Juhani Pallasmaa/Wang Shu/Patrick Bouchain_ Leurs pratiques du projet

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David legeai

BiBliographie critique 013-014

ue 33 - références et critiques Bibliographie critique encadrée par Fabienne legros architecture et ville contemporaine / la pratique du projet


sommaire page fiche raisonnée du choixd’ouvrages des 3 textes page 33--recherche préliminaire et (définitive) de thématiques page « le regard des sens », juhani page 64--fiche raisonnée du choix des 3pallasmaa textes ( recherche ) page « construire un du monde aux principes page 77--fiche raisonnée choixconforme des 3 textes ( définitivede) la nature », wang shu page 11 - « la maison de sophie », patrick bouchain page 8 - « le regard des sens », Juhani pallasmaa page 14--«fiche bibliographie croisée (définitive) page 11 construire un monde conforme aux principes de la nature », wang shu page 15 - « la maison de sophie », patrick bouchain page 18 - fiche 1ère approche bibliographie croisée page 20 - fiche bibliographie croisée ( définitive )

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Fiche raisonnée Du choix Des trois textes ( DéFinitive )

vers une architecture en rupture Juhani pallasmaa - à l’écoute Du corps

Le regard des sens, 2010, éditions du Linteau, 99p. Qu’est-ce qui fait qu’un dessin, séduisant sur la table à dessin ou l’écran de l’ordinateur, est décevant une fois construit ? La réponse est à chercher dans la domination - le règne - de la vue dans notre civilisation technicienne et consumériste qui a perverti l’éducation et la pratique de l’architecture et dans l’oubli des autres sens. La première partie du livre retrace l’histoire de la progression de la domination de l’oeil dans la culture occidentale depuis les Grecs. La seconde examine le rôle des autres sens dans l’expérience architecturale.

entretien Fleuve De patrick Bouchain pour la revue straBic - à l’écoute Des haBitants «La maison de Sophie», 2011

Il s’agit d’une conversation entre Patrick Bouchain et édith Hallauer sur les pratiques actuelles de l’architecture, sur un métier en constante évolution où l’architecte doit trouver sa place. à travers l’exemple du projet qu’il est en train de mener avec Sophie Ricard dans un quartier de Boulognesur-mer, Patrick Bouchain expose une nouvelle façon de pratiquer le projet architectural en s’intéressant à l’habitant des lieux pour adapter sa réponse. Pour ce faire il a imaginé une permanence de l’architecte sur les lieux qui grâce au temps passé avec les personnes du quartier pourrait considérer chacun individu aux aspirations différentes, les comprendre et les mettre à contribution pour la réhabilitation de leur propre maison. Pour Patrick Bouchain la pratique de l’architecture a profondément changé et aujourd’hui l’architecte a davantage une fonction de sociologue, c’est à dire qu’il est à l’écoute de ceux pour qui il conçoit, il a pour vocation de révéler des savoir-faire, valoriser des individualités qui font la richesse d’un quartier, il veut construire la ville ensemble. Une démarche qui s’inscrit dans un contexte actuel qui tente de soigner les maux des grands ensembles où la nécessité de loger des gens rapidement a engendré une uniformisation des manières d’habiter en multipliant une unique typologie de logement.

Wang shu - à l’écoute De la nature

«construire un monde différent conforme aux principes de la nature», leçon inaugurale prononcée à l’école de Chaillot 2012, éditions cité de l’architecture et du patrimoine. Ce livre constitue une retranscription de la conférence donnée par Wang Shu à Paris en 2012. Dans ce texte, Wang Shu dresse le constat d’une Chine en plein essor qui délaisse et détruit les architectures traditionnelles. Pour l’architecte récompensé par le Pritzker Price en 2012 la situation est grave et la sauvegarde de l’identité chinoise est un véritable enjeu pour une population qui a perdu tous ses repères et idéalise le modèle occidental. Wang Shu préconise un retour à de vraies valeurs pour édifier en Chine, comprendre les traditions basées sur les principes de la nature.

