Sang d'encre - 2009

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La semaine des quatre jeudis Olivia Pia Audet Je suis né un certain jeudi du mois de mars. Ma mère était infirmière et elle n’a jamais voulu se rendre à l’hôpital pour accoucher de moi! Elle était un peu « grano » et elle n’aimait pas trop les méthodes de l’hôpital même si elle y travaillait. Elle m’a toujours dit : « Mon fils, si t’as besoin d’argent, tu fais ce que ton boss te dit de faire et tu ne te poses pas de questions. » C’est vrai qu’on n’avait pas d’argent chez nous. Ma mère s’est toujours battue pour nous avoir une vie qui avait de l’allure. Mon père, lui, bof ! Je ne savais pas beaucoup de choses de cet homme. Ma mère l’avait rencontré dans les années 70. Elle a fait l’erreur de tomber amoureuse de lui, puis comme toutes les histoires d’amour qui finissent mal, il l’a laissée dans la rue en partant avec tout ce qu’elle avait, même son air ! C’est pour ça qu’elle s’étouffait tout le temps et qu’elle avait de la misère à respirer. Il ne lui avait laissé qu’une seule chose… Moi ! Ma mère me disait souvent que j’avais été sa bénédiction. Elle disait aussi que sans moi, elle n’aurait jamais eu accès aux services qu’on offrait aux « femmes seules avec trésor dans le ventre qui manquent d’air »! Maman m’a quitté un certain jeudi. Elle adorait les jeudis. Elle avait une théorie selon laquelle le jeudi était le plus beau jour de la semaine puisqu’il annonçait la fin de semaine sans trop nous en annoncer la fin. C’était le seul jour où elle disait qu’elle ne manquait pas d’air. Je ne l’ai jamais vu s’étouffer un jeudi, jamais ! (Tout ce que disait maman dans ma tête d’enfant était d’une vérité absolue). Le vendredi était une journée trop définitive puisqu’elle finissait la semaine, le mercredi symbolisait le milieu de la semaine et tous les autres jours étaient ordinaires pour elle. Est-ce une coïncidence si je suis né un jeudi ? Parfois, je me le demande. Cependant, le fait qu’elle soit décédée un jeudi plutôt que n’importe quel autre jour de la semaine me réjouit, car c’est ce qu’elle aurait voulu. En mourant, elle ne m’a pas laissé grand-chose, mais elle m’a laissé tout ce qui lui restait, dont une lettre. J’ai beaucoup tardé à l’ouvrir parce que sur l’enveloppe, ma mère avait inscrit : « À ouvrir dans la semaine des quatre jeudis. » Je savais très bien même à mon âge qu’une semaine avec quatre jeudis, ça n’existait pas ! Quatre jeudis dans une seule semaine pour ma mère aurait été un cadeau de Dieu. J’ai gardé la lettre secrète des quatre jeudis avec moi, même après mon déménagement chez ma tante. J’ai intégré une nouvelle école et je me suis fait quelques amis. J’ai grandi finalement assez normalement suite au décès de ma mère. J’ai pourtant hérité de ses grosses toux… Ma tante disait qu’en partant, ma mère avait pris une trop grosse respiration et qu’il restait un peu moins d’air pour la famille au complet. J’avais maintenant non seulement des cousins de mon âge à la maison, mais aussi un père que je n’avais jamais eu. Je suis devenu si proche de mon oncle que l’appellation « papa » devint courante avec lui lors de nos nombreux voyages de pêche, lui, mon cousin et moi. Comme j’ai de bons souvenirs dans la maison de ma tante! Je n’ai jamais craché sur la vie que m’avait offerte ma mère, car je l’aimais profondément, mais la vie chez ma tante fut d’un bonheur pratiquement inconcevable malgré l’air que ma mère avait pris en trop. Évidemment, un jour, je rencontrai une jeune fille, vous vous doutez bien quel jour c’était ! J’annonçai alors à toute la famille qu’il était temps pour moi d’emménager en appartement avec ma 97


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