne de Villepoix, Paris. 3 John Cornu Blank (Québec), 2009, document photographique noir et blanc © John Cornu Courtesy de l’artiste et de la Galerie Anne de Villepoix, Paris.

4 John Cornu Plan libre, 2007, greffe architecturale in situ (colonnes), villa Savoye, Poissy, document photographique noir et blanc © John Cornu. Courtesy de CMN, Paris et de la Galerie Anne de Villepoix, Paris.

5 John Cornu La Fonction oblique, 2010, etais tirant-poussant et peinture Blockhaus Hub-studio, Nantes. © John Cornu. Courtesy Manifestement peint vite. 6 John Cornu Sans titre (Fleury-Mérogis), 2012,
 douglas, encre et cirage,
 dimensions variables Parc Egmont, Bruxelles. Coll. Musée des Beaux-arts de Rennes. © John Cornu. Courtesy de l’artiste.

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Boris Chouvellon

Résumé de l’intervention de Boris Chouvellon, sur le thème architecture-sculpture à Norwich, juin 2014.

« Tous les drapeaux ont été tellement souillés de sang et de merde qu’il est temps de n’en plus avoir, du tout. » Gustave Flaubert

En arrivant dans les salles d’exposition du Sainsbury Centre for visual arts, j’ai été très surpris par l’accrochage. On se trouve en haut des escaliers avec une vue en plongée face à l’alignement des photographies de drapeaux, alors que lorsque je les ai photographiés, j’étais en dessous donc en contre-plongée. Je vois vraiment ces drapeaux comme des sculptures, des tissus, des voiles pris, fixés par le vent. Dans mon procédé de travail, je marche beaucoup, je déambule dans des zones périurbaines, des zones commerciales, des zones d’entertainment, de loisirs et j’établis des liens poétiques avec ce qui se présente à moi, qui prennent par la suite différentes formes, ici ce sont des photographies. La question qui m’a souvent été posée : est ce que ce sont des drapeaux qui ont été déchirés, abîmés par vous même, les avez-vous placés ici et photographiés de cette façon-là ? La réponse est non.  J’ai simplement trouvé cette série de drapeaux à côté d’un parc d’attractions dans un lieu de villégiature au bord de la Méditerranée, où viennent des touristes du monde entier. Ici, on se retrouve hors saison entre le mois d’octobre et le mois de décembre, c’est-à-dire juste le moment avant que l’on démonte le parc d’attractions. Ce sont de vrais drapeaux mais dans une zone très ventée et le parc d’attractions était fermé ; dans une institution politique prestigieuse les drapeaux auraient été remplacés, changés par des neufs. Pour information, ce sont des images prises en 2007, stockées dans l’ordinateur, tirées et montrées pour la première fois


en 2009. Les drapeaux en tant qu’objet représentent évidemment un état pour certains que l’on n’a pu voir en crise ces dernières ÉDITION N°2 années. Les collisions formelles, les hasards de l’accrochage créaient des processus narratifs pour le spectateur. Évidemment cela peut faire écho avec l’actualité, celle par exemple de la politique européenne du moment. Vous pouvez regarder l’ensemble de mon travail, et découvrir que cette partie photographique sur les drapeaux est aussi en lien avec mes autres travaux de sculptures. Nous pouvons voir ces drapeaux comme des vanités, il y a vraiment l’idée de disparition dans tout mon travail. L’idée du monument est toujours présente que cela soit ici dans ces gradins, dans cette étoile en béton, ou alors dans cette construction, une microarchitecture installée au musée des beaux arts de calais. Pour les drapeaux nous retrouvons le monument à travers des images évocatrices. À chaque fois, les sculptures en matériaux bruts sont réalisées directement sur le site d’exposition. Il y a toujours un lien entre l’extérieur, ce que je peux voir dans ces zones périphériques que j’évoquais au début et le passage dans le lieu d’exposition. Pour reprendre sur les drapeaux, ce que je vais dire est peut-être anecdotique mais dans cette période de coupe du monde (juin 2014), où l’on peut voir des drapeaux partout, (ou l’ambiguïté nationaliste peut demeurer), il y a des gestes qui reviennent. J’ai toujours été effrayé par tout cela, car quelque part c’est une partie violente que je reçois, comme ces personnes qui hurlent et qui courent avec un drapeau à la main dans la rue. Il faut savoir que d’une façon générale dans le monde, il est interdit de détruire, de détériorer, brûler le drapeau d’un état. Les premiers drapeaux remontent à la préhistoire, puis apparaissent véritablement en 1500 avant JC en Chine et c’est seulement ensuite au 18e siècle qu’ils sont utilisés pour déterminer des nations. Alors pour conclure avec tout le côté iconoclaste que peuvent avoir toutes ces images, je suis très heureux que cela soit le vent et les éléments extérieurs à moi-même ou à quelqu’un d’autre qui aient détruit ces drapeaux.

