"Histoire de la musique polonaise", par Ewa Szczecińska

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Auteur : Ewa Szczecińska Titre :

La musique polonaise et l'histoire de Józef Elsner (1769-1854) à Paweł Mykietyn (o1971)


Cet article a été publié précédemment dans la brochure Concertini Pologne 2011-2012 editée par le Théâtre Royal de la Monnaie pour accompagner les concerts de musique polonaise des vendredis midi (“Concertini”) qui entraient dans le cadre du Programme culturel de la Présidence polonaise du Conseil Européen.

Les œuvres polonaises présentées durant le cycle des Concertini furent composées entre l’époque romantique et la période contemporaine, du Septuor en ré majeur de Józef Elsner (v. 1830) au Quatuor à cordes no 2 de Paweł Mykietyn (2006). Elles virent le jour dans des conditions sociales et historiques extrêmement différentes. La Pologne avait disparu de la carte en 1795, suite aux invasions conjointes de la Russie, de la Prusse et de l’Autriche. Elle ne réapparut en tant qu’Etat indépendant qu’en 1918, au lendemain de la Première Guerre mondiale. Cette situation eut une influence très forte sur la culture polonaise, notamment parce que la moindre tentative de maintien de la tradition polonaise était immanquablement réprimée, surtout dans le tronçon russe. Le XIXe siècle fut celui de l’émergence des nations partout en Europe. En Pologne, la répression politique focalisa la création artistique sur la cause nationale, les courants romantiques éveillèrent un fort intérêt pour le folklore et les chants populaires. Cela se ressentit sur l’évolution de la musique polonaise. Le grand pédagogue et activiste social Józef Elsner fut l’un des premiers à redonner de l’énergie dans ce domaine. Ce compositeur, qui mit sur pied les premières écoles artistiques laïques de Varsovie, organisait des concerts, éditait des partitions, écrivait des comptes-rendus. Il était également directeur de l’Opéra de Varsovie. S'il entra dans l'histoire, ce n’est pas tant pour ses compositions classiques que pour avoir eu pour élève Frédéric Chopin au sujet duquel il écrivit lapidairement : « Habilité particulière, génie musical », phrase ce que toutes les biographies de Chopin reprennent depuis lors. L’œuvre de


Chopin, en exil à Paris depuis 1831, joua un rôle primordial dans la création du style national polonais. D’autres élèves d’Elsner contribuèrent eux aussi à ce style, notamment Ignacy Feliks Dobrzyński, Józef Nowakowski, Tomasz Napoleon Nidecki, etc. Les terres polonaises étaient situées en périphéries des Etats qui les avaient conquises. Les villes polonaises avaient un caractère provincial qui se prêtait fort peu à l’étude à un haut niveau. Cela obligea bon nombre de musiciens à faire leurs études à l’étranger, notamment à Vienne, à Paris ou encore à Saint-Pétersbourg. Certains furent même contraints de voyager leur vie durant loin de leur terre natale. Parmi ces émigrés, on peut bien sûr citer Juliusz Zarębski, pianiste virtuose applaudi par Franz Liszt qui nous légua quelques cycles pour piano (par ex. Les roses et les épines) ainsi que deux extraordinaires œuvres de musique de chambre, un trio et un quintette avec piano. Il passa une partie de sa vie en Belgique, comme professeur de piano au Conservatoire royal de musique de Bruxelles. Un autre célèbre enseignant du Conservatoire fut le violoniste Henryk Wieniawski, qui y succéda à Henri Vieuxtemps, et qui eut pour élève Eugène Ysaÿe. Compte tenu de la situation politique en Pologne, des compositeurs tels que Stanisław Moniuszko se cantonnèrent à présenter des œuvres destinées à ravigorer les cœurs. Sa création, fortement influencée par la tradition musicale de son pays, au point de s’ériger un moment en symbole de la « polonité », influença très fortement la musique polonaise, surtout dans le domaine du chant et de l’opéra. La génération qui suivit, celle de Zygmunt Noskowski, de Władysław Żeleński, et de Ignacy Jan Paderewski, nés au milieu du siècle, donna des œuvres symphoniques de grande valeur qui restent cependant encore à découvrir hors des frontières de la Pologne. On peut dire la même chose des les sublimes et ténébreux poèmes de Mieczysław Karłowicz, grand compositeur de musique symphonique et lyrique, et l'un des tout premiers alpinistes de l'histoire. C'est pourtant Karol Szymanowski qui ouvrit la voie aux grandes compositions originales et individuelles de la musique polonaise du XXe siècle. Son érudition, il la dut aux vives discussions philosophiques,


