Monument Édition 3 FR

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ÉDITION N°3

FÉVRIER 2015 cahier n°1

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Éditorial

Édition collector, fabrication p.152

Mary Paterson, Aftermath Antoine Huet, Hors cadre, l’émergence d’une forme

Monument — Document, Barbara Forest (à partir de Monument 3 au musée des beaux-arts de Calais) p. 156

Jocelyn Cottencin, Échauffement Guy Sioux Durand, Le souffle complice des chasseurs/chamans/ guerriers chez Léa Le Bricomte Laurent Sfar et Barbara Forest, Recherches en cours autour de la réalisation de bunkers en verre 2

Laurent Moszkowicz, Une aventure artistique... p. 180

Entretien de Isabelle Marchaland, professeure d’arts plastiques au lycée Dumont d’Urville à Caen et de Anne Florin, professeure d’anglais au lycée Dumont d’Urville à Caen par Mathilde Johan p. 188


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Mary Paterson écrivain et commissaire

Time and Place (TAP) est un projet européen de coopération réunissant cinq partenaires culturels : le centre d’art Fabrica à Brighton et le Sainsbury Centre for Visual Arts à Norwich, au Royaume-Uni ; Le Musée des beaux-arts, Calais, le FRAC Basse-Normandie à Caen et la communauté d’agglomération du Calaisis, en France. Il se déroule de 2012 à 2015 et comprend des expositions, des programmes éducatifs et des événements. De 2012 à 2014, Time and Place a programmé des événements autour du thème Aftermath. Cela inclut une série d’expositions collectives intitulées MONUMENT, organisées conjointement et présentées à Norwich, Caen et Calais. En 2014, année du centenaire du début de la première guerre mondiale, Fabrica m’a chargée de réagir à travers l’écriture au thème Aftermath et à ses éléments. Ce texte est le produit de cette commande. C’est un mouvement à travers les thèmes de la matière, la mémoire et l’oubli, invoqués par le concept d’« aftermath » et vus sous l’angle d’un voyage connectant toutes les facettes du programme de TAP. L’avantage de l’écriture est qu’elle voyage dans le temps et dans l’espace, et j’ai écrit et me suis souvenue d’œuvres de TAP comme si elles coexistaient entre elles, sans distinguer les lieux ou les moments où elles apparaissaient, à moins que cela n’affecte directement le mouvement du texte. 6


Ce texte n’est pas un compte-rendu, il ne prétend pas offrir un aperçu complet du thème Aftermath ni de ses éléments. Il n’examine pas toutes les œuvres rassemblées sous ce thème, ÉDIet ne cerne pas non plus tous leurs sens et leurs souvenirs. TION N°3 Des documents et des essais à propos des œuvres FÉVRIER 2015 cahier et des artistes sont disponibles sur le site internet de TAP n°1 [https ://timeandplaceproject.wordpress.com] et dans les trois numéros de la Revue Monument. [http ://issuu.com/timeandplace] Ce texte est davantage une méditation sur le langage, la mémoire et les voyages du sens, en relation avec un extraordinaire corpus d’oeuvres. Il prend la forme de fragments assemblés qui ne composent pas une argumentation, mais plutôt une atmosphère. Le texte est conçu pour être lu par fragments, en boucle ou de manière répétée. Il est conçu pour être lu plus d’une fois, à la manière d’un court métrage ou d’une chanson auxquels on peut revenir. Il est conçu pour refléter les relations tissées entre deux pays, cinq organisations, et un éventail d’expériences artistiques. Il est conçu pour être en mouvement. L’image en couverture est Escape Map de Carole Fékété [2013]. Toutes les autres images sont empruntées au projet Innocent Passages [https ://innocentpassage.wordpress.com] de Jan Lemitz, également artiste en résidence à Fabrica dans le cadre du projet TAP. Les autres images, dans le texte, proviennent de l’exposition Monument. Mary Paterson, Londres, 2015. http://aftermath-aftermath.org/

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Carole Fékété Escape Map, carte d’évasion en soie, aviation anglaise, seconde guerre. Collection du musée de la Mémoire 1939-1945, Calais. Photographie, prise de vue et tirage analogique, contrecollé sur aluminium, 2013. Musée des beaux-arts, Calais, acquisition réalisée avec le soutien du Fonds Régional d’Acquisition des Musées (Etat/Conseil Régional du Nord-Pas de Calais). N° inv. 2013.1.1 © Carole Fékété 9


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« Le langage montre clairement que la mémoire n’est pas un instrument pour explorer le passé mais son théâtre », écrit Benjamin, dans un texte repris en première page de quatre livres de photographie au papier glacé de Didier Vivien, 1914 [Cold Memories] 2018 (2005 – en cours).1 Ces livres sont présentés dans une crypte exposée aux courants d’air, sous le monument aux morts de la place animée du centre-ville de Norwich, et, avant, dans une salle étroite du Musée des beaux-arts à Calais. « C’est le médium de l’expérience passée », poursuit Benjamin, « comme le sol est le medium dans lequel les villes mortes sont enfouies. Celui qui tente d’approcher son passé incendié doit se conduire lui-même comme un homme qui laboure. Il ne doit pas craindre de retourner encore et encore les mêmes questions, de les disperser comme on disperse de la terre, de les retourner comme on retourne de la terre. »2 Le sens est une reformulation du passé, excavée à l’aide des outils de l’avenir. Le langage est l’un de ces outils – quoique retors, rempli de trous et d’absences, des ambiguïtés de la traduction. Dans les livres de Vivien, des paysages photographiques de champs de bataille de la première guerre mondiale sont recouverts des noms de soldats qui y sont morts. Les noms révèlent uniquement les limites de vies inconnues : le début et la fin de la vie d’un étranger, sans rien concernant l’intervalle qui les sépare. Au contraire, les paysages représentent tous des espaces intermédiaires – murs, champs, portions anonymes d’autoroute. C’est comme si tout, dans ces pages, tentait de s’éloigner de ces noms qui n’ont nulle part où aller. Imaginez un instant à quoi ressemblait l’Europe d’avant la première guerre mondiale : pas de fils électriques, pas d’autoroutes, pas de supermarchés, pas de monuments à une génération de morts.

1.  Didier Vivien, 1914 [Cold Memories] 2018 (2005 – présent). Avec le soutien du Musée des Beaux Arts, Calais et du Sainsbury Centre for Visuals Arts, Norwich. 2.  Walter Benjamin, cité in Didier Vivien, 1914 [Cold Memories] 2018, p.3. 10

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En anglais, le mot « aftermath » indique une origine ; il implique que quelque chose d’autre est arrivé, avant. Il pointe vers un commencement, et l’usage même du mot affecte l’origine qui en justifie l’idée. Les projets réunis sous le thème d’Aftermath sont liés dans mes voyages et coïncident dans ma mémoire : Brighton, Norwich, Caen et Calais. Je visite ou lis et j’imagine tout ce que je peux, sillonnant un récit alimenté rétrospectivement par l’unité du thème, un point de départ que je ne rejoindrai jamais. Aftermath me suspend en mouvement. Ce n’est pas seulement une série d’œuvres et d’événements, c’est aussi une esthétique qui recouvre toutes les expériences, ainsi que l’espace qui les sépare.

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Hors de leur contexte, le langage et les images de l’œuvre de Vivien sont d’une familiarité saisissante. Les noms renvoient aux inscriptions nécrologiques gravées sur des cénotaphes à travers l’Europe. Les images renvoient à l’histoire de la peinture et de la photographie de paysage, symboles d’une forme de possession qui assimile la vision au savoir et la terre au territoire, à la propriété ou à l’autorité sacrée. À Norwich, une femme feuillette les livres, commentant à voix haute. « Nous n’avons rien appris de ces guerres », dit-elle. « Et savez-vous ce qui est le plus drôle ? J’ai deux filles. Toutes deux se sont engagées dans l’armée. » Les mots et les images ainsi assemblés commencent toutefois à paraître étranges. Leur juxtaposition met en lumière les dérapages et les échecs auxquels leur aspiration au savoir les mène. Page après page, livre après livre, autoroute anonyme après nom triste et muet. Les mots évoquent un passé auquel, insistent les images, nous ne pourrons jamais revenir. Ce fossé entre les mots et les images est poignant, accablant. Il est impossible de se souvenir, disent les livres, mais il est indispensable d’essayer.

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L’immeuble s’effrite, brique par brique. La brique s’effrite, grain par grain. Le reste de la structure s’affaisse, comme si elle ne pouvait plus être maintenue – cet effort contre la gravité, cette volonté de survivre, cette discipline de ceux qui restent debout. Dans un instant, un jeune adolescent va passer en courant, pliant son corps pour faire écho à la courbe d’une étincelante sphère en fils barbelés qui brille, belle et hostile, au pied de l’escalier. Pour l’instant, cependant, il s’exclame « Wow ! » et montre les briques du doigt : « Impressionnant ! » Le garçon et moi sommes de la même taille qu’un édifice en voie de désintégration construit à l’intérieur du Sainsbury Centre for Visual Arts. Nous fixons les décombres de Things That Fall Apart (2008 – 2014)* d’Andrew Burton, une installation de briques en miniature qui possède 12

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Le sens est une reformulation du passé, excavée à l’aide des outils de l’avenir. Le langage est l’un de ces outils – quoique retors, rempli de trous et d’absences, des ambiguïtés de la traduction. Les mots que l’on choisit laissent d’autres significations de côté. Les histoires que l’on raconte laissent d’autres récits sans voix. Mieux vaut, alors, rester dans le récit, voyager en arrière et en avant dans le temps, laisser une trace et y revenir plus tard, se répéter, finir au commencement.

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la fragilité d’un château de sable, la grandeur d’une ruine antique et l’échelle impossible d’une maison de poupée. L’œuvre est bâtie sans mortier, sans fenêtres et, me disje avant que le garçon ne vienne se planter à mes côtés, sans espoir : elle se désintègre avec la même facilité que toutes les structures conçues pour protéger. Le garçon y voit pourtant autre chose. Il se demande tout haut combien de temps faut-il pour réaliser la pièce et la surveillante de salle lui répond – l’artiste l’a construite lui-même, dit-elle ; il la refait entièrement à chaque fois. Le garçon court dans le couloir pour le raconter à un ami, pliant son corps le long de la courbe d’une sphère en fils barbelés : inconscient du danger. « La perception d’une créature est exactement proportionnelle à son action sur la chose », écrit le philosophe Brian Massumi. « Les propriétés de la chose perçue sont les propriétés de l’action, plus que de la chose elle-même. »3 Le garçon voit dans l’ensemble décomposé de petites briques un tour de force technique ou une sorte de jeu. J’y vois une pierre tombale, un monument au désir de rester saufs. C’est peut-être parce que je sais que nous nous trouvons dans l’une des trois expositions intitulées Monument, 4 réalisées dans le cadre d’un projet de coopération sur trois ans entre quatre institutions artistiques, ayant pour thème général Aftermath. « Pourquoi avez-vous choisi le thème d’“Aftermath” ? » ai-je demandé quelques semaines plus tôt aux commissaires et aux directeurs des centres d’arts impliqués. Pause. « Aftermath » ne possède pas d’équivalent en français. Le mot le plus proche, « conséquences », n’a pas les mêmes connotations tragiques. L’anglais et le français ont en commun 70 000 mots, dont « aftermath » ne fait pas partie. Nous ne partageons pas le mot, pas plus que le concept. Things That Fall Apart est tout autant le château perçu par le garçon que la ruine que j’y vois. Nous restons côte à côte,

3.  Brian Massumi « The Evolutionary Alchemy of Reason » in Marquard Smith (ed.), Stelarc : The Monograph, (MIT, Londres et Cambridge, Massachussets, 2001), p. 126. 4.  Les expositions ont eu lieu au FRAC Basse-Normandie du 21/02/14 au 13/4/14; au Musée des Beaux Arts de Calais du 08/03/14 au 16/11/14 (en trois accrochages différents); au Sainsbury Centre for Visual Arts, du 29/03/14 au 14/9/14. 16


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en silence– le garçon, l’édifice et moi. « D’autre part, cela ne veut pas dire que les qualités sont subjectives chez celui qui perçoit, » écrit Massumi. « Au contraire, ce sont des alibis pour que celui qui perçoit et de celui qui est perçu aient l’illusion concrète du monde de l’autre. »5 Le garçon, l’édifice et moi restons ensemble en silence, contemplant chacune des versions à travers le prisme de ce que nous croyons être vrai.

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Léa Le Bricomte reformule le passé, recyclant de vieilles médailles en drippings * modernes ; ajoutant des plumes à des obus pour les transformer en objets mythiques ; invitant un orchestre à créer une nouvelle symphonie à partir des étuis brunis d’armes éculées.6 De quelle distance a-t-on besoin pour pouvoir faire usage du passé ? Jusqu’où doiton puiser dans la mémoire pour se libérer de ses aspirations au réel ? Quelle différence y a-t-il entre le fait de transformer les matériaux d’une guerre, et celui de poser un regard d’éditeur sur des clichés de souffrances ? La symphonie carillonne et résonne comme des cloches sonnant pour les morts. Les objets mythiques renvoient à un conflit impérial révolu. La simplicité des rubans est perturbée par le détail des têtes de médailles. Qu’est-ce que le devoir de mémoire, et qui doit l’exercer ? Ai-je pour devoir de me souvenir ? Votre devoir est-il d’oublier ? Prenez garde à l’exhortation à « commémorer à temps et contre-temps, »7prévient le philosophe Paul Ricoeur. Comment savoir, après tout, comment les choses signifieront-elles dans l’avenir ? Jocelyn Cottencin mêle des silhouettes de monuments publics à des lettres de l’alphabet, assemblant les mots

5.  Massumi, Ibid. 6.  Les œuvres de Léa le Bricomte décrites ici sont Sounds of War (2012), Guerres de Tribus (2012-14, série de sculptures); Dripping Medals (2012, sculpture, médailles militaires modifiées et rubans). 7.  Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, (Seuil, Paris, 2000), p.109. 18

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Collaborer signifie partager ses compétences, son savoir et ses ressources sur un projet commun. En matière artistique, collaborer implique souvent un nivellement du pouvoir, une tentative de créer une équipe de pairs. Cependant, dans l’ombre de la seconde guerre mondiale, la « collaboration » possédait une connotation bien différente. Dans les territoires occupés, collaborer signifiait concilier l’administration nationale et le pouvoir des envahisseurs ; travailler, en traîtres, avec vos ennemis. En l’espace de deux générations, le sens du mot est passé de la contribution au maintien d’un fléau, à la création de liens d’amitié.

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et les symboles en un double langage.8 Société Réaliste transforme les drapeaux des pays membres de l’ONU en motifs de camouflage, comme pour rendre hommage à la guerre, qui a rendu l’ONU nécessaire.9 À partir de l’attirail des tranchées de la première guerre mondiale, Michel Aubry convoque les fantômes d’un banquet.10 Ces transformations portent-elles le poids du passé dans l’avenir ? S’accrochent-elles aux souvenirs du réel ? Ou bien, imaginent-elles la différence, convoquant un magicien au lieu d’un témoin ?

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En anglais, « aftermath » renvoie aux conséquences d’un désastre, souvent la guerre. Le mot désigne un enchaînement inattendu d’événements, provoqué par des circonstances extérieures. Il désigne l’inconnu, l’inexprimé, ce qui n’est pas encore visible. (« Aftermath » ne possède pas d’équivalent en français. Le mot le plus proche, « conséquences », n’a pas les mêmes connotations tragiques.) À Calais, l’artiste John Cornu* suspend 350 petites étoiles de métal au plafond. Les étoiles sont peintes d’un noir mat – le genre de noir qui absorbe la lumière et nous force à nous approcher pour découvrir leur véritable forme. En s’approchant, on se rend compte qu’il ne s’agit pas vraiment d’étoiles, mais de chausse-trapes – ces pièges installés dans le « no-man’s land » de la première guerre mondiale pour perforer les sabots et les pieds des troupes avançant depuis les tranchées. Les armes tournoient doucement sur d’invisibles rangées de fils. Le sens est une reformulation du passé. C’est la manière dont on transpose le savoir sur le plan de la perception afin de voir l’avenir. « Il n’est pas exagéré d’affirmer que les perceptions d’une créature sont parfaitement

8.  Jocelyn Cottencin, Monumental Typeface (2012), commande publique dans le cadre des expositions Monument. 9.  Société Réaliste, UN Camouflage (2012). 10.  Michel Aubry, Tables (1914 – 2003) et Lustre [Chandelier] (1914 - 2002). 20

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Je (tu) ne vois pas. Je (tu) rate(s) des choses. Je (tu) imagine(s). Je ne suis (tu n’es) pas sûre que je (tu) puisse(s) te (me) dire, maintenant, la différence entre ce dont je (tu) me (te) souviens et ce que j’ai (tu as) imaginé.

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proportionnelles à ses actions. Ses perceptions sont ses actions – à l’état latent. »11 « Aftermath » ne désigne pas seulement un écart entre la langue anglaise et la langue française. Il désigne également un écart de compréhension, un déficit de mémoire, un problème de perception. « Aftermath » renvoie aux limites du sens lui-même. Plus tôt cette même année, l’œuvre Brume (2012) de Cornu a été montée à Norwich, dans la cavité située sous le monument aux morts du centre ville. C’est là que j’ai soupiré devant sa beauté : un vol d’oiseaux pris en plein vol. À Calais, je connais déjà la nature de ces formes suspendues. Ici, au contraire, c’est l’instant lent et éclaté d’un hurlement de soldat que je vois.

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Quelle différence y a-t-il entre une sphère d’argent et une sphère en fils barbelés ?12 Quelle différence y a-t-il entre une sculpture en pierre et une sculpture taillée dans du savon ?13 Sentez-vous les lames de rasoir vous piquer les doigts ? Sentez-vous la graisse sur votre langue ? La quête de sens est-elle intellectuelle ou corporelle ? Estce le déploiement des mots sur un écran, une liste de noms à lire dans la pierre, la traduction d’un instant précis en un autre instant ? Ou bien, est-ce le sentiment de ce qui pourrait arriver, l’idée subconsciente du possible, la simultanéité du temps, les vibrations de l’inconnu quand il déchire les bords du réel ? Dans un instant, un jeune adolescent va passer en courant, pliant son corps pour faire écho à la courbe d’une étincelante sphère en fils barbelés qui brille, belle et hostile, au pied de l’escalier. Sa réaction corporelle est-elle signifiante ? Son corps est-il un présage de vérité ? Pouvez-vous partager cela ? Pouvez-vous vous en souvenir, tous les deux ?

11.  Massumi, Ibid. 12.  Djamal Kokene, Ligne de fuite (2010). 13.  Jeanne Gillard et Nicolas Rivet, Soap Sculpture (série, 2013). 22

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La mémoire est comme une étendue de terrain – elle n’existe pas seulement, elle doit être traversée. Et chaque voyage implique une décision quant à la destination : quels aspects de la mémoire doivent être remémorés, quels aspects oubliés. L’oubli, donc, est le compagnon de route de la mémoire. Et si le monument est une forme de mémoire collective,c’est aussi une forme d’oubli commun.