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1 Boris Chouvellon Sans-titre, (Untitled), 2007–2011, photographie, (série de 15) 120 x 80 cm chacune. Courtesy de l’artiste. Photographie : Andy Crouch

2 Boris Chouvellon Ma ruine avant la votre, 2011, béton, fer à béton, treilis métal, 450 x 450 x 450 cm. (Musée d’Art Contemporain de Marseille). Courtesy de l’artiste.

4 Boris Chouvellon Style reconstruction, la tour, 2012, éléments de clôture en béton vibré et gravats, 300 x 80 x 80 cm. (Musée des Beaux Arts de Calais) Production 2AnglesFlers. Courtesy de l’artiste.

3 Boris Chouvellon Sans titre, (le gradin), 2011, béton armé, planches de coffrage, 400 x 400 x 600 cm (Musée d’Art Contemporain de Marseille). Courtesy de l’artiste.

5 Boris Chouvellon Détournements de fonds, 2011, béton armé, structure métallique, crépis coloré, peinture, 500 x 350 x 400 cm ( Musée d’Art Contemporain de Marseille ). Courtesy de l’artiste.

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Calais, Monument 2 RĂŠmy Jacquier et Studio Marlot et Chopard


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Né en 1972, vit à Bouzillé et travaille à Nantes Rémy Jacquier réalise principalement des dessins au fusain et des sculptures sous la forme de maquettes. Poursuivant les travaux des avant-gardes sur les équivalences et les analogies, il décloisonne les disciplines, la littérature, les arts visuels, l’architecture, la musique et la science, jusqu’à concevoir des instruments de musique expérimentaux. Dans le cadre de l’exposition Monument, Rémy Jacquier a présenté plusieurs volumes architecturaux, le Pavillon Deligny au Fonds régional d’art contemporain de Basse Normandie et Alusage, en référence à un texte de Denis Diderot au Sainsbury Centre for Visual arts de Norwich. Ils sont la traduction plastique par une modélisation en 3D de textes, de dessins, de signes en braille ou de relevés anatomiques. En effet la forme globale n’est pas une transcription exacte d’un plan technique comme pourrait l’être l’architecture. C’est plutôt une forme hybride où les règles de l’architecture, de la sculpture et du dessin s’interpénètrent. Rémy Jacquier préfère ainsi l’expression de volumes architecturaux pour décrire ce qui apparaît comme des maquettes. Les deux pavillons Parker sont les versions les plus grandes d’une série de 9 consacrée au saxophoniste américain Charlie Parker. Après avoir convoqué Beethoven, Satie et les guitares cubistes de Pablo Picasso, Rémy Jacquier rend hommage à Bird. Musicien autodidacte, Charlie Parker a révolutionné le jazz par ses tempos rapides, sa grande technicité et son improvisation basée sur la structure harmonique. Les deux pavillons, allusions à l’anatomie de l’oreille, sont échafaudés sur des principes de circulation et de rythme complexes. Sans couleur, d’un blanc immaculé, ils s’élèvent simultanément en hauteur et en largeur. Les nombreuses circonvolutions évoquent un cerveau et plus symboliquement un espace mental, peu lisible, sinusoïdal, noueux et centripète alors que les accès par l’extérieur et les portées leur donnent un mouvement centrifuge. Rémy Jacquier construit un volume syncopé et dynamique, un nouveau monument, tout à la fois architectural, musical et sculptural.

Rémy Jacquier Pavillon Parker#7, 2012, bois, courtesy Galerie Bernard Ceysson. Copyright Rémy Jacquier.

Rémy Jacquier Pavillon Parker#8, 2003-2012, bois, métal, courtesy Galerie Bernard Ceysson. Copyright Rémy Jacquier.

Vues d’exposition


rémy marlot et ariane chopard

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Ariane Chopard est née en 1974 à Pontarlier, Rémy Marlot est né en 1972 à Paris. Ils vivent et travaillent à Paris.

