Ingarden, par o malherbe (2)

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Roman Ingarden par Olivier Malherbe (ULB)


Olivier Malherbe est doctorant en philosophie attaché au Laboratoire de Phénoménologie et d’Herméneutique de l’Université Libre de Bruxelles (ULB)

1 | Biographie

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oman Witold Ingarden est né à Cracovie le 5 février 1893.1 Après des études de mathématiques à Lvov, il part en 1912 étudier la philosophie en Allemagne, à Göttingen, auprès de Edmund Husserl, considéré comme le fondateur de la phénoménologie. La phénoménologie se conçoit comme

une philosophie rigoureuse, qui prend comme principe fondamental l’attention portée aux phénomènes qui apparaissent à la conscience, sans rien présupposer de leur existence. Il s’agit donc d’une tentative d’en revenir à l’expérience vécue par l’homme, sans disqualifier d’emblée certaines portions de cette expérience par des préjugés. A travers l’observation des phénomènes, le phénoménologue tente de décrire l’essence de ceux-ci. Ingarden deviendra rapidement membre de ce qui sera appelé le « Cercle de Göttingen », un groupe de phénoménologues, disciples de la première heure de Husserl, dont Ingarden suit avec passion les séminaires, en large partie consacrés à l’ouvrage fondamental du professeur, les Recherches Logiques. Ingarden noue rapidement une amitié proche avec Husserl, qui le tient en très haute estime. En 1918, Ingarden défend sa thèse de doctorat, « Intuition et intellect chez Henri Bergson », sous la direction de son maître.2 Il rentre ensuite en Pologne où il devient professeur de philosophie et mathématiques dans un lycée, tout en préparant sa thèse d’habilitation qui sera publiée en 1925 sous le titre Essentiale Fragen. Il est alors engagé par l’université Jan Kazimierz de Lvov, d’abord comme Privatdozent (1927), puis comme professeur (1933). Les années 1930 sont particulièrement fécondes pour Ingarden puisqu’il y publie en allemand ce qui deviendra son ouvrage le plus célèbre : L’œuvre d’art littéraire (1931). Il publie également, cette fois en polonais, La connaissance de l’œuvre d’art littéraire en 1936 et écrit l’essentiel d’un troisième

livre d’esthétique – consacré à

divers arts : musique, peinture, architecture, etc. – qui ne sera publié que bien des années plus tard. Ce sera L’ontologie de l’œuvre d’art (1962). Parallèlement à ses travaux, il garde une correspondance régulière avec Husserl jusqu’à la mort de celui-ci en 1938.

1 | Je me base principalement, pour cette biographie d’Ingarden, sur MITSCHERLING J., Roman Ingarden’s Ontology and Aesthetics, Ottawa, University of Ottawa Press, 1997, pp. 9-23, LIMIDOHEULOT P., « Phénoménologie et ontologie chez Roman Ingarden », in INGARDEN R., La controverse Idéalisme-Réalisme, trad. fr., présentation et notes par Patricia Limido-Heulot, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2001, pp. 14 et s., THOMASSON A., « Roman Ingarden », The Stanford Encyclopaedia of Philosophy (Spring 2004 Edition), [en ligne], disponible sur <http:/ plato.stanford.edu/archives/spr2004/entries/ ingarden/>, VAN BREDA, H., « In memoriam Roman Ingarden », Revue Philosophique de Louvain, 1970, vol. 68, pp. 423-426. 2 | Si l’on en croit Ingarden, il aurait lui-même introduit Husserl à la lecture de Bergson.


