Traductions inédites d’extraits de romans de Grażyna Plebanek (traduction : Cécile Bocianowski)

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traductions inédites d’extraits de romans de

Grażyna Plebanek par Cécile Bocianowski (ULB)

ULB Institut Polonais—Service Culturel de l’Ambassade de la Republique de Pologne à Bruxelles Instytut Książki (Cracovie)


extraits traduits par

Cécile Bocianowski

et tirés de :

Pudełko ze szpilkami, Varsovie, W.A.B., 2006 Dziewczyny z Portofino, Varsovie, W.A.B., 2005 III. Przystupa, Varsovie, W.A.B., 2007 IV. Nielegalne związki, Varsovie, W.A.B., 2010 V. Bokserka, Varsovie, W.A.B., 2014.

I. II.

lus en présence de l’auteur lors de la seconde sessions des Rencontres centre-européennes, organisées le 29 avril 2014 à l’Université

Libre de Bruxelles (ULB)

par la section

Langues et Littératures Modernes, orientation Slaves

suivis d’un entretien de

Dorota Walczak,Responsable

Grażyna Plebanek

avec

de la Chaire de Polonais (section

Langues et Littératures Modernes, orientation Slaves), de l’ULB

Traductions réalisées avec le concours de l’Institut

du Livre

de Cracovie (www.instytutksiazki.pl)

Retrouvez

Grażyna Plebanek

sur son site :

www.grazynaplebanek.pl


I. La boîte à épingles

1

Je ne sais pas à quelle heure l’urine devient matinale. J’y ai réfléchi jusqu’à 6h54, j’ai fini par me lever, j’ai déballé le test de grossesse, j’ai lu le mode d’emploi et je me suis appuyée sur le bord froid du lavabo. À 7h00, j’ai baissé mon pantalon de pyjama et me suis accroupie au-dessus des toilettes. Le bâtonnet mouillé d’urine devait montrer quelque chose dans dix minutes. Il suffisait seulement d’attendre dix minutes. Dix grandes minutes. Les dix maudites minutes les plus longues de ma vie... On peut bien-sûr faire quelque chose d’utile, en dix minutes. Faire de la gym ou fumer (si on n’a pas fumé tout son paquet pendant la nuit), ou presser des oranges et boire quelques gorgées de jus frais, ou bien rester assise, les genoux entourés de ses bras d’un froid cadavérique et surveiller les symptômes de paralysie nerveuse approcher en silence. Première minute : la langue est sèche comme une bûche. Deuxième minute : halètement rappelant l’essoufflement. Troisième minute : raidissement des mains. (...) Minute dix : vérifier le test. Minute dix et demi : test positif.

2. J’ai fui à la maison. Je ne sais pas pourquoi, puisque si je reste enceinte pendant les huit prochains mois, ma famille s’en rendra bien compte, et si j’y renonce, mieux vaut qu’ils ne le sachent pas. Renoncer à être enceinte. Parfait. Démissionner de sa grossesse. Comme c’est mâture ! Se transférer à un poste sans grossesse. Un paquet de possibilités. Envoyer un préavis de démission de grossesse. C’est une solution. Mais à qui ?

3. Ange de Dieu... c’est la prière de ceux qui sont apeurés. Toutes les fois que j’avais peur, je joignais les mains pour la prière, je baissais les paupières et je la récitais tout d’un trait, n’écoutant pas les mots, m’enivrant du seul rythme de mon murmure passionné. Un murmure magique, qui faisait des miracles. J’arrêtais d’avoir peur. Quand il faisait nuit noire, dans mon lit, je pleurais à genoux l’œil perdu d’une peluche, un zéro en chimie, mes cheveux bousillés par un coiffeur fou. Ange de Dieu... il est sorti de mes souvenirs, seyant à l’église comme un tablier à une vache. Je ne savais pas prier dans la foule. Debout près de ma grand-mère qui tournait discrètement sa tête coiffée d’un chapeau au rebord gris foncé, je me rappelais ma prière enfantine. Allongée plus tard sur un lit de camp, je m’emmitouflais en elle comme dans une couverture. Je retournais ces mots frêles, écoutant attentivement leur bruissement. Peut-être que ce chuchotement sans voix nous enchantera, moi, mon homme et notre enfant.