STUDIO Marlot & Chopard BLACK CHURCHES, 2007, photographie couleur, 160 x 120 cm. © STUDIO Marlot & Chopard

Vues d’exposition

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Le Studio Marlot & Chopard est un duo de photographes et vidéastes français qui travaille ensemble depuis 1998 autour des questions du paysage naturel ou urbain, du patrimoine architectural, mais aussi des rêves et de la nuit. Il signe ensemble la série des Black Churches constituée de 11 photographies prises en 2007 face à la cathédrale de Cologne à la fin d’une résidence en Allemagne. Portées par un certain romantisme, ces photographies ont presque toutes été réalisées en fin de matinée, en contreplongée et à contrejour transformant la matière photographique en un support sensible bleu. Les façades sont découpées en masses imposantes et des lignes de fuite puissantes rendent l’architecture plus haute encore et plus élancée. L’ascension, signe du sacré, confine au sublime pendant que le cadrage resserré sur la pierre, presque saisissable, fait de la cathédrale une architecture bien réelle qui permet le recueillement autant que la contemplation. Seule rescapée des bombardements aériens dont fut victime la ville, la cathédrale impose sa présence, accentuée par la composition sérielle de l’installation photographique. L’impression qui s’en dégage n’est pas si éloignée de celles décrites par Auguste Rodin en 1914 dans l’ouvrage Sur les cathédrales : « Les cathédrales imposent le sentiment de la confiance, de l’assurance, de la paix, - comment ? Par l’harmonie. Ici, quelques considérations techniques sont nécessaires. L’harmonie, dans les corps vivants, résulte du contrebalancement des masses qui se déplacent : la cathédrale est construite à l’exemple des corps vivants. Ses concordances, ses équilibres sont exactement dans l’ordre de la nature, procèdent des lois générales. » Entouré par ces façades mélancoliques, le spectateur se sent envahi par le mystère de ce monument historique. Les stigmates du temps qui passe s’y inscrivent à la surface. La forme de la série photographique pourrait être le signe d’une volonté de représenter le monument dans sa totalité. En fait il s’agit plutôt d’une variation presque impressionniste sur le motif. Seuls quelques points de vues ont été sélectionnés et la simple inclinaison de l’appareil démultiplie la perception du monument. Ce même jeu se retrouve dans le décalage entre le titre Black Churches et les couleurs dominantes, bleu, blanc et vert qui rejettent le noir à d’autres réalités, délivrant par là même le monument de sa dureté. Là encore la description des cathédrales par Rodin, peu avant le déclenchement de la première guerre mondiale, résonne : « Peu de noir. Le noir est un coup de force dont il semble que les œuvres destinées au plein air puissent se passer. [...] La Renaissance issue du gothique n’use de noir que comme trait de force ; la demi-teinte est partout. »

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Barbara Forest

Directrice du musée des beaux-arts de Calais

Quand il prend le jeu comme terrain d’exploration, le monument révèle une constante de la guerre autant qu’il la parodie. Certaines œuvres de Léa le Bricomte, Pascal Bauer, Benoît Billotte et Régis Fabre peuvent prêter à sourire. Les châteaux de sable collés au mur de Benoit Billotte reproduisent des tours contemporaines, toujours plus hautes et vulnérables. Un lit pour enfant devient un mirador dans l’œuvre de Régis Fabre et les Choses vues, des photographies du quotidien aussi cruelles que légères qui transforment l’anodin et l’inoffensif en victimes et prédateurs. Des formules de langage, plus ou moins retorses, sont pour Pascal Bauer, autant de motifs à inscrire dans le marbre. Ce dernier et Léa Le Bricomte composent des objets de guerre hybrides à la manière d’un collage surréaliste. La même artiste assemble des dizaines de balles en guise de mandala ou pend des médailles au mur pour en faire une peinture décorative. Elle s’approprie ainsi des insignes et des mythes masculinisés.

Mais comme pourrait le dire Michel Aubry, lui qui enfant ramassait des objets de la première guerre mondiale sur les anciens champs de bataille, elle en « refroidit » les enjeux. Aujourd’hui les jeux vidéos ont remplacé la miniaturisation des maquettes qui autorisait ces nouveaux récits. Utilisés dans l’armée pour entrainer comme pour soigner les soldats, la guerre devient virtuelle. Pour d’autres, elle est un univers en trompe l’œil.