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Ce qui m’intéresse dans ces trois textes est l’approche singulière de l’architecture des différents architectes. Ils sont tous les trois dans une optique où la création architecturale et son esthétique n’est pas une fin en soi mais où le processus est le plus important. Un processus qui se veut lent et attentif pour donner à l’architecture la qualité qu’elle mérite. Dans le cas de Patrick Bouchain (architecte français), l’importance est de considérer l’habitant, de concevoir le projet avec et pour lui. Juhani Pallasmaa (architecte finlandais) dans ses écrits met l’accent sur une architecture qui doit être faite pour se parcourir et non pas uniquement se regarder. Il revendique le fait de prendre en compte le corps dans la conception architecturale. Et enfin Wang Shu (architecte chinois) dans sa conférence donnée à Paris met l’accent sur l’importance d’observer la nature pour construire des bâtiments plus ancrés dans un territoire, qui font écho à la culture et aux traditions chinoises.


« le regarD Des sens », éditions du linteau, 2010.

Juhani pallasmaa En relation avec mon thème lié à la pratique du projet, cet ouvrage m’a intéressé par le fait que Pallasmaa relate la participation de notre corps et de nos sens dans l’expérience architecturale. Paru originellement en anglais en 1996, le livre a été traduit en français et édité par les éditions du Linteau en 2010. Une actualisation qui semble montrer l’intérêt inchangé de ce livre, 14 ans après sa naissance il paraissait important de faire partager aux francophones la vision de Pallasmaa soutenue par son ami et confrère Steven Holl qui en signe la préface. Les éditions du Linteau sont spécialisées dans la parution d’ouvrages liés à la construction, à l’ingénierie, aux entrepreneurs, en somme tout ce qui touche de près à l’architecture. Fondées en 1993 elles ont été couronnées par l’Académie d’architecture en 1997. L’auteur Juhani Pallasmaa, né en 1936, est un finlandais pluridisciplinaire, il touche à de nombreux domaines tels que l’architecture, le graphisme ou encore la littérature avec l’écriture d’une trentaine de livres ce qui en fait un personnage averti et influent dans le milieu artistique. Bien qu’il ait réalisé quelques bâtiments, Juhani Pallasmaa est surtout connu pour ses différentes théories environnementales, philosophiques, artistiques et architecturales qu’il enseigne à l’Université de Technologie d’Helsinki. « Le regard des sens » est un essai théorique de 81 pages exposant la vision personnelle mais influencée de Pallasmaa, sur l’évolution de l’architecture et expose sa critique de l’hégémonie de la vue dans la conception architecturale appauvrissant les réalisations contemporaines. Dans ce texte « Le regard des sens », Pallasmaa s’adresse à un public averti, il cible des lecteurs qui portent un fort intérêt pour l’architecture et/ou pour la philosophie, soucieux d’en apprendre davantage sur le rôle des sens dans la perception du monde. Steven Holl dans la préface qualifie le texte de Pallasmaa de « condensé et clair pour les étudiants et architectes », de plus, en introduction Pallasmaa nous dévoile qu’il a été surpris par le succès de ce livre qui s’est imposé comme un livre référent dans bon nombre d’écoles d’architecture ce qui montre bien la destination de cet ouvrage.