II. Les Filles de Portofino

L

orsque Hanka s’arrêta sur le seuil de la petite salle de catéchisme, elle eut envie de se boucher les oreilles. Personne ne parlait normalement, tous criaient à qui mieux mieux et se bousculaient entre les bancs inconfortables. Lorsque le prêtre entra, ils l’entourèrent et déversèrent des torrents de paroles. Ils répétaient ce qu’avait dit Lénine sur Mickiewicz et sa famille : « Ils ont quitté la Pologne pour toujours. Ils ont trahi. » – Est-ce une trahison ? demandaient-ils. Cette émigration, c’est une fuite ? Une trahison ?! Le prêtre les regarda en silence et joint les mains sur son ventre. De la voix qu’ils connaissaient des sermons, il leur parla d’un « geste conscient de refus de participer à la réalité du pays ». – Mais est-ce une trahison ? s’énervaient-ils. Il leur conseilla de voir dans ce geste sa « dimension symbolique ». Puis il sourit et ajouta : « Un geste annonçant l’approche d’un état presque fiévreux, si ce n’est la fièvre elle-même. » Ils se calmèrent, mais l’instant d’après, le chahut reprit de plus belle, et les disputes à propos de la trahison et du refus prirent un caractère plus coriace. Hanka les écoutait avec attention et en silence. Elle ne comptait prendre aucun parti, ni s’employer à faire de Mickiewicz le symbole de la trahison ou de la lutte, car tout d’un coup une autre chose lui était venu à l’esprit. Même s’ils se disputaient tous, ils s’entendaient sur une chose : « la réalité est honteuse ». Ici, dans cette petite salle étouffante, personne n’en doutait, ici tout était clair. Elle regarda tous ces visages enfiévrés et sentit des fourmillements sur son crâne. Le double monde qu’elle construisait à grand’ peine s’écroulait avec fracas. Les phrases de la presse officielle et les fragments d’articles copiés tournoyèrent dans sa tête, les arguments de son père et du prêtre se heurtèrent comme des blocs de glace. Elle saisit le bord du banc. Elle devait se définir ; ici et maintenant. Il ne s’agissait pas de « qui n’est pas avec nous est contre nous » mais de son propre intérieur, dans lequel les déchets des autres occupaient tant de place. Elle se leva et regarda la foule enfiévrée. – Ce n’est pas si facile ! cria-t-elle. Pour la première fois depuis le début du catéchisme, un silence tomba sur la salle. Ils l’écoutaient, elle pouvait enfin parler. – Vous pensez que c’est aussi simple ? Vous pensez que tout est si mauvais en Pologne ? – Et qu’ont fait de bien les communistes ?! cria un garçon maigre près du mur. – Ne serait-ce que les écoles, rétorqua-t-elle. – Les écoles existaient avant la guerre ! – Mais pas pour tous.


– Je crois que c’est pas plus mal, dit-il en haussant les épaules. Chacun son travail. Les uns construisent des ponts, les autres gardent les vaches. – Mais moi je ne veux pas garder les vaches ! Hanka éleva la voix. Je veux étudier et... – Et qui gardera les vaches ? interrompit-il. – Ceux qui ne veulent pas étudier ! Le prêtre se leva et éleva la main en un geste apaisant. – D’un côté tu as raison : tout n’est pas aussi simple. Je dirais même plus : c’est difficile, bien trop difficile. Tu en sais et tu en as vu trop peu pour pouvoir prendre la parole dans cette discussion. – J’en ai vu autant que lui ! Et peut-être même plus ! Elle pointa du doigt le garçon maigre. – Tu sais donc sûrement que ce ne sont pas seulement les communistes qui assurent la formation des personnes des couches sociales les plus pauvres. L’Eglise s’en occupe depuis des siècles. – Mais... – Mais quoi ?! Tu pourras toujours devenir nonne, quand t’auras fini d’être communiste, pas vrai ?! cria quelqu’un du dernier rang. Le prêtre souleva de nouveau la main, mais le rire se répandait déjà dans la petite salle, s’étendant à tous les rangs. « Communiste, communiste !... » Elle regarda les visages qui l’entouraient. Il n’y avait pas de meneur, tous la réprouvaient. – Com-mu-niste ! Com-mu-niste !! COM-MU-NISTE !!!...


III. Les liaisons illégales

L

es personnes qui se tenaient en petits groupes au centre de la pièce portaient des costumes et des tailleurs, certains des jeans, mais Jonathan sentait pourtant que quelque chose n’allait pas avec leur côté décontracté. Il allait faire part de sa remarque à Megi qui s’était approchée de lui un verre à la main, mais il n’en eut pas le temps car elle le prit par le bras et l’attira vers le petit groupe le plus proche. – Voici mon mari, Jonathan, le présenta-t-elle. – Enchanté... Jonathan serra la main d’un homme mince. – C’est Ian, il s’occupe des contacts avec le Parlement Européen dans un syndicat. – Enchanté... – Voici mon mari, Jonathan. Jonathan, je te présente Peter qui est porte-parole au secteur... – Ah... – Je m’appelle Megi, voici mon mari Jonathan. Nous vivons à Bruxelles depuis plus d’un mois. Non, nous n’avons pas encore vu l’Atomium. Jonathan ? Tu connais Margit ? C’est l’adjointe du porte-parole au secteur... – Au secteur ? – Auprès de la Commission Européenne. – À la Commission Européenne. – Pour la Commission... – Excusez-moi un instant, j’ai un téléphone urgent. En reculant, Jonathan porta sa main à la poche de sa veste. Il s’appuya à la table des amuse-bouches. Il avait pris un coup de massue mondain. Un appartement privé et un serveur, des gens en jeans, mais raides sur leurs pattes, un hôte à la poigne de poisson et une hôtesse ressemblant à une sœur de Cendrillon. S’amusaient-ils, ici, ou travaillaient-ils? Il attrapa une carotte et la croqua vite. – Tu n’es pas de la Commission ? La question sonna comme une affirmation. Une fille qu’il ne connaissait pas se tenait près de lui. – Ça saute donc aux yeux, soupira-t-il. Elle sourit et lui tendit la main. – Andrea. Bien longtemps après, il remarqua qu’elle avait les mains différentes du reste du corps, larges, comme plus vieilles, ce qu’elle dissimulait sous une soigneuse manucure. Mais ce jour-là, il n’y fit pas attention, car Andrea émergeait tout juste de l’écume de l’inconnu. Grande et mince, elle se retourna pour prendre une tartine. Elle avait de petites fesses rondes, si bien que l’envie lui prit de les toucher.


