Sang d'encre - 2009

Page 78

Eaux-troubles Gabrielle St-Amour Souliers de cuir aux pieds, robe fleurie sur le dos et sac de toile à l’épaule, Maryse était si absorbée par ses pensées qu’elle en oublia d’apprécier les charmes de cette belle journée d’été. La chaleur était moins étouffante qu’au cours des dernières semaines et l’automne ne tarderait pas à pointer ses premières feuilles orange à l’horizon. Sans se presser, elle tourna machinalement le coin de rue, comme elle le faisait depuis tant de matins. Il ne lui restait que 137 pas à faire et elle serait arrivée à destination. Chaque jour depuis sa prime enfance, Maryse allait à la piscine du quartier. D’abord contrainte à suivre ses frères, puis obligée par le pensionnat à pratiquer une discipline sportive, elle avait appris, au fil du temps, à apprécier les longues heures à tremper dans l’eau tiède. Aujourd’hui âgée de 78 ans, elle ne pouvait plus se priver de sa baignade journalière et c’est avec la régularité d’un métronome qu’on la voyait arriver à huit heures pile tous les matins, à l’ouverture du bassin. Toute sa vie tournait autour de la piscine et elle considérait l'édifice de pierre grise comme étant sa seconde demeure. Pendant tout le long de son trajet, elle repensait inlassablement à la même histoire, sa rencontre avec Gilles, son défunt mari. Elle avait alors dixneuf ans, lui vingt-trois. Par un matin d'octobre brumeux, il y a de ça une petite éternité, il était venu la féliciter après qu'elle eut accompli une trentaine de longueurs. Troublée par la présence de ce séduisant jeune homme, elle n’avait su quoi répondre et s’était enfuie au fond de l’eau avant de reprendre de plus belle avec trente autres longueurs. Épuisée, elle était revenue au bord du bassin pour souffler un peu et lui, béat d’admiration, l’invita à sortir. Mortifiée, elle avait bredouillé une excuse incompréhensible et avait retraité au vestiaire le plus vite possible. Au bout de deux semaines à effectuer le même manège, elle avait cédé et avait accepté l’invitation de celui qui avait secrètement gagné son cœur. Sans remous, ils s'étaient mariés, flottant tous les deux, non pas sur un nuage de bonheur, mais bien sur les douces vagues chlorées de la piscine municipale. Gilles aimait encore plus cet endroit qu'elle et pouvait y passer des journées entières. Il était entièrement dévoué à sa tâche de gardien de piscine et fit de l'endroit un véritable havre de paix, une oasis de pureté qu'ils partageaient tous les deux. Maryse était comblée, elle avait trouvé auprès de son mari et de l'eau claire une sérénité calme et précieuse. Elle était maintenant arrivée devant les grandes portes vitrées de l’établissement. Alors qu’elle tenta de tirer la lourde poignée de fer, rien ne se produisit, c’était verrouillé. Surprise et nerveuse, elle émergea de ses pensées. Devant elle, collé à la porte, se dressait un écriteau orné de l’en-tête de la Ville. Battements de cœur accélérés, Maryse craignait de lire le message. Ce qu’elle redoutait depuis tant d’années était finalement arrivé : les services publics avaient fermé l’accès au bassin et un grand promoteur immobilier viendrait tout démolir d’ici quelques jours. Maryse eut de la difficulté à lire les dernières phrases tant la rage et le désespoir la tenaillaient. Tout était si soudain, si définitif... Sur l’écriteau, des problèmes d’hygiène étaient évoqués, la petite affluence également, mais la véritable motivation de fermeture était le délabrement général des lieux. En plus de sept décennies à fréquenter cet endroit, jamais elle n’avait été témoin de rénovations majeures et il tenait presque du miracle que le bassin soit encore ouvert au public. La piscine traînait son visage originel, un peu abîmé, certes, mais ô combien authentique. Cette raison la chagrinait particulièrement. Elle se remémorait tous les efforts vains de son pauvre Gilles pour sauver l'édifice de la ruine et elle se 78


Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.