la vue : critique D’un sens hégémonique

Tout au long de la première partie de son ouvrage, Juhani Pallasmaa dresse l’historique et l’évolution de l’architecture en fonction du sens de la vue. On remarque assez vite qu’il va ici faire le procès d’un sens qui a pris le pas sur les autres au détriment de l’architecture de qualité. Des Grecs à l’invention de la perspective à la Renaissance, Pallasmaa nous montre comment la vue participait à l’architecture, à l’époque les sens étaient encore liés et la perception dépendait de chacun. Avec la naissance de la perspective, la vue s’est révélée avoir une force inestimée et a très vite été considérée comme sens suprême. L’auteur poursuit en prenant l’exemple de l’invention de l’écriture pour prouver le passage du sens dominant de l’ouïe à celui de la vue. Il montre ainsi à travers des moments historiques qui pourraient nous paraître anodins comment la société occidentale a oeuvré et s’est orientée vers un privilège de la vue. Cette hégémonie de la vue dérange l’auteur, il dit à de nombreuses reprises de rester critique face à ce sens qui parasite les autres et ne permet pas d’apprécier, de ressentir les choses au plus profond de soi-même. Pour Pallasmaa, « la vue nous sépare du monde alors que les autres sens nous unissent à lui », on verra par la suite que l’auteur donnera à la vue les adjectifs comme « réductrice » ou « abusive ». Dans cette partie Pallasmaa nous apprend également que les modernes ont participé à ce mouvement visant à glorifier le sens de la vue au dépend des autres sens, une grande partie des architectes de cette période ne se sont intéressés qu’à la beauté rétinienne de l’architecture, ils ont appliqué une sorte de dogme esthétique aux espaces de vie visant à satisfaire essentiellement celui qui regarde. En ce sens Pallasmaa prend l’exemple de Le Corbusier qu’il considère comme « l’architecte de la vue » qui a certes réalisé des bâtiments intéressants mais qui a aussi conçu des « villes contemporaines » qui seraient plus négligentes en ce qui concerne les sens et le corps comme son d’urbanisme qu’il a présenté à Buenos Aires en 1929 à travers une peinture où l’on distingue 4 tours verticales venant rompre une ligne d’horizon. Une représentation qui ne satisfait que la vue, dans laquelle on ne peut se projeter et qualifier par Pallasmaa de « ville du regard, de la distance et de l’extériorité ». Enfin d’un point de vue plus actuel, l’auteur énonce le fait que le sens de la vue s’est dégradé avec le temps, la surabondance d’images que notre vision subie de nos jours n’a fait que l’appauvrir. L’architecture est aujourd’hui une publicité, une construction de façade pour rassurer et satisfaire celui qui regarde. Pour Pallasmaa, il est temps de recondisérer la valeur des sens et redonner à la vue la place qu’elle aurait toujours dû avoir.

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l’importance des autres sens dans la perception

Dans un second temps, Pallasmaa tente de nous montrer l’importance de ne pas négliger les autres sens, il utilise une construction de paragraphe particulière. En effet à chaque début de sous-partie destinée à éclaircir davantage sur les sens, il lance généralement plusieurs phrases, assez courtes, à l’affirmatif comme si il s’agissait de slogans, de vérités irréfutables. Par exemple quand il parle de la valeur de l’acoustique, Pallasmaa dit : « La vue isole, alors que le son rapproche. La vision est directionnelle alors que le son est multidirectionnel. Le sens de la vue implique l’extériorité alors que le son crée une expérience d’intériorité ». La construction des phrases est faite comme si Pallasmaa séquençait sa théorie, à la fin de chacune de ces phrases, le lecteur est invité à s’interroger sur sa propre vision des choses, le rythme permet à celui qui lit d’intérioriser chacun des propos, de prendre le temps d’assimiler chaque notion exposée par l’auteur. Ce que j’ai apprécié dans cette partie c’est la manière à travers laquelle Pallasmaa apporte très simplement des explications sur nos comportements, sur nos sens que l’on pense maîtriser et connaître parfaitement alors que nous devons sans cesse être à leur écoute. Pour justifier le fait que la vue est inadaptée à certains types de perception, l’auteur prend un exemple banal mais éclairant ; il a remarqué que la vue était délaissée lors de fortes émotions, on ferme les yeux pour rêver, pour se laisser porter par une musique ou pour ressentir plus intensément la caresse d’une personne aimée. Toutes ces choses qui semblent évidentes prennent toute leur force dans les lignes de Pallasmaa. Pour appuyer sa théorie et forcer l’adhésion du lecteur, Pallasmaa laisse transparaître son propre ressenti à travers des passages plus narratifs où il décrit sa propre expérience des sens et son appréciation personnelle des lieux « Quel délice de passer d’un royaume d’odeurs au suivant dans les rues étroites d’une vieille cité », dans cette phrase on remarque que différents sens sont représentés ; le goût avec le mot délice, l’odorat avec les odeurs et enfin l’étroitesse des rues qui peut renvoyer bien sûr à la vue mais également à la mesure corporelle de l’espace. Pour faire passer son message, pour faire comprendre que tous les sens sont essentiels dans la perception, Pallasmaa n’hésite pas à mettre le corps en scène, on le remarque grâce aux verbes à la forme active « Nous regardons, nous touchons, écoutons et mesurons le monde avec tout notre corps ».