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Les adeptes du reenactment, par exemple, reconstituent des scènes de guerre recréées à partir d’images tirées de films, de journaux…Michel Aubry fabrique des costumes en hommage à des artistes ou des écrivains de guerre réels qui deviennent dans ses fictions et mises en scène performatives, des personnages.

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léa le bricomte Née en 1987 à Montbard. Vit et travaille à Paris.

Léa Le Bricomte a fait sienne la formule de Robert Filliou, « l’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art ». On pourrait même dire qu’elle l’a pris à bras le corps. Sa pratique met effectivement la pulsion de vie au cœur de son travail. Ce n’est donc pas étonnant qu’elle pratique la performance, que son corps soit régulièrement l’objet et le sujet de ses actions, que l’animal soit convoqué et que les armes apparaissent de manière récurrente. En digne héritière de l’artiste iconoclaste et internationaliste, le jeu est une de ses stratégies artistiques et la paix, un de ses enjeux. Léa Le Bricomte explore ainsi l’univers guerrier en ayant recourt à des matériaux et à une iconographie militaire : obus, balles, cibles, médailles, menottes qu’elle collectionne, récupère et pacifie. Dripping Medals (2012) est une installation de médailles accrochées au mur les unes à côté des autres. Le titre et la composition géométrique des bandes verticales indiquent une relation étroite à la peinture américaine des années cinquante de Barnet Newman et à la technique du peintre Jackson Pollock où la coulure de la matière devenait le sujet même de la peinture. C’était une action testamentaire, celle qui signait la fin de la prédominance de la touche artisanale, du pinceau, et de la main comme le prolongement de la pensée. La naissance d’une approche mécanique et industrielle de la peinture venait d’apparaître, celle d’un corps en mouvement. Léa Le Bricomte ne détourne pas la signification des médailles et les utilise pour ce qu’elles sont, des signes de reconnaissance d’une action, d’un engagement et de valeurs. Par contre en présentant ces rubans colorés de différentes nationalités les uns à côté des autres, elle désacralise l’ultra personnalisation de l’insigne et nivelle les différentes célébrations, du travail et de la guerre. C’est à partir de ces mêmes rubans de médailles qu’elle fabrique Flag. Réunis et collés, ils forment un drapeau multicolore désignant un pays imaginaire ou plutôt une confédération que l’on imagine pacifiste et multiculturaliste, qui tire de sa différence et de sa diversité toute sa puissance. Le Mandala réalisé à partir de douilles récupérées dans des stands de tirs est récurrent dans le langage plastique de l’artiste. Puisant ses influences dans le monde bouddhiste et tibétain en particulier, Léa Le Bricomte réalise des mandalas de sable, et s’approprie cette pratique spirituelle pour créer des mandalas de graines comestibles pour oiseaux ou de balles. Ces nouveaux supports de méditation en trois dimensions au dessin géométrique affirmé placent le spectateur devant une image contradictoire. Pourtant accompagné par l’enregistrement sonore d’une cérémonie bouddhiste près de Paris, le tintement aigu rend l’assemblage métallique musical et audible. De silencieux et intimidant, le plateau armé devient une composition harmonieuse. Sous un nom martial, la série Guerre de Tribus, associe obus de mortiers, APAV 40 et grenades à des plumes et des tressages en cuir issus d’une réserve indienne huronne-wendate du Québec, située dans la région administrative de la CapitaleNationale du Québec. De 1500 habitants, cette communauté dynamique parle le français mais la langue wendate, endormie depuis plus d’un siècle, est en cours de revitalisation. Depuis quelques années certains de ses membres se sont tournés vers la culture et les traditions de leurs ancêtres. L’utilisation des plumes et des techniques de tressage est une manière de rétablir dans le déséquilibre universel du traitement de la mémoire, celle de ceux à qui on a voulu la dérober.


régis fabre

Né en 1969, vit et travaille à Angoulême.