littéraires et musicales qui se tenaient dans son domaine familial de Tymoszówka où se réunissaient des artistes et des intellectuels tels que le violoniste Paweł Kochański, le pianiste Artur Rubinstein et le poète Jarosław Iwaszkiewicz. Avant la Première Guerre mondiale, Szymanowski voyagea dans le nord de l'Afrique, en Grèce et en Sicile, il s'intéressa alors autant à la musique polonaise populaire, surtout à la plus archaïque (Chants de Kurpie), et à la musique des montagnards des Tatras qu'au nouveaux courants représentés par Debussy, Scriabine et Strauss, puis plus tard à Igor Stravinsky. Sa musique n'est pas un collage de citations, mais bien une incarnation artistique de l’esprit du temps, elle était une sorte d’hybride individualisé d'expressionisme, d'impressionnisme et de musique populaire. Lorsque la Pologne recouvrit son indépendance en 1918, Szymanowski s'attela à créer une éducation musicale moderne dans son pays ; en 1927, il fut nommé directeur du Conservatoire de Varsovie, puis recteur quelques années plus tard. Fasciné par la nouvelle musique française, il envoyait ses étudiants à Paris, notamment chez Nadia Boulanger, qui eut notamment pour élève Stefan Kisielewski ainsi que la meilleure représentante polonaise de ce courant, Grażyna Bacewicz. Après la Deuxième Guerre mondiale, la doctrine culturelle en vigueur, le réalisme socialiste, enraya le développement des nouveaux courants artistiques et affaiblit fortement les possibilités de transformations dans le domaine de la musique en Pologne comme partout dans le « Bloc de l'Est ». L’idée d’une musique faite pour le peuple domina la création polonaise de la fin des années 1940 jusqu'à la mort de Staline. A partir de 1956, lorsque commença ce que l'on a appelé le « dégel », le milieu polonais de la composition musicale se mit à créer une œuvre sans précédent que l'on ne rencontre dans aucun autre pays du bloc soviétique. Cet épanouissement est dû à un groupe de jeunes compositeurs curieux du monde extérieur et des tendances nouvelles qui parvenaient en Pologne depuis l'autre côté du rideau de fer. Ce groupe décida d'organiser un festival international de musique contemporaine durant lequel pourraient être présentées les nouveautés venues de


l'Ouest. C'est ainsi que vit le jour le plus important festival d'Europe centrale et orientale : le Warszawska Jesień. A la base de cet événement, on peut citer Jan Krenz, Kazimierz Serocki et Tadeusz Baird. A la Radio Polonaise fut également organisé un « Studio de musique expérimentale » sur le modèle de ce que faisaient alors d'autres institutions, notamment à Cologne ou à Milan. C'est ainsi que la Pologne put elle aussi se hisser au premier rang de la musique avant-gardiste européenne contemporaine. Sur la vague de la nouveauté tant désirée dans les années 1960, des compositeurs polonais de différentes générations adaptèrent de manière créative et individuelle les idées d'avant-garde venues d'Occident. Witold Lutosławski s'inspira des idées de John Cage et, tout en revivifiant la partition classique, donna aux musiciens la liberté de créer tant le rythme que les mélodies pointillistes (hauteurs des tons). Cette méthode appelée « aléatorisme contrôlé » a également été intégrée par Witold Szalonek qui l'expérimenta de manière polyphonique sur des instruments à vent, surtout sur le hautbois, créant ainsi un catalogue de sons nouveaux pour cet instrument. Roman Haubenstock-Ramati et Kazimierz Serocki adaptèrent à leur musique des idées tirées des arts visuels, notamment des sculptures mobiles d'Alexander Calder. Le jeune et dynamique Krzysztof Penderecki renversa complètement la tradition orchestrale. Au début des années 1960, il s'intéressa surtout aux instruments à cordes et aux percussions en se servant d'eux de manière absolument neuve. Ce nouvel arsenal de moyens articulatoires rénova complètement la phonosphère orchestrale. La musique polonaise a une place très importante dans l'histoire de l'avant-garde d'après-guerre car elle est originale, colorée et diversifiée, mais malheureusement peu présente dans la conscience des historiens de l'avant-garde en Europe de l'Ouest. Les années 1960 furent également en Pologne le moment de la cristallisation de brillantes individualités dont le caractère avant-gardiste n’était pas la caractéristique principale. Henryk Mikołaj Górecki composa ainsi une musique dont la formidable force expressive naît de la simplicité et de la répétition méditée. Le style de Górecki est une transformation créative des chants religieux populaires