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La deuxième fois que je vois l’œuvre Sans-Titre (2007-2011)* de Boris Chouvellon, c’est le jour du référendum écossais, qui établira si l’Écosse appartient encore au Royaume-Uni. La série s’est déplacée d’un couloir du Sainsbury Centre for Visual Arts à une longue salle sans fenêtres du Musée des beaux-arts, Calais. Elle présente quinze photographies de drapeaux européens usés et détruits par les intempéries, trouvés par l’artiste alors qu’ils flottaient au-dessus d’un champ de foire du sud de la France. Chaque drapeau se détache sur un ciel bleu sans nuage, ses lambeaux fouettés par un orage silencieux. Toute collaboration exige un compromis : « Aftermath », par exemple, est un mot anglais sans équivalent en français. Il connecte cette série d’expositions et d’événements internationaux à la première et à la deuxième guerre mondiale, évoquant également les conflits actuels au Proche-Orient, ainsi que le spectre éternel de la guerre (« contre la drogue », « contre la terreur ») que des gouvernements occidentaux hallucinés croient mener au nom de leurs citoyens. Le mot « Aftermath » donne corps aux œuvres réunies sous son titre. Imprégné de l’idée d’un « avant », « Aftermath » convoque les fantômes de ses origines imaginées tout en avançant vers l’inconnu, l’inexprimé et ce qui n’est pas encore visible. Il entrelace les objets et les expériences ; il introduit aussi ses propres spectres : l’ambiguïté de la traduction, les activités du sens et de la mémoire, les récits de l’histoire. L’issue du vote écossais est imprévisible. Les partisans de chaque camp prétendent défendre la fierté nationale, ralliant leurs troupes au giron protecteur d’une Europe mythique. Un des partis affirme qu’une Écosse indépendante pourra prospérer au sein de l’UE, l’autre que l’UE n’aspire qu’à une Grande Bretagne puissante et unie. Le jour du référendum écossais, les photographies de drapeaux usés et effilochés de Boris Chouvellon représentent la fragilité de l’espoir. Que sont les traités politiques, si ce n’est des liens battus par le vent du temps ? Qu’est-ce que l’unité, excepté un ensemble de modèles et de promesses ?Qui donc maintient les promesses faites de matériaux si fragiles ? 26

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L’art fait éclater le sens et le laisse en suspens, (comme une carte qui n’est pas encore une carte, comme une arme émoussée par une fête, comme un acteur qui change de personnage) dans un mouvement perpétuel de potentiel. Le changement advient sous forme de répétition ou, plus précisément, dans les intervalles qui surgissent de la répétition. Le changement advient dans le mouvement perpétuel du potentiel, dans les moments qui précèdent la définition du sens. Il vient avec la familiarité inhabituelle de quelque chose qui est vu de nouveau.

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« …noirci par le feu de la bataille, encore vivant au milieu des décombres, encore soumis aux drames du quotidien… » Entre l’apparition d’une femme lisant, filmée au début du vingtième siècle, et un homme lisant filmé au début du vingt-et-unième siècle, il y a un récit, inscrit sur l’écran d’American Soup (2013) de Jordi Colomer à la manière des intertitres d’un film muet. Il renvoie aux guerres catastrophiques qui ont marqué les années séparant ces deux moments. « …nous nous sommes dressés pour remplacer les édifices entièrement détruits… »14 Pompeux et patriotiques, les mots racontent l’histoire d’une victoire héroïque sur l’adversité. Ils racontent l’histoire de logements « préfabriqués » produits aux États-Unis, construits pour servir d’habitats temporaires après la seconde guerre mondiale, et encore habités aujourd’hui. Le film de Colomer est une suite de répétitions de choses improbables. Il documente deux dîners organisés pour les résidents actuels de logements du type « UK 100 ». À chaque occasion, Colomer décore un logement préfabriqué avec des œuvres de la collection permanente du FRAC de Caen :15 des reliques incongrues de pop art et d’art moderne, qui encombrent un intérieur ordonné. À chaque dîner, les mêmes personnes prennent place autour de la table, mangent dans les mêmes boîtes Tupperware, et ont les mêmes discussions. C’est comme si rien n’avait changé dans ces constructions temporaires et temporelles, en dépit de l’évolution du monde extérieur. En silence, inexplicablement, des montagnes de mousse débordent dans la cuisine. « Chaque événement se détache du bruit de fond des événements qu’il aurait pu être, » affirme le philosophe Brian Massumi. « …Il ne s’agit pas seulement des causes de ce qui a eu lieu. Il est aussi question de la consistance

14.  Jordi Colomer, American Soup (2013), commande du FRAC Basse-Normandie. 15.  Dans le cadre des manifestations nationales pour les 30 ans des FRACS, le FRAC BN a commandité une œuvre à Jordi Colomer. Le film et l’installation ont été ensuite exposés dans l’exposition 30 ans des FRAC aux Abattoirs, Toulouse, et au Pôle Image Haute-Normandie. 28


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Le jour du référendum, alors qu’il est possible que notre pays soit divisé, nous visitons le Musée Mémoire, et nous voyons un homme qui ressemble à notre grand-père. Il nous fait remémorer la guerre.

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de ce-qui-aurait-pu-être – l’arrière-plan de potentiel dont les événements nous coupent. »16 Ce qui me (te) frappe en voyant le film pour la seconde fois et en revenant, à nouveau, à l’arrogance de son histoire initiale, c’est la manière dont American Soup chante et danse contre toute attente instaurée par ses origines : la menace d’un conflit violent, l’obsolescence du préfabriqué ; en effet, la notion de progrès de l’histoire qui implique l’existence d’un « avant » et d’un « après ». Il est peu probable que les logements préfabriqués aient été construits, peu probable qu’ils soient encore debout ; peu probable que les dîners aient lieu ; peu probable que les œuvres du FRAC soient présentes ; peu probable que la cuisine soit inondée ; peu probable qu’elle ne le soit pas ; peuprobable que cette normalité de banlieue puisse émerger de la pompeuse histoire [(his)tory) dans le texte original] de la guerre. Toutes ces invraisemblances s’imbriquent les unes dans les autres comme les soufflets d’un accordéon jouant une mélodie infinie. Réel et irréel, grave et enjoué, ce qui a lieu et ce-qui-aurait-pu-être.

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Les projets réunis sous le thème d’Aftermath sont liés dans mes voyages et coïncident dans ma mémoire : Brighton, Norwich, Caen et Calais. Je visite ou lis et je me souviens de tout ce que je peux, sillonnant un récit alimenté rétrospectivement par l’unité du thème. Te souviens-tu t’être assise sur les vieux remparts de Calais, observant l’arrivée des ferries, un colosse soupirant après l’autre, amarrant leurs lourdes carcasses au quai ? Tu baisses les yeux pour écrire et quand tu les relèves, quelques minutes plus tard, les ferries se sont évanouis : enveloppés dans le brouillard, retournés à la mer, ou simplement oubliés. Les œuvres, leurs contextes et leurs paysages tissent des liens à travers mon corps, sédimentant un carnet de route mental où les temps et les lieux se confondent.

16.  Brian Massumi et Adrian Heathfield, Movements of Thought (Performance Matters, Londres, 2013) p.7. 30


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L’art fait éclater le sens et le laisse en suspens, (comme des chaussetrapes tournant sur des fils, comme des corps en perpétuel mouvement, comme l’improbable replié dans l’improbable, comme l’objet jeté à l’imagination…) dans un mouvement perpétuel de potentiel. C’est la sympathie : “C’est un état du monde en un point de rupture et de discontinuité – quand la poussière s’installera, les choses seront différentes.» (27)

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Aftermath n’est pas seulement une série d’œuvres et d’événements, c’est aussi une esthétique qui recouvre toutes les expériences et l’espace qui les sépare. Dans la crypte sous le monument aux morts de Norwich, te souviens-tu avoir vu un ensemble de drapeaux soigneusement alignés ? Chaque drapeau est recouvert de motifs de camouflage qui rendent son symbole à la fois méconnaissable et effroyablement réel. Je (tu) ne vois pas le programme d’Aftermath dans sa totalité. Je (tu) rate(s) certains événements à cause de l’heure, de la maladie ou de la mort de mon grand-père, dont la voix voyage cependant avec moi, narrant encore et encore des histoires de la seconde guerre mondiale. Je (tu) note(s) tout ce que je vois et imagine(s) tout ce que je ne vois pas. Je ne suis pas sûre de pouvoir, maintenant, faire la différence entre ce dont je me souviens et ce que j’ai (tu as) imaginé. Dans UN Camouflage (2012), le collectif Société Réaliste transforme les 93 symboles nationaux des états membres de l’ONU en accessoires militaires. Fondée dans la foulée de la seconde guerre mondiale, l’ONU est conçue pour garantir qu’un tel conflit ne se reproduise pas. Ces formes camouflées fortuites, si reconnaissables et en même temps si insolites, questionnent pourtant le legs de ses intentions pacifiques. À leur place, elles invoquent la mémoire de la violence qui les a engendrées.

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« Traduire “fidèlement”, comme s’il y avait une correspondance directe entre les mots de différentes langues, n’est qu’une forme rigoureuse de falsification, »17 affirme le philosophe Brian Massumi. En anglais, le mot « aftermath » indique une origine ; il implique que quelque chose d’autre est arrivé, avant. Il pointe vers un commencement, et l’usage même du mot affecte l’origine qui en justifie l’idée. « Le corps sera froid au toucher, comme une main froide un jour de froid. Et cela peut considérablement choquer les gens. »

17.  Ibid., p.1. 32


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Les langues anglaise et française ont en commun 70,000 mots, conséquence directe de l’invasion normande de l’Angleterre en 1066. Cet héritage de guerre parle du lien de parenté qui en vient. Monument. Souvenir. Imagine. Certains mots partagés ont toujours le même sens, d’autres se sont séparés. Spectre. Disparais.

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Dans le film de Jordan Baseman A Cold Hand on a Cold Day (2013), l’avant est la vie, l’après est la mort. Le film montre des séquences filmées de nuages en mouvement, accompagnées de la voix d’une entrepreneuse de pompes funèbres décrivant la préparation d’un cadavre pour son enterrement. Dans ce contexte, l’après est une tentative de revenir au temps de l’avant. C’est un mouvement vers la vie, dans la mort. C’est un mouvement du vivant, en son nom. « Pendant l’embaumement, si les bouches sont vraiment, vraiment ouvertes…Nous y mettons parfois un point de suture. »18 Le matériau a été malmené, comme un corps mort. Le film ne montre pas le visage de l’entrepreneuse des pompes funèbres, seulement sa voix. Sa voix est accueillie par les pleurs obsédants des mouettes et par les nuages qui défilent dans un ciel changeant. Le ciel est rompu d’éraflures et de trous – blessures laissées pendant le développement du film, effectué manuellement. Sur plusieurs heures de conversation, les mots de Cara Mair, l’entrepreneuse des pompes funèbres, sont réduits à dix-sept minutes.

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À Calais, le Musée Mémoire 1939-1945 occupe un bunker au milieu d’un parc. Il est oppressant, froid, humide, et bien chargé : des rangées de photographies photocopiées de combattants de la résistance, des rangées de pistolets et de poignards, des plans stratégiques illustrés de drapeaux français et d’insignes nazis. Je repense, avec tendresse, à mon enfance – aux après-midis passés derrière mes grands-parents dans des musées similaires, alors qu’ils me racontaient des histoires sur leur vie pendant la seconde guerre mondiale : récits qui ne faisaient pas seulement partie de l’histoire, mais définissaient aussi leur identité. Il y a une différence entre la mémoire – en tant que trace du passé – et la mémorisation – en tant qu’action de récupération de cette mémoire ; de même qu’il y a

18.  Jordan Baseman, A Cold Hand on a Cold Day (2013), exposé à Fabrica, du 5 au 24 octobre 2013. 34


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La structure du projet Time and Place est collective, et Aftermath faisait partie d’une structure collective plus vaste – une collaboration entre cinq organismes, des deux côtés de la Manche. En conséquence, les expositions MONUMENT, présentées à Caen, Norwich et Calais, suivent le même modèle, et collaborent non seulement sur le thème, mais aussi sur la méthode. Comme l’indique la publication de l’exposition, « Le mot Monument existe parallèlement en anglais et en français, et a presque le même sens. » Les partenaires de Time and Place ont lancé conjointement un appel à participation aux artistes, ils ont tous participé au processus de sélection, et certaines œuvres ont voyagé entre différents lieux.

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1.  Monument Revue (version anglaise), p.9 35


une différence entre une archive et un monument. De même qu’il y a une différence entre la grotte en béton du Musée Mémoire de Calais et, à quelques centaines de mètres de là, l’intérieur paisible de l’exposition Monument au Musée des beaux-arts. Sur le pont qui mène à la mairie de Calais, je prends l’espace d’un instant un vieil homme pour mon grand-père. Il porte une cane et un chapeau à large bord mais en réalité, il a l’âge de mon grand-père lorsque j’étais enfant. En réalité, il est trop jeune de vingt ans pour avoir fait la guerre. En réalité, la seconde guerre mondiale est en train d’échapper à la mémoire vivante.

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Djamal Kokene incurve des fils barbelés en une grande sphère étincelante.19 Jeanne Gillard et Nicolas Rivet sculptent dans du savon des versions de monuments détruits.20 Virginie Maillard accroche des néons sur de vieux bunkers datant de la guerre : GIRLS, COFFEE SHOP, MARRIAGE CENTER.21 Ces contradictions entre le matériau et l’intention produisent des objets impossibles. Comment la boule était-elle réalisée ? Comment les sculptures vont-elles survivre ? Comment l’architecture de guerre peut-elle remplir sa nouvelle fonction ? Leur affect est corporel. « La raison pour laquelle on dit « affect » plutôt qu’« émotion », dit Massumi, « est que l’affect possède une connotation corporelle. »22 L’affect, c’est la réaction face à la colère de quelqu’un avant même de sentir son poing, c’est la douleur provoquée par une lame de rasoir avant qu’elle ne coupe votre peau, c’est l’odeur d’un bunker humide et oppressant respirée avant d’y pénétrer. Dans un monde d’objets rendus étranges par leur matériau, où vous sentez-vous en sécurité ?

19.  Djamal Kokene Ligne de fuite (2010). 20.  Jeanne Gillard et Nicolas Rivet, Soap Sculpture (série, 2013). 21.  Virginie Mallard, Anamnesis Land (série). 22.  Massumi, Ibid., p.28. 36


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Le sens est une reformulation du passé, excavée à l’aide des outils de l’avenir. Le langage est l’un de ces outils – quoique retors, rempli de trous et d’absences, des ambiguïtés de la traduction. Il voyage dans le temps, se remémorant le passé, imaginant l’avenir, oubliant de mentionner les mots qui ne relèvent pas de l’histoire.

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Au cœur de la forêt, des structures en bois faites par l’homme semblent prêtes à s’écrouler si je m’approche. Mark Edwards donne le titre de Shelter [Refuge] à ses photographies de piles architecturales de bois de chauffage, présentées dans des caissons lumineux ; pourtant, si vous y cherchez un quelconque réconfort, vous vous retrouverez rapidement dans les flammes.23 Dans les maquettes de Laurent Sfar, des maisons de banlieue sont emprisonnées par leur propre désir de sécurité. Construites dans le sous-sol comme des bunkers, ces maisons (dis) paraissent sous une menace constante.24 Cette substitution matérielle est-elle le moyen à travers lequel, à l’avenir, un danger pourra être identifié ? Sommes-nous, public, rendus insensibles par la familiarité du monument aux morts local, et est-ce là une manière de réveiller la crainte d’un passé qui nous trahit ?

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L’usage du mot « aftermath » suggère un point de départ, une vérité originelle, et en laissant libre cours au film énigmatique de Jordan Baseman, j’ai commencé à chercher un point de départ. (Tel est le pouvoir du langage, qui fait que l’emploi d’un mot transforme la nature de ce qui l’a initialement engendré). C’est probablement ce que l’artiste a voulu dire en affirmant qu’ A Cold Hand on a Cold Day « était fait pour être là » - là étant l’église qui accueille le centre d’art contemporain Fabrica, la voûte de sa grande salle d’expositions, ses murs ornés d’hommages aux membres de la paroisse tués au cours des deux guerres mondiales. Il y a des « strates de puissance », affirme Baseman, « à cause de l’histoire de l’édifice et de sa fonction antérieure. »25 De même qu’ A Cold Hand on a Cold Day pointe

23.  Mark Edwards, Shelter (série, 2014). 24.  Laurent Sfar, Modèle Ile de France, 2000 – 2008. 25.  Talking Point : A Cold Hand on a Cold Day, film de Ben Harding pour Fabrica, 2013. 40

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L

Je (tu) ne vois pas. Je (tu) rate(s) des choses. Je (tu) imagine(s). Je ne suis (tu n’es) pas sûre que je (tu) puisse(s) te (me) raconter, maintenant, la différence entre ce dont je (tu) me (te) souviens et ce que j’ai (tu as) imaginé.

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vers des vies qui peuvent être commémorées, mais pas remplacées, l’architecture de Fabrica pointe vers une foi qui peut être ressentie, mais pas expliquée. L’édifice nous impose de chuchoter, de raser les murs avant de se risquer à pénétrer au cœur de sa salle voûtée, qui s’élève en flèche. Il rajoute une dimension sacrée à la voix prosaïque du film de Baseman, à son narrateur invisible et à sa rupture matérielle. La puissance de l’édifice réside dans ses origines insaisissables, qui influencent le moment irrécupérable qui précède l’œuvre de l’artiste.

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Il y a une différence entre la mémoire – en tant que trace du passé – et la mémorisation – en tant qu’action de récupération de cette mémoire. C’est ce que Bergson a décrit comme le « mouvement même de la mémoire qui travaille » et, écrit le philosophe Paul Ricoeur, « Il ramène en quelque façon le souvenir dans une aire de présence semblable à celle de la perception. »26 Tu te retrouves en train de regarder une série de grandes peintures noires marquées de légères lignes blanches, au soussol du Sainsbury Centre for Visual Arts. Ton regard se perd dans le gouffre sombre de chaque empreinte, jusqu’à ce que tu commences à distinguer ton propre reflet dans la vitre. Plus tu regardes, moins tu vois. L’erreur consiste peut-être à penser que regarder va t’aider à voir. Le texte au mur t’indique que ces images font partie dela série The Day Before – Star System (2004) de Renaud Auguste-Dormeuil ; des reproductions de cartes du ciel étoilé au dessus de Dresde (1945), New York (2001) et Bagdad (1991 et 2003). Ce sont des recréations numériques du ciel la nuit, quelques heures avant une attaque violente. Tu scrutes les ciels imaginés pour savoir ce que la lumière du jour apportera. Mais, au lieu d’une mise en garde, tu découvres une série d’étoiles – lumière lointaine, visible par des millions de personnes à la fois, morte bien longtemps avant qu’elle n’apparaisse. Tu découvres un souvenir

26.  Ricoeur, Ibid, p.63. 42


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La mémoire est comme une étendue de terrain – elle n’existe pas seulement, elle doit être traversée. Et chaque voyage implique une décision quant à la destination : quels aspects de la mémoire doivent être remémorés, quels aspects oubliés. L’oubli, est le compagnon de route de la mémoire. Et si le monument est une forme de mémoire collective, c’est aussi une forme d’oubli commun.