Les trois photographies de la série Choses vues constituent un apologue visuel comme les décrit l’artiste. « Les choses vues rassemblent, à l’instar de l’œuvre posthume de Victor Hugo, des images, des morceaux rapportés et jetés nécessairement au hasard sans complaisance. Ces Choses vues prises sur le vif, révélées telles quelles, constituent un recueil tantôt acerbe, parfois drôle, souvent cruel. Ces instantanés n’apportent au spectateur aucune information autre que ce que l’artiste voit ou peut deviner en interprétant ce qu’il voit. En littérature, cette technique est celle de la focalisation interne. La focalisation interne consiste à limiter l’information apportée au lecteur (ici le spectateur) à ce que peut voir ou savoir l’un des personnages de l’histoire (ici l’artiste), choisi comme observateur privilégié. L’effet produit par cette technique de narration est un effet de réel et d’identification lecteur-personnage.  Jean de La Fontaine écrit à propos de l’apologue : « le conte fait passer la morale avec lui ». La seule différence est qu’ici l’histoire n’est pas inventée, elle est tirée de la vie. Rien d’étonnant à cela : le spectacle de la vie peut offrir à l’écrivain, comme aujourd’hui au photographe, au caméraman, l’image forte et significative capable de résumer à elle seule une situation, et de suggérer une attitude morale plus efficacement que ne le ferait un long discours. L’artiste, au sens bergsonien, est précisément celui qui saura reconnaître cette image et la transmettre. »

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Régis Fabre recontextualise des objets et des images du quotidien, entre désenchantement et ironie. Avec une grande économie de moyens, il les détourne de leur usage et de leur mode de perception habituels et en révèle une nature plus contestable. Pour Vakttorn, Régis Fabre a assemblé les pièces d’un lit pour enfant d’une marque suédoise afin de le transformer en mirador. La présence coercitive de la tour transforme l’espace de l’exposition, et la relation du spectateur au lieu, dans un drôle de jeu de rôle et de construction.

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Né en 1959 à Tuléar, Madagascar. Vit et travaille à Paris. Une précédente carrière professionnelle dans le design a familiarisé Pascal Bauer à une esthétique fonctionnaliste et efficace de l’objet. La rhétorique du monument se rapproche d’après lui de celle d’un objet de communication. En effet dans chaque monument dit-il : « il y a une volonté de communication synthétique tournée vers la cité, vers le plus grand nombre, dans une éloquence simple et accessible à tous. Le monument pourrait se réduire à 4 qualités qu’il pourrait partager avec l’œuvre d’art : sens, synthèse, accessibilité et emphase ». Si Pascal Bauer adhère aux premières, la quatrième lui paraît moins évidente à légitimer. « L’emphase est souvent l’aspect le plus vulgaire d’une expression, d’où l’aspect repoussant de la plupart des monuments. Pourtant les œuvres qui m’attirent sont souvent en équilibre sur un fil tendu, très au-dessus, entre l’insignifiance et cette vulgarité. C’est ce fil que j’espère suivre ». Nous sommes bien les plus intelligents, puisque nous sommes là. C’est le propos d’un homme politique grec au début de la crise de la dette rapporté par l’artiste. Cet étrange phylactère est une application concrète et ironique de l’adage populaire « graver la parole dans le marbre » traitée sous la forme d’une stèle funéraire. Il est sacralisé, sanctuarisé et le monument devient la preuve irréfutable de son arrogance, de sa supériorité ou de son idiotie. La matière riche et luxueuse renvoie à la sculpture antique alors que la forme évoque davantage une bulle de bande dessinée. Deep Captive fait partie de la série Objets d’egos. Le titre évoque ceux donnés par les américains pour nommer sous-marins nucléaires et autres vaisseaux de guerre. Pascal Bauer en détourne l’usage pour mieux pointer cette licence poétique qui vire à l’indécence. L’objet hybride est fait main ou presque et l’impression technologique côtoie l’archaïsme le plus primitif. Le missile a été peint avec un produit très cher utilisé par l’industrie pour conserver aux objets leur aspect propre et le gourdin taillé à partir d’une veille bûche brûlée plantée de silex de béton armé recassé. Le chiffre inscrit est « désarmant » : si l’on considère qu’une roquette de ce type tue 10 personnes, la politique-fiction pourrait imaginer qu’à la lecture du numéro de série, l’humanité entière pourrait avoir été exterminée.


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Léa Le Bricomte Flag, drapeau, 150 x 90 cm.

Drippings Medals, sculpture (médailles et rubans militaires augmentés), 2012, 180 x 223 cm.

Free Riders, sculpture (6 obus 18 pounders augmenté, roues de skate board), 2011-2012.

Lance, 2013, flèche de drapeau RF, tissage en cuir, perles,plumes et bois, 180 cm. © Léa Le Bricomte. Courtesy Galerie Lara Vincy, Paris. © Adagp, Paris, 2014.

Mandala, 2013, cartouches d’armes à feu (tous calibres), bois, métal, 35 x 160 x 160 cm.