La Seconde Guerre mondiale provoque la fermeture de l’université et Ingarden sera contraint de continuer à enseigner en secret. Confronté à la destruction de son pays, Ingarden travaille d’arrache-pied à l’écriture de ce qui sera son opus magnum : La controverse sur l’existence du monde (Spór o istnienie świata) dont les deux premiers volumes paraîtront en 1947 et 1948. Il conçoit ce livre comme un acte de résistance intellectuelle, une attestation de l’importance et de la grandeur de la culture polonaise, et c’est pourquoi il l’écrit dans sa langue maternelle. Après la guerre, Ingarden ne publiera plus en allemand pendant plus de quinze ans. Cette décision aura une importance considérable sur sa réception en Occident puisque seule L’œuvre d’art littéraire sera étudiée et connue pendant plusieurs dizaines d’années.3 En 1945, il obtient un poste à l’Université jagellonne de Cracovie mais il est interdit d’enseignement en 1949 pour son « idéalisme », et ce jusqu’à la déstalinisation de la Pologne, en 1957. Pendant ce temps, Ingarden continue ses recherches et en profite pour traduire en polonais la Critique de la Raison pure de Kant (publiée en 1957), traduction qui sera saluée pour sa grande qualité. Après la levée de l’interdiction, il reprend son poste à l’université de Cracovie où il enseignera jusqu’à sa retraite en 1963. Jusqu’à sa mort soudaine le 14 juin 1970, Ingarden continue à travailler et publie encore de nombreux ouvrages, aussi bien en esthétique (Expérience, œuvre d’art et valeur, 1969) qu’en éthique (De la responsabilité, ses fondements ontiques, 1970). Il est enterré à Cracovie le 19 juin. C’est un certain Karol Wojtyła – alors cardinal – qui célèbre le service religieux.

2| Lignes de force de la

philosophie ingadénienne

D

urant longtemps, Ingarden a principalement été connu pour ses travaux esthétiques, principalement sur l’œuvre d’art littéraire. En effet, comme nous l’avons indiqué, sa décision d’écrire en polonais à partir de la Seconde Guerre mondiale, couplée à la séparation de l’Europe entre Est et Ouest,

aura eu un impact décisif sur la réception de son œuvre dans nos régions en limitant drastiquement le corpus accessible.

3 | On le voit très bien, par exemple, dans l’ouvrage Phénoménologie de l’expérience esthétique de Mikel Dufrenne publié en 1953. L’auteur passe de longues pages à discuter des théories d’Ingarden, mais en se basant uniquement sur L’œuvre d’art littéraire.


Ingarden conçoit l’œuvre d’art littéraire comme un objet intentionnel, c’est-à-dire un objet créé par la conscience. Ce mode d’être particulier explique certaines caractéristiques de l’œuvre d’art littéraire, comme par exemple son incomplétude : alors que les objets du monde réel sont complets, déterminés sous tous rapports, le monde figuré de l’œuvre littéraire est « troué », rempli de lieux d’indétermination puisque tout ce qui n’est pas spécifiquement posé dans l’histoire n’existe pas (si un livre nous parle d’un personnage sans, par exemple, nous préciser sa taille ou sa couleur de cheveux, ces caractéristiques ne seront pas simplement inconnues mais bien indéterminées). Cette incomplétude de l’objet intentionnel est due aux limites de notre conscience, bien incapable de créer et de se représenter un objet aussi complet qu’un objet réel. L’œuvre d’art littéraire est composée, en tant qu’objet intentionnel, de quatre strates et fondée dans un assemblage de mots. Les mots, composés de deux strates (une strate pour leur son et une pour leur sens), s’assemblent en phrases puis en texte pour projeter la strate des objets figurés, qui comprend l’ensemble du monde figuré par telle ou telle histoire. Enfin, une dernière strate, celle des aspects tenus prêts, détermine la manière dont ces objets sont « présentés » (sous quel angle, par exemple, un personnage voit tel ou tel bâtiment). Il revient ensuite au lecteur de « concrétiser », via le processus de lecture, l’œuvre littéraire : en lisant les mots, en nouant les unités-de-sens entre elles, il va pouvoir reconstituer le monde figuré et actualiser les différentes valeurs esthétiques portées par le texte (que cela soit au niveau des sonorités, des sens ou des objets figurés) pour pouvoir faire l’expérience de la valeur esthétique globale du texte et des qualités métaphysiques, telles le tragique, le sublime, etc. que renferme l’œuvre. Cependant, lorsqu’on regarde la philosophie d’Ingarden dans son ensemble, son centre de gravitation se révèle être bien différent. En effet, peu après son arrivée à Göttingen, Ingarden est entrainé dans l’agitation qui entoure la parution d’un nouveau livre de Husserl, les Ideen I (Idées directrices pour une phénoménologie I). Il semble en effet aux disciples de Husserl que ce nouvel ouvrage abandonne le réalisme des Recherches Logiques au profit d’un idéalisme condamnable. Cette controverse entre réalisme et idéalisme tourne en fait autour du statut qu’il faut accorder aux essences et aux choses réelles qui sont explorées et décrites par le phénoménologue : sont-elles – hypothèse réaliste – simplement décrites ou sont-elles plutôt – hypothèse idéaliste des Ideen I – constituées par la conscience elle-même ? Cette réduction « transcendantale » opérée par Husserl « pose problème aux disciples des premières années, en ce que cette opération est vue comme une tentative de réduire le monde réel extérieur à une donnée immanente de la conscience, mettant en péril non seulement l’existence du monde mais encore le statut