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reconstruit par ordinateur, une version imaginée d’une vérité dont le sens n’apparaît qu’après coup. Plus tu regardes, moins tu voies. Les images d’AugusteDormeuil ne parviennent pas à prédire l’avenir et elles défient l’idée selon laquelle le savoir provient du passé. Le sens va clairement dans l’autre direction. Ce n’est qu’après coup, bien sûr, que ces images de ciel existent.

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Au Musée des beaux-arts, Calais, un triptyque photographique est accroché dans une petite pièce sombre. Chaque image de Monument I, II, III (2010) de Valérie Collart est identique ; une photographie en noir et blanc d’un monument aux morts sur le bord de la route : une liste de noms gravés dans la pierre, familière et semblable aux monuments aux morts d’autres villes à travers l’Europe.27 (Imaginez un instant à quoi ressemblait l’Europe d’avant la première guerre mondiale : pas de fils électriques, pas d’autoroutes, pas de supermarchés, pas de monuments à une génération de morts). L’historien Pierre Nora affirme qu’il y a un rapport entre l’essor des technologies d’enregistrement de données audiovisuelles et une crise du sens. Avec le développement des archives, il est de plus en plus difficile de distinguer ce qui est important et ce qui ne l’est pas. Nos outils nous fournissent les traces de mémoire, mais pas les moyens de nous souvenir et, en conséquence, nous sommes abandonnés dans le temps : flottants, perdus, incapables de trouver nos origines dans le passé ou nos chemins vers l’avenir. Le mémorial du triptyque de Collart est masqué par de jeunes arbres, dont un a été gratté, comme pour révéler lasculpture qu’il masque. Mais ce sont des photographies. Le grattage ne fait que mettre à jour le cuivre incandescent sous la surface de la plaque photographique.

27.  Valérie Collart, Monument I, II, III (2010). 44


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N

L’art fait éclater le sens et le laisse en suspens, (comme des chausse-trapes tournant sur des fils, comme des corps en perpétuel mouvement, comme l’improbable replié dans l’improbable, comme l’objet jeté à l’imagination…) dans un mouvement perpétuel de potentiel. C’est la différence entre un monument et une œuvre d’art – entre la grotte en béton du Musée Mémoire de Calais et, à quelques centaines de mètres de là, l’intérieur paisible de l’exposition MONUMENT au Musée des beaux-arts.

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« De la même façon que l’avenir visible, prévisible, manipulable, balisé, projection du présent, est devenu invisible, imprévisible, immaîtrisable, nous en sommes arrivés, symétriquement, de l’idée d’un passé visible à un passé invisible. »28 Plus on regarde, moins on voit.

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Appliquez « aftermath », ce mot qui existe en anglais mais pas en français, aux formes viscérales et torsadées de la sculpture de Jean Roulland, et regardez ces figures mi-humaines, mi-mythiques se tordre dans un nouveau rapport au temps. En présence du concept d’« aftermath », l’Afghane (1998) de Roulland ne se penche pas simplement en avant, son corps étiré par le mouvement de sa volonté, aspirant à une continuité qui jure avec la lourdeur de sa forme métallique ; elle semble également fuir quelque chose – le poids du bronze, l’horrifiante fatalité de la matière qui lui fait courber l’échine et ensevelit ses pieds ; ou bien, peut-être, la volonté de l’artiste, dont l’empreinte des pouces marque ses yeux dans un acte simultané d’aveuglement et de vision. Peut-être est-elle prise dans un mouvement de fuite perpétuel, échappant à un avant impossible à connaître – les origines sur lesquelles l’aftermath repose, les origines que le mot a lui-même engendrées.

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Tom Molloy accroche 89 photographies encadrées au mur. Vous n’y verrez pas ces photographies de soldats britanniques morts au combat dans l’ « Opération Liberté Immuable » en Afghanistan ; vous ne pourrez pas prétendre que leurs visages révèlent la substance de leurs vies.29 Renaud Auguste-Dormeuil fait des images numériques de ciels nocturnes historiques ; vous ne lirez pas l’avenir tragique dans ces étoiles.30 Valerie Collart gratte les arbres pour trouver la trace cachée derrière la photographie ;

28.  Pierre Nora, Les lieux de mémoire (Gallimard, Paris, 1984), p. xxxi. 29.  Tom Molloy, Operation (2013). 30.  Renaud Auguste-Dormeuil, The Day Before – Star System - Series (2004). 46


O

Le but d’un monument est d’être collectif. Dérivé du latin monere : « rappeler ou avertir, »2 le monument est à la fois un symbole de mémoire collective et un symbole collectif d’un passé commémoré. C’est l’action qui rend possible la substitution de « Je sais » ou « tu sais » par « nous nous souvenons. » Le monument n’est pas une trace du passé, mais une façon de nous en souvenir ; autrement dit, ce n’est pas le terrain du passé, mais une carte tracée avec les motifs de l’oubli.

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P

La mémoire est comme une étendue de terrain – elle n’existe pas seulement, elle doit être traversée. Et chaque voyage implique une décision quant à la destination : ce qu’il faut se remémorer, ce qu’il faut oublier, ce que vous direz être vraiment arrivé, et ce que vous imaginez qui aurait pu être.

2.  Monument, Revue 1, avril 2014, Veronica Sekules, p19. 47


vous ne verrez pas au-delà du matériau abîmé de la surface.31 Assimilez-vous encore l’acte de regarder au savoir ? Pensez-vous encore que, si une chose est visible, c’est donc qu’elle est réelle ? Quand avez-vous regardé le monument aux morts de votre centre ville pour la dernière fois ? Quand avez-vous lu sa liste solennelle de noms pour la dernière fois ? Comment imaginez-vous les vies qu’il prétend commémorer ? Comment savez-vous ce qui est arrivé avant ?

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Une petite grille de photographies bien ordonnée m’invite à approcher. Contact (2010) de Tom Molloy ressemble à une planche contact de tirages photographiques et, alors que j’en examine le contenu, elle me projette dans le rôle d’un éditeur, qui décide des recadrages à effectuer.32 La grille est peuplée de photographies de guerre. Les corps émaciés de victimes d’Auschwitz. Le champignon atomique au-dessus d’Hiroshima. Une enfant nue, la bouche stoppée dans un cri, courant pour échapper à l’agent orange. Les photographies sont connues. Je les ai toutes vues des milliers de fois, arrachées de leur contexte, métonymies flottantes de la souffrance humaine, réimprimées et reproduites comme des monuments à un passé inqualifiable. J’entends des pas s’approcher de la petite salle sombre du Musée des beaux-arts. La personne, quelle qu’elle soit, ne rentre pas. Peut-être sent-elle que je ne veux pas être accompagnée. Peut-être sait-elle que les photographies requièrent un public d’une seule personne. Le but d’un monument est d’être collectif. Dérivé du latin monere : « rappeler ou avertir, »33 le monument est à la fois un symbole de mémoire collective et un symbole collectif d’un passé commémoré. Comme le montre la géométrie des cimetières normands de soldats morts au cours de la première guerre mondiale, écrit l’ethnologue Marc Augé, le monument n’est pas une trace du passé, mais une façon

31.  Valérie Collart, Monument I, II, III (2010). 32.  Tom Molloy, Contact (2010). 33.  Monument Revue, p. 19. http ://issuu.com/timeandplace/docs/monument-fr, dernier accès le 19 février 2015. 48


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Le sens est une reformulation du passé, excavée à l’aide des outils de l’avenir. Le langage est l’un de ces outils – quoique retors, rempli de trous et d’absences, des ambiguïtés de la traduction. Les mots que l’on choisit laissent d’autres significations de côté. Les histoires que l’on raconte laissent d’autres récits sans voix. Mieux vaut, alors, rester dans le récit, voyager en arrière et en avant dans le temps, laisser une trace et y revenir plus tard, se répéter, finir au commencement.

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de nous en souvenir. Les cimetières de Normandie transforment le chaos de la guerre en un motif qui trace une voie de mémorisation collective.34 L’œuvre Contact est un anti monument : elle éloigne ses images de la vérité de leur origine individuelle sans établir d’itinéraire pour leur restitution auprès de la communauté. Transformées en planche contact, ce ne sont pas les images elles-mêmes qui sont terribles dans cette grille ordonnée ; c’est la manière dont je suis censée les regarder. Mécanisées et réduites, elles apparaissent comme des blocs interchangeables de contenus qui attendent de mon jugement indifférent. Et c’est bien de mon jugement qu’il s’agit : l’échelle de cette œuvre indique qu’elle s’adresse à mes yeux seuls, alors que l’objectivité apparente de la grille m’attribue toute la responsabilité de l’interprétation. Ces scènes, reconnaissables par des millions de personnes et révolues avant que quiconque ne puisse en témoigner, sont alignées comme des leçons jamais apprises. Elles font allusion à « la vulnérabilité fondamentale de la mémoire » (selon les termes de Ricoeur), « laquelle résulte du rapport entre l’absence de la chose survenue et sa présence sur le mode de la représentation. »35 La structure insensible de la planche contact ne m’aide pas à me remémorer, mais elle prévoit que je vais oublier.

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Dans le Musée Mémoire 193945 de Calais, les objets sont plutôt entreposés qu’exposés – un des cabinets est tellement rempli de couteaux et de poignards qu’ils sont ensevelis les uns sous les autres, leurs extrémités aiguisées dépassant de manches en plastique à la manière d’hommes noyés. En revenant au Musée des beaux-arts, je cherche Escape Map (2013) de Carole Fékété.36

34.  Marc Augé, Les Formes de l’oubli, Payot & Rivages, Paris, 1998. 35.  Ricoeur, Ibid., p. 69. 36.  Carole Fékété, Escape Map (2013). 52

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En anglais, le mot « aftermath » indique une origine ; il implique que quelque chose d’autre est arrivé, avant. Il pointe vers un commencement, et l’usage même du mot affecte l’origine qui en justifie l’idée. Les projets réunis sous le thème d’Aftermath sont liés dans mes voyages et coïncident dans ma mémoire : Brighton, Norwich, Caen et Calais. Tu visites ou lis ou imagines tout ce que tu peux, sillonnant un récit alimenté rétrospectivement par l’unité du thème, un point de départ que tu ne rejoindras jamais. Aftermath te suspend en mouvement. Il désigne l’inconnu, l’inexprimé, ce qui n’est pas encore visible.

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Auparavant, l’artiste m’a montré l’endroit du Musée Mémoire où elle a trouvé le foulard – une vraie relique de la British Air Force. Parachutés dans la France occupée, les soldats de l’air britanniques étaient censés employer des cartes imprimés sur leurs foulards pour se mettre à l’abri. Dans le Musée Mémoire, des mannequins identiques entre eux sont vêtus avec des uniformes différents ; soldats français, anglais, allemands, étonnamment impossibles à distinguer, si ce n’est pour un détail à la boutonnière. Une salle renferme des vidéocassettes de films sur la guerre, comme si leurs fictions pouvaient être contenues dans une seule pièce. La reproduction en grandeur nature du foulard de Fékété est accrochée au milieu d’un mur noir, dans le moderne et paisible Musée des beaux-arts. La photographie capte le moindre pli de la fragile relique, chaque nuance de blanc, de crème et de rose pâle. Ainsi montées et encadrées, les images rappellent d’autres cartes plus imposantes, exhibées comme des symboles de territoires possédés et de pouvoir ; elles renvoient aussi à l’histoire de la peinture de paysage : autre forme de possession, faite pour le regard de l’occupant, de l’homme riche ou de l’autorité sacrée. Le Musée Mémoire conserve des traces du réel dans ses boîtes en plexiglas, et estime que je possède la carte me permettant d’explorer son territoire. Ce sont des archives sans interprétation. ( J’en appelle à une histoire de mon grandpère, invoquant son aide pour voyager vers le passé.) La photographie de Fékété est à la fois une trace du réel et un élément contextuel pour celui-ci. Au Musée des beauxarts, Escape Map n’est pas seulement une carte marquée par les blessures d’un environnement hostile – de fait, ce n’est pas encore la carte d’un environnement hostile. C’est plutôt un objet qui réclame une attention particulière ; une histoire qui commence à être racontée : un récit tissé à partir de l’ontologie de la relique, l’idéologie de la photographie, le symbolisme des cartes et l’histoire de la peinture de paysage. Suspendue entre ces récits, la carte vibre d’idées qu’elle pourrait, ou pourrait ne pas contenir. C’est la transition de l’objet vers l’œuvre d’art, et elle n’endosse rien, si ce n’est le potentiel de sens. 54


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La mémoire, affirme le philosophe Paul Ricoeur, est l’acte de mise en images du souvenir pur. Il englobe le passé dans un mouvement qui se rapporte à l’imagination ; qui est (citant Jean-Paul Sartre) « …un acte magique. [L’acte d’imagination] est une incantation destinée à faire apparaître l’objet auquel on pense, la chose qu’on désire, de façon qu’on puisse en prendre possession. »37 Tu te souviens du visage de ton grand-père aussi clairement que tu imagines les gens rire devant les formes rousses torsadées des installations de Michel Aubry : Tables (1914-2013) et Lustre [Chandelier] (1914-2002).38 Les sculptures sont de grandes constructions faites de restes en métal rouillé d’équipements ensevelis dans des champs de bataille de la première guerre mondiale, qu’Aubry a trouvés et exposés aux côtés des pelles et des piques ayant servi à les dégager du sol. L’affect se produit dans une « semblance » d’événement, lorsque le sens est encore potentiel, la perception encore en mouvement et la mémoire, le savoir et la sensation s’entremêlent, répètent et proposent. Ici, il est impossible, ou du moins inutile de distinguer ce qui est réel de ce qui est imaginé, ce que les objets rappellent et ce qu’ils revendiquent. Des strates de puissance enveloppent la réalité de la mémoiretrace, pour guider la magie de l’imagination. Un seau git, tordu et déformé dans une promesse impossible de douceur – blessé par des trous, parodie de sa propre fonction. Pendant ce temps, un liquide luisant et doré s’écoule de la peau oxydée du seau, comme s’il renfermait tous les esprits des métaux précieux. Regroupés en désordre, les objets blessés de la guerre génèrent ici une sorte de gaité solennelle. L’installation crée des corps fantomatiques si réels qu’ils envahissent mes sens. J’imagine le son d’un hurlement de soldat qui éclate. J’entends les rires sonnants d’une salle emplie de noceurs ivres. Le cri, le rire, les armes, le festin. L’affect de l’œuvre surgit au milieu de ce bavardage d’autres mondes, brassés dans une cacophonie de temps simultanés. 38 37.  Sartre, cité par Ricoeur in La mémoire, l’histoire, l’oubli (Paris, Seuil, 2000), p. 65. 38.  Michel Aubry, Tables (1914 – 2003) et Lustre [Chandelier] (1914 - 2002). 56


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L’art fait éclater le sens et le laisse en suspens, (comme une figure surgissant du néant, comme un carillon résonnant dans une bombe transformée, comme une collection de photographies qui ne peuvent être vues…) dans un mouvement perpétuel de potentiel. Il est impossible de distinguer ce qui est réel de ce qui est imaginé, ce que les objets rappellent et ce qu’ils revendiquent. Des strates de puissance enveloppent la réalité de la mémoire-trace, pour guider la magie de l’imagination.

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« Dis-moi ce que tu oublies, » dit l’ethnographe Marc Augé, « je te dirai qui tu es. »39 La mémoire est comme une étendue de terrain – elle n’existe pas seulement, elle doit être traversée. Et chaque voyage implique une décision quant à la destination : quels aspects de la mémoire doivent être remémorés, quels aspects oubliés. L’oubli, donc, est le compagnon de route de la mémoire. Et si le monument est une forme de mémoire collective, c’est aussi une forme d’oubli commun. La collection de 1000 cartes postales d’Antoine Durand montre des monuments pacifistes, construits pour commémorer la première et la seconde guerre mondiale.40 Ils sont discrètement installés au Sainsbury Centre for Visual Arts de Norwich et au Musée des beaux-arts, Calais : une pile de six modèles, avec l’invitation aux visiteurs d’en emporter une poignée. En les rangeant dans mon carnet de notes, je réalise pour la première fois que tous les monuments aux morts dont je me souviens honorent des soldats – hommages conséquents à des morts au combat. Interroge la mémoire. Est-elle vraie ? Ou bien, associestu simplement le cénotaphe, le mémorial régional, la liste solennelle de noms gravés dans la pierre, aux cérémonies de commémoration organisées par l’armée ? Ni l’un, ni l’autre, et les deux à la fois. Sur trente mille monuments aux morts en France, il n’y en a qu’une douzaine consacrée à la paix.41 (Imaginez un instant à quoi ressemblait l’Europe d’avant la première guerre mondiale : pas defils électriques, pas d’autoroutes, pas de supermarchés, pas de monuments à une génération de morts). Autrement dit, l’histoire de ces monuments si familiers est dominée par l’idée de la guerre : une histoire unidirectionnelle, qui entretient à la fois la tragédie des individus morts pour leur pays (première guerre mondiale) et l’autorité morale des Alliés vainqueurs d’Hitler (seconde guerre mondiale).

39.  Augé, Ibid., p. 26. 40.  Antoine Durand, Cursed be war and its perpetrators (2013). 41.  Monument Revue, p.124. 58


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T

As-tu noté tout ce que tu as vu et imaginé tout ce que tu n’as pas vu ? Pourrais-tu me dire, maintenant, la différence entre ce dont tu te souviens et ce que tu as imaginé ? Le but d’un monument est d’être collectif. Dérivé du latin monere : « rappeler ou avertir, » le monument est à la fois un symbole de mémoire collective et un symbole collectif d’un passé commémoré. C’est l’action qui rend possible la substitution de « Je sais » ou « tu sais » par « nous nous souvenons. » Le monument n’est pas une trace du passé, mais une façon nous en souvenir ; autrement dit, ce n’est pas le terrain du passé, mais une carte tracée avec les motifs de l’oubli.

