Sang d'encre - 2009

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endurer. Tout cela sous prétexte que la vie en valait la peine... Ah, Seigneur ! Je ne veux pas passer de l'autre bord ! Plus les jours passaient, plus j'encaissais. Plus j'encaissais, plus je rageais. Pourquoi j'étais là, étendu comme un épaulard échoué ? Pourquoi c'était moi qui souffrais de tout ça ? Pourtant, j'avais mené une vie respectable jusqu'à maintenant. Je prenais soin de moi, je ne faisais que de rares excès, j'agissais moralement bien (... la plupart du temps), j'étais actif, j'étais encore assez jeune... Pourquoi tout cela s'acharnait sur moi ? Jamais je n'avais mérité un tel sort. Des milliers de meurtriers et d'autres criminels parcouraient les rues en ce moment, ayant toute la liberté qu'ils désiraient, mais, moi, je devais devenir un être minable incapable de s'occuper de lui-même. Je n’arrivais même plus à pisser seul ! Mon corps n'était plus qu'une loque humaine et la vie était injuste. Néanmoins, parfois, juste pour me faire plus mal, un soupçon d'espoir remontait à la surface de ce raz-de-marée de colère. Émergeait une parcelle de courage insensée suffisante à la préservation de ce désir de rétablissement. S'enrager ne réglerait rien ! Il me fallait absolument conserver mon énergie pour combattre le mal qui m'assaillait. Mais dès ce court moment d'optimisme passé, la chute était encore plus grande. Le monde n'avait plus aucun sens. Je refusais toute visite, car il était inacceptable qu'on ressente quelconque pitié à mon égard. La douleur me tuait petit à petit. Je crachais même sur les infirmières qui changeaient mon soluté. Au diable ces blanches tortionnaires ! Je refusai toute coopération ! Je me rebellais contre toute tentative de survie ! Jusqu'à temps qu'on augmente ma dose de calmants... Les journées étaient longues, sans fin et je n'avais d'autres activités que de penser... à moi, au sort qui m'attendait. Rien ne peut être plus alarmant que d'être conscient de l'achèvement de sa vie. Il faut s'imaginer un peu : avoir l'impression que tout ce qu'on a bâti depuis sa naissance n'a servi à rien, que tous ceux qu'on aime disparaîtront, que tous les rêves qu'on avait entretenus jusqu’alors ne se réaliseront jamais, ou pire, que quelqu'un d'autre les vivra à notre place. Chaque obstacle surmonté n'aura conduit qu'à une fin vide de sens. Chaque regret et erreur commise reviennent de plein fouet et l'on remet en question son existence au grand complet. J'étais perdu. Des crises de panique me saisissaient à n'importe quel moment de la journée ou de la nuit et je me surprenais à marchander un meilleur mode de vie avec une quelconque force supérieure dont, quelques semaines auparavant, je n'aurais jamais admis l'existence. Je marmonnais des promesses insensées, désespéré de voir mon cheminement se terminer aussi promptement. Si on me sauvait de cette maladie, je ferais plus attention à mon prochain, je partagerais mes biens avec les gens pauvres. Si je guérissais, j'adopterais un enfant et je n’espionnerais plus mes voisins avec mon télescope. Si je survivais, je ne rirais plus jamais des gens de petite taille et je me retiendrais la prochaine fois où l'envie de cracher à la figure d'une gentille infirmière se faisait sentir... Peu importait, en autant que je vive ! Les traitements et les tests se succédèrent jusqu'au jour où mon médecin me confirma que mon corps ne répondait plus assez bien aux soins. Triste vérité. Si je le désirais, je pouvais continuer les démarches, mais cela était en vain. Et puis, à quoi bon ? Peu importe ce que j'entreprendrais, tout finirait de la même façon : si je décide de continuer, JE MEURS ; je décide d'arrêter, JE MEURS; je décide de sortir et de retourner tenter de vivre normalement, JE MEURS; je décide de courir à poil dans un champ de porc-épic, JE MEURS. Je ne servais plus à rien. J'étais condamné. Je pourrissais de l'intérieur et bien vite je ne serais plus que la vague silhouette d'un homme qui avait soi-disant un « avenir prometteur » lors de son vivant. On allait me pleurer une ou deux semaines, peut-être même quelques mois si on parle de ma mère, puis le monde ferait comme si je n'avais 70


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