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Hervé-Léonard Marie

La légende des larmes de sirènes



La légende des larmes de sirènes Par : Hervé-Léonard Marie Oeuvre publiée sous license Art libre (LAL 1.3) http://artlibre.org/licence/lal


Hélas, personne ne le sait, et les promeneurs du bout des grèves foulent au pied ces larmes au lieu de s’en servir pour attendrir leur coeur. Qui a remarqué en effet, parmi le sable des plages et les minuscules galets qu’on voit parfois au bord des criques reculées, ces petits cailloux oblongs, si petits qu’on ne saurait déterminer s’il s’agit de grains de sable ventrus ou d’infimes et dérisoires galets, en légère forme de poire, de gouttes d’eau, à peine gros comme des pépins d’orange, blanchâtres le plus souvent, translucides toujours, émouvants lorsqu’ils sont encore humides de la dernière vague. Un géologue interrogé avouera son ignorance sur l’origine de ces petits cailloux insignifiants qui semblent venir de nulle part. Je le sais, j’en ai torturé trois ou quatre. Aucun d’eux n’a su dire une parole sensée et tous, malgré leur science, ont avoué leur incapacité à discourir de manière intelligente au sujet de ces corpuscules. Le plus audacieux d’entre eux a bafouillé, bredouillé, murmuré sans y croire cependant le mot « Atlantide ».


C’est étonnant, cette propension qu’ont les gens à utiliser ce mythe de l’Atlantide dès qu’ils se sentent un peu perdus dans leurs certitudes. Il n’y a guère aujourd’hui que les créateurs de bandes dessinées à savoir déambuler savamment dans les méandres de l’Atlantide. Enfin, là n’est pas mon propos… Il aura fallu que je rencontre une doreuse de mots pour enfin découvrir la source étonnante de ces gouttelettes minérales. C’est elle en effet qui, par son attente toujours inassouvie, par son cœur immense comme une source d’eau pure et de fleuves impétueux, par la force de son lumineux sourire imaginé à la lecture de cette légende, c’est elle qui conduit sur le clavier les doigts du poète qui m’habite ce soir à la recherche de la légende des larmes de sirène. Car il s’agit bien, tous les poètes vous le chanteront, de larmes de sirènes ! Qu’on ne cherche pas à analyser la composition chimique de ces larmes solides ! Pas plus qu’il ne serait raisonnable de faire une thèse sur la physiologie des sirènes … la chimie ne sait rien, ne peut rien, ne voit rien lorsqu’il s’agit de larmes de sirènes. Les chimistes sont ignares, pour ne pas dire sots, dès qu’il s’agit de larmes de sirènes.


Voulez-vous une autre preuve de la sottise des hommes ? Si l’on cherche aujourd’hui dans un dictionnaire des synonymes du mot « sirène », on trouvera des termes comme « séductrices, enjôleuses, aguicheuses, corruptrices, charmeuses, ensorceleuses, … ». Ce qui est manifestement faux, archi-faux ! Alors pourquoi cette erreur perpétrée encore de nos jours de grande modernité ? Eh bien, tout simplement parce que personne n’a encore osé dire et encore moins écrire qu’Homère était un vieux radoteur aigri et misosirénique. Aveuglés par son statut inattaquable de socle de la littérature occidentale, tous les auteurs et les plus prestigieux ont admis, après lui, comme vérité que le seul but des sirènes était de fracasser les hommes en les attirant irrésistiblement par l’insoutenable beauté de leur chant sur les écueils et les récifs. Personne ? Pas tout à fait, soyons honnête et rendons justice au génie d’Andersen qui a pressenti la vraie nature des sirènes. Hélas, la machinerie Disney, pour plaire aux enfants, est passée pardessus et l’a recouverte de rose bonbon… Il n’y a aujourd’hui, en plus de ce texte, qu’à Copenhague – à condition toutefois de comprendre la réelle expression que le sculpteur a donnée à la statue emblématique de la ville - qu’on peut entredeviner le terrible destin des sirènes.


La vérité est que les sirènes sont éperdument amoureuses des hommes et qu’elles sont donc éperdument désolées de constater tous les jours que leurs cœurs de pierre les empêchent de les entendre. Ulysse n’avait pas besoin de mettre des bouchons de cire dans les oreilles de ses matelots. Leur cœur de pierre, à ces marins presque sauvages, aurait suffi amplement à leur dissimuler la voix des sirènes. Et lui-même, s’il avait eu besoin d’être attaché au mat, ce n’est pas parce qu’il avait peur des sirènes, c’est parce que, par exception, comme il s’en trouve une ou deux par siècle, son attachement inconditionnel à Pénélope révélait, au-delà des apparences, un cœur tendre. Il ne voulait pas chagriner, navrer, désespérer les sirènes en refusant leur amour, mais voulait tout autant rester fidèle à sa foi, à sa parole, à son épouse. Les sirènes ne peuvent entrer en relation qu’avec des cœurs tendres, des cœurs purs, des cœurs simples. Alors elles pleurent en versant des larmes de pierre en espérant ainsi attendrir le cœur endurci des hommes. Elles versent des larmes de pierre pour qu’elles ne se confondent pas avec l’eau de l’océan, pour que les hommes les remarquent enfin, pour que, plus fines et solides que le cœur de pierre des hommes, elles puissent les adoucir, les abraser, les polir… Hélas, personne ne le sait, et les promeneurs



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