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3.  Monument Revue, p.19. 59


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Il y a une différence entre une trace de mémoire et le voyage du souvenir, et le monument a pour but de permettre aux publics de se remémorer ensemble. Pourtant, plus vous vous éloignez de l’expérience personnelle, plus il vous faut aller loin pour en retrouver la trace. Faites pour un nouveau système d’échange, les cartes postales de Durand ne commémorent pas tant la guerre qu’elles n’attwwirent l’attention sur la manière dont nous nous souvenons. « Avec ces photographies », dit-il, « mon but est de rendre hommage aux élus du début du vingtième siècle qui ont eu le courage d’ériger une autre sorte de mémorial. »42 C’est bien le problème avec les monuments. Ils sont contraints à transformer des souvenirs privés en sens collectif, pour « commémorer à temps et contre-temps. »43 Comment connaissent-ils cependant les itinéraires commémoratifs qu’empruntera l’avenir ? Comment peuvent-ils décider de≈ce que nous aurons besoin d’oublier ?

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Associez-vous encore l’acte de regarder au savoir ? Pensez-vous encore qu’une chose doit être visible pour être réelle ? Je rencontre (nous rencontrons) l’artiste Jan Lemitz dans un café à Londres. Nous partageons des histoires sur l’Eurostar, comment il part de Calais à 14h09 et arrive à Londres à 14h09 également. Il me (nous) raconte l’histoire du tunnel sous la Manche, qui fête sa vingtième année sous la mer, et l’histoire du premier vol au-dessus du même détroit, il y a un siècle. Je ne vois (nous ne voyons) pas le programme d’Aftermath dans sa totalité. Je rate (nous ratons) certains événements à cause de l’heure, de la maladie, ou de la mort. Les voix voyagent cependant avec moi (nous), narrant encore et encore des histoires que nous avons déjà entendues. Nous notons tout ce que nous voyons et imaginons tout ce que nous ne voyons pas. Nous ne sommes pas sûrs de pouvoir faire la différence entre ce que nous voyons, ce que nous imaginons et ce dont nous nous sommes souvenus.

42.  Ibid. 43.  Ricoeur, Ibid., p. 109. 60


U

L’art fait éclater le sens et le laisse en suspens, dans un mouvement perpétuel de potentiel. C’est là la possibilité radicale de changement au sein des perpétuels mouvements du sens.

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V

L’art fait éclater le sens et le laisse en suspens, (comme une carte qui n’est pas encore une carte, comme une arme émoussée par une fête, comme un acteur qui change de personnage) dans un mouvement perpétuel de potentiel. Le changement advient sous forme de répétition ou, plus précisément, dans les intervalles qui surgissent de la répétition. Le changement advient dans le mouvement perpétuel du potentiel, dans les moments qui précèdent la définition du sens. Le jour du référendum, alors qu’il est possible notre pays soit divisé, nous visitons le Musée Mémoire, et nous voyons un homme qui ressemble à notre grandpère. Il nous fait remémorer la guerre. 61


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Jan Lemitz Innocent Passages 2014 63


Lemitz franchit les eaux, aller et retour, en bateau, en train, en avion, photographiant son voyage et découvrant des photographies sur le terrain et ses histoires.44 Il nous montre des images du hangar aérien construit pour abriter le premier avion qui a traversé de la Manche. Il montre des images du hangar transformé en centre de détention pour les migrants qui affluent aux frontières de la France. Il montre des images de la destruction solennelle du centre de détention. Il dit que sa destruction n’a pas empêché les migrants de venir. Le changement advient sous forme de répétition ou, plus précisément, dans les intervalles qui surgissent de la répétition. Le changement advient dans le mouvement perpétuel du potentiel, dans les moments qui précèdent la définition du sens. Les images des fêtes en honneur de l’ouverture du Tunnel sous la Manche tranchent avec les modestes célébrations pour sa vingtième année. Le triomphe du vol bimoteur au-dessus de la Manche est terni par des images de migrants qui tentent le même voyage – converti en prouesse politique, et non plus technique.

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Un groupe de personnes à mobilité réduite est une famille, une armée, un bateau perdu en mer et un groupe de personnes à mobilité réduite. Dans le film Monumental (2013)45 de Jocelyn Cottencin, les acteurs évoluent entre des tableaux vivants de monuments de Caen, Calais et Norwich. Les arrangements sont bien connus ou, du moins, leurs langages le sont : bras triomphalement levés, têtes fièrement victorieuses. J’ai vu ces mêmes scènes des milliers de fois, arrachées de leur contexte, métonymies flottantes des réalisations humaines.

44.  Jan Lemitz, Artiste en Résidence à Fabrica, 2014-2015 www.innocentpassages.org, dernier accès le 1er janvier 2015 . 45.  Jocelyn Cottencin, Monumental (2013). 64

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Le sens est une reformulation du passé, excavée à l’aide des outils de l’avenir. Le langage est l’un de ces outils – quoique retors, rempli de trous et d’absences, des ambiguïtés de la traduction. Les mots que l’on choisit laissent d’autres significations de côté. Les histoires que l’on raconte laissent d’autres récits sans voix. Mieux vaut, alors, rester dans le récit, voyager en arrière et en avant dans le temps, laisser une trace et y revenir plus tard, se répéter, finir au commencement.

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Les acteurs n’arrêtent jamais leur mouvement, j’anticipe donc chaque tableau avant qu’il n’arrive, et distingue son ombre bien après qu’il ne soit passé. La « semblance » d’un événement, selon Brian Massumi, est la vibration du possible qui existe avant que le sens ne soit défini.46C’est une qualité du monde extérieur, mais elle se manifeste dans la perception individuelle : « une compréhension immédiate, active – de ce qui pourrait surgir de l’événement de tous côtés. » La semblance d’un événement est le sentiment que le groupe de personnes est une famille, une armée, un bateau perdu en mer et les ombres et les signes de tout ce qui se trouve entre eux. De même que le langage d’un monument public, la semblance d’un évènement appartient à la communauté. Mais, à la différence du langage d’un monument, elle est faite d’idées et de sentiments qui surgissent sans définition précise. « Vous n’êtes pas seulement en train de le penser-sentir selon votre point de vue. … Vous n’êtes pas en position de sujet, vous êtes en train de devenir. »47 Tu anticipes les formes familières et tu regardes leur ombre s’attarder. Ce ne sont pas seulement les formes du tableau qui changent, ce sont les acteurs eux-mêmes : leur visages stoïques et leurs vêtements banals deviennent rois et martyrs, robes et chiffons. L’art fait éclater le sens et le laisse en suspens, tel des corps se transformant lentement en sculptures, dans un mouvement perpétuel de potentiel. Plus vous regardez, plus vous reconnaissez les formes de ce qui a été, ou deviendra. Ce ne sont pas que des monuments. En réalité, ce ne sont pas encore des monuments. Et toi, qui regardes, tu n’es pas encore un spectateur observant une sculpture mais, aussi, un sujet pris en mouvement. C’est ce que Massumi appelle la sympathie : « C’est un état du monde en un point de rupture et de discontinuité – quand la poussière s’installera, les choses seront différentes. »48

46.  Massumi, Ibid., p. 23. 47.  Ibid. 48.  Ibid., p.27. 66


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Jan Lemitz Innocent Passages 2014 67


Antoine Huet

La photographie page suivante a été prise au cours de l’année 2000 par George Plunkett1 (1913-2006) ; un photographe passionné par les mutations de Norwich, sa ville natale, qu’il s’évertua à capturer de 1931 jusqu’à sa mort en 2006. Les centaines de clichés rassemblés sur son site internet2 donnent un aperçu assez clair des transformations radicales de la ville au cours du XXe siècle. Y sont aussi inscrits en filigrane, les grands événements historiques qui ont marqué ce siècle et les programmes d’urbanisation concomitants. Ce texte, rédigé dans le prolongement des expositions Monument à Norwich, voudrait mettre en relation cette photographie de George Plunkett, ou plus précisément l’émergence de la sculpture qui y est représentée, et une sélection de trois œuvres exposées dans l’un des deux volets de Monument à Norwich. A priori, cette photographie n’est pas d’un grand intérêt artistique. Le premier plan est occupé par une sorte de pilier en

1.  Il fit parti de la Norfolk and Norwich Archeological Society à partir de 1935 et publia par ce biais, de nombreux articles sur l’histoire de l’architecture du Norfolk et de Norwich en particulier. 2.  http://www.georgeplunkett.co.uk/Website/index.htm 68


béton rappelant vaguement l’arrière d’une bombe à ailettes. Au second plan à gauche, deux grues de chantier semblent signifier l’emplacement d’une construction en cours ; le clocher ÉDIde St. Peter Mancroft Church à droite permet de mieux situer TION N°3 l’endroit de la prise de vue dans Norwich. Au troisième plan FÉVRIER 2015 cahier enfin, apparaît la tour emblématique du clocher du City Hall n°1 de Norwich qui ne laisse aucun doute sur le lieu de la prise de vue. Le titre de la photographie, Malthouse Rd car park bomb sculpture confirme l’emplacement de l’image et donne quelques indices sur la nature de la sculpture en béton qui apparaît au premier plan. Le sous-titre, The scene of great devastation caused by the air raids of 1942, semble faire référence à un événement tragique causé par les bombardements allemands pendant la seconde guerre mondiale. Ce faisceau d’indices intrigants, attise la curiosité et accentue le côté fantastique de cette image sur laquelle apparaît une sculpture en béton représentant de manière très minimal, l’apparition une bombe à ailettes sur le toit d’un parking. En fouillant longuement les archives disponibles sur le web, l’histoire de cette forme se modèle lentement. La sculpture de béton s’extirpe progressivement du mutisme dans laquelle la forme très minimale du coffrage l’avait figée, un jour de 1966 ou 1967 alors que le dernier niveau du parking à étages Malthouse à Norwich était coulé. Le parking commandité par la ville de Norwich était inauguré en 1967 et fut le premier parking à étages de la ville. En 1965, le philosophe analytique Richard Wollheim est l’un des tout premiers à utiliser le terme « Minimal Art » dans un article paru dans Arts Magasine, où il décrit les procédures d’un courant de l’art américain en cours de reconnaissance à l’époque3. Portés par une réflexion sur l’ontologie de l’œuvre d’art, les artistes rassemblés sous cette étiquette revendiquent un dépouillement formel et une certaine neutralité. Ils travaillent des matériaux élémentaires bruts (acier, bois, peinture) qu’ils transforment à partir de structures simples et souvent géométriques.

3.  Wollheim, Richard, Minimal Art, in Battcock, Gregory, Minimal Art: A Critical Anthology, Berkley and Los Angeles, University of California Press, 1995, p.387-399 69


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1 Malthouse Rd car park bomb sculpture, 2000-03-01 The scene of great devastation caused by the air raids of 1942.

2 John Cornu Assis sur l’obstacle 71


La forme finale de l’œuvre est le plus souvent engendrée par la nature même du matériau et sa simplicité élémentaire en fait la dernière étape avant sa dissolution. Sans établir de relation de causalité, il est intéressant de noter que la forme et la structure de la sculpture sur le toit du parking Malthouse font écho à certaines caractéristiques du travail entamé par les artistes minimalistes de l’époque. Premièrement, la sculpture s’inscrit dans le prolongement d’un pilier de béton qui soutient les dalles horizontales. C’est bien la structure générale du bâtiment, flanqué d’innombrables piliers, qui a donné forme à la sculpture. Le procédé qui a vu naître cette sculpture est assez original pour être mentionné et rappelle par exemple le travail du peintre Frank Stella dont la forme des cadres et donc des toiles déterminait le geste du peintre et donc les motifs peints sur la toile. De plus, le béton est laissé brut, des formes géométriques de base (triangle, rectangle et carré) sont utilisées pour structurer la sculpture. Mais la comparaison entre l’art minimal et cette sculpture en béton s’arrête là. Car, même si l’intention qui a présidé à cette sculpture n’est pas connue, la représentation d’une bombe semble manifeste dans cet ouvrage. À titre de comparaison, l’intention de l’artiste John Cornu était tout autre lorsqu’il réalisa les neuf sculptures de l’œuvre Assis sur l’obstacle, exposée à l’Undercroft de Norwich du 14 juin au 24 août 2014. S’inscrivant dans la filiation de ses pairs minimalistes, il remet cependant en question la supposée neutralité des formes élémentaires et des matériaux bruts en situant ses sculptures à la croisée d’une multitude de référents, à la limite de la polysémie. Des échos formels entre ces neuf sculptures et les obstacles des plages du débarquement, des croix chrétiennes ou encore des potences, sont possibles sans jamais être nécessaires. D’ailleurs, la traduction du titre de l’œuvre en anglais « Sitting on the fence » est une expression qui renvoie à la neutralité d’une position, ou plutôt à l’indétermination à choisir entre deux positions.

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Revenant à la sculpture en béton du parking Malthouse, le choix est fait et il s’agit bien de la partie arrière d’une bombe à ailettes, représentée encastrée sur le toit du parking. Quoi de plus étrange…

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Un an après la déclaration de guerre de l’Angleterre et de la France à l’Allemagne, Norwich est bombardée par l’aviation allemande. Dans son journal des bombardements4, le photographe George Plunkett rapporte au jour du 19 septembre 1940, la chute d’une bombe dans Theater Street, à quelques centaines de mètres de l’endroit où sera bâti le parking à étages Malthouse. Par chance, la bombe n’explosa pas mais s’enfonça tellement profondément dans le sol qu’il fallut la journée entière pour l’extraire. D’autres recherches seront entreprises au même moment dans Norwich car des riverains font état d’une autre bombe qui serait tombée sans exploser. Vingt quatre ans plus tard, le 23 octobre 1964, un journal local rapporte un incident pendant les travaux de terrassement du site choisi pour accueillir le parking à étages. Alors que les carotteuses sont en action et creusent les fondations du futur bâtiment, le chantier est subitement stoppé par la découverte d’une bombe datant de la seconde guerre mondiale. Monsieur George Swain, photographe pour le ministère de l’intérieur anglais à l’époque du conflit est interrogé par le journaliste local et se souvient de l’événement du 19 septembre 1940 et d’une photographie prise pendant l’extraction. De plus, il rapporte au journaliste qu’à l’époque du premier incident, des riverains avaient entendu tomber deux bombes mais qu’une seule avait été découverte. Il semblerait qu’il fallut attendre vingt quatre ans pour découvrir la seconde, à l’emplacement du futur parking.

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Ceci étant dit, il n’y a plus qu’un pas avant de mettre en relation ces anecdotes et l’émergence fantastique de cette bombe en béton sur le toit du parking Malthouse. D’ailleurs, le 28 février 2000, quelques années avant la démolition du dit parking, Derek James, journaliste au Evening News à Norwich, met déjà en relation ces événements et lance un appel à témoins pour comprendre plus en détails les circonstances de la réalisation

4.  http://www.georgeplunkett.co.uk/Website/raids.htm 73

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de la sculpture. Les archives consultées à la librairie ne révèlent rien de cette sculpture et ni la mairie ni la Norwich Society ne sont en mesure de le renseigner à l’époque. Il termine son article en proposant l’hypothèse d’une initiative de l’architecte qui, se souvenant de l’événement du bombardement de 1940, aurait voulu rendre hommage aux soldats ayant risqué leur vie lors de l’extraction de la bombe, en érigeant le monument de béton. Si aucune archive ni aucun plan ne fait mention de cette sculpture, il est très probable qu’elle soit le résultat de décisions prises sur le chantier, dans l’urgence de sa réalisation. La découverte de la bombe enfouie, lors des travaux de fondation, aurait été un élément déclencheur qui aurait fait émerger quelques souvenirs de guerre bien enfouis. Par la volonté d’un individu ou d’un collectif, l’idée de matérialiser ce souvenir se serait manifestée pendant la construction du parking, échappant ainsi à toute planification administrative et politique, d’où l’absence d’archives. À ce propos, ces suppositions et spéculations font écho au travail de Maya Balcioglu et Stuart Brisley, The Cenotaphe project, exposé au Sainbury Centre for Visual Arts du 29 mars au 24 août 2014 ; tous mettent en lumière le potentiel subversif de phénomènes qui se manifestent hors des processus administratifs normalement admis, pour le meilleur et pour le pire. Car, l’histoire rapporte que, si le Cenotaphe de Whitehall daté de 1920, de Edwin Lutyens, est aujourd’hui un géant de pierres de plus de dix mètres installé en plein milieu de l’avenue Withehall à Londres, c’est à la suite d’un élan patriotique et populaire après le défilé de la victoire du 19 juillet 1919. La première structure de bois et de plâtre était temporaire et fut démontée, mais face à l’engouement des foules, les autorités de l’époque décidèrent de pérenniser le Cénotaphe en commandant un Monument de pierre à Edwin Lutyens. Quand Stuart Brisley, quarante sept ans plus tard en 1987, alors en résidence à l’Imperial War Museum de Londres, décide de reproduire le même monument au 1/5ème de sa taille originale, c’est pour le restituer à taille humaine. Ainsi ramené à l’échelle d’un homme, il était nécessaire pour les deux artistes, Maya Balcioglu l’ayant rejoint sur ce projet, d’accompagner chaque exposition des maquettes de Cenotaphe, par des discussions publiques, avec pour objet, d’interroger les processus collectifs qui accompagnent l’émergence des monuments. 74


Aujourd’hui, la seule trace qu’il reste de cette sculpture du parking Malthouse est l’image en noir et blanc du ÉDIphotographe George Plunkett. Car, après une quarantaine TION N°3 d’années de bons et loyaux services, le parking Malthouse et FÉVRIER 2015 cahier la sculpture furent détruits pour laisser place au Chapelfield n°1 Shopping Centre inauguré en 2005. Et c’est comme si ce parking à étages, symbole du renouveau économique de l’aprèsguerre et de l’avènement de la société de consommation au milieu des années 60, avait eu la lourde tâche d’exposer sur son toit et à la vue de tous pendant près de quarante ans, les souvenirs d’un traumatisme profondément enfoui. D’ailleurs, le sous-titre de la photographie de George Plunkett, The scene of great devastation caused by the air raids of 1942, ne fait pas référence aux anecdotes de 1940 mais à des bombardements dévastateurs de 1942, ajoutant au monument une dimension plus large et symbolique. Pour toutes ces raisons, la sculpture du parking Malthouse est emblématique d’une petite histoire dans la grande Histoire. Et il est probable aussi, qu’elle aurait pu avoir une place dans la série des Soap Sculptures des artistes Jeanne Gillard et Nicolas Rivet exposée au Sainsbury Centre for Visual Arts du 29 mars au 24 août 2014. La série de sculptures en savon, reproduisait en miniature des monuments démontés, détruits ou déplacés suite à des demandes collectives, des décisions politiques ou des changements de régimes. Antoine Huet

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Maya Balcioglu and Stuart Brisley 1 The Cenotaph Project 1987–91, MDF, 222.3 x 177.8 x 137.2 cm. Courtesy of the artists. 76


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Jeanne Gillard et Nicolas Rivet 2 Soap Sculpture (Young Obama Unwelcome Guest) 2013, savon, 55 x 30 x 30 cm. Courtesy des artistes.

