Sang d'encre - 2009

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devinais que la musique était quelque chose de sérieux pour lui. Moi, j’adorais ça. Mon père se posait des questions en me voyant si souvent la guitare à la main, je lui disais qu’un ami à l’école me montrait des morceaux. Je pense que j’avais du talent, enfin j’imagine puisqu’il semblait assez content de moi. Une fois, pendant une chaude journée d’août, il m’a demandé de quoi écrire, et le lendemain, après la leçon, il m’a confié une lettre qu’il m’a fait promettre de poster. C’est ce que j’ai fait. Je n’ai pu m’empêcher de jeter un coup d’œil à la destination; elle devait se rendre à Berlin. Je me suis dit qu’il devait sûrement donner un signe de vie à sa famille, leur expliquant sa situation, et qu’il devait attendre encore quelques temps afin de parler le français sans accent pour sortir sans problèmes. Mais j’ai trouvé ça curieux, puisque la guerre était finie depuis plusieurs semaines déjà, et j’aurais pensé qu’on n’aurait pas fait trop de misère à un simple soldat maintenant inoffensif voulant rentrer au pays en temps de paix. Mais il avait l’air de savoir tellement plus de choses que moi. D’ailleurs, c’était le cas, et je n’ai jamais osé lui donner un conseil autre que ceux concernant la langue française. Cela faisait des mois qu’il n’était pas sorti dehors, mis à part des promenades dans les bois isolés de la montagne au pied de laquelle reposait notre village. Il n’avait vu personne d’autre que moi depuis tout ce temps. Un étranger dans un village aussi petit que le mien se faisait vite remarquer, chose qu’il semblait vouloir de toute évidence éviter à tout prix. Mais pour moi l’étranger rigide et à l’air sévère avait laissé place à un homme drôle, rieur, parfois triste, au passé lourd, mais au visage très humain. Je ne reconnaissais plus l’homme qui avait tenté de me tuer, d’ailleurs, je refoulais cette image puisqu’elle était totalement contradictoire avec l’image qu’il projetait à présent à travers son regard bienveillant. Les mélodies qu’il jouait à la guitare ne pouvaient que venir d’un homme bon. Un jour, alors qu’il était allé marcher sur la montagne en emportant avec lui la guitare, j’ai fouillé dans ses affaires. J’ai commencé par faire les poches de son uniforme, qu’il avait délaissé depuis que j’avais volé à mon père de vieux vêtements qu’il ne portait plus et dont la disparition ne se ferait pas remarquer. J’ai trouvé un carnet, avec une liste de noms. Cela ne semblait pas intéressant, je l’ai remis à sa place et poursuivi ma fouille. Dans la seconde poche, j’ai trouvé la photo d’une femme, ainsi qu’une pièce d’identité au nom de Weinmann, Erwin. Je n’avais aucune idée de la façon dont il devait être prononcé, mais je l’ai retenu. J’ai remis toutes ses affaires à leur place, puis je suis parti. Curieusement, ce soir là, il m’a parlé pour la première fois de sa femme. Combien elle était fantastique et combien elle lui manquait. J’étais heureux d’avoir fouillé dans ses affaires, et de pouvoir mettre un visage sur ses mots. Notre amitié s’est renforcée ce soir-là. À partir de ce moment, il s’est ouvert à moi. Il me parlait de sa vie avant la guerre, de ce qu’il comptait vivre après, mais jamais il ne parlait de la guerre en tant que telle. Moi je lui parlais de qu’il se passait à l’école. Je lui racontais à quel point j’étais fol amoureux de Sophie, et comment j’essayais de l’impressionner par tous les moyens, mais sans succès. Même la guitare était peine perdue. Je pense que mes histoires l’amusaient, et les siennes me fascinaient. Et un jour, un matin de novembre je pense bien, il faisait gris et on sentait que l’hiver était proche, je rentrais du marché. Je devais être à une centaine de mètres de la maison, quand j’ai aperçu une voiture, belle comme je n’en avais jamais vu, et ce qui m’a semblé être Erwin qui montait à l’intérieur. La voiture s’est mise en route, et a roulé dans ma direction, doucement. Arrivée à ma hauteur, j’ai reconnu la femme d’Erwin au volant, à côté de son mari. Celui-ci m’a fait un signe avec la tête, que j’ai interprété sur le coup comme une façon de s’excuser de partir aussi 57


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