Guerres de tribus, série de sculptures 2012-2014, 1. obus de mortier français 120 mm, perles bleu, orange, verte, 44 x 60 x 12 cm, 2. obus de mortier français, guerre d’indochine (marquage T7G-1947-45-53) perles : noir, orange, jaune, 28 x 25 x 6 cm, 3. obus de mortier français, guerre d’indochine (marquage T7G-1947-10-53) perles : noir, bleu, vert, 28 x 25 x 6 cm, 4. obus de mortier français, guerre d’indochine, perles : noir, orange, bois naturel, 28 x 25 x 6 cm, 5. roquette française (couleurs noir et vert, perles : rouge, noir, bois naturel), 27 x 41 x 7 cm, 6. roquette LR AC (couleur bleu, marquage GR-FLAL-58-PAB-F2 inerte), 23 x 40 cm x 6 cm, 7. roquette israélienne 82 mm (couleurs noir et vert, perles bleu, verte, bois foncé), 23 x 35 x 8, 2 cm. Courtesy Galerie Lara Vincy, Paris. Photo Richard Porteau

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Régis Fabre Enterlude, 2010 (extrait de la série Les Choses Vues), impression numérique, 63 x 48 cm. Courtesy de l’artiste.

Tank, 2008, (extrait de la série Les Choses Vues), impression numérique 63 x 48 cm. Courtesy de l’artiste.

Look (what the cat dragged in), 2009, (extrait de la série Les Choses Vues), impression numérique, 63 x 48 cm. Courtesy de l’artiste.

Vakttorn, 2012 lit mezzanine en kit requalifié en tour de guet, technique mixte, 208 x 90 x 80 cm. Collection Frac Poitou-Charentes. Photo Richard Porteau.

Pascal Bauer Deep captive, 2012, inox, aluminium, bois, silex. Courtesy de l’artiste et de la School Gallery Olivier Castaing. Copyright Pascal Bauer.

Nous sommes là, 2012, marbre de Carrare, 155 x 50 x 9 cm. Courtesy de l’artiste et de la School Gallery Olivier Castaing. Copyright Pascal Bauer.

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entretiens vidéos mémoire,

souvenir

Pema Clarck

Entretien avec le Sainsbury Centre for Visual Arts, Norwich, juin 2014. Lien de l’interview : https://www.youtube.com/watch?v=zMk12SlhJjA Lien de la performance : https://www.youtube.com/watch?v=VzoG1jhSuJo

Boris Chouvellon

Entretien avec le Sainsbury Centre for Visual Arts, Norwich, janvier 2014. Lien de la vidéo : https://www.youtube.com/watch? v=KDMNpz2Y-Ag

architecture, sculpture

Rémy Jacquier

Entretien avec le Frac Basse-Normandie Réalisation : Stéphanie Brault, février 2014. Lien de la vidéo : http://vimeo.com/114005043

John Cornu

Entretien avec le Sainsbury Centre for Visual Arts, Norwich, juin 2014. Lien de la vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=AUix598Okok


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Jocelyn Cottencin

Entretien avec le Frac Basse-Normandie Réalisation : Stéphanie Brault, février 2014.

terrain de jeux

Léa Le Bricomte

Entretien avec le Frac Basse-Normandie Réalisation : Stéphanie Brault, février 2014. Lien de la vidéo : http://vimeo.com/113398235

Benoit Billotte

Entretien avec le Frac Basse-Normandie Réalisation : Stéphanie Brault, février 2014. Lien de la vidéo : http://vimeo.com/113395462

histoire,

communauté

John McDonald

Entretien avec le Sainsbury Centre for Visual Arts, Norwich, juin 2014. Lien de la vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=hJs4YNqV0PI

Claude Cattelain

Entretien avec le Sainsbury Centre for Visual Arts, Norwich, juin 2014. Lien de l’interview : https://www.youtube.com/watch?v=ysA7GCeiCjk Lien de la performance : https://www.youtube.com/ watch?v=dCFxTZ3oLkw

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artistes exposés

liens internet

Michel Aubry www.michelaubry.fr Adela Babanova www.jirisvestka.com/artist-detail/ adela-babanova