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3 Soap Sculpture (Emile or On Education) 2013, savon, 40 x 20 x 20 cm. Courtesy des artistes. 4 Soap Sculpture (Iron Curtain End) 2013, savon, 55 x 30 x 30 cm. Courtesy des artistes. 77


Le projet TAP a été sélectionné dans le cadre du programme européen de cooperation transfrontalière INTERREG IV A France (Manche) – Angleterre, cofinancé par le FEDER.

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ÉDITION N°3

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Quelques notes réalisées dans l’urgence du bouclage de cette troisième revue. Dans le premier texte, paru dans la revue 1, je détaille ma relation à ce projet, aux images et au mouvement. Ce second texte est réalisé sous la forme de notes. Une sorte de retour sur la deuxième étape de travail de ce projet et sur cette semaine de résidence au Musée de la danse à Rennes pour montrer une première version de cette pièce performative.

Monumental prend comme point d’appui des monuments, des statues, des œuvres dans l’espace public, des architectures, des Mémoriaux. Monumental traverse des questions de représentations non pas en fabriquant des images, mais en inventant des formes qui évoquent, suggèrent des images. Le récit n’est pas figé mais émerge au travers de l’apparition de ces formes. Ce qui m’intéresse, c’est suggérer l’image par ce qui la constitue, ce qu’elle contient, sa puissance. Décortiquer le rapport à l’image au travers du corps et du chorégraphique, du geste. Il faut que, ce qui se joue sur scène


reste un potentiel, une puissance d’invention. La partition, les indications, les protocoles de travail et l’expérimentation sur ce projet définissent l’émergence des formes. Je cherche à préciser et à mettre en œuvre un contexte dans lequel l’imaginaire et la forme peuvent se développer. Monumental se joue au-delà du moment de sa représentation, c’est aussi dans les phases de préparation, d’échauffements que nous élaborons, que la pièce se constitue, en creux. Le jeu, le groupe, la communauté, l’imaginaire sont autant de paramètres qui alimentent et conditionnent ce travail. J’avais pensé, lors de la première étape de travail au CND à Pantin, pour réaliser le film, un stratagème pour éviter la figure du chorégraphe lors de premier jour de studio. Tout le monde arrive, se dit bonjour et finalement l’équipe s’assied autour du chorégraphe et l’on commence à discuter du projet. C’est exactement ce que je voulais éviter, mais c’est comme cela que ça a commencé. Un fois dans cette situation, j’ai juste évoqué que comme tout le monde avait eu les informations, les images, les explications sur ce projet, que je ne dirais rien de plus pour l’instant, mais que je proposais des échauffements. Échauffer l’espace, échauffer le projet et échauffer le groupe. Ces échauffements collectifs sont devenus un élément essentiel du projet. Nous nous échauffons ensemble. Le groupe, justement est une notion importante. J’ai déjà évoqué que celui-ci traduit probablement mon rapport à la danse, puisque j’ai travaillé, collaboré, échangé avec chacun des performers, chorégraphes, danseurs de ce groupe au cours de ces dernières années sur des modalités différentes. Je suis intéressé par ce qu’ils sont et le travail qu’ils font. C’est important pour moi que ce que je vois dans un travail, se retrouve dans la personne. S’il y a de l’écart, trop d’écart, le travail devient un discours et ça ne m’intéresse pas. Ce n’est pas une histoire d’affect, mais de nécessité pour moi. Le reste de la mythologie. ÉDITION N°3

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83 © Jocelyn Cottencin Monumental, 2014



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85 © Jocelyn Cottencin Monumental, 2014



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87 © Jocelyn Cottencin Monumental, 2014



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89 © Jocelyn Cottencin Monumental, 2014



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91 © Jocelyn Cottencin Monumental, 2014


La version scénique m’a permis d’engager plus précisément les notions de cadre, de bord, de lumière, de récits. Le public rentre, la lumière est uniforme salle/scène, les performers sont là, discutent, et regardent les gens rentrer. Une fois le public installé, je me mets au bord scène/salle, je fais ce qui a rarement lieu dans le cadre d’une performance et encore moins en représentation. Je parle de Monumental, donne quelques indications, et présente le groupe. Je les nomme individuellement. C’est le début du récit, de l’histoire. Ça se fait avec ces personnes là. La musique démarre. Le volume est fort, très fort. Un morceau de Ty Segall. Les bâtons rangés chromatiquement forment un rectangle de 3 m / 6 m. Les vêtements sont posés autour en bordure extérieure et suivent la classification de couleurs. Autour de cet espace, les performers s’habillent et se déshabillent, essayent des vêtements, les superposent. Petit à petit ils rentrent dans l’espace du rectangle, forment un cercle. Ce que je sollicite chez les performers et danseurs, c’est cette capacité à inventer une relation à l’espace, à traduire. Chaque séquence est définie par un ensemble d’indications, de mots, de règles, de figures qui conditionne l’émergence d’apparition des formes. Une fois en cercle, le premier nom de monument est lancé. Il y a un laps de temps qui est laissé pour faire résonner ce mot. Et cela démarre. Généralement cela commence par BUNKER. L’ordre des séquences est changé à chaque « représentation » de Monumental. Cela permet de ne pas s’installer dans une fixité du geste. Chaque monument est nommé, pas forcément sur son nom d’origine. Par exemple, le cercle de pierre de Richard Long « titre », devient juste Richard Long. Les mots sont dits de manière intelligible, pour être entendus par le public. Ils sont à la fois une donnée qui produit une, des images et créé une circulation, un écart entre ce que l’on entend et ce que l’on voit. Ils peuvent apparaître avant le démarrage du monument ou légèrement après. De sorte qu’ils ne commentent pas le démarrage de l’action. Lorsque j’ai commencé ce travail, au-delà de la réinterprétation de monument, je voulais engager aussi ce groupe sur ce qui ferait Monument aujourd’hui et idéalement rajouter à chaque temps


de travail dans la ville qui accueille Monumental un monument lié au contexte. A Rennes, j’ai réactivé cette question du monument contemporain. Après différentes discussions qui ont brassé des questions un peu écrasantes, politiques, géostratégiques et économiques, nous avons évoqué la notion de réseau social et par rebond les modes de communication « figurée » : l’EMOJI. Nous avons donc élaboré une nouvelle séquence, un monument Emoji qui démarrait à Rennes à la suite du monument « Cathédrale ». Monumental est avant tout un projet sur la forme : comment les formes apparaissent et qu’est ce qu’elles produisent. Ne pas reproduire une image, mais comprendre de quoi elle est constituée pour la réengager. C’est probablement un des principaux endroits de travail de Monumental1.

ÉDITION N°3

FÉVRIER 2015 cahier n°2

http://www.telenantes.com/sortir/artistes-en-court/article/jocelyn-cottencin

1.  performance et film Jocelyn Cottencin performeurs Katerina Andreou, Yaïr Barelli, Nuno Bizarro, Bryan Campbell, Ondine Cloez, Volmir Cordeiro, Matthieu Doze, Madeleine Fournier, Yves-Noël Genod, Carole Perdereau, Mickael Phelippeau, Agnieszka Ryszkiewicz résidence et coproduction Musée de la danse coproduction film Musée des beaux arts de Calais, Frac Basse-Normandie, Sainsbury Center for Visual Arts (Norwich) production déléguée Météores Monumental a bénéficié du mécénat de Média-Graphic

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Š Jocelyn Cottencin Monumental, 2014


ÉDITION N°3

FÉVRIER 2015 cahier

Yair Barelli

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(Israël)

faire monument, en corps, en temps, vivant. contradiction en cours interpréter de manière éphémère, instantanée, c’est ce qui est dans son essence statique, en place, inerte souvent un monument est à la mémoire de quand l’action de l’interprétation est instantanée, vif, est nourri surtout du moment présent, de la situation scénique. devenir monument est impossible, c’est pour cela que j’aime le tenter

Bryan Campbell

(États-Unis)

clusterfuck politico-archito-corporel

Ondine Cloez

(France)

adjectif : Grand. Ensemble. Nu. nom : Statue discrète. Nu fédérateur. Galop blessé. Couleurs fixes. Bunker blanc. Paysage recouvert.

Volmir Cordeiro (Brésil)

monumental, du béton, du crayon, du carnavalesque. de la couleur accouchée.

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Yves Noel Genod (France)

Sorry Jocelyn... J’arrive pas... tellement de trucs dans la tête, en ce moment... Je sais pas : «vie» et «langoureuse»... Bisous, Yvno

Agnieszka Ryszkiewicz (Pologne)

Codification, décodification, résidus, traces, chemins abandonnés, monuments à peine érigés qu’ils s’écroulent déjà, Monumental c’est pour moi une histoire racontée à la Italo Calvino. Un monument invisible aux monuments invisibles. Un monument est un symbole de l’Histoire. Une tombe qui enferme une mémoire collective. Monumental est un dispositif qui fait perpétuellement apparaître des histoires. Qui ressuscite les mémoires personnelles et collectives. Chaque monument que nous incorporons est l’occasion de chercher en moi des résonnances physiques et imaginaires liées à un certain souvenir, à un moment de mémoire collective et individuelle. Sortir de la zone d’ombre pour intégrer un bunker – c’est un processus dans lequel l’échec est inscrit d’avance et donc il n’y a que le chemin qui nous intéresse, les histoires qui se tissent tout au long de sa construction et de sa décomposition. Nous avons à disposition nos corps, quelques bâtons et des tissus de couleur pour parler d’héroïsme, de la tragédie humaine et de ce pourquoi il n’y a plus de mots, alors comment formuler des visions individuelles dans un corps collectif – un enjeu, dont la faille fait partie intégrale.


Matthieu Doze

(France)

corps>accord>raccord>décor

ÉDITION N°3

FÉVRIER 2015 cahier n°2

Mickael Phelippeau

(France)

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ÉDITION N°3

FÉVRIER 2015 cahier n°2

99 © Jocelyn Cottencin Monumental, 2014



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101 © Jocelyn Cottencin Monumental, 2014



Cet essai ravive une complicité d’art vivant, imprégnée de l’esprit mythologique des animaux. Mon nomadisme de Wendat (Huron) à la recherche de l’art, m’a fait quitter l’Amérique du Nord pour Calais.

ÉDITION N°3

FÉVRIER 2015 cahier n°2

Invité par Léa Le Bricomte, artiste de la fusion en oeuvres sculpturales, de l’autochtonie et des dimensions animalières, chamaniques et guerrières tant d’Asie que d’Amérique, nous avons créé une manoeuvre collective. Sorte de dépassement en contexte réel de la seule performance solo — Plantation des drapeaux autochtones a pris place ici, à Calais, le 29 novembre 2014, comme « finissage » du plus vaste événement Monument. L’événement performatif et l’endroit n’auront pas été fortuits, précédés d’une aura de sculpture sociale et de mythologie individuelle. Ces éléments renchérissent, comme on va le lire, le portrait de l’artiste en ces pages.

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Que signifie, au regard amérindien, porter son identité, la rendre visible ? La réponse à cette question aura été une dimension essentielle à la manoeuvre de plantation des drapeaux autochtones dans le parc Richelieu devant le Musée d’art de Calais. Pour les Premières Nations algonquoiennes telles que les Comanches, les Apaches et les Cheyennes du Nouveau-Mexique, les Sioux (Lakota, Dakota, Nakota) des Grandes Plaines, les PekuakamIlnuatsh (Innus) de la Côte Nord, les Mig’maqs de la Côte Atlantique d’une part, ou iroquoiennes comme les Haudenausonés, Kanienkeha’a:ka (Mohawk), ou, ma Nation, les Wendat (Hurons) des Terres des boisés de l’Amérique, plusieurs distinctions nous différencient certes. Mais au fil de l’Histoire, des formes syncrétistes ont pris place comme étendards. C’est le cas des drapeaux. Qui plus est, il y a une origine et une filiation amérindiennes aux actuels drapeaux autochtones des Premières Nations D’Amérique du Nord. Ce sont les wampums, ces grands colliers perlés, stylisés et utilisés comme traités géopolitiques. Transmis par les gardiens des wampum, ils sont réinterprétés politiquement et artistiquement de générations en générations. L’esprit et les logos des wampums sont donc non seulement réinvestis diplomatiquement dans les formes universelles des drapeaux autochtones adoptées par nos peuples dans les nouvelles reconfigurations internationales, mais encore artistiquement. C’était là le premier propos de ma venue ici. En art, le concept de « masse critique » importe. Surtout lorsqu’il est question d’événementiel et d’art vivant. Ça signifie, non pas la quantité en nombres mais plutôt la densité qualitative qui assure la pleine signification de l’activité comme présence et comme portée. C’est pleinement cette masse critique, de ce qu’est au XXIe siècle l’imaginaire expressif-symbolique des Indiens d’Amérique du Nord, par l’art, qui a pris la forme d’une déambulation puis d’une plantation


de drapeaux dans le parc Richelieu à Calais. Ainsi et de manière en apparence paradoxale, au “finissage” de l’événement Monument, exposition combinant une revisite iconoclaste plastiquement et des oeuvres audacieuses de mémoires guerrières, la déambulation collective allait afficher des histoires de drapeaux autochtones par lesquelles “le passé a de l’avenir” !

ÉDITION N°3

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Il y aura trois moments-clés à cette manoeuvre : (1) la conscience commune des participants, (2) l’action rituelle, (3) l’ordonnancement de la plantation des drapeaux dehors.

La première sera palpable lors du ralentissement des marcheurs dans le tournant du chemin dans le parc. Alors, la densité humaine des porteurs de drapeaux, parmi les grands arbres, la verdure et le soleil – tous des éléments de l’écosystème de la Mère-Terre avant que de n’être qu’un aménagement comme espace urbain public --, s’y est fait en pleine conscience d’être un Nous, d’être un ensemble comme « acte pour l’art ».

Le deuxième moment de déploiement de cette « masse critique » significative de la manoeuvre aura lieu immédiatement après l’alignement, alors que des gens de la foule de tous âges assuraient avec Léa et moi ce que j’appellerai ici « les relais et les passages » imaginaires et que le doux vent ensoleillé fit flotter dans l’espace et le temps de Calais. Il s’est agi de l’action rituelle des volutes de fumée pour la purification et la guérison via l’offrande du tabac allumé en fumée à la Mère-Terre. Ce geste plaçait l’art action à la frontière du rituel traditionnaliste et lie ensemble le politique (l’héraldisme) et le spirituel (l’esprit des formes) et renforçait la perception artistique de l’esprit des Chasseurs/Chamans/Guerriers mis en formes par les logos des drapeaux dont l’omniprésence du cercle et des références spirituelles aux Animaux.

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L’alignement Warriors a. / - Warriors b., Apache, Cheyenne, Mi’gmaq Wendat - Sioux - Commanche - \PekuakaIlnuatsh Les particularités de l’alignement allant du drapeau Wendat rassembleur au centre, des drapeaux Mi’gmaq et Sioux l’enserrant jusqu’aux pôles où, et le drapeau de la Société des Guerriers d’un côté, et le drapeau des PekuakamIlnuatsh de l’autre côté, étaient non plantés dans le sol mais tenus par des personnes. Il y avait là deux motivations d’importance.

Le mât assembleur Le drapeau Wendat (Huron) planté au centre des autres dédouble ses significations : à celle diplomatique de mon monde iroquoien, Wendake, s’ajoute encore plus fondamentale celle de l’esprit de la Mère-terre : le cercle fait de foin d’odeur pour les cérémonies, les cours d’eau, les raquettes et le canot comme véhicules nomades dans les territoires, mais encore de l’esprit des Animaux : le castor et les outardes, mais encore plus la tortue (Yandia’wish), l’ours (Yanonnien’), le chevreuil (Oskenonton’) et du loup (Yanariskwa), emblématique de mon clan dans la Yanon’chia, la Maison Longue traditionnaliste, toutes des composantes visuelles de l’emblème Wendat. Ici encore politique et sacré se côtoyaient dans leur intemporalité des deux côtés de l’Atlantique. Le drapeau de ma Nation, les Wendat (Hurons) au centre jouait la figure de rassembleur, un rôle immémorial dévolu à notre Nation au sein de la Confédération des Sept Feux iroquois.


La garde rapprochée À la droite du drapeau Wendat fièrement se trouvait le drapeau des Mi’gmaq, une des dix Premières nations au Kébec et dont les communautés occupent la péninsule gaspésienne.