un récit influencé

Dans son ouvrage Pallasmaa fait référence à de nombreux écrivains, on dénombre pas moins de 143 notes relatant les propos de penseurs et venant appuyer son idéologie. Plus qu’une théorie purement personnelle, Pallasmaa s’efforce de croiser les visions de philosophes ayant réfléchi au sujet des sens avant lui. Tout au long du texte, Pallasmaa confronte des visions de littéraires n’impliquant pas son propre avis mais laissant comprendre qu’il partage les idées de ceux qu’il mentionne : « D’accord avec Berkeley, Hegel affirmait », « Avant Merleau-Ponty [...] George Berkeley mettait en relation », « Poussant plus loin l’idée de Goethe, Bernard Berenson suggère ». Ce réflexe que l’auteur a de rappeler ses pairs est une manière pour lui de soutenir ses propos et d’ancrer sa théorie dans un mouvement de pensées. On a l’impression qu’en majeure partie il prolonge leurs propos, qu’il n’est jamais vraiment l’initiateur de la théorie mais qu’il l’extrapole, qu’il synthétise en utilisant des mots plus simples, plus adaptés à un public néophyte et l’applique au domaine de l’architecture. Outre les nombreuses citations qu’utilise Juhani Pallasmaa, on remarque que ses propos sont très souvent illustrés par des images allant de la référence cinématographique à la peinture en passant bien sûr par l’architecture. Ces visuels légendés sont très intéressants car ils viennent appuyer efficacement ce que nous dit l’auteur, nous pouvons ainsi nous constituer toute une réflexion faite de texte et d’exemples imagés.

un ouvrage éclairant

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Bien que la première partie du livre fut un peu difficile à cause de ses nombreuses références philosophiques faisant appel à un vocabulaire spécifiques parfois difficile à cerner, je dirais que Pallasmaa a su trouver le juste milieu dans la vulgarisation de ses influences et théories philosophiques. Le lien entre les sens et la pratique du projet n’est pas très explicite dans cet ouvrage, il faut parfois interpréter et essayer de projeter ce qui est dit dans sa propre expérience de l’espace, le livre nous permet de réfléchir sur notre propre usage des sens. Le fait d’utiliser l’ensemble de ses 5 sens dans la conception architecturale n’est clairement évoqué que dans quelques pages à la fin du livre, après avoir décrit et approfondi chacun des sens, l’auteur nous éclaire sur la façon dont l’architecte pratique le projet en intériorisant les différentes composantes du projet telles que « le paysage, tout le contexte et les nécessités fonctionnelles ainsi que le mouvement, l’équilibre et l’échelle du bâtiment ». L’architecte pratique le projet en s’imaginant dans l’espace, il tente d’éprouver mentalement les sensations qu’il aimerait que le visiteur ressente, en ce sens, durant la conception d’un projet il en résulte une communion entre l’usager et le créateur.