– Et ne t’en fais pas à cause de ces gens. Elle sourit en désignant le cercle humain flottant. Regarde, la couche extérieure, ce sont des stagiaires... Jonathan regarda les vingtenaires aux visages tournés vers l’intérieur du cercle. – ...ceux qui sont plus près du centre, ce sont des fonctionnaires haut placés. Tu vois le chauve à droite ? – Avec le crâne en forme d’obus ? – Il lorgne sur le poste de conseiller du ministre. Quant au gros avec sa touffe de cheveux, il est à l’affût de la place encore chaude d’un collègue promu dans un autre département. – Et celui que tout le monde regarde ? demanda Jonathan, en désignant le centre du cercle où se tenait un homme grand, mince et aux cheveux gris. On sentait à distance le charisme qu’il dégageait. – C’est le chef de cabinet du commissaire à la justice, la liberté et la sécurité, sourit Andrea. – C’est leur chef à tous ? Jonathan se perdait. – C’est leur dieu. Le cercle commençait à se mélanger, le chef de cabinet du commissaire se retirait, serrant les mains qui se tendaient vers lui pour prendre congé. Andrea jeta un coup d’œil à sa montre. – Enchantée d’avoir fait ta connaissance, dit-elle. Jonathan sentit en lui un déchirement inattendu, une voix enfantine qui criait : « je veux ! » Peut-être était-ce dû à l’accent suédois dont les traces affleuraient dans son anglais presque parfait ? – Qu’est-ce que tu fais dans la vie ? lança-t-il désespérément. – Je travaille pour la télévision suédoise. Et toi ? – J’écris. – Des articles ? – Des livres. – Oooh ! Jonathan enfonça ses mains dans ses poches. Il adorait ce genre de réactions. Il savait d’expérience qu’il fallait bien en profiter, parce que d’ordinaire elles en précédaient d’autres, moins désirées, qu’inaugurait la question : – Et qu’écris-tu ? – Des contes. Il supportait vaillamment la phase du « visage décontenancé », d’habitude, mais cette fois il ajouta avec assurance : – J’ai récemment reçu une proposition pour diriger un cours d’écriture créative à Bruxelles.


– Oooh ! – Mais je devrais peut-être demander un poste à la Commission, pour des raisons financières... – Ce cours a l’air plus intéressant. – Tu ne voudrais pas savoir combien ils payent. – Tu ne voudrais pas faire ce que tu n’aimes pas. Il posa les yeux sur elle et vit un peu plus d’Andrea : des cheveux châtains et des lèvres parfaitement dessinées.


IV. Przystupa

L

e dimanche avant les fêtes, Przystupa sortit de nouveau de son trou, cette fois vers la ville. Après la messe, les Hyra la déposèrent dans le centre commercial situé de l’autre côté du lac et se rendirent à Luśka. Emmitouflée jusqu’aux oreilles, Brigitte lui avait fait signe de la voiture, soulevant avec peine sa petite main vers la vitre dans laquelle se reflétait la silhouette d’un grand immeuble avec l’inscription clignotante « Forum de Nack ». Celui-ci se dressait comme un cône vers le haut, ses panneaux de verre brillants reflétaient le ciel et les nuages qui le parcouraient ; à ses pieds s’étendait le parking, derrière lequel s’élevaient des cités d’immeubles de quatre étages, en bas se croisaient des fils d’autoroutes, à l’horizon se dessinait la grotte d’entrée vers le quartier Nacka Strand. Cela n’aurait pas de sens de décrire cet endroit (des centaines d’endroits similaires attendent désespérément d’être décrits, ce qui garantit le flux de clients), si ce n’est Przypusta qui se trouvait justement là. Elle n’avait jamais encore mis les pieds dans un centre commercial. Elle se mêla à la foule et se laissa porter à l’intérieur, bouchant avec quelques personnes les portes tournantes. Lorsque les portes la recrachèrent enfin, elle s’arrêta et leva la tête. Le toit de verre voûté s’étalait au-dessus de l’intérieur ajouré, des moineaux et des mésanges volaient très haut ; plus bas, des rennes empaillés auxquels était accroché un traineau avec un Père Noël produit en série pendaient sur des câbles invisibles. Les murs étaient recouverts de petits magasins colorés et le tout ressemblait à une ruche nectarifère, à la différence près qu’elle était remplie d’une nuée de faux bourdons. Elle suivit la file d’acheteurs et prit les escaliers mécaniques vers le bas. Cela lui plut tant qu’elle les reprit vers le haut puis les descendit à nouveau. Au début, elle tenait la rampe noire, mais ensuite elle se tenait debout d’un air indifférent, jetant discrètement des coups d’œil sur les côtés pour vérifier si les autres voyaient qu’elle gardait l’équilibre sans aucun problème. Lorsqu’elle se lassa de monter et descendre, elle s’arrêta en bas et commença à longer les vitrines. Elle n’arrivait pas à se décider où entrer, elle avançait de plus en plus ahurie ; de chaque magasin lui arrivaient des morceaux de chansons différentes qui se mêlaient entre elles. Quelqu’un s’approcha d’elle devant une parfumerie et lui vaporisa du parfum sur ses vêtements qui s’imprégnèrent d’une odeur sucrée. Elle se décida enfin pour un magasin d’alimentation dont elle ramena des bonbons pour Brigitte et une grande meringue sur fond de chocolat. Elle la mangea devant le magasin, saupoudrant de miettes sa veste brune héritée de la dernière fille des Hyra.