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Tout comme une grande partie de la population côtière comme celle à Calais, les Mi’gmaq sont un peuple marin. La présence de leur drapeau ici marquait la fin du cycle de trois années (2012-104) du projet Mawita’ jig (Offrandes, Territoires partagés et Partager équitablement), un projet d’art aux activités reliant ensemble les communautés amérindiennes, acadiennes et québécoises tant francophones qu’anglophones de la Baie des Chaleurs. Or, un moment politicoartistique fort de tout l’événement et qui s’est répété à deux reprises aura été l’élévation du drapeau Mi’gmac au mât de l’hôtel de ville de Carleton-sur-Mer en substitution au drapeau du Québec. C’est aussi cette histoire amérindienne de drapeau amérindien qui prenait place dans le parc devant le Musée d’art de Calais. À la gauche du drapeau Wendat se trouvait immédiatement le drapeau de l’Oceti Sakowin Oyate Sioux, la Confédération des Tribus Lakota, Dakota et Nakota. Le drapeau des Comanches le côtoyait, tandis que vers la droite, après celui des Mig’maq, on retrouvait ceux des Tsistsistas Cheyennes et des Apaches (Navajos, Hopis). Présents tous ensemble à Calais, ce bouquet de grandes Nations guerrières y anticipaient et marquaient symboliquement la solidarité avec les étendards qui se trouveraient deux mois plus tard au devant du long trajet refait à chevaux chaque année depuis 25 ans. En effet nombre de représentants des Indiens des États-Unis menés par le chef Lakota BigFoot, s’en vont sur plus de 200 km de la réserve de Stanford jusqu’à celle de Pine Ridge, jusqu’à Wounded Knee, lieu sacré où, peu de temps après l’assassinat de Sitting Bull le 15 décembre, eut lieu le massacre du 29 décembre 1890. Ici à Calais, il s’agit d’inscrire dans les revendications politiques d’aujourd’hui la conscience vivace des guerres de résistance indienne contre la Conquête et la dépossession territoriale, mais aussi de poursuivre un long mais nécessaire processus de guérison. 111


Les pôles aux extrémités À chacune des extrémités, deux étendards ne furent pas plantés comme tel, les porteurs étant demeurés in situ à les déployer à bout de bras. Comme j’avais tenu à l’expliquer sur place, il y avait pour chacun des deux, de bonnes justifications. Pour ce qui est du drapeau des PekuakamIlnuatsh (innus) de Mashteuiatsh, l’histoire fabuleuse qui le ramenait en sol européen justifiait assurément sa présence mais aussi sa non plantation. En 1993, la jeune artiste Innue Diane Robertson, invitée au Symposium International de Sculpture de St-Wendel en Allemagne, imagina pour l’occasion un spectaculaire projet sculptural intitulé Voyage vers l’Ouest. Envers de l’endroit des voyages de Conquête et de Christianisation européenne des Amériques (vers l’Est), dans notre cosmogonie autochtone spirituelle du cercle et des quatre directions, la sortie vers la porte de l’Ouest signifie aussi le voyage au pays des morts, sa route vers l’au-delà. Prémonition ? Toujours est-il que Diane décéda tragiquement avant de réaliser son oeuvre. Un groupe d’ami(e)s proches dont je fis partie décida de réaliser sa sculpture à titre d’Hommage posthume. C’est ainsi que dans unexclairière d’une pinède à St-Wendelle boisé de grands pins -(comme la pinède du conflit de Kahnesatake-Oka au Kébec en 1990) --, un hélicoptère métaphore mécanique d’une grande outarde survola et vint larguer le drapeau enroulé des PekuakamIlnuatsh, les Innus de Mashteuiatsh le peuple de Diane Robertson, dans le cercle tracé de grandes plaques de métal. Vingt et un an après, notre manoeuvre ramenait la « mémoire » de cette plantation initiale comme une des histoires amérindiennes des drapeaux amérindiens ! Ici aussi, sacré et politique se superposaient. Dans le cas de la Société des Guerriers Mohawks (iroquois), et à la demande des femmes de clans, lesquelles jouent un rôle décisionnel politique chez nous, ceux-ci ne se manifestent que lorsqu’il y a conflits et besoins de protection du territoire ou des acquis traditionnels. Lors de la très médiatisée crise de Kahnesatake-Oka de l’été 1990 au Québec -- c’était la quatrième fois dans l’histoire canadienne que l’armée intervenait à l’interne, une première fois contre les Métis au milieu du XIXème siècle, puis trois fois au Québec : la première dans la ville de Québec en 1914 contre les opposants


à la conscription, la deuxième en 1970 via la Loi des mesures de guerre contre le groupe de militants terroristes du Front de libération du Québec (FLQ ), puis en 1990 contre les Indiens Mohawks de Kahnesatake et de Kahnawake près de Montréal. Toutefois, depuis le drapeau de la Société des Guerriers est utilisé dans tous les conflits autochtones contemporains pas seulement au Canada mais, mondialisation oblige, partout. ÉDITION N°3

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Son image de marque de la résistance autochtone a même stimulé l’imagination créatrice donnant lieu à des modifications des drapeaux officiels comme celui du Canada – par exemple, dans les années 1990, le centre d’artistes Saw Gallery d’Ottawa a parrainé un projet d’une « journée du drapeau », ce qui a incité des artistes, comme le Mohawk Greg Hill à substituer à la feuille d’érable trois plumes comme emblème d’un Kanata “Indian Land”. Ce logo a servi de cartes de visites officielles de la Délégation des Conservateurs Autochtones du Canada à la Biennale de Venise 2011 dont j’ai fait partie, tandis que Greg Hill est maintenant conservateur en chef de l’art autochtone au Musée des Beaux-Arts du Canada à Ottawa et a été un des trois commissaires de la grande exposition Sakahan, art indigène international de 2012. Cette dimension artistique autre qu’héraldique, je tenais à la mettre au diapason de ma venue à Calais en temps de paix et non de guerre, une dimension sousjacente aux plus large événement Monument. À noter d’ailleurs que de manière exceptionnelle, on retrouvait une variante plantée du drapeau de la Société des Guerriers, sorte de signal d’une créativité qui vient de perpétuer avec une variante féministe du drapeau lié au mouvement de revendications « Idle No More » (Plus Jamais l’Inaction) en cours en Kanata (Canada).

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La Mémoire guerrière était convoquée par le projet Monument à Calais. C’était sans compter son aura de mémoire artistique. En effet, en 1984, l’artiste chaman et politiquement engagé du côté de la sculpture sociale comme art dans la vie, Joseph Beuys, présentait sa première exposition en sol français au musée d’art de Calais. Trente ans après, voilà qu’un Wendat (Huron) du Kébec (Québec) en Kanata (Canada) venait en complice y faire brûler du tabac en hommage aux grands arbres du parc Richelieu en face du même musée à Calais, avant de planter des drapeaux autochtones en territoire européen. Tout sauf le hasard.

Sur place, Joseph Beuys réalisa au Musée une de ses plus significatives entrevues. Elle fut filmée. Les premières images de la captation vidéo nous donne à voir Beuys qui regarde sur un petit écran une des mythiques performances, I like America and America like me : portant chapeau enrobé dans une couverture en feutre et usant d’une canne, il cohabite avec un coyote. Elle avait eu lieu en Amérique, dix ans plus tôt, en 1974. L’artiste chaman avait vécu trois jours avec un coyote dans la galerie René Block à New York. Le coyote présent dans les Plaines centrales est, tout comme le corbeau sur la Côte Ouest et le carcajou sur la Côte Est, un animal sacré qui incarne le Trickster, personnage mythologique dans les contes chez nous les Amérindiens. L’art action de Beuys visait à réconcilier à la fois la vision spirituelle amérindienne (le coyote) à la vision eurasiatique (la canne) qu’à celle de la survie des humains (le feutre). Deux ans auparavant en 1982, Beuys avait complètement happé l’attraction de la Dokumenta à Kassel avec son immense projet de plantation des 7000 chênes comme sculpture environnementale et, quelques mois plus tard, le même Beuys, en compagnie d’artistes comme Robert Filliou, allait rencontrer le Dalaï Lama à Bonn. Le chamanisme artistique de l’artiste politiquement engagé du XXe siècle, manifeste dans ce matériau de « sculpture sociale », était lié autant à l’esprit amérindien des Animaux qu’à la lutte spirituelle et leur guide bouddhiste réincarné.


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Dès mon arrivée à Calais j’ai visité l’exposition Monument au musée. L’incroyable ingéniosité critique exposée m’a tout de suite plu. Toutes les oeuvres y reconfiguraient en de multiples formes significatives la conventionnelle monumentalité pour conscience historique figée. Faire oeuvre imposait d’aborder le temps -- le projet s’échelonnant sur plus de six mois --, comme un matériau. Il ne s’agissait guère d’agir seulement au présent mais de convoquer les variables intemporelles. Elles sont d’ailleurs de l’ordre de celles des déterritorialisations appartenant à la mythologie comme à la technologie. C’est ici que mon regard amérindien a repéré dans trois des oeuvres de Léa Le Bricomte (Guerres des Tribus, Pigeons Drones, Sound Of War) les essentielles jonctions, à première vue paradoxales, entre l’inclusion symbolique expressive de l’esprit des animaux et l’indissociabilité du souffle spirituel. Ce dernier noue ensemble lesChasseurs/Chamans/Guerriers que sont les artistes autochtones actuels, à la base de l’imaginaire et de l’art amérindiens. L’artiste, avec son esprit tout aussi dialectique de femme guerrière, tiraillée entre prendre les armes pour désarmer et brandir afin de désamorcer, suggérait, comme le fait une horde de loups, trois pistes : - Celle du murmure féminisé de Guerres des Tribus, cette série de sculptures/projectiles (grenades, obus et obus de mortier) plumés. Jexreconnus instantanément la provenance de ces plumes perlées, l’artiste étant venue les cueillir en ma compagnie chez les artisans de Wendake, ma réserve indienne ;

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- Celle de la géniale animation vidéo du regard en vol des pigeons du territoire des humains (Pigeons Drones). La création a consisté à fixer des minuscules caméras à une armada de pigeons volant au-dessus de Calais. La projection y condense en un montage serré « l’oeil amérindien au regard de l’animal ». Cette vue de l’esprit, cette perspective est issue de ces temps mythologiques où les OngweOngwe (Humains) communiquaient d’égal à égal avec les Animaux. Catapultée à notre ère des nomadismes hyperliens, cette « techno logos » continue d’avoir ses influences dans l’art de guérison et du respect de la Mère-Terre. Sa toponymie en nos langages tout comme la dénomination de nos appartenances claniques et même les Okis, ces esprits totémiques qui nous protègent, sourdent de l’esprit des animaux ; - Celle de l’insondable élévation spirituelle des mandalas sonores, d’abord comme sculpture-installation (Sound Of War) puis performés in situ en deux concerts par 13 musiciens, élargit le propos vers une autochtonie universelle, oecuménique. Il faut écouter, méditer sur ce processus d’un renouvellement de la sculpture sociale, déjà énoncée par Joseph Beuys ici même à Calais en 1984, débordant des aspects contextuels et conceptuels en y arrimant la dimension spirituelle (le mot éthique étant inclus dans esthétique).

Voilà donc la complexité mnémonique, politique, poétique et épistémologique derrière la manoeuvre de plantation des drapeaux autochtones pour Monument. Si, derrière ces histoires amérindiennes de drapeaux, le champ de bataille allait de « Little Big Horne » (1876) aux bombardements de Calais (1940-1943), celui de la Paix est pourtant beaucoup plus élargi. Il est intemporel et universel. Si l’Histoire est en effet plus que jamais un champ de batailles, il en appelle aussi à la guérison et à la Paix.


Ce faisant, parce que Léa le Bricomte est intervenue sous la forme d’un travail évolutif (« work in progress »), toute l’ampleur de la complicité à laquelle elle m’avait convié comme manoeuvre de plantation des drapeaux autochtones des Indiens d’Amérique en sol européen, s’y enracinait avec pertinence comme « finissage » du plus long projet Monument. Le même art comme attitudes multidisciplinaires cohabitait avec luminosité, dedans et dehors, dans le musée et dans le parc.

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C’est en ce sens que, stratégiquement, ma vision autochtone des drapeaux ayant traversé l’Atlantique, l’aura chamanique de Calais et l’esprit de l’ensemble des oeuvres soudant paradoxalement les symboliques des armes et des apparats guerriers pour en appeler à la paix de Léa Le Bricomte, ont participé à concrétiser artistiquement des passages communs. Ils furent mythologiques, spirituels et géopolitiques entre les gens, les lieux, les temporalités et les imaginaires. Autrement dit des réseautages, des liaisons entre les univers, amérindiens, européens, asiatiques s’y enracinent et invitent à, reprenant une expression énoncée par Beuys dans son entrevue à Calais, « redéfinir l’avenir de l’humanité ».

Guy Sioui Durand Tsie8ei 8enho8en

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Léa le Bricompte, Guerres de tribus, 2012, Courtesy: Galerie Lara Vincy. Adagp, Paris, 2015.

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Léa le Bricompte, Drônes, 2014, Oeuvre produite dans le cadre du projet européen : Time and place par Cap Calaisis/jardin des arts Adagp, Paris, 2015.

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Performance musicale au musée des beaux-arts de Calais en collaboration avec le conservatire à rayonnement départemental du Calaisis pendant les journées du patrimoine à partir de Sounds of war, oeuvre de Léa le Bricomte, produite dans le cadre du projet européen Time and place par Cap Calaisis/Jardin des arts


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Dessins de Cécile Canel Remerciements Barbara Forest, Bernard Petry, Cecile Canel, le Conseil Général du Nord-Pas-de Calais, Edgard Vézinet, Fabrice Gallis, Mathilde Johan, le Musée des Beaux-Arts de Calais, Manu et Gaston, Nicolas Lafon, Yann Grienenberger


Les guerres ont engendré des architectures singulières : les bunkers. Ceux du Pas-de-Calais ont été érigés comme un point central dans l’organisation défensive et offensive de la stratégie de guerre totale du régime nazi.

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En Israël, Micha Laury, installé à Tel-Aviv à partir de 1971, est confronté chaque jour à la forme, à la fois coercitive et protectrice du bunker. Marqué par les notions de défense et d’occupation des territoires et soumis à une constante menace,il doit s’adapter à son environnement immédiat et réduire son habitat à celui d’une cellule de survie. Le tank imprimé sur la sérigraphie de Wolf Vostell devient bunker, fortification nomade et militaire. En Suisse, Leo Fabrizio en a photographié plus de 400, constatant leur appétence au camouflage, dissimulés dans le paysage ou sous les apparences d’une architecture vernaculaire. Et si le blockhaus prend des apparences de pavillons contemporains, à travers les sculptures de Matthew Miller et de Laurent Sfar c’est pour mieux questionner cette administration de la peur dont parlait Paul Virilio et cette dérive sécuritaire qui font de nos maisons des abris antiatomiques et des zones de surveillance. Laurent Sfar s’intéresse particulièrement à l’architecture et à l’espace public. Nombre de ses oeuvres et réalisations sont souvent des réponses à un contexte particulier et à une appréhension spécifique de l’espace. Les modèles Ile de France se présentent comme des maquettes fermées et hermétiques, cintrées par un environnement végétalisé, plus artificiel que naturel. Ici l’homme n’est pas invité. Comme d’autres espaces piranésiens et purement imaginaires, ces maquettes restent des vues de l’esprit en 3D, des fantasmes formels où la raison tente de s’infiltrer. Laurent Sfar applique les règles des fortifications aux pavillons des lotissements, à savoir un système défensif et de surveillance développé aux détriments d’autres fonctions comme l’espace vital par exemple. Le lotissement se transforme en une zone militaire, dépeuplée à moins que désormais seuls les systèmes de contrôle ne suffisent à définir l’urbanisme et l’architecture. 127


Laurent Sfar expérimente ces réalités à travers son projet de bunker en verre en cours jusqu’en 2015. Le souffle de l’explosion rejoint celui du verrier, la silice du verre, celui des plages qui engloutissent les bunkers sans fondation. Dans nos sociétés contemporaines, ce ne sont plus forcément l’opacité et la robustesse d’un mur qui font office de barrage. L’architecture moderne a remplacé le mur par la paroi de verre. La transparence a paradoxalement conquis l’urbanisme pour mieux révéler les enjeux de la surveillance et de la vidéosurveillance. L’intimité a cédé la place à plus de visibilité et la perméabilité entre environnement individuel et environnement collectif est de plus en plus effective. L’écran réfléchissant ne fait qu’accentuer la contamination réciproque des espaces intérieur et extérieur. L’artiste Dan Graham en a pointé les conséquences négatives de l’architecture moderne : la transparence a évacué le besoin de la parole puisqu’elle montre tout.

Extraits de Bunker Archéologie de Paul Virillo : « Une des caractéristiques essentielles du bunker c’est qu’il s’agit d’une des rares architectures monolithes modernes.1 Relié au sol, à la terre qui l’entoure, le bunker, pour se camoufler, tend à s’indifférencier des formes géologiques dont la géométrie résulte de forces et de conditions extérieures qui, depuis des millénaires, les ont modelées. La forme du bunker anticipe cette érosion par la suppression de toute excroissance superflue ; le bunker s’use et se polit prématurément pour éviter tout impact, il se love dans le continu du paysage et disparaît ainsi de notre perception, habitués que nous sommes des repères et des ponctuations. Cet aspect inhabituel des formes du bunker, absolument différent de celui des constructions ordinaires, scandaleux sur un cliché, possède paradoxalement la propriété de passer inaperçu au sein de l’environnement naturel. On retrouve cette faculté dans certaines formes nautiques, comme si les profils hydro-dynamiques, aérodynamiques et aéro-statiques qui permettent la fuite des fluides possédaient un même pouvoir sur la visualité.2 1.  Paul Virillo, Bunker archéologie, éditions du demi-cercle, p. 37, Paris 1994. 2.  Paul Virillo, Bunker archéologie, éditions du demi-cercle, p. 44, Paris 1994.


Le blockhaus est encore familier, il coexiste, il est de l’époque où s’achève la notion stratégique de « devant » et de « derrière » (d’avant garde et d’arrière-garde) et où débute celle des « dessus » et des « dessous », où l’enfouissement va s’accomplir définitivement, où la terre ne sera plus qu’un immense glacis exposé au feu nucléaire. (…)

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Abandonné sur le sable du littoral comme la mue d’une espèce disparue, le bunker est le dernier geste théâtral d’une fin de partie de l’histoire militaire occidentale. Les anciens remparts, les fossés entourant les villes étaient une reconstitution du paysage.3 » Barbara Forest

3.  Paul Virillo, Bunker archéologie, éditions du demi-cercle, p. 47, Paris 1994.

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Cette édition en ligne est conçue pour pouvoir être imprimée “ chez soi ” et devenir un objet éditorial singulier. Il se compose en 4 cahiers distincts et d’une couverture, imprimés sur 3 papiers différents et assemblés en une édition par un élastique large.


ÉTAPE 1 :

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Téléchargement des 3 fichiers de l’édition aux adresses suivantes :

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www.lieuxcommuns.com/monument/edition3/0-COUVERTURE-FR.pdf www.lieuxcommuns.com/monument/edition3/1-ESSAIS.pdf www.lieuxcommuns.com/monument/edition3/2-ARTISTES.pdf www.lieuxcommuns.com/monument/edition3/3-THEMES-FR.pdf www.lieuxcommuns.com/monument/edition3/4-MEDIATION-FR.pdf

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ÉTAPE 2 :

Imprimer les 3 fichiers. Impression Recto Verso attention à bien cocher reliure côté court. Suivre les formats et papier préconisés pour chaque fichier.

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ÉTAPE 3 :

Plier et assembler chaque cahier. Agrafer.

ÉTAPE 4 :

Pour maintenir l’ensemble, assemblez les cahiers les uns dans les autres et glisser dans la double page centrale du cahier 4 un élastique large (minimum 1cm de large longueur 20 cm). Et voilà une édition collector.

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Le projet TAP a été sélectionné dans le cadre du programme européen de cooperation transfrontalière INTERREG IV A France (Manche) – Angleterre, cofinancé par le FEDER.


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À propos de Monument 03, dernier accrochage de l’exposition Monument au musée des Beaux-Arts de Calais.