Il présente avant de clôturer son ouvrage quelques architectes qui travaillent en favorisant des sens en particulier ; pour lui Le Corbusier et Richard Meier sont des architectes de la vue tandis que Hans Scharoun et Eric Mendelsohn sont des architectes cherchant une plasticité qui doit se ressentir avec le corps. Dans cette volonté de faire références aux architectes utilisant la totalité des sens pour imaginer et créer, Pallasmaa expose à la fin de son ouvrage les devoirs de l’architecture, énoncés comme des règles à suivre. On peut suggérer qu’il suit lui-même ses règles dans la pratique de ses projets même si à aucun moment il ne parle de sa pratique mais plutôt de celle d’architectes comme Alvar Aalto, comme pour prendre de la distance, rester humble et signifier qu’ils sont les exemples à suivre. Dans une appréciation plus personnelle je dirais que ce livre m’a d’autant plus interrogé parce que je suis en train de suivre une option de projet dans laquelle il nous est demandé de concevoir un projet uniquement à travers des images de rendu virtuelles. Un travail d’images donc où a priori seule la vue semble être mobilisée, je tenterai de comprendre comment l’implication des sens dans la conception, la projection du corps dans un espace imaginé peut apporter une dimension qualitative à l’objet architectural.


«construire un monde différent conforme aux principes de la nature », leçon inaugurale à l’école de chaillot, éditions cité chaillot, 2012.

Wang shu En lien avec la pratique du projet architectural, je me suis intéressé au travail de Wang Shu, architecte chinois qui s’appuie sur la nature et les traditions chinoises très en lien avec cette dernière pour concevoir une architecture authentique, ancrée dans un contexte naturel et culturel en opposition avec les constructions émergentes du pays. Wang Shu a été remarqué récemment grâce à ses fortes convictions et sa posture sur ce que doit être l’architecture et tout particulièrement sur l’orientation que doit prendre l’architecture en Chine. Son combat pour réintroduire une architecture plus incarnée, plus respectueuse de son environnement et se ses ressources lui a valu de recevoir en 2012 le prix Pritzker, probablement la plus haute distinction que peut recevoir un architecte. Ce prix, qui succède à l’obtention du global award for sustainable architecture en 2007, lui a permis d’avoir un certain rayonnement à l’international, une médiatisation qui a rendu sa parole influente et qui l’a notamment amené à exposer sa pratique de l’architecture à Paris pour la troisième fois en cinq ans. Wang Shu a fondé son agence Amateur Architecture Studio avec sa femme Lu Wenyu en 1997 à Hangzhou où il est également professeur au département d’architecture de l’école des Beaux-Arts depuis 2003. Wang Shu parle de l’architecture chinoise, à une époque où le pays cherche à s’accroître sans véritablement se préoccuper de la qualité architecturale ni celle de la vie des habitants. Wang Shu s’adresse ici à un auditoire averti et concerné par la question architecturale, on remarque qu’à la fin de la conférence, les intervenants qui reflètent d’une certaine manière les spectateurs sont architectes, urbanistes, étudiants en architecture ou encore dirigeants d’organisations en lien avec le domaine architectural. Cependant cet auditoire n’est pas pour autant informé dans le détail de la situation chinoise, de leur culture et ce sur quoi Wang Shu tâche d’apporter des éclaircissements. Ce livre est donc la retranscription du portrait de la Chine dressé par Wang Shu et son idéologie pour faire face aux problématiques actuelles. Ce livre est une traduction du chinois mais c’est également un texte retravaillé où la fluidité des phrases a été remaniée ; on peut donc rester vigilant sur le manque de subtilité ou de spontanéité des propos de Wang Shu. Le genre de l’ouvrage est donc narratif, on imagine que la philosophie et les concepts architecturaux ont été assimilés par Wang Shu et ici retransmises de manière plus naturelle, plus spontané contrairement à un essai théorique, dans ce cas toutes les phrases, formulations ne sont pas sous pesées, on va plutôt retrouver un récit essentiel, direct. Lors de sa présentation, Wang Shu expose tout d’abord un historique de la Chine et de ses valeurs traditionnelles et culturelles fortement inspirées de la nature, de la philosophie et du caractère poétique qui en dégage puis dans un second temps il met en parallèle sa pratique du projet soucieuse d’apprendre, de faire avec les gens et de transmettre des savoir-faire à chaque réalisation. Ses propos dans l’ouvrage sont généreusement illustrés. à l’image du déroulé de son exposé, nous verrons comment Wang Shu considère la tradition comme source de projet, comme moteur pour une architecture volontaire et optimiste, et enfin la notion de pédagogie et d’échanges fortement présente dans sa pratique.