Boris Chouvellon www.borischouvellon.com Valérie Collart www.valeriecollart.com

Maya Balcioglu www.mayabalcioglu.com/

John Cornu www.johncornu.com

Pascal Bauer pascal-bauer.blogspot.fr cargocollective.com/PascalBauer

Jocelyn Cottencin www.jocelyncottencin.com

Benoît Billotte www.benoitbillotte.com

Isabelle Crespo-Rocha Née en 1987 à Echirolles. Vit et travaille à Grenoble

Olga Boldyreff olgaboldyreff.blogspot.com/ Stuart Brisley www.stuartbrisley.com/

Mark Edwards www.markjedwards.com

Andrew Burton www.andrewburton.org.uk/

Leo Fabrizio www.leofabrizio.com

Antoine Durand antoinedurand.com


Carole Fékété www.carolefekete.com

Mick Peter www.mickpeter.com/

ÉDITION N°2

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Robert Foster www.axisweb.org/artist/robertfoster robertjohnfoster.wordpress.com/ Jeanne Gillard et Nicolas Rivet Portfolio complet : bit.ly/16ICqtF Swiss Art Awards : bit.ly/18pdxY1

Paul Pouvreau www.scrawitch.com/en/paulpouvreau

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Benjamin Sabatier www.ibk.fr www.bodsongallery.com/ benjamin-sabatier/ Gilles Saussier www.gilles-saussier.fr

Jacqueline Hoang Nguyen www.jacquelinehoangnguyen.com

Patrick Tosani www.patricktosani.com

Rémy Jacquier remyjacquier.blogspot.fr

Sylvie Ungauer sylvieungauer.blogspot.fr

Liane Lang www.lianelang.com

Marcus Vergette www.marcusvergette.co.uk/

Micha Laury www.michalaury.com

Didier Vivien www.zerologie.net

Michel Le Belhomme www.muthos.fr

Renaud Aurguste-Dormeuil www.macval.fr/francaiss/collection/ oeuvres.../renaud-auguste-dormeuil

Léa Le Bricomte www.lara-vincy.com Simon Le Ruez www.simonleruez.net

Studio Marlot et Chopard www.marlot-chopard.com

Virginie Maillard www.virginiemaillard-photographie. com Matthieu Martin www.matthieumartin.fr John McDonald, makingurbantotem.blogspot.com

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Cette édition en ligne est conçue pour pouvoir être imprimée “ chez soi ” et devenir un objet éditorial singulier. Il se compose en 2 cahiers distincts et d’une couverture, imprimés sur 3 papiers différents et assemblés en une édition par un élastique large.


ÉTAPE 1 :

ÉDITION N°2

Téléchargement des 3 fichiers de l’édition aux adresses suivantes :

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www.lieuxcommuns.com/monument/edition2/0-COUVERTURE.pdf www.lieuxcommuns.com/monument/edition2/1-TEXTES.pdf www.lieuxcommuns.com/monument/edition2/2-THEMES.pdf

cahier 2

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ÉTAPE 2 :

Imprimer les 3 fichiers. Impression Recto Verso attention à bien cocher reliure côté court. Suivre les formats et papier préconisés pour chaque fichier.

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Thèmes

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CAHIER 2

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A5 A5 250 g couché brillant 80 g marron

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A4 90 g offset blanc

ÉTAPE 3 :

Plier et assembler chaque cahier. Agrafer.

ÉTAPE 4 :

Pour maintenir l’ensemble, assemblez les cahiers les uns dans les autres et glisser dans la double page centrale du cahier 4 un élastique large (minimum 1cm de large longueur 20 cm). Et voilà une édition collector.

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Le projet TAP a été sélectionné dans le cadre du programme européen de cooperation transfrontalière INTERREG IV A France (Manche) – Angleterre, cofinancé par le FEDER.


direction

éditoriale :

Sylvie Froux, directrice du Frac Basse-Normandie, Caen Veronica Sekules, deputy director of the Sainsbury centre for Visual Arts, head of research and education Barbara Forest, directrice du musée des beaux-arts de Calais Jocelyn Cottencin, artiste et graphiste

équipe éditoriale :

Sylvie Froux, directrice du Frac Basse-Normandie, Caen Anne Cartel, assistante d’expositions, chargée du service culturel et du mécénat Raphaële Gruet, chargée de communication Veronica Sekules, deputy director of the Sainsbury centre for Visual Arts, head of research and education Amanda Geitner, chief curator at the Sainsbury Centre for Visual Arts Antoine Huet, project assistant at the Sainsbury Centre for Visual Arts Barbara Forest, directrice du musée des beaux-arts de Calais Marie Astrid Hennart, responsable de la programmation culturelle et de la communication du musée des beaux-arts de Calais Laurent Moszkowicz, coordonnateur du Jardin des arts, Communauté d’agglomération du Calaisis Rebecca Drew, Head of Finance and European Programmes, Fabrica, Brighton Tracey Gue, Digital Communications Coordinator, Fabrica, Brighton Jocelyn Cottencin, artiste et graphiste

contributeurs :

Laurent Buffet Les artistes Didier Vivien, Effie Paleologou, Claude Cattelain, Pema Clarck, Mark Edwards, Becky Shaw, John MacDonald, Andrew Burton, Marcus Vergette, John Cornu, Boris Chouvellon, Vittorio Ricchetti, curatorial intern at the Sainsbury Centre for Visual Arts Natacha Haffringues, assistante principale de conservation au musée des beaux-arts de Calais

conception

graphique :

Jocelyn Cottencin /Atelier Lieux Communs avec la collaboration de Chloé Hauser et Bruno Kervern

ÉDITION N°2

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remerciements :

Pour le SCVA : Les artistes : Andrew Burton, Boris Chouvellon, Mark Edwards, John McDonald, Marcus Vergette, John Cornu, Didier Vivien, Effie Paleologou, Pema Clarck, Becky Shaw Les financeurs et les collègues : Arts Council of England, Metro imaging, UK, Clare Karslake Amy Chang, Charley Ramm, Becca Sturgess, Nell Croose Myhill, Antoine Huet, Vittorio Ricchietti, Sarah Bartholomew Pour le musée et le Jardin des arts : La ville de Calais, la Communauté d’agglomération du Calaisis, le département du pas-de-Calais, la région Nord pas-de-Calais, La Direction régionale des affaires culturelles du Nord pas de Calais, L’association des conservateurs des musées du Nord Pas de Calais et les artistes : Pascal Bauer, Léa Le Bricomte, Régis Fabre, Rémy Jacquier, Studio Marlot et Chopard Pour le Frac Basse-Normandie : la Région Basse-Normandie ; le Ministère de la Culture, Drac Basse-Normandie. Les artistes: Benoît Billotte, Jocelyn Cottencin, Léa Le Bricomte, Rémy Jacquier Frac Basse-Normandie : Caroline Caillet, Anne Cartel, François Desloges, Raphaële Gruet, Mathilde Johan, Magali Kerdreux. Pour Fabrica : Rebecca Drew.

traductions :

Pour le SCVA : Françoise Delas-Reisz Pour le texte de Didier Vivien, Ros Schwartz Pour le MBA : Société HANCOCK-HUTTON Pour le Frac : Simon Thurston

crédits

photographiques :

Smithson Foundation Andrew Burton/ Effie Paleologou/Dacs/Didier Vivien/ Boris Chouvellon, Musée d’art contemporain de Marseille/ Rémy Jacquier/Claude Cattelain/ Pascal Bauer et la School Gallery, Olivier Castaing / John Cornu et Courtesy Ricou Gallery, Bruxelles & Galerie Anne de Villepoix, Paris, CMN, Paris, Manifestement peint vite / Léa Le Bricomte et la Galerie Lara Vincy, Paris, Adagp, Paris, 2014/ Régis Fabre, Richard Porteau, Frac Poitou Charentes/ Studio Marlot et Chopard Fabien Marques, Musée des beaux-arts, Calais DR 123


Fonds régional d’art contemporain Basse-Normandie 9 rue Vaubenard - 14000 Caen Tel. : +33(0)2 31 93 09 00 www.frac-bn.org

25 rue Richelieu - 62100 Calais Tél. : +33(0)3 21 46 48 40 musee@mairie-calais.fr www.musee.calais.fr

Sainsbury Centre for Visual Arts

University of East Anglia Norwich, NR4 7TJ +44 (0)1603 593199 www.scva.ac.uk The Undercroft below the War Memorial, City Hall, Norwich, NR2 1NH

Le projet TAP a été sélectionné dans le cadre du programme européen de cooperation transfrontalière INTERREG IV A France (Manche) – Angleterre, cofinancé par le FEDER. The project TAP has been selected within the frame of the INTERREG IV A France (Channel) – England cross-border European cooperation programme, part-financed by the ERDF.

© graphisme et Typographie Jocelyn Cottencin / atelier Lieux communs - © Image : “Monumental” jocelyn cottencin (2014)

Musée des beaux-arts de Calais


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