V. La Boxeuse

C

heik l’attendait au Soleil d’Afrique à Matonge. Ce soir-là, elle ne passa pas beaucoup de temps avec lui, car il y avait tout le temps quelqu’un pour lui parler en souahili. Il finit par la prier de l’excuser et sortit à l’extérieur pour parler. Quelqu’un s’approcha de leur table ; la cousine de Cheick se tenait devant elle, cette cousine avec laquelle Lu l’avait vu un jour dans la rue. – Cheick m’a tellement parlé de toi. De près, elle avait l’air encore plus majestueux, des vagues de cheveux noirs baignaient son visage aux pommettes hautes. Je m’appelle Aicha. Après un certain temps, Cheick revint à la table. – Qu’est-ce que je suis bavarde ! Aicha regarda sa montre. Mais j’ai un rendezvous ! – Avec ton homme marié ? demanda Cheik. – Il est autant à moi qu’à toi. Aicha fit un signe de la main. Lu se pencha vers Cheick. – Pourquoi ne m’as-tu jamais dit que tu aidais les gens qui viennent du Congo à s’installer ? Qu’après tes études, tu avais voyagé dans le pays pour faire des recherches ? Quel est ce film dont parlait le Professeur Ngonga ? Il la regarda de ses yeux mi-clos. D’accord, il faudra attendre avant qu’il parle. – Tu m’as vu tel que tu voulais me voir, dit-il enfin. Les gens jugent facilement. Je préférais attendre que tu te convainques toi-même de ce que tu devais penser de moi. – Tu es mon homme et je ne sais rien de toi, j’en apprends des autres ! De nouveau ces yeux mi-clos. – Je dois me plaindre du fait que quand j’appelle pour un emploi, ils me donnent un rendez-vous, admiratifs de mon français, et quand j’entre, grand et noir, ils me disent que l’offre n’est plus d’actualité ? Ces gens qui fuient leur pays et essayent de vivre ici ne parlent même pas bien français. Pourquoi devrais-je te le dire, te transmettre cette mauvaise énergie ? – Ça te concerne et tu es mon homme. Ensemble... – Ensemble ! tiqua-t-il. Tu es une femme et moi un homme. Nous sommes isolés, chacun a son destin. Pendant un temps, nous avançons ensemble, mais nous mourons séparément.


entretien de

Dorota Walczak,Responsable

Grażyna Plebanek

avec

de la Chaire de Polonais (section

Langues et Littératures Modernes, orientation Slaves), de l’ULB

Retrouvez

Grażyna Plebanek

sur son site :

www.grazynaplebanek.pl


Premier round le début de l’aventure : l’enfance Dorota Walczak:

Je voudrais commencer par vous faire vous pencher sur la condition enfantine. Il s’agit de cet état immature que certains perçoivent comme incomplet, d’autres comme un état de grâce. Et vous, quel enfant gardez-vous en vous ? Comment est-il (gentil, curieux, rebelle, sauvageon, candide) ? Comment est-il, « cet enfant », en vous, nourricier ou démon ?

Grażyna Plebanek:

Il est curieux. Il me guide, même lorsque parfois je ne suis pas prête à le suivre. Par exemple au milieu de la nuit quand j’ai une idée, il me force à prendre un bic et noter, il ne me laisse pas le choix. Ce n’est pas un démon, même s’il peut être un peu démoniaque. Quand j’étais enfant, je lisais les livres, très populaires en Pologne, de l’écrivain finlandais Tove Jansson : Les Moomins ». Il y avait un personnage dans ces livres qui s’appelait Włóczykij en Polonais, Le Vagabond ; en version française il s’appelle Pipo. Tous les ans, quand vient l’hiver, il quitte la vallée des Moomins pour partir à l’aventure, à la plus grande tristesse des habitants qui détestent ne plus le voir. Mais il finit toujours par revenir dès que sortent les premières fleurs. Il joue de l’harmonica, il est aussi la voie de la sagesse pour tous ses compagnons. Il s’avère souvent de très bon conseil ça, c’est la partie de sa personnalité que je n’aime pas trop, parce que parfois il me semble un peu prétentieux. Pourtant pour moi, c’est lui qui représente l’idée de l’enfant dans l’artiste - il est toujours là mais parfois il doit partir à l’aventure.

D. W.:

L’enfant apparaît souvent dans vos écrits (Pudełko ze szpilkami, Dziewczyny z Portofino) mais en filigrane ou dans un rôle de déclencheur-stimulateur ; ou encore comme une étape vers la « vraie vie d’adulte ». Comment l’enfant est-il entré dans votre prose et comment s’est-il fait une place ?


G. P.:

Dans mon premier roman, l’enfant joue vraiment un rôle de déclencheur-stimulateur. Depuis le moment de sa conception, sa mère, qui est le personnage principal, commence sa route vers la maturité d’esprit. Le fait d’être enceinte lui permet de découvrir une certaine sagesse par rapport à elle-même, à ses besoins. Ce n’est pas la maturité sociale qu’elle découvre, c’est plutôt le processus d’individualisation. Dans mon deuxième roman, il y a quatre filles, quatre meilleures amies qui habitent dans le même quartier de Varsovie, en Pologne. Elles habitent dans des immeubles en béton, des HLM, invention du communisme, très désagréables. Elles observent le changement du monde, le déclin de communisme et la naissance du capitalisme en Pologne. Ici les enfants jouent le rôle « d’yeux » : naïfs, non-conformistes. Ils posent des questions simples. Les filles s’aperçoivent que les adultes ne peuvent pas ou ne veulent pas leur donner de réponses simples. Dans mon troisième roman, le personnage principal est une jeune Polonaise d’un petit village qui part en Scandinavie pour travailler comme femme de ménage et fille au pair. Les enfants dont elle s’occupe sont rebelles, ils luttent contre l’hypocrisie des adultes. Dans mon quatrième roman, il y a deux enfants, ceux du personnage principal, un homme, un père de famille qui tombe amoureux d’une femme célibataire. Il découvre la passion, presque incontrôlable, mais découvre aussi que ses enfants qui sont plus impuissants que lui dans cette situation qu’ils subissent. Grâce à cela, il devient plus mûr.

D. W.:

Et comment l’enfant Grażyna est-il devenu auteur et le devient constamment ?

G. P.:

À un certain moment de ma vie, j’ai osé raconter des histoires. Ce n’était pas facile parce que le plus grand obstacle pour moi était… les études que j’ai faites. J’ai étudié la littérature et la grammaire polonaises à l’Université de Varsovie. Après cinq ans passés à lire et à analyser les textes littéraires, j’étais complètement intimidée par tous les grands noms littéraires, par les théories. Du coup, ça m’a pris du temps et surtout du courage d’écrire mon premier roman. Là, je dois vraiment remercier cet enfant qui criait assez fort. Il criait « Je veux écrire ! »

D. W.:

Quel était votre / vos surnom(s) dans votre enfance ? Vos jeux et jouets préférés ? Votre plus grand rêve d’enfant ?


G. P.:

Avec mes copines, nous faisions une chose qui était complètement interdite - à côté de chaque immeuble il y avait un grand support pour battre les tapis. Notre jeux préféré, c’était de nous pendre à ce support - on ne se tenait pas par les mains, mais par les jambes. Du coup, on risquait de tomber la tête en bas, sur le béton. En plus nous y faisions des tours de cirque. Nos parents nous avaient dit de ne pas le faire, ils nous ont priées de jouer à la marelle, mais nous préférions nous suspendre au support. Nous jouions aussi à élastique. Nous avons persuadé nos mères d’acheter 2 mètres d’élastique pour que nous puissions sauter. Mes rêves d’enfant étaient simples : avoir un chien. J’étais fille unique... En tant qu’adolescente, je rêvais de naviguer autour du monde en solitaire, comme la navigatrice polonaise la plus connue à cette époque, Krystyna Chojnowska-Liskiewicz, la première femme au monde qui a fait le tour de la terre en solitaire (le 20 mars 1978).

D. W.:

G. P.:

Etiez-vous insupportable en tant que petite fille ? La perception du « soi-même d’avant » est-elle importante pour l’écrivaine ?

Comme petite fille j’étais assez calme, une petite observatrice. Je suis devenue rebelle à l’adolescence. Je portais des vêtements bizarres, par exemple les caleçons d’homme que je teignais en rouge, un prototype de leggings. Avec un chapeau de cowboy et le veston militaire de mon copain.


Deuxième round comment est le monde ? Dorota Walczak:

Au-delà des différents sujets que vous abordez, en plus de tous les détails plus ou moins contemporains et modernes, vous cultivez un art de la tension digne de la dramaturgie an tique (pas tellement éloigné finalement de Sophocle ou d’Eschyle). Le tragique est-il indispensable à votre conception du roman et au dénouement du choix impossible ?

Grażyna Plebanek:

Dans le sens littéraire, je pense que nous sommes tous héritiers de la dramaturgie antique qui est très puissante dans la tradition occidentale. La tragédie grecque m’a toujours fascinée par sa capacité à réinventer les mythes. La tragédie montrait au lieu de raconter. Dans la tragédie, en effet, tout est là, réel, proche, immédiat. On y croit. On a peur. Dans la dramaturgie antique il y a quelques éléments que je trouve intéressants. Dans les tragédies de Sophocle, le héros est souvent solitaire, abandonné, rejeté, comme Antigone. Cette soli tude se traduit par le caractère du héros, obstiné dans ses décisions : souvent elle est liée à un choix qui rejette le personnage dans la solitude. Sophocle introduit l'ironie tragique - le spectateur connaît souvent le dénouement à l'avance, les personnages, eux, sont dupés par ces messages trompeurs. Euripide est le premier à représenter l'amour au théâtre, dans Hippolyte et dans Médée notamment : le poète montre la passion, créant une version du mythe dans laquelle Médée égorge elle-même ses enfants. Par les gestes de violence, il montre pour la première fois sur scène combien la passion relève de l'irrationnel. Il y a aussi le concept de catharsis : en assistant à un spectacle théâtral, l'être humain se libère de ses pulsions, angoisses ou fantasmes en les vivant à travers le héros ou les situations représentées sous ses yeux. La


catharsis désigne donc, d'abord, la transformation de l'émotion en pensée (on trouve le terme dans la Poétique d’Aristote). Je crois que la littérature doit éveiller les émotions. Maintenant, ce qui m’intéresse c’est la culture de la parole, la littérature orale.