une posture volontaire pour Faire changer les choses

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Au cours de son discours sur l’état actuel de la Chine on sent bien que malgré les décisions qui ont été prises ces derniers temps sur l’évolution du pays Wang Shu reste profondément ancré à sa patrie, il fait partie intégrante de son pays. Bien qu’il ne soit pas à l’origine des changements fondamentaux des villes chinoises, il s’inclut dans ses modifications « nous avons décidé de changer d’existence », « nous avons démoli », pour Wang Shu le fait d’avoir « constaté de ses propres yeux » les changements de la Chine force son implication. Wang Shu garde un ton et un registre explicatif, descriptif lorsqu’il parle de la Chine, il ne porte pas réellement de jugement, il pourrait être plus critique quand il parle de l’identité de la Chine qui s’est perdue, qui se tourne vers l’occident notamment vers Dubai pour se trouver un nouveau modèle. N’utilisant pas un mot plus haut que l’autre, il compare juste à un moment les nouvelles constructions chinoises à un « petit quelque chose de Disneyland » mais n’en dit pas plus, il ne fait pas le procès de son pays pour autant. Ce qui se dégage assez rapidement de ses propos c’est son optimisme dans le devenir de l’architecture. Outre le fait qu’il déplore cette évolution urbaine subie accompagnée de nombreuses démolitions du patrimoine qu’il compare à un des grands événements de ces dernières années au même titre que le 11


septembre 2001, Wang Shu croit que ces mutations peuvent faire prendre conscience à la Chine des vrais enjeux de la tradition dans la construction. Il tente de prouver que l’on peut faire des projets conscientisés, il veut redonner confiance à toute une population qui comme lui n’est pas guidé par la puissance économique mais par des valeurs plus humaines. On remarque donc un architecte volontaire dont la posture lui a permis de faire changer les choses dans ce pays qui se mondialise, il va à l’encontre des pratiques habituelles, il le dira en fin de conférence lors des échanges avec le public qu’il ait resté longtemps marginal dans son pays, qu’il a fallu se battre pour défendre des idées qui sont en contradiction avec ce qui se produit. Il a toujours été considéré comme un utopiste, il a toujours dû persuader, rassurer les maîtres d’ouvrage, croire en ses convictions notamment avec le projet de réhabilitation de la rue Zhongshan pour lequel il dit « nous étions capables de relever le défi ». Pour ce projet il a dû bousculer l’ordre établi des choses et poser ses propres conditions ; on remarque cette force de conviction car les paragraphes commencent par « premier point » puis « deuxième point » puis « troisième point », ainsi de suite. Les conditions sont énoncées comme si nous étions le maître d’ouvrage, le discours devient alors hiérarchisé, séquencé, comme pour montrer sa détermination. Une détermination qui relève parfois de l’acharnement avec par exemple le cas de la construction d’un toit de musée qui a nécessité de faire appel à 7 équipes d’artisans avant de trouver celle qui avait le savoir-faire, ce sont ses convictions qui l’ont poussé à ne pas abandonner, à ne pas faire de compromis. Cette détermination et cette attitude critique Wang Shu la puise dans la nature et la tradition chinoise qu’il juge nécessaire de valoriser.

la traDition et la nature comme FonDements De l’architecture

Afin d’éclairer l’auditeur sur le rapport qu’entretiennent les chinois avec la nature et leurs traditions, Wang Shu s’appuie sur de nombreuses peintures d’époque. Ce sont des grands rouleaux pouvant faire une douzaine de mètres de long qui représentent de grands paysages montagneux. Wang Shu est admiratif de ces représentations car pour lui elle ne sont pas une reproduction de la nature mais une interprétation des principes de la nature qui permettent de rentrer en méditation, d’accéder à une certaine philosophie. Dans la culