Sang d'encre - 2009

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Elle cède, elle n'en peut plus. Son corps frêle se tortille, sa tête splendide est au-dessus de la mienne en un instant. Elle me pose la question inévitable: «Pourquoi?». Je suis muet, carpe incomprise, indéfinie, sans raison, sans excuse. Je lui dis qu'elle sait pourquoi. Elle me demande si c'est à cause de Walter. Je dis non. Walter, son amant, un de ses amants, mais moi aussi je couchais avec d'autres. Walter était un de ces faux romantiques insistants: il m'a confronté, me disant qu'il l'aimait et qu'il voulait l'amener loin d'un homme mort comme moi. Je lui ai dit de la prendre et il est parti, déçu. Non, ce n'est pas Walter, ni les autres amants, ni mes amantes à moi. D'ailleurs, elle le savait à chaque fois, ce n'était plus un secret, ça ne dérangeait plus. Je lui dis que c'est la vieille vie, la misère dans la grandeur humaine, qui m'a fait partir. Tout le plastique, tous les ustensiles, tous les gaz chimiques, tout ce qui est faux. Elle me regarde un peu intriguée, davantage attristée je crois. Elle dit que c'est la crise qu'ont tous les hommes quand ils commencent un peu à vieillir. Je lui dis que je ne me trouve pas vieux. Trente-huit ans, ce n’est pas vieux, plus maintenant. Elle dit ne pas comprendre. Je lui raconte alors ceci: « Tu sais après l'exposition, après les commentaires des snobs qui disaient comprendre les pulsions psychiques que je voulais illustrer, après toutes ces soirées de débauche superficielle, de prostitution insensée et de tant de regrets, je me suis vu. J'étais dans un hôtel, dans une salle de bain dont les lumières pénétraient mon crâne. J’avais vomi comme un animal, je me suis lavé, puis j’ai vu le visage d’un monstre, d’un masochiste dont les plaisirs sont expiés. Je ne pouvais plus supporter cette torture de détester chaque jour qui passe et chaque jour à venir, d’attendre quelque chose sans agir. Je me suis complu dans la fausseté, dans les conforts malsains, et je n’étais pas heureux. J’ai dû me libérer, c’est tout. - Et moi ? - Toi, tu étais devenue indifférente. Je t’avais parlé de partir, de changer, mais tu ne voulais rien entendre. - J’ai vécu dans le désespoir total pendant si longtemps. Tout le monde à New York te cherchait, te croyait mort. Je savais que tu n’allais pas t’enlever la vie. Je savais que tu allais fuir quelque part, comme dans tes peintures, c’est toi qui me l’avais dit qu’il fallait des fois fuir la réalité. - Notre réalité de là-bas, je ne veux plus jamais en faire partie. -J’étais sûre que tu allais revenir. Tu es parti le deux mai. J’ai attendu, je me suis frustrée, je n’ai pas voulu te chercher, mais un an plus tard, à la même date, je commençais à croire que tu étais mort et je ne savais plus quoi faire. Les gens m’ont cru folle de commencer à te chercher après un an. Ils m’ont pris pour une orgueilleuse, mais une semaine plus tard, je te trouve. -Je pensais que l’Europe de l’Est, c’était trop sale et trop pauvre pour que tu daignes y mettre les pieds. Oui, la vieille maison de mon père, je m’en suis souvenu juste avant de partir, il y a un an. J’ai pensé à mon enfance, à la saison des cerises et j’ai tout quitté. L’endroit est quand même magnifique, non ? - Oui, toi aussi tu as un autre visage. » Jane me regarde avec tendresse, elle me caresse, puis elle me murmure solennellement qu’elle ne pourra pas rester ici avec moi de façon permanente. Elle veut me secourir, m’amener à New York, en thérapie, en je ne sais trop. Je lui dis d’être patiente, de rester un peu : nous pourrions peindre ensemble, dans la nature, faire l’amour à l’air libre, vivre paisiblement, manger ensemble mes cerises délicieuses qui apparaîtront d’un moment à l’autre. Je dis le mot «bonheur». Elle rit légèrement, mais ne se moque pas comme d’habitude.

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