Barbara Forest

Directrice du musée des beaux-arts de Calais

La commémoration des événements prend dans l’art contemporain des formes qui interrogent notre rapport à la mémoire et à l’histoire. Le devoir de mémoire pourrait se révéler idéologique ou complaisant et la médiatisation outrancière des faits de guerre, une banalisation de la violence. Et quoique renouvelé, notre intérêt pour les monuments aux morts et aux personnages illustres reste ambivalent. Nous les ignorons et leur invisibilité croit. Les artistes usent donc avec distance cette matière qu’ils modèlent avec beaucoup d’humilité. Certains rejettent le spectacle morbide de la guerre et préfèrent préserver l’intimité et le souvenir familier au risque de l’anonymat. John Cornu (vue 5) documente à sa façon certains objets chargés d’histoire en restituant la force et la puissance de frappe. Il transforme 350 chausse trappes trouvés à Verdun en un nuage aussi toxique que vaporeux et rend des billots de boucher aussi dévastés que des champs de bataille. Mark Edwards retourne


sur des bases aériennes de la seconde guerre mondiale en Angleterre, ses lieux de promenade d’enfant, et en constate l’état actuel. D’autres étudient et documentent des monuments de la mémoire collective et individuelle. Isabelle Crespo Rocha se réapproprie des photographies de guerre comme autant d’icônes à réactiver. Jeanne Gillard et Nicolas Rivet (vue 6) reconstituent en savon des monuments déplacés ou vandalisés récemment. Matthew Miller (vues 3 et 4) modélise de véritables habitations transformées en bunkers, métaphores de notre paranoïa et témoins de notre monde sous surveillance. Aux ruines méditatives célébrées par les romantiques, s’est ajoutée depuis 1960, la notion d’entropie, ce mécanisme qui suspend, voire abolit le temps et sa linéarité. Le nouveau monument s’érige contre la durée. Des architectures plus intimes érigées avec l’économie du peu affirment la fragilité comme un nouveau paradigme du monument. Les œuvres de Deborah Gardner (vue 1) et de MichelLe Belhomme (vue 2) font vaciller les certitudes de la mémoire autant que de l’architecture.

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Né en 1976 à Seclin. Vit et travaille entre Paris et Rennes. John Cornu aime diversifier ses matériaux et ses techniques (sculpture en bois, marbre, béton, photographie, greffe architecturale, tatouage, néon, aquarelle). Beaucoup de ses productions métissent une attitude moderniste (monochromie, sérialité, froideur, modularité...) et une tendance plus romantique, davantage de l’ordre de la ruine, de la cécité, de l’effacement. Ses gestes aiment à dérégler les archétypes d’un modernisme aussi fascinant qu’idéaliste et les conditionnements à teneur paranoïaque de certains matériaux ou de certains dispositifs (meurtrières, chausse-trappes, barrières anti-char, panoptiques). La mort dans l’âme est une série de « ready-mades » romantiques, anciens billots de boucher noircis, achetés à des professionnels en fin de carrière ou décédés. Vanités aussi palpables que fantomatiques, ces pièces – dont la surface s’est comme vallonnée au fil du temps - donnent à voir, simplement et directement, les traces et les stigmates des coups de lames reçus. Cette violence trouve bien évidemment un écho dans les guerres et conflits. On parle en effet souvent de la Première Guerre mondiale comme d’une véritable « boucherie » et d’un carnage au vu du terrible bilan humain. Cette surface noire, creusée par l’accident et les coups de couteau répétitifs, traduit l’idée d’un territoire désolé, érodé, abîmé et usé. Ces billots deviennent des paysages dévastés, ceux d’un champ de bataille ou d’une guerre de tranchées. Dans le même espace sont suspendus 350 objets métalliques à quatre branches peints en noir, tout aussi énigmatiques. Ce sont des chausse-trappes allemands trouvées aux abords d’un chemin, à fleur de terre, non loin de Verdun. Ces armes ancestrales blessaient les pieds des hommes comme des chevaux. Véritables objets dangereux, l’artiste en détourne la fonction originelle par un geste à la fois documentaire, artistique et mémoriel : la suspension. Brume, ce mobile léger et élégant fige l’explosion dans son mouvement meurtrier et brouille la perception de l’espace dans lequel elle se déploie. La légèreté vaporeuse qu’elle inspire dissimule, à peine, les stigmates de son vieillissement et une histoire à charge, agressive et sournoise.

John Cornu La mort dans l’âme, 2012, billots de boucher, peinture noire et cirage, dimensions variables. Vue de l’exposition Temps étrangers, Mains d’oeuvres, Paris © John Cornu Courtesy the artist ; Ricou Gallery ; Galerie Anne de Villepoix, Paris.

John Cornu Brume, 2012, 300 Chausse-trappes et peinture noire, dimensions variables. Vue de l’exposition Viser la tête, Le Parvis centre d’art, Ibos. © John Cornu Photo. Alain Alquier Courtesy the artist ; Ricou Gallery, Bruxelles ; Galerie Anne de Villepoix, Paris


Né en 1965 à Nocton. Vit et travaille à Norwich. « En grandissant dans une région appelée Bomber County, j’ai toujours été fasciné par ces anciens aérodromes de la seconde guerre mondiale. Quand j’ai découvert ces tas de bois à Hethel, base aérienne abandonnée de la Royal Air Force, j’ai tout de suite su que je voulais photographier ces « monuments ». Le bois provenait de la taille de la forêt environnante, et avait été entassé parmi les derniers vestiges de bâtiments militaires délabrés, de pistes et de fils barbelés, et ces piles de bois ressemblaient à des sortes d’abris qui n’étaient pas sans rappeler les camps dans la forêt dont parle Primo Levi dans ‘Maintenant ou Jamais’. On y retrouvait aussi un écho de la vision de W.G.Sebald qui évoque Cologne et les autres villes d’Europe bombardées à la fin des hostilités : il décrit les ruines et les abris de fortune comme étant ‘transformés par l’intense végétation verte qui les recouvrait – les routes se faufilaient dans ce nouveau paysage comme des chemins de campagne tranquilles’. Certaines des voies de circulation et des pistes d’envol sont aujourd’hui utilisées par les voitures Lotus pour divers travaux et essais et le rugissement de ces moteurs-là me semble approprié puisqu’il me rappelle le bruit qu’ont dû produire les bombardiers B-17 et B-24 en décollant pour leurs missions nocturnes en territoire ennemi. Construite en 1942, dans le Norfolk, Hethel, a été utilisée comme base opérationnelle par l’aviation américaine. Elle permettait d’atteindre des objectifs stratégiques en France, aux Pays-Bas et en Allemagne. Les pilotes ont participé à des raids intensifs et ont facilité le débarquement en Normandie en juin 1944, en bombardant les batteries de canons allemandes, les terrains d’atterrissage et les positions ennemies, sans compter leur rôle de soutien aérien et d’interception.»

Mark Edwards Shelter n°1, 2014, photographie sous caisson lumineux. © Mark Edwards. Courtesy de l’artiste et Arts Council England.

Mark Edwards Shelter n°2, 2014, photographie sous caisson lumineux. © Mark Edwards. Courtesy de l’artiste et Arts Council England.

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Né en 1987 à Echirolles. Vit et travaille à Grenoble. Artiste de la photographie, de la vidéo et de la sculpture, Isabelle Crespo-Rocha flirte sur le sentiment de déjà-vu. Mémoire individuelle et mémoire collective se confondent presque, créant un nouvel espace temps. La fragilité du souvenir et sa nature fuyante, où le vrai et le faux se mélangent, donnent à l’image aux apparences familières une polysémie troublante. Ce n’est donc pas l’aspect commémoratif qui est traité mais plutôt la complexité de la mémoire. Dans Instants, Isabelle Crespo-Rocha efface la présence humaine et les drapeaux sur des photographies de presse iconiques et controversées prises en 1945 et devenues des monuments. Une certaine intensité dramatique, visible dans les ruines où la fumée persiste malgré l’effacement de la personne humaine. Raising the Flag on Iwo Jima a été prise le 23 février 1945 par le photographe américain Joe Rosenthal. Cinq marines américains et un infirmier de la Navy hissent le drapeau des Etats Unis sur le mont Suribachi lors de la bataille sur l’ile japonaise d’Iwo Jima. La photographie eut immédiatement un immense succès, et fut reproduite dans des centaines de publications. Elle devint également le seul cliché à obtenir le prix Pulitzer de la photographie l’année de sa publication. Considérée comme l’une des images les plus significatives de son époque, elle constitue également l’une des photographies les plus diffusées de tous les temps. La photographie fut plus tard utilisée par Felix de Weldon pour la sculpture du USMC War Memorial, situé à proximité du cimetière national d’Arlington, non loin de Washington DC. Raising the Flag on the Reichstag est également une photographie historique de la Seconde Guerre mondiale prise lors de la bataille de Berlin le 2 mai 1945, par Yevgeny Khaldei. Des soldats hissent le drapeau de l’Union soviétique au sommet de l’immeuble du Reichstag allemand. L’identité des hommes a souvent été contestée ainsi que celle du photographe. L’architecture du Reichstag, érigé en 1894, était pour les soviétiques le symbole du pouvoir fasciste. En réalité, les nazis avaient peu d’affection pour le Reichstag, symbole de la démocratie et l’avaient laissé fermé depuis le tristement célèbre incendie de 1933.

Isabelle Crespo-Rocha Instants, 2 photographies contrecollées s ur bois médium, dimension 60x80cm 2012. © Isabelle Crespo-Rocha


ÉDITION N°3

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Jeanne Gillard est née en 1983 à Besançon. Nicolas Rivet est né en 1983 à Julienne. Ils vivent et travaillent dans le Doubs et à Genève.

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Le travail de Jeanne Gillard et Nicolas Rivet est fondé sur la perception de l’oeuvre d’art. Artistes mais aussi commissaires d’exposition, ils proposent des installations critiques qui questionnent et documentent la transformation de l’objet artistique en oeuvre d’art sous la double responsabilité du contexte et du regardeur. « Au tournant des années 20, à l’initiative de la sculptrice américaine Brenda Putnam, le fondateur des relations publiques Edward Bernays organise un concours national de sculpture sur savon, afin de populariser le produit de Procter & Gamble. Des milliers de savons sculptés furent ainsi exposés annuellement dans les musées d’art américain jusqu’en 1940, date quimarquera historiquement la fin de la grande dépression. Exaltant la pureté de l’iconographie des sculptures classiques à la blancheur et l’hygiénisme du savon, cette compétition s’adresse à un vaste panel de participant allant du néophyte à l’écolier, en passant par le sculpteur “professionnel”. Décrits chaque année dans les pages du New York Times, ces savons sculptés constituent une collection de clichés reflétant l’imaginaire américain : icônes religieuses, animaux sauvages ou domestiques, répliques de sculptures antiques, etc. Prolongeant l’iconographie de cette compétition, le projet Soap Sculptures cherche à constituer une collection de répliques en savon de sculptures publiques qui ont été ex-situées. C’est-à-dire placées ou conservées hors du site pour lequel elles étaient initialement conçues – en raison de menaces, de conflits, de censures, etc. À la suite de recherches dans l’histoire des monuments interdits, j’ai pu constater que la raison de ces censures n’était pas seulement liée à la représentation d’une sculpture, mais surtout au rapport qu’elle entretient avec certains éléments présents dans son environnement. Révélant que sa compréhension est avant tout tributaire du contexte relationnel dans lequel elle s’inscrit. » Nicolas Rivet

Jeanne Gillard & Nicolas Rivet Soap Sculptures, 2013, sculpture sur savon, graphite sur bois Courtesy des artistes

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Né en 1961, décédé à Brighton en 2011. Matthew Miller s’intéresse aux formes architecturales comme métaphores de nos modes de vie et de pensée, et notamment des excès paranoïaques nés pendant la guerre froide. Son approche critique de l’architecture mesure les écarts entre une idéologie sécuritaire, une politique stratégique, une culture militarisée et un fantasme de la menace. The Underground series, 2003-2006 sont des maquettes de réels pavillons aux apparences anodines et conventionnelles. Ils dissimulent pourtant des architectures souterraines complexes, abris militaires ou domestiques. La maquette est construite comme si la surface de la terre n’existait pas disparaissant pour mieux faire apparaitre la nature fantasmatique de cette architecture et son statut hors norme. Le socle n’est plus inerte. C’est lui, en tant que base secrète ou abri, qui vient supporter insidieusement le volume architectural. Bungalow, 2003, reproduit un pavillon utilisé pour dissimuler un tunnel souterrain menant à une station radar, construit en secret en 1952, en pleine guerre froide, sur la côte sud de l’Angleterre. La Snyder House, 2006, réalisée pour l’exposition Ruptures d’échelle à L’H du siège de Valenciennes, est le copie de la propriété américaine de Kenley Snyder, professeur d’université, qui a passé 14 ans à creuser en secret un abri antinucléaire à Blaine, Washington, USA. Conçu à l’origine pour protégrer sa famille, le projet n’a fait que croître à mesure que l’obsession et les caves grandissaient, l’un et l’autre s’entrainant mutuellement.

Matthew Miller The snyder house, 2006 modèle en bois Collection particulière. © Matthew Miller

Matthew Miller Bungalow, 2003, modèle en bois Collection particulière. © Matthew Miller


Né en 1973 à Rennes. Vit et travaille à Rennes. La série photographique la Bête aveugle, 2009- 2013, tire son titre du roman policier d’Edogawa Rampo, publié au Japon en 1931. Un masseur aveugle, fasciné par la perfection du corps féminin, entraîne ses victimes de rencontre dans des mises en scène cruelles et perverses. Esthète, il célèbre l’art dans un monde de beauté purement tactile. Les photographies de Michel Le Belhomme ne mettent en scène aucun personnage et n’ont rien d’érotique. Leur atmosphère est pourtant mystérieuse et sombre. Une certaine théâtralité fait se confondre le cadre de l’image et le cadre de la scène. L’ambigüité est telle que la perte des repères est flagrante. Si a priori l’artiste respecte la règle du théâtre classique, réunissant une seule action, un seul espace et une seule temporalité dans chaque image, il en bouleverse la suite narrative et les références au réel. Que se passe t’il ? L’événement est il réel ? A quelle échelle ? En effet un décor semble avoir été construit de toutes pièces. L’exaltation du toucher et de la valeur tactile des choses y est explicite : le tas, l’écroulement, la pile, le drap, le tissu, et la multiplication des points de contact : des planches cloutées, du linge suspendu, des branches contraintes, des briques empilées, des livres superposés…autant de formes et de matériaux pauvres assemblés pour engendrer des chimères et leurs repaires. L’artiste fabrique des environnements marqués par le trauma, la désolation, le désordre, l’aliénation et le dénuement. L’enfermement et l’emprisonnement règnent dans ces espaces sans lumière naturelle où le paysage n’est qu’illusion, l’extérieur douteux. Les abris de fortune ne font que rendre encore plus violente cette aliénation physique et psychique. Ces cavernes platoniciennes, sans profondeur, ni perspective, où tout est artifice, même la lumière, révèlent la cécité dans laquelle l’histoire nous plonge, celle des conflits mondiaux comme celle de nos récits individuels. La Bête aveugle serait elle une version contemporaine de l’art de la mémoire, méthode mnémotechnique qui associe à une pièce précise, connue et intime par exemple, une information à retenir ?

Michel Le Belhomme Série La Bête Aveugle, 2009/2013, tirage jet d’encre satiné ilford pro © Michel Le Belhomme Courtesy Galerie Binôme, Paris et Michel Le Belhomme.

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Née à Newcastle en 1963. Vit et travaille dans le Yorkshire. Depuis 2010, Deborah Gardner s’intéresse à la manière dont la sculpture peut traduire de manière poétique l’espace et le paysage. Dans un projet récent avec l’Arts Council Collection, le Yorkshire Sculpture Park et la Huddersfield Gallery, elle a concentré son travail sur le paysage autour de Castle Hill, un monument au sommet d’une colline dominant le paysage alentour. Yorkshire Monument, 2011, a été imaginée comme l’oeuvre principale de cette exposition. De nombreuses traces d’occupations successives sont encore visibles sur le site, de l’âge du fer à la conquête normande et plus récemment, les restes d’une batterie antiaérienne de la Seconde Guerre mondiale ont été découverts. Castle Hill est devenu un lieu d’études et de mythes. Dans cette sculpture, la tour de carton est perchée sur le lit d’après le modèle de la Victoria Tower de Castle Hill, un monument édifié pour célébrer les soixante années de règne de la reine Victoria. Symbole et souvenir de la monarchie, la Tour a été préservée malgré les bombardements de la seconde guerre mondiale. La sculpture est construite en couches de tissus, de bobines de fils, d’édredons, de couvertures et d’objets domestiques, pour certains tout juste prélevés d’une chambre et surmontés de petits bâtiments en carton. Ce tas, même bricolé, devient une construction, massive et vacillante. La miniaturisation, la taille réelle et la monumentalisation se partagent un seul espace, bien concret, troublant notre perception de l’échelle. La coupe archéologique se transforme en accumulation, compression et assemblage. Monument anti héroïque, Yorkshire Monument n’en est pas moins une oeuvre mémorielle où la représentation du paysage, dans toute sa complexité et toutes ses dimensions, conserve les traces d’une histoire individuelle et collective.

Deborah Gardner Yorshire Monument, 2011, textile, fil, fragments d’emballage recyclé, carton, charbon. Courtesy of Deborah Gardner. © Mike Anderson.


Né en 1969 à Paris. Vit et travaille à Paris et Grenoble. Laurent Sfar s’intéresse particulièrement à l’architecture et à l’espace public. Nombre de ses oeuvres et réalisations sont souvent des réponses à un contexte particulier et à une appréhension spécifique de l’espace. Les modèles d’Ile de France se présentent comme des maquettes fer­mées et hermétiques, cintrées par un environnement végétalisé, plus artificiel que naturel. Ici l’homme n’est pas invité. Comme d’autres espaces piranésiens et purement imaginaires, ces maquettes restent des vues de l’esprit en 3D, desxfantasmes formels où la raison tente de s’infiltrer. Laurent Sfar applique les règles des fortifications aux pavillons des lotissements, à savoir un système défensif et de surveillance développé au détriment d’autres fonctions comme l’espace vital par exemple. Le lotissement se transforme en une zone militaire, dépeuplée à moins que désormais seuls les systèmes de contrôle ne suffisent à défi­nir l’urbanisme et l’architecture. Laurent Sfar expérimente également les nouvelles réalités de la surveillance à travers son projet de bunker en verre en cours jusqu’en 2015. Le souffle de l’explosion rejoint celui du verrier, la silice du verre, celui des plages qui engloutissent les bunkers sans fondation. Dans nos sociétés contemporaines, ce ne sont plus forcément l’opacité et la robustesse d’un mur qui font office de bar­rage. L’architecture moderne a remplacé le mur par la paroi de verre. La transparence a paradoxalement conquis l’urbanisme pour mieux révéler les enjeux de la surveillance et de la vidéosurveillance. L’intimité a cédé la place à plus de visibilité et la perméabilité entre environne­ment individuel et environnement collectif est de plus en plus effective. L’écran réfléchissant ne fait qu’accentuer la contamination réciproque des espaces intérieur et extérieur. L’artiste DanGraham en a pointé les conséquences négatives de l’architecture moderne : la transparence a évacué le besoin de la parole puisqu’elle montre tout.

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Laurent Sfar Recherches autour des bunkers en verre de Laurent Sfar,

Études de soufflages réalisés au Centre International du Verre à Meisenthal,Crédits photographiques Guy Rebmeister CIAV Croquis du projet réalisés par Cécile Canel.

Production le Conseil Général du Pas-de-Calais avec la participation du musée des beaux-arts de Calais.

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Le projet TAP a été sélectionné dans le cadre du programme européen de cooperation transfrontalière INTERREG IV A France (Manche) – Angleterre, cofinancé par le FEDER.


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Laurent Moszkowicz coordonnateur pédagogique de l’Ecole d’art du Calaisis

Depuis plus de 10 ans, l’agglomération du Calaisis mène une politique volontariste en faveur de l’éducation artistique et culturelle. C’est ainsi qu’au travers du dispositif « jardin des arts », Cap Calaisis et les structures culturelles locales s’engagent au service des jeunes et plus largement de l’ensemble des habitants du territoire pour créer des expériences artistiques et culturelles singulières, riches et sensibles. Cette année, c’est Léa le Bricomte qui a été invitée en résidence dans le cadre de ce dispositif pour mener des actions de médiation et de création sur le territoire. Au cours des dernières années, ce dispositif a pris un essor considérable grâce au projet européen TAP (Time And Place), dans lequel l’accueil en résidence de Léa Le Bricomte a pris une dimension transfrontalière et partenariale exemplaire. Une présence artistique constitue un élément important de dynamisation du territoire par l’action culturelle, le soutien à la création et la rencontre entre l’œuvre et le public. Elle permet d’exprimer la singularité d’un territoire et de fédérer des énergies autour de projets partagés. Léa Le Bricomte a su pleinement exploiter la particularité de son expression artistique pour expérimenter des idées, des visions singulières, des processus collaboratifs jamais explorés auparavant.

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C’est ainsi que Léa Le Bricomte a pu, de manière intuitive et passionnée, réunir les acteurs et les ressources du territoire ÉDITION en les associant dans un processus de création dynamique. N°3 FÉVRIER 2015 cahier Je citerai ses interventions auprès du public scolaire n°4 qui ont donné l’occasion de croiser les disciplines et les expériences, en sortant des schémas professionnels habituels. Autant d’expériences mémorables, d’apprentissage et de partage, tant pour les élèves que pour l’équipe éducative. Sa collaboration avec le club de colombophiles de Coulogne est une expérience qui a engendré une longue série d’expérimentations, de tests de prototypes, autour du projet DRONE où un pigeon voyageur équipé d’un micro-caméra a survolé le Calaisis. Léa a sollicité, ici, l’expertise des «couloneux » dont les savoir-faire techniques et les connaissances sont venus enrichir le contenu de l’œuvre future. Ce projet est devenu un véritable laboratoire de recherche auquel a aussi été associé un cartographe. Nous avons pu vivre également d’autres moments magiques, nés de la rencontre avec un enseignant de percussion du conservatoire et 10 de ses élèves, avec la performance aux obus « Sounds of War » où les armes de guerre se transforment en bols tibétains. Et pour clôturer ces expériences artistiques, vient ensuite le temps de la restitution, celui de l’exposition du projet, où l’artiste invite toutes les personnes impliquées dans son processus. Les publics, enfants comme adultes, sont rarement insensibles à l’art quand il est accompagné de moments d’échanges autour de la création d’une œuvre et de rencontres avec l’artiste. Pour tous ceux qui ont participé à cette aventure artistique, ces moments de visibilité et de rencontres sont un excellent moyen de mieux faire comprendre au public le plus large ce que représente, aujourd’hui, la réalité et les enjeux de l’éducation artistique et culturelle.

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Daniel Lefebvre, colombophile propriétaire des pigeons qui ont réalisé les films. 182


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Léa Le Bricomte et Philippe Odent, président du groupement colombophile du Calaisis. 183


Mandala en sable réalisé à l’école primaire des hautes communes de Marck 184


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Concert réalisé au musée des beaux-arts de Calais le 22 et 23 septembre 2014 pour les « journées du patrimoine » 187


Pourquoi vous êtes-vous engagée dans ce projet ? Pour donner du sens à l’apprentissage de l’anglais, une langue qui permet de communiquer. Mais aussi parce que l’art m’intéresse, le projet était riche et les organisateurs sympathiques et motivants. Y a-t-il eu une évolution dans l’attitude et l’implication des élèves au cours du temps ? Il faut admettre que la classe a plus de motivation et de facilité en art qu’en langue. Le projet a certainement permis une relance de motivation pour la langue. Avez-vous vu des répercussions concrètes dans leur travail ou sur d’autres aspects de la vie de la classe ? Les cinq jours passés ensemble ont resserré les liens entre eux et m’ont permis de les voir évoluer en dehors de la classe, ce qui change un peu la façon de les percevoir.

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Quels ont été les aspects inattendus du projet ? Je ne connaissais pas les ateliers artistiques et j’ai aimé la démarche pédagogique de ces activités.

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Quels ont été, selon vous, les bénéfices et les limites du projet ? Les visites du Sainsbury Center en anglais et la participation à des ateliers encadrés par une artiste bilingue ont été très bénéfiques. Ils étaient contents de comprendre des explications et les démarches artistiques en anglais. En revanche, l’échange qui devait avoir lieu avec les élèves anglais les a extrêmement déçus car il n’a finalement pas vraiment eu lieu. Est-ce que le projet a amené quelque chose dans votre démarche d’enseignant et/ou vos projets futurs ? J’aimais déjà orienter mes projets linguistiques en fonction des centres d’intérêts des élèves. Je suis assez réservée sur le désir de refaire un échange avec une école anglaise. En revanche, l’échange avec le personnel et les artistes du Sainsbury Center for Visual Arts a été très enrichissant et je pourrais continuer avec d’autres classes d’arts plastiques. Y a-t-il eu des répercussions particulières liées à l’aspect franco-anglais du projet ? Les répercussions auraient été plus importantes si l’échange avec les élèves anglais avait fonctionné car on aurait pu communiquer avant et après le séjour. Pour certains, c’était leur première visite en Grande-Bretagne et le séjour en auberge de jeunesse leur a beaucoup plu. Ils ont été également sensibles à la qualité des œuvres du musée et des visites. Le bilan est largement positif à ce niveau.

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Les élèves français et anglais se mettent en scène et rejouent les compositions des œuvres qu’ils ont découvertes dans l’exposition. 191


Pourquoi vous êtes-vous engagée dans ce projet ? Ce projet était d’une nature différente des projets menés jusqu’alors avec le Frac Basse-Normandie. Il permettait de dépasser les frontières et de proposer à un groupe d’élèves une petite aventure à la découverte de collections et de lieux d’expositions, une aventure centrée sur la création et le partage entre les élèves et avec des médiateurs anglophones. Même si cela peut paraître un peu présomptueux de ma part, je trouvais que les faire entrer dans l’art par le biais de la langue anglaise, qu’ils apprennent depuis le collège, était une vraie expérience, pas un exercice. Cet engagement dans une interdisciplinarité était particulièrement intéressant pour moi qui ne maîtrise pas du tout l’anglais. C’est une façon de dire aux élèves qu’il faut toujours essayer d’aller vers des choses que l’on ne comprend pas ou qu’on ne maîtrise pas pour apprendre. C’est un peu une dimension utopique et il faut qu’il y ait une dimension utopique dans les projets sinon ce ne sont que des applications de type « exercice ». L’autre pan important c’était la « mise en service » de l’espace de la galerie « Zérosix » au lycée, ouverte grâce à un projet 192


précédent avec des élèves de seconde et l’artiste Yann Géraud. Faire fonctionner l’espace de la galerie n’est pas si simple. ÉDITION Il faut qu’il y ait à la fois de la continuité et de la diversité, N°3 FÉVRIER 2015 il faut que les élèves puissent venir voir, mais aussi qu’ils cahier puissent présenter leurs réalisations. Il faut aussi que l’ensemble n°4 ait de la rigueur pour que ce soit un réel espace d’art, il faudrait aussi qu’il puisse être ouvert à un public plus large. L’engagement dans le projet tourne autour de tout cela. Pour finir, l’exposition des œuvres du Frac Basse-Normandie en fin d’année dans la galerie Zérosix montrait des œuvres d’artistes ayant travaillé sur l’idée de la guerre, faisant un lien avec l’exposition Monument visitée au Frac. On pourrait dire que les projets vont d’œuvre en œuvre, d’artiste en artiste, d’élève en élève. Y a-t-il eu une évolution dans l’attitude des élèves au cours du temps ? Avez-vous vu des répercussions concrètes dans leur travail ou sur d’autres aspects de la vie de la classe ? La première année du projet, les élèves ont commencé à être vraiment investis à partir des visites des expositions Collection puis Monument au Frac Basse-Normandie, puis avec leur rencontre avec Rémy Jacquier. Grâce à sa présentation, ils ont compris sa démarche, ils ont aussi été sensibles au fait que l’artiste se déplace pour les rencontrer. En anglais, les élèves se sont particulièrement impliqués sur le « questionnaire de Proust » ou sur le petit film de présentation de l’exposition Monument, en arts plastiques, sur le projet de mailart et d’autoportrait photographique, tous des projets réalisés pour se présenter aux élèves du lycée de Norwich. Ils ont aussi été actifs sur la page facebook mais ils ont été déçus du manque de répondant du côté anglais. Pour ce qui est de leur pratique, leur première proposition de travail en début d’année de Terminale comprenait des éléments empruntés à la démarche de Rémy Jacquier : les élèves se sont assez facilement appropriés les questions posées à ce moment là. Certains élèves ont cité le travail de Rémy Jacquier comme référence pour leurs oraux de pratique artistique au Bac, mais aussi dans des écrits réflexifs notamment sur la question de 193


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1 Une élève au travail pendant l’atelier monotype.

2 Les travaux réalisés par les élèves sont accrochés au mur au fur et à mesure. 195


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Théodora Lecrinier présente l’atelier de monotype qu’elle propose aux élèves. 197


l’appropriation et de la citation en art. Quels ont été les aspects inattendus du projet ? L’inattendu c’est toujours la rencontre, la rencontre de nouvelles personnes. Ici, pour travailler avec cette jeune artiste Théodora Lecrinier, que je ne connaissais pas, au Sainsbury Centre for Visual Arts, j’ai plutôt choisi de me mettre en retrait, ce que je ne fais pas souvent. Mais c’est bien de regarder comment les autres pratiquent, on voit des choses dont on n’avait pas eu idée ou bien que l’on n’oserait pas entreprendre. L’inattendu c’est aussi le fait que soudain une chose qui semblait ne pas pouvoir se faire, se fait quand même. Par exemple, un petit temps de travail en commun avec les élèves anglais, pendant lequel j’ai pu percevoir une forme pédagogique qui aurait pu être discutée, débattue et qui était assez proche de ce que nous pratiquons en cours d’arts plastiques en lycée en France. L’inattendu, c’est aussi l’attention que les élèves ont porté aux conférences en anglais au Sainsbury Centre et les efforts qu’ils ont faits pour entrer en conversation avec les élèves anglais. Quels ont été, selon vous, les bénéfices et les limites du projet ? Le grand bénéfice c’est le fait d’arriver à créer une continuité dans leur pratique et dans leur réflexion sur la création et la culture artistique, avec ce temps marquant qu’a été le projet et le déplacement dans un espace géographique et culturel différent. La limite c’est la mesure de chacun. Le projet est comme une offre un peu exceptionnelle et l’investissement ne peut pas être uniquement le fait d’une équipe qui construit un dispositif ouvert, il faut que l’élève qui est déjà assez mature s’y engage, même si pour certains l’équipe doit les porter davantage. La limite aussi est le barrage de la langue pour débattre de la pédagogie ainsi que le peu de temps que nous y avons consacré. Est-ce que le projet a amené quelque chose dans votre démarche d’enseignant et/ou vos projets futurs ? Je dirais que c’est l’expérience qui compte. Le travail de l’enseignant à partir du projet rejoint et complète le dispositif de cours en arts plastiques qui lui-même est une forme de projet. 198


La pédagogie en arts plastiques est très rarement ce qu’a nommé un intervenant* dans le colloque « à nous deux » « verticale », ÉDITION d’ailleurs elle ne fonctionnerait pas. Je dirais que c’est une N°3 FÉVRIER 2015 pédagogie de la conversation pour ne pas utiliser le terme cahier d’« horizontalité » (même intervenant). Le dispositif, et je le n°4 comprends comme une forme ouverte et non restreinte, doit être comme un tissu souple. J’utilise à dessein ce terme pour évoquer la matérialité que doit garder tout projet et tout enseignement en arts plastiques. La dimension expérimentale est une des composantes essentielles à la fois dans la pédagogie mais aussi dans le projet. Je pense aussi que c’est pour cela que les artistes qui interviennent n’ont pas de barrière pour entrer en contact avec les élèves, parce qu’ils sont dans une forte réflexion et que cette réflexion me paraît être à l’aune de choses matérielles (à prendre aussi au sens large). C’est aussi une observation que je peux faire à chaque fois. Y a-t-il eu des répercussions particulières liées à l’aspect franco-anglais du projet ? Cela m’a fait réfléchir au fait que l’on a assez peu d’informations sur ce qui se pratique comme pédagogie en Europe, à la fois en arts plastiques mais certainement dans les autres disciplines.

*Alain Kerlan, Portrait de l’artiste en pédagogue, conférence au cours des journées « À NOUS DEUX, l’art contemporain et le public », les 28 et 29 janvier 2015.

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1 Visite de l’exposition Monument au Frac Basse-Normandie. Les élèves de la classe de première du lycée Dumont d’Urville filment leur présentation des œuvres, en anglais.

2 Découverte de l’exposition Reality : modern & contemporary british painting. En binôme l’un des élèves a les yeux bandés, l’autre lui décrit l’œuvre. 201


Le projet TAP a été sélectionné dans le cadre du programme européen de cooperation transfrontalière INTERREG IV A France (Manche) – Angleterre, cofinancé par le FEDER.

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Sylvie Froux, directrice du Frac Basse-Normandie, Caen Veronica Sekules, deputy director of the Sainsbury centre for Visual Arts, head of research and education Barbara Forest, directrice du musée des beaux-arts de Calais Jocelyn Cottencin, artiste et graphiste

Sylvie Froux, directrice du Frac Basse-Normandie, Caen Anne Cartel, assistante d’expositions, chargée du service culturel et du mécénat Raphaële Gruet, chargée de communication Veronica Sekules, deputy director of the Sainsbury centre for Visual Arts, head of research and education Amanda Geitner, chief curator at the Sainsbury Centre for Visual Arts Antoine Huet, project assistant at the Sainsbury Centre for Visual Arts Barbara Forest, directrice du musée des beaux-arts de Calais Marie Astrid Hennart, responsable de la programmation culturelle et de la communication du musée des beaux-arts de Calais Laurent Moszkowicz, coordonnateur du Jardin des arts, Communauté d’agglomération du Calaisis Rebecca Drew, Head of Finance and European Programmes, Fabrica, Brighton Tracey Gue, Digital Communications Coordinator, Fabrica, Brighton Jocelyn Cottencin, artiste et graphiste

L’auteur Mary Patterson, Les artistes, Guy Sioux Durand, Laurent Sfar et Léa Le Bricomte, Isabelle Marchaland, professeure d’arts plastiques au lycée Dumont d’Urville à Caen et Anne Florin, professeure d’anglais au lycée Dumont d’Urville Mathilde Johan, responsable des publics au Frac Basse Normandie, Caen Natacha Haffringues, assistante principale de conservation au musée des beaux-arts de Calais

Jocelyn Cottencin / Atelier Lieux Communs collaboration Bruno Kervern assisté de Sixtine Gervais

Les contributeurs, Pour le SCVA : Antoine Huet Pour le musée et le Jardin des arts :
 La ville de Calais, la Communauté d’agglomération du Calaisis, le département du pas-de-Calais, la région Nord pas-de-Calais,

La Direction régionale des affaires
culturelles du Nord pas de Calais, L’association ÉDIdes conservateurs des musées du TION Nord Pas de Calais, le Conservatoire N°2 DÉCEMBRE 2014 à Rayonnement Départemental du Calaisis, les élèves et leurs professeurs Valérie et Éric Cannarozzo de l’école primaire des Hautes Communes de Marck, Daniel Lefebvre, colombophile et Philippe Odent, président du groupement colombophile du Calaisis. Bernard Petry, Cecile Canel, le Conseil Général du Nord-Pas-de Calais, Edgard Vézinet, Fabrice Gallis, Nicolas Lafon, Yann Grienenberger et les artistes : John Cornu, Isabelle Crespo-Rocha, Mark Edwards, Deborah Gardner, Jeanne Gillard & Nicolas Rivet, Léa Le Bricomte, Michel Le Belhomme, Matthew Miller, Guy Sioux Durand, Laurent Sfar Et du musée, Marie-Astrid Hennart et Natacha Haffringues Pour le Frac Basse-Normandie : Isabelle Marchaland, professeure d’arts plastiques au lycée Dumont d’Urville à Caen et Anne Florin, professeure d’anglais au lycée Dumont d’Urville la Région Basse-Normandie ; le Ministère de la Culture, Drac Basse-Normandie. Frac Basse-Normandie : Caroline Caillet, Anne Cartel, François Desloges, Raphaële Gruet, Mathilde Johan, Magali Kerdreux. Pour Fabrica : Rebecca Drew.

Pour le SCVA : Françoise Delas-Reisz Pour le MBA : Société HANCOCK-HUTTON Pour le Frac : Simon Thurston

Pour le musée des beaux-arts : John Cornu et Courtesy Ricou Gallery, Bruxelles & Galerie Anne de Villepoix, Paris / Isabelle Crespo-Rocha / Mark Edwards et Arts Council England / Deborah Gardner et Mike Anderson / Jeanne Gillard & Nicolas Rivet / Léa Le Bricomte et la Galerie Lara Vincy, Paris, Adagp, Paris, 2015 / Matthew Miller / Laurent Sfar et Cécile Canel, Guy Rebmeister CIAV / Fabien Marques, Musée des beaux-arts, Calais DR Frac : Mathilde Johan Jardin des arts : Laurent Moszkowicz

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Fonds régional d’art contemporain Basse-Normandie 9 rue Vaubenard - 14000 Caen Tel. : +33(0)2 31 93 09 00 www.frac-bn.org

25 rue Richelieu - 62100 Calais Tél. : +33(0)3 21 46 48 40 musee@mairie-calais.fr www.musee.calais.fr

Sainsbury Centre for Visual Arts

University of East Anglia Norwich, NR4 7TJ +44 (0)1603 593199 www.scva.ac.uk The Undercroft below the War Memorial, City Hall, Norwich, NR2 1NH

Le projet TAP a été sélectionné dans le cadre du programme européen de cooperation transfrontalière INTERREG IV A France (Manche) – Angleterre, cofinancé par le FEDER. The project TAP has been selected within the frame of the INTERREG IV A France (Channel) – England cross-border European cooperation programme, part-financed by the ERDF.

© graphisme et Typographie Jocelyn Cottencin / atelier Lieux communs - © Image : “Monumental” jocelyn cottencin (2014)

Musée des beaux-arts de Calais


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