(Troisième symphonie « des chants plaintifs ») et de la manière dont est exécutée la musique montagnarde (ses Quatuors à cordes). Tomasz Sikorski basait quant à lui ses compositions sur des accords créant une atmosphère sonore à la fois subtile, résonnante et expressive. Parmi les compositeurs contemporains, le nom de Paweł Szymański tient une place importante. Cette forte personnalité musicale utilise le contrepoint de manière originale, ses compositions sont l'unique exemple de l’association du courant appelé la New complexity à un désir d'esthétisation. Paweł Mykietyn mérite une attention toute particulière en ce qu’il crée des collage multicouches en se servant autant de l'ordre des microtons que du système de température des sons, de citations de musique ancienne ainsi que des nouvelles technologies ; ces dernières années, il adapte également à sa création la musique électronique et même de la pop. Wojciech Ziemowit Zych, qui appréhende quant à lui l'espace, et le spectralisme, de manière très personnelle, se concentre surtout sur les nouvelles possibilités laissées aux instruments classiques, se détournant ainsi complètement des nouveaux médias. Au contraire d'Aleksandra Gryka, qui s'inspire des conceptions futuriques des nouveaux médias. Sont également à mentionner Sławomir Kupczak et Paweł Hendrich, les plus jeunes des compositeurs polonais de renom. Le premier expérimente dans le domaine des enregistrements live ; le second fait perdurer la conception moderniste de l'utilisation des découvertes scientifiques au bénéfice de la musique. C’est ce spectre chronologique s’étendant sur deux siècles que les Concertinis consacrés à la musique polonaise exploreront durant cette saison 2011-2012, laissant à entendre à un public belge des compositions éminemment inscrites dans le patrimoine européen. Et trop peu présentées hors de Pologne. Ce tour d’horizon, malheureusement trop étroit, éveillera nous l’espérons, un appétit grandissant pour cette musique contemporaine venue de ce côté de l’Europe.


Quelques noms.

Grażyna Bacewicz (1909-1969). Violoniste, compositrice de musique néo-classique, elle étudia la composition avec Kazimierz Sikorski à Varsovie et avec Nadia Boulanger

à

Paris.

A

partir

de

1956,

enrichit

le

style

néo-classique

d'expérimentations avant-gardistes, notamment dans le domaine de la couleur et des harmonies. Elle composa surtout pour instruments à cordes. Ses compositions furent primées deux fois en Belgique, notamment au Concours Reine Elisabeth.

Józef Elsner (1769-1854). Violoniste, compositeur de musique de style classique, pédagogue et organisateur de la vie musicale à Lviv et à Varsovie, il fut le maître de Frédéric Chopin. Il reste à l’épreuve du temps l'une des plus importantes personnalités de la musique polonaise de la première moitié du XIXe siècle.

Mieczysław Karłowicz (1876-1909). Violoniste et compositeur de style postromantique, il était également alpiniste. Il trouva la mort tragiquement sous une avalanche. Conformément a l’esprit de son temps, il étudia la musique à Varsovie, Prague, Dresde, Heidelberg et Berlin. On lui doit des poèmes symphoniques ainsi que des chants et de la musique inspirée de l'atmosphère fin du siècle.

Maciej Małecki (né en 1940). Pianiste et compositeur foisonnant, on lui doit des chansons, de la musique de théâtre et de film, de la musique concertante, de chambre et symphonique, des comédies musicales, des opéras, des opérettes et des musiques de ballet.

Robert Muczyński (1929-2010). Compositeur américain d'origine polonaise.


Paweł Mykietyn (né en 1971). Clarinettiste et compositeur, fondateur du groupe de musique nouvelle Nonstrom dans les années 1990 (joue de la clarinette, du piano, du violocelle et du tuba), il est actuellement le collaborateur musical attitré de Krzysztof Warlikowski. Ses compositions utilisent tant le système des microtons les possibilités laissées par les médias électroniques et visuels.

Krzysztof Penderecki (né en 1933). Pionnier de l'avant-garde polonaise de l'aprèsguerre dans le domaine de l'électroacoustique, il doit également sa renommée à ses recherches sur les nouvelles sonorités des instruments à cordes. Ses compositions tardives renouent avec la tradition post-romantique.

Karol Szymanowski (1882-1937). Compositeur polonais le plus célèbre de la première moitié du XXe siècle, il allie les expériences instrumentales des impressionnistes français et sa fascination pour l'Orient, l'expressionnisme de l'école allemande et des innovations dans le domaine du jeu, les archaïsmes du folklore et une nouveauté érudite.

Aleksander Tansman (1897-1986). Pianiste et compositeur, il passa la plus grande partie de sa vie à Paris. Premier néo-classique polonais, il adapta le jazz à sa musique et fut l'un des premiers compositeurs polonais à composer pour la guitare.

Mieczysław Weinberg (1919-1996). Pianiste et compositeur, il étudia au Conservatoire de Varsovie avant la Deuxième Guerre mondiale avant de se rendre en Union soviétique. Il est connu pour avoir composé la musique du film de Mikhaïl Kalatozov intitulé « Quand passent les cigognes ». On lui doit également une riche musique instrumentale constituée de symphonies, de quatuors, de sonates et d'opéras.


Juliusz Zarębski (1854-1885). Pianiste et compositeur, cet élève de Franz Liszt fit ses études à Vienne et à Saint-Pétersbourg. Professeur de piano au Conservatoire royal de musique de Bruxelles, il composa surtout de la musique romantique pour piano.

L’auteur. Ewa Szczcińska, Musicologue, critique musicale et journaliste de radio spécialiste de la musique contemporaine, elle collabore avec des périodiques polonais consacrés à la musique et à la culture (Tygodnik Powszechny, Dwutygodnik.com, Glissando, Ruch Muzyczny) .


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