Livreillustre

Page 1



Hervé-Léonard Marie 23 mars 2009 Disponible en lecture libre sur http://idmuse.net/textes-pour-le-livre-illustré Mise en page par Paul Provencher Travail réalisé dans le cours d’infographie et de mise en page Au Collège Jean-de-Brébeuf, hiver 2015



L’histoire qui va suivre repose sur deux faits en apparence insignifiants (voire fallacieux), mais dont le rapprochement, surtout si on le lie à l'épaisseur inhabituelle des pelures d’oignons cette année, n’est pas sans provoquer un léger vertige… Tous les vrais paysans savent que la rigueur de l’hiver à venir est directement en rapport avec l’épaisseur des pelures d’oignons. Ces végétaux semblent avoir une prescience du temps à venir et s’habiller en conséquence. Plus la peau des oignons est dure et épaisse, plus l’hiver sera froid, et inversement.

Mais venons-en au premier des deux faits annoncés précédemment.


Aujourd’hui des supercalculateurs répandus un peu partout dans le monde recueillent quotidiennement des millions d’informations météorologiques fournies par des milliers de stations d’observation, elles-mêmes disséminées sur tous les continents, ou par les toujours plus nombreux satellites géostationnaires destinés à surveiller les moindres éternuements de la planète. Il y a encore quelques années, une prévision à deux jours était considérée comme peu fiable ; c’était l’époque des grenouilles qui montaient sur les échelles dans les bocaux où on les retenait prisonnières, l’époque des hirondelles qui volaient plus ou moins haut et des chats qui se passaient la patte par dessus l'oreille. Aujourd’hui on arrive à prévoir plus de six mois à l’avance le temps qu’il fera. Bien sûr la précision diminue au fur et à mesure qu’on s’avance dans le temps. De quasi certitude à quatre ou cinq jours d’avenir, les prévisions deviennent plus incertaines à deux ou trois mois. Néanmoins, si l’on n’est pas sûr qu’il pleuvra ou non le 12 janvier prochain, on connaît de façon absolument certaine maintenant les grandes tendances de la météo des deux saisons prochaines. Et tous les jours cette limite temporelle recule. Au moment où ce texte est écrit, elle est actuellement d’environ six mois. Bien sûr, ces prévisions ne donnent, pour l’instant, que les grandes tendances, du style : début de janvier pluvieux…. mois de février tiède et bien ensoleillé… De quoi hausser les épaules en soupirant sur l’inanité des dépenses engagées pour de tels résultats ! Or il se trouve que les prévisions les plus récentes annoncent un hiver extrêmement froid et des précipitations de neige très abondantes. Sur tout l’hémisphère nord. Voilà, à l’évidence, ce qu'annonçaient nos prévoyants et sages oignons. Ceci est le premier des faits que l’auteur de cette histoire voulait rappeler.


Venons-en maintenant au deuxième fait. Il s’agit d’abord de considérer le plus sérieusement du monde que l’art de voyager dans le temps n’est pas nouveau ; qu’il a donné lieu à de multiples relations depuis l’invention de la littérature. De même que la sagesse populaire affirme qu’il n’y a pas de fumée sans feu, il est absolument évident que ces multiples récits et légendes de voyages dans le temps n’existeraient pas sans une certaine réalité sous-jacente. Le format de ce récit ne permet pas de rappeler toutes ces aventures ; néanmoins il est possible de dégager un point commun à tous les voyageurs temporels, point commun que n’importe quel lecteur moyennement cultivé pourra aisément vérifier par lui-même quel que soit le domaine littéraire retenu : les promeneurs temporels ne sont jamais crus à leur retour dans leur époque. Soit on les prend pour des prophètes illuminés et confus, soit on les considère comme des oiseaux de mauvais augure ou de doux dingues racontant n'importe quoi. Mais jamais ils ne sont pris réellement au sérieux.


Dans notre monde occidental, on peut dater assez précisément le premier voyage dans le temps connu. Il s’agit de celui qu’a effectué la triste Cassandre, fille de Troie aux fiers parapets alors assiégée par des hordes de Grecs affamés de gloire et de postérité. Cassandre connaissait les secrets des déplacements temporels et avait exploré les années futures de l’histoire de sa ville. Atterrée par ce qu’elle avait vu : ruines et destructions, pillages et viols, exils et larmes, Cassandre n'eut dès lors de cesse qu'elle ait pu prévenir et convaincre ses compatriotes de ce qui les attendait.


Et sa malédiction fut de n’être pas crue. Alors qu’elle disait la vérité. La stricte vérité, racontée ensuite comme ce qui n’est encore considéré que comme une légende, belle et fondatrice, certes, mais enfin, de la littérature seulement. Rien de réellement historique, scientifique, tangible, réel… et tout le génie d’Homère et tout l’acharnement de tous les Schliemann de la Terre n’y peuvent rien. Les voyageurs temporels ne sont donc jamais crus. Ils vivent leur voyage comme des ectoplasmes, sans pouvoir réellement intervenir dans les époques visitées et à leur retour il ne leur reste que des songes et des fumées, de quoi raconter de belles et étranges histoires, tout au plus. Apocalyptiques souvent. Cassandre est l’archétype occidental, magnifiquement campé par Homère, de ces sortes de touristes du futur.


Et c'est ainsi que le deuxième fait de notre propos est le suivant : quelques jours seulement avant l’écriture de ce qui précède et de ce qui suit, l'auteur a rencontré une de ces soidisant voyageuses des saisons. Qui lui a fait le récit que voici : « "Ce matin-là, les yeux des enfants brillaient d’excitation. La neige était tombée et, selon le cliché trop répandu mais inégalable, recouvrait toutes choses de son manteau blanc et immaculé. Déjà une épaisse couche d’au moins une coudée offrait tous les jeux ordinaires et habituels aux enfants. Cela faisait bien longtemps qu’on n’avait vu autant de neige dans cette région. Comme d’habitude en pareilles circonstances, le silence, la blancheur, le froid vif et piquant, les changements de paysages, les difficultés de circulation donnaient cette atmosphère particulière des jours de neige. Ce même jour, d'épais flocons se remirent bientôt à tomber. Durant des heures, sans interruption ou presque. Les gens allèrent se calfeutrer chez eux auprès des cheminées, poêles et autres radiateurs et finirent la soirée sous la couette. Une soirée pleine de promesses pour les natalistes… Les informations télévisées, comme elles en prenaient de plus en plus l’habitude ces dernières années, présentèrent un pays paralysé, des véhicules immobilisés dans la tourmente, des édiles incompétents à déblayer rapidement les grands axes, - sans parler des routes secondaires -, des pompiers courageux et une grande solidarité dans les villages dont on ouvrait les gymnases à tout va pour abriter les naufragés des autoroutes… Le lendemain, trois mètres de neige recouvraient le pays. Et il neigeait toujours. Cette fois la situation fut jugée alarmante, le pays entier étant concerné. A la fin de la journée, la couche neigeuse dépassait cinq


mètres. Et il neigea toute la nuit suivante. Le lendemain, il était impossible de sortir de chez soi. La neige, en se tassant légèrement sous l'effet du froid, bloquait l’ouverture des portes. (N’oublions pas que, depuis plusieurs années déjà, les normes de sécurité incendie imposent que les portes s’ouvrent vers l’extérieur). Les maisons ordinaires étaient ensevelies. Seuls dépassaient les immeubles de plus de trois étages. Bien sûr, la plupart des réseaux électriques cessèrent de fonctionner. Plus de radio ni de télévision. Les gens, bloqués chez eux, utilisèrent quelques jours leurs téléphones portables mais ne purent bientôt plus en recharger les batteries. Privés d'informations, ils furent saisis de panique. Les habitants des immeubles tentèrent de sortir par les fenêtres. Ils s’enfonçaient et disparaissaient immanquablement sous cette avalanche immobile, périssant de froid et d’asphyxie. Avez-vous lu « Ravage », de Barjavel ? Eh bien, j’assistais à une destruction rapide et inexorable de la vie humaine sur terre, comme dans ce roman, à la différence qu'ici tout était silence. Je passe sur les détails de cette agonie : l’eau qui gèle dans les conduites, empêchant de boire, les réserves alimentaires qui s’épuisent dans les placards, les gens confinés qui s’entretuent, l’angoisse de chacun. En moins de quinze jours, la civilisation humaine avait sombré … Ou presque. J’ai pu voir une famille, réminiscence de celle de Noé, se construire une sorte d’arche souterraine. En tassant la neige, ils avaient creusé des galeries au ras de la surface de la terre, jusqu’à un puits ancien dont l’eau n’avait pas gelé, jusqu’à des supermarchés ensevelis dont ils brisèrent les portes de verre pour atteindre les conserves salvatrices…"


Ma voyageuse temporelle me dit encore qu’elle quitta précipitamment ces temps de désolation glacée pour rejoindre notre été et nous prévenir de ce qui nous attendait de façon à ce que le gouvernement prenne les dispositions nécessaires pour affronter le terrible blizzard à venir. Dans moins de six mois ! Bien sûr, personne ne la crut, ni ne la croit. Tout au plus, au mieux, lui disait-on qu’elle avait un certain talent pour raconter des histoires d’anticipation. Pour ma part, je me contente de livrer à la connaissance du public ces deux faits, indiscutables :

1-

les prévisions météorologiques à long terme annoncent des chutes de neiges extrêmement importantes.

2-

Le récit, peut-être fantaisiste, mais néanmoins réel (je veux dire par là que je l’ai entendu de mes propres oreilles), qui m’a été fait par cette amie, Cassandra, qui disait revenir de l’année prochaine. J’ai seulement ajouté à mon récit quelques considérations de portée générale afin de donner davantage de consistance à l’ensemble. Je recommande maintenant au lecteur avisé, quand il pèlera des oignons, d'en vérifier l’épaisseur des pelures. Il n'aura pas fini de pleurer…




Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.