objectif transcendant des idéalités ».4 Cette controverse occupera Ingarden pendant toute sa vie et il deviendra un fervent défenseur de l’hypothèse réaliste. Dès 1918, il écrit une lettre à Husserl où il indique son adhésion au réalisme.5 De même, ses travaux sur l’esthétique et les œuvres d’art sont, à la base, une manière de contrer l’idéalisme husserlien. Ainsi, son travail sur l’œuvre d’art littéraire a pour but avoué de décrire la structure et le mode d’être d’un objet constitué par la conscience (l’œuvre littéraire) et de montrer que cette structure et ce mode d’être sont totalement différents de ceux des objets du monde réel, ce qui serait un indice que le monde réel – contrairement à l’œuvre littéraire – n’est pas constitué par la conscience.6 L’œuvre majeure d’Ingarden porte un nom des plus évocateurs : La controverse sur l’existence du monde ; dans cet ouvrage, Ingarden crée une véritable somme ontologique, analysant les différents modes d’être (réel, intentionnel, idéal, absolu), la forme des différents types d’objets (forme des objets singuliers, des objets intentionnels, des relations, des idées, etc.) afin de tenter de résoudre le problème qui l’occupait depuis tant d’années.7 Cependant, les études d’Ingarden en esthétique et ontologie ne peuvent, de par leur richesse foisonnante, être uniquement considérées comme des simples étapes de la résolution du problème idéalisme-réalisme. Elles gardent, même extraites de ce problème, un intérêt et une pertinence qui expliquent la redécouverte actuelle de ce philosophe longtemps peu étudié. Une troisième ligne de force apparaît en filigrane dans l’œuvre d’Ingarden, beaucoup moins évidente que les deux premières : celle de la question de l’homme. Parallèlement à ses grands textes d’esthétique ou d’ontologie, Ingarden s’est intéressé durant toute sa vie à la question de la nature humaine. Il avait d’ailleurs initialement projeté de consacrer son doctorat à la question de l’essence de la personne8 avant que la longueur de la tâche ne l’en dissuade. Ensuite, Ingarden publie périodiquement de courts textes consacrés à la place de l’homme et ses rapports à la nature et à la culture.9 Il développe également une théorie des valeurs et s’intéresse à la question des valeurs morales et de la responsabilité. Il déploie à cet égard une théorie des valeurs dite « matérielle » puisqu’il considère que la valeur s’ancre dans les choses ou les situations mêmes et qu’on ne peut considérer

4 | LIMIDO-HEULOT P., « Phénoménologie et ontologie chez Roman Ingarden », art. cit., p. 23. 5 | « Je ne peux moi-même me résoudre à approuver cet idéalisme. Je ne peux renoncer à l’hétérogénéité d’essence entre la conscience et la réalité (et plus généralement l’être). », INGARDEN R., «Lettre à Husserl sur la 6e Recherche logique et l’idéalisme », in INGARDEN R., La controverse Idéalisme-Réalisme, op. cit., p. 154. 6 | INGARDEN R., L’œuvre d’art littéraire, trad. fr. Philibert Secretan et al., Lausanne, L’Age d’Homme, 1983, Préface, p. 8. 7 | Ingarden ne le résoudra cependant jamais. Le volume II de la Controverse s’achève en annonçant la nécessité d’analyses supplémentaires, consacrées à l’ontologie matérielle, qu’Ingarden n’achèvera pas. Il est d’ailleurs probable que son approche du problème ait partiellement changé après la publication des deux premiers volumes. 8 | LIMIDO-HEULOT P., « Phénoménologie et ontologie chez Roman Ingarden », art. cit., p. 15. 9 | Ces textes ont notamment été rassemblés dans INGARDEN R., Man and Value, trad. ang. Arthur Szylewicz, München, Philosophia Verlag, 1983.


que toutes les valeurs seraient simplement « imposées » sur telle ou telle chose par notre conscience.10 Ainsi, Ingarden se pose, en tout cas en ce qui concerne les valeurs esthétiques et morales, comme un adversaire du relativisme. Sa conception de l’homme fait de celui-ci avant tout un être de culture, placé au cœur d’un paradoxe fécond : d’une part, l’homme dépasse la nature en créant ce monde nouveau qu’est le monde de la culture, un monde dans lequel il peut commercer avec des valeurs esthétiques et morales et enrichir son existence, un monde qui lui semble parfois plus vrai que le monde réel mais, d’autre part, ce monde n’est pourtant qu’un monde intentionnel, créé par la conscience et dépendant d’elle : jamais Mme Bovary ne fera autre chose que ce qu’a décidé Flaubert. Ce dépassement et cet enrichissement se font donc au prix d’une dépendance ontologique de nos créations à leurs créateurs.

3 | On le voit très bien, par exemple, dans l’ouvrage Phénoménologie de l’expérience esthétique de Mikel Dufrenne publié en 1953. L’auteur passe de longues pages à discuter des théories d’Ingarden, mais en se basant uniquement sur L’œuvre d’art littéraire.

3| BrÈve bibliographie > INGARDEN R., De la responsabilité, ses fondements ontiques, trad. fr. Philibert Secrétan, Paris, L’Harmattan, 1997. > INGARDEN R., Der Streit um die Existenz der Welt, I. Existentialontologie, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1964. > INGARDEN R., Der Streit um die Existenz der Welt, II/1 Formalontologie, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1965. > INGARDEN R., Der Streit um die Existenz der Welt, II/2 Formalontologie, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1965. > INGARDEN R., Esthétique et ontologie de l’œuvre d’art, choix de textes 1937-1969, trad. fr., présentation et notes par Patricia Limido-Heulot, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2011. > INGARDEN R., La controverse Idéalisme-Réalisme, trad. fr., présentation et notes par Patricia Limido-Heulot, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2001. > INGARDEN R., L’œuvre d’art littéraire, trad. fr. Philibert Secretan et al., Lausanne, L’Age d’Homme, 1983. > INGARDEN R., Man and Value, trad. ang. Arthur Szylewicz, München, Philosophia Verlag, 1983. > INGARDEN R., Ontology of the Work of Art, trad. ang. Raymond Meyer et John T. Goldthwait, Athens, Ohio University Press, 1989. > INGARDEN R., The Cognition of the Literary Work of Art, trad. ang. Ruth A. Crowley et Kenneth R. Olson, Evanston, Northwestern University Press, 1973.


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