D. W.:

Le monde de vos romans, le monde de vos héros et surtout de vos héroïnes se montre terriblement dense ; les deux densités se répondent-elles ? Lequel est le plus dense : votre monde décrit, votre monde intérieur ou le monde extérieur?

G. P.:

Je suis d’abord observatrice. J’amasse les détails à tel point que parfois j’ai l’impression que j’écris pour faire du recyclage. Pour rejeter les détails de mon monde intérieur, libérer de l’espace pour de nouvelles observations. Je choisis la forme littéraire, je construis les personnages, les péripéties. Le reste est subconscient.

D. W.: G. P.:

Avez-vous besoin d’être bousculée par le monde extérieur pour écrire ?

Ce n’est pas un besoin, c’est un état de choses. Le monde extérieur me bouscule - quand je suis trop provoquée, j’écris mes rubriques. Pour écrire un roman, il faut attendre que les émotions retombent un peu ou plutôt qu’elles se rangent à un niveau plus profond.

D. W.:

Les rencontres, celles en chair et on os, sont-elles importantes pour vous ? Parlez-en un peu SVP.

G. P.:

Les rencontres en chair et on os sont très importantes pour moi. Fille unique, j’ai eu une enfance assez calme, je lisais beaucoup, je n’avais ni frère ni sœur pour me déranger, m’embêter. Mais chaque été, à partir de mes six ans, mes parents m’expédiaient en colonies de vacances pour un mois ou deux. Je détestais les colonies mais je vois maintenant que c’est là que j’ai appris à observer les gens, les mécanismes du comportement dans un groupe. Ça a réveillé mon côté observateur. Je suis une écrivaine inspirée par les rencontres. J’adore Bruxelles pour sa diversité culturelle, je rencontre les gens magnifiques ici. Je n’écris pas sur eux, mais je m’inspire des sujets dont ils me parlent.


Parfois il suffit d’une phrase. À Stockholm, j’ai rencontré une jeune fille polonaise qui travaillait comme fille au pair. Un jour elle m’a dit : « Ça fait quelques jours que j’ai une douleur dans le dos. Mais je ne peux pas aller chez docteur, je n’ai pas d’assurance ». Elle avait peur de devoir rentrer en Pologne. Et là, j’ai imaginé la vie de cette fille. Son point de vue. Ça m’a inspiré pour écrire mon troisième roman, Przystupa.

D. W.:

Le monde des « blokowiska », les HLM de votre roman Dziewczyny z Portofino c’est aussi un travail sur la mémoire. La prose est-elle thérapeutique et révélatrice pour vous ?

G. P.:

Pas thérapeutique, parce que j’utilise les détails de la réalité, et non mes émotions. Je les crée avec mes personnages. Ce sont des personnages fictifs, le travail que je fais est d’imaginer leurs destinées, leurs réactions, leurs émotions. Elle peut être révélatrice parfois, parce que la phase d’écriture vient du sub conscient.


Troisième round le romantisme Dorota Walczak: Et il y a quand même et toujours la question de l’amour… La main d’une écrivaine après tant de chefs-d’œuvre consacrés à cet amour ne tremble-t-elle pas ?

Grażyna Plebanek:

Elle tremble. Nielegalne związki que l’on pourrait traduire par Les liaisons dangereuses est mon quatrième roman, mais le premier que j’écris sur l’amour. Je ne pouvais pas imaginer écrire sur l’amour en utilisant la perspective d’une femme. Pas après Anna Karénine de Tolstoï. J’ai préféré utiliser le point de vue d’un homme. Jonathan est devenu le personnage principal de Nielegalne związki. Le fait qu’il ait été plus facile pour moi de faire des recherches sur le comportement d’un homme, sur sa vie émotionnelle, la façon dont les hommes voient les femmes et l’amour, c’est un paradoxe. Tout cela était plus facile pour moi que de me confronter aux personna ges féminins qui existent dans la littérature. Mais je jouais aussi avec le modèle littéraire où les émotions amoureuses sont attribuées aux personnages féminins. Ici, j’ai mis un homme au milieu de la tempête émotionnelle.

D. W.:

Lui, elle, elles, eux - l’un vis-à-vis de l’autre aujourd’hui dans votre vision du monde, peuvent-ils vivre un amour romantique au XXIe siècle ?

G. P.:

Certains n’ont pas le choix. Les modèles culturels sont tellement imprimés dans nos personnalités que nous les suivront, volontairement ou non. Par exemple, le personnage principal de Nielegalne związki - un Polonais bien cultivé - répète le modèle de l’amour romantique, avec sa passion incontrôlable. Mais sa maîtresse - Suédoise d’origine tchèque - est plus pragmatique.


D. W.:

Il me semble que le qualificatif « romantique » est autrement perçu en Occident et dans les pays d’Europe centrale et orientale. Il y a bien-sûr des raisons pédagogiques et historiques à cela. A-t-on besoin du romantisme ? Et qu’est ce que c’est enfin?

G. P.:

Pendant des siècles, les couples se sont formés en fonction de la situation économique. L’amour et le mariage étaient deux choses différentes, surtout à partir du XIXe siècle où est né le concept d’amour romantique. Victor Hugo a écrit que l’amour est : « La réduction de l'univers à un seul être ». Cet amour passionnel s'oppose au mariage qui n'est qu'un arrangement froid. Néanmoins, l'amour romantique est loin d'être idyllique : la violence de la passion est aussi la violence du désir. L'amour est absolu et excessif, selon le romantisme. Une source de souffrance et de jalousie. L'amour est pour le romantisme la seule fatalité invincible : il ne fait qu'un avec l'élan vital dans le bonheur, mais se métamorphose, dans le malheur, en passion désespérée, avec son lot de crimes abominables, de meurtres, de trahisons, de suicides et de destruction de la personne aimée. Certains romantiques, dont le philosophe danois Kierkegaard, établissent une distinction entre le plaisir et le bonheur. Les romantiques ne trouvent pas leur bonheur dans le plaisir, bien au contraire. Comme on le voit chez Stendhal, le héros romantique s'ennuie dans les plaisirs, au milieu des femmes, du luxe, des jeux. Il ne trouve le vrai bonheur qu'en l'absence de plaisir : Julien Sorel sera enfin heureux en prison, sans aucun espoir de pouvoir jamais voir son amour. Le romantique est un héros déraisonnable. L’amour romantique, c’est la passion qui permet d’être loin de la réalité. Éprouver de l’amour, c’était déjà une grande valeur, malgré les conséquences. L’amour était une expérience qui permettait de participer à une réalité supérieure, réservée aux saints ou aux génies. Ce n’est pas éloigné du concept de l’amour des troubadours au Moyen-âge. Les héros romantiques choisissaient souvent les femmes mariées pour augmenter leur souffrance. La littérature romantique polonaise est très forte. C’est pour cela que dans mon dernier roman, le personnage principal est confronté aux autres cultures, à des modèles d’un amour différent – ça lui permet de sortir du modèle polonais qui la limite.

D. W.:

Et vous vous révoltez contre une autre image héritée du romantisme polonais, Matka Polka (la Mère Polonaise). Les femmes écrivains peu vent changer beaucoup sur ce point et vous le faites aussi dans vos romans, n’est-ce pas ? La révolte est au centre d’une quête romantique.


G. P.:

La Mère Polonaise est un concept romantique associé à la situation politique en Pologne au XIXe siècle où nous avons perdu notre indépendance pour 123 ans. Plusieurs générations de Polonais sont nées dans le pays occupé, mais ils ont réussi à soutenir la langue et la culture polonaises. Parce qu’à cette époque, les hommes étaient souvent absents – emprisonnés, déportés en Sibérie - ce sont les femmes qui enseignaient la langue, la littérature polonaise, les coutumes. Cela a créé le modèle d’une femme forte, importante, dominante, mais qui en même temps l’a emprisonnée dans ce rôle au service de la patrie. Dans ce concept de la Mère Polonaise, il n’y avait pas de place pour exprimer la sexualité féminine. La révolte se base sur l’idée de rendre la liberté aux femmes polonaises pour qu’elles puissent se réaliser aussi de manière individuelle. L’héritage du concept de Mère Polonaise est lourd à porter.

D. W.:

Vous avez causé un certain « scandale » avec Związki nielegalne. C’est pour vous mesurer au monde des autres, pour apprivoiser Bruxelles, pour montrer l’envers du bonheur, un portrait malicieux des fonctionnaires ?

G. P.:

J’ai un penchant pour le grotesque. Parfois je ne peux pas y résister. C’est aussi les traditions polonaises du théâtre d’Aleksander Fredro, mais aussi de Molière ou de Anton Tchekhov.


Quatrième round être entre Dorota Walczak:

Comment vivez-vous le fait d’écrire entre différents univers : des romans d’un côté et de l’autre, des périodiques divers ?

Grażyna Plebanek:

Ce sont deux états d’esprit différents. Cela m’a pris du temps d’apprendre à écrire des romans sans cette écriture condensée caractéristique du journalisme.

D. W.:

L’héritage des écrivains polonais me semble parfois plus lourd que d’autres (Tokarczuk, Huelle, Stasiuk, Dehnel). Dans les rencontres avec nos étudiants, ceux-ci ont avoué leur envie d’écrire des poèmes (ils ont tous essayé mais pas avec le même succès qu’avec la prose). Puisque l’on a évoqué le romantisme et le génie, l’inspiration et la liberté d’expression : avez-vous déjà essayé d’écrire des poèmes ?

G. P.:

Je n’ai aucun penchant pour la poésie. Je me considère comme pure romancière. À une exception près – on m’a demandé ici à Bruxelles d’écrire un poème sur la musique de Bach. Je l’ai lu à la cathédrale Sainte Gudule. J’écris aussi des scénarios, des nouvelles, mais c’est dans les romans que je me sens chez moi.

