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5. Une pandémie génératrice de profits

La notion d’infrastructure peut se comprendre de façon légèrement différente, comme étant le passage de l’infrastructure des classes physiques à des systèmes d’éducation proposés de plus en plus souvent en ligne, mixtes ou hybrides, rendus possibles par les infrastructures numériques. Même lors de la réouverture des écoles, nombre d’entre elles auront mis en place de nouveaux accords, entre autres le consentement rapide des parents, pour la fourniture de services et de ressources par les entreprises technologiques et celles qui vendent des technologies de l’éducation. Ces efforts font partie d’un projet plus large visant à repenser l’infrastructure de l’éducation publique, notamment en élargissant les produits et services de technologies de l’éducation aux systèmes d’éducation existants, en tant que nouveau substrat essentiel de la pédagogie, de la gestion et des programmes d’études. Dan Cohen, par exemple, affirme que divers réformateurs du marché et sociétés de technologies de l’éducation qui ont fait la promotion de l’apprentissage en ligne tirent à présent parti de la crise et de la dynamique d’investissement pour intégrer davantage encore l’éducation en ligne à l’éducation publique après la pandémie162. Selon lui, « une nouvelle infrastructure éducative est en train de voir le jour » encouragée par des acteurs de la réforme ayant pour objectif « l’utilisation des technologies de l’éducation pour créer un système éducatif privatisé pouvant apporter des revenus aux entreprises et aux investisseurs, en cherchant par tous les moyens de réduire les coûts pour maximiser les gains ». Ces objectifs pour la réforme semblent souligner l’implication de la Fondation Gates dans la « refonte » de l’éducation à New York. Des discussions entourant la création d’une nouvelle infrastructure numérique pour les écoles sont également en cours au sein d’organisations aussi variées que le radiodiffuseur public BBC, l’OCDE et l’UNESCO, les organismes d’investissement et bon nombre de départements nationaux ou régionaux de l’éducation qui ont soutenu les nouvelles dispositions infrastructurelles pour les écoles. Ce que nous pouvons observer ici n’est pas nécessairement une initiative commerciale coordonnée pour la création d’une nouvelle infrastructure éducative publique au moyen des technologies du secteur privé, mais bien un ensemble d’activités ad hoc en ordre dispersé qui, au cours des prochains mois, pourraient gagner en influence lors de l’élaboration des programmes de changements techniques au niveau régional, national, voir international.

L’industrie mondiale de l’éducation a avancé l’idée selon laquelle l’éducation est un secteur d’investissement propice à la réalisation de bénéfices, dont la gestion doit être assurée par des organisations privées. Plus particulièrement,

162 Cohen, D. (16 avril 2020). Who will control post-covid online k-12: the perils of rushing into a market-led future. Critical Geographies of Education. http://www.critgeoed.com/blog/who-will-control-the-future-of-online-k-12-theperils-of-rushing-into-market-led-infrastructure

les entreprises de technologies de l’éducation commerciales ont profité des investissements en capital-risque et de la demande rapide et sans cesse croissante de la clientèle (Williamson, 2017). Une recherche menée par Lingard et ses collègues (2017) a révélé que nombre d’écoles s’appuient sur les produits de sociétés commerciales actives dans les technologies de l’éducation, étant donné que les départements de l’État n’ont ni l’expertise ni la capacité pour assurer le développement en interne des services aujourd’hui nécessaires à l’administration et à la gestion des écoles. Nombreuses sont les recherches qui ont montré comment les entreprises commerciales de l’industrie des technologies de l’éducation ont pu réaliser des avancées importantes dans la « privatisation » de l’éducation. Pourtant, durant la pandémie de Covid-19, nous avons pu observer une rapide multiplication des nouvelles opportunités de marché, ainsi que l’engouement des investisseurs et leurs propositions d’accroître les dépenses grâce à des systèmes tels que la « rémunération basée sur les résultats », l’« investissement à impact social » et les « obligations à impact social ». Par exemple, la surveillance des examens et le tutorat à domicile basés sur l’IA ont subitement été perçus comme la clé de la réussite pour l’apprentissage en ligne à domicile. Ces produits ont été développés, testés et mis en attente d’une opportunité de déploiement à grande échelle. Il suffit, pour encore mieux illustrer cette situation, d’imaginer les changements qui pourraient survenir dans l’industrie de l’enseignement parallèle en pleine progression. Habituellement, les parents inscrivent leurs enfants dans des centres de tutorat hors de l’école ou à des cours privés, souvent pour un coût considérable (Bray et Lykins, 2012). Le glissement vers les abonnements en ligne donnant accès à un tuteur IA personnalisé offre un moyen plus rentable et pratique d’apporter une assistance complémentaire à l’apprentissage de l’élève. Il ressort clairement de nos analyses que l’industrie des technologies de l’éducation mise sur une rentabilité future. Si de nombreuses entreprises offrent leurs produits et services gratuitement durant la pandémie, leurs frais de fonctionnement ne cessent d’augmenter. Comme l’explique le PDG de Khan Academy, l’utilisation de la plateforme est trois fois supérieure à la moyenne des 18 millions de visites par mois, tandis que les utilisateur·rice·s passent deux fois plus de temps sur le site. Cela signifie que les coûts associés au serveur de Khan Academy passeront de 7 à 20 millions USD par an pour pouvoir répondre à cette demande croissante. La stratégie commerciale de l’industrie des technologies de l’éducation peut se résumer par la formule « aider maintenant, vendre plus tard », par laquelle les entreprises développent leurs services maintenant, dans l’espoir de lier les écoles et les parents par un abonnement une fois la pandémie terminée163. Cette stratégie laisse cependant dubitatif dans la mesure où les offres gratuites de ce type de produits et services ont connu une envolée

163 Wan, T. (7 avril 2020). Traffic is booming for online education providers. But so are costs. EdSurge. https://www. edsurge.com/news/2020-04-07-traffic-is-booming-for-online-education-providers-but-so-are-costs