D. W.:

Aucune de vos héroïnes n’est « entière » ni uniforme ; leurs moments de joie sont brefs et leur tristesse longue, la passivité même se trans forme en activité, nuisible tôt ou tard. Pourquoi pas de vrai « happy end » ?

G. P.:

Parce que le bonheur est une chose que l’on doit chercher, chasser, attraper et apprécier. Parfois on le trouve dans une situation ou personne n’espérait le trouver. Ce sont des moments, plutôt, pas une époque entière. Le « Happy end » est quelque chose qu’on peut se souhaiter et espérer trouver. Je pense qu’être heureux, c’est un art. Mes héroïnes sont en train


d’apprendre cet art.

D. W.:

Dans quels traits de caractère de Przystupa (et non des autres héroïnes plus victorieuses) vous retrouvez-vous?

G. P.:

Dans sa curiosité. Dans les impulsions qu’elle suit. Elle suit son bon sens moi aussi. Je regrette que je n’aie pas la capacité d’apprendre les langues étrangères aussi facilement que Przystupa…


Cinquième round homo viator Dorota Walczak:

Przystupa, dans sa première visite au centre commercial, se dépasse. Vous mettez d’ailleurs constamment ce dépassement de soi au centre - même si le décor, le temps et les circonstances changent. Pourquoi ?

Grażyna Plebanek:

Parce que je considère le dépassement de soi-même comme un des plus grands challenges de la vie. Avancer, bouger, ne pas rester le même tout le temps. C’est pour ça que j’écris souvent sur les voyages – c’est un symbole de développement.

D. W.:

Błażej Warkocki a écrit un superbe livre portant un titre bien significatif Homo - niewiadomo (« Homo - on se sait pas »). J’ai l’impression que vous êtes dans un mouvement opposé à ce titre, c’est à dire dans la « description » de tout ce qui peut se dévoiler. Vous n’avez pas peur de mettre le genre humain « à toutes les sauces » et sous une lumière anti-esthétique : l’homme ou la femme transpire, hurle, pisse, salive, sent mauvais, etc. C’est le souci du « véridique »?

G. P.:

Ce n’est pas une nouveauté en littérature. Nous en avons un exemple dans le naturalisme du XIXe siècle avec son plus grand représentant, Emile Zola. Ce mouvement est né de l’influence des sciences, de la médecine expérimentale et des débuts de la psychiatrie. Le personnage naturaliste est déterminé par des constantes physiques, sociales et biologiques. Nature, observation, analyse, anatomie, enquête, réalité, esprit scientifique, logique, ce sont les mots clés par lesquels Zola explicite le plus souvent le naturalisme. Le naturalisme est une forte exagération du réalisme. Connaissant cette tradition, je voulais aller plus loin - je voulais donner au sujet du corps sa propre langue, une façon d’exprimer les émotions ou un état d’esprit par les réactions du corps. Du coup, dans Związki nielegalne l’amour a été montré par les réactions des corps. Mais pour moi écrire les scènes d’amour, tout simplement éro


tiques n’était pas un challenge. C’était plutôt de trouver la langue qui puisse décrire cette fusion entre l’esprit et le corps. C’était assez difficile parce que ma langue maternelle, le polonais, n’a pas un vocabulaire assez riche dans le domaine de la sexualité et de l’érotisme. Les mots qu’on utilise maintenant sont soit médicaux, soit vulgaires, soit très anciens. La littérature de la Renaissance était beaucoup plus riche dans ce sens, mais les mots ne sont plus adéquats.

D. W.:

« Travels broadness your minds ». Vous avez beaucoup voyagé et dans vos livres, vous faites voyager les lecteurs. Pouvez-vous imaginer écrire un roman où tout se jouerait dans une seule pièce?

G. P.: D. W.:

Le roman – oui, la vie – non.

Quelles sont les limites imposées par vous-même dans la vie réelle et dans l’écriture ? Quelles sont les frontières infranchissables pour vous ? Blocages, stops, et interdits ?

G. P.:

Comme je suis une écrivaine qui travaille aussi comme journaliste, je suis fais très attention à ne pas utiliser les histoires que les gens me confient. Pour moi, ça serait tout simplement immoral d’utiliser dans ma fiction les vrais témoignages sans en demander la permission. C’est une question d’éthique. C’est aussi la raison pour laquelle je n’ose pas écrire de nonfiction, qui permet à l’auteur d’interpréter des histoires vraies. Peut-être qu’un jour je serai prête, mais pour le moment j’ai trop de scrupules.

D. W.:

Je sais que vous essayez toujours de faire des recherches scientifiques et documentaires par rapport à vos romans. Comment avez-vous fait pour votre dernier roman ?

G. P.:

C’est la première fois que ma recherche avait déjà été faite, avant d’inventer l’histoire de Lu, la boxeuse amateur qui déménage de Varsovie à Bruxelles pour travailler à l’Ambassade polonaise. J’ai fait du kickboxing pendant plusieurs années, donc quand j’ai commencé a écrire, je connaissais déjà la réalité de la vie des boxeurs, je pouvais décrire les combats et l’ambiance du club de boxe.


Avant écrire Związki nielegalne, j’ai dû parler avec mes amies, avec des hommes, pour mieux construire le personnage de Jonathan. Trouver la voix d’un homme était plus difficile, c’est pourquoi cela m’a pris plus de temps d’écrire Związki nielegalne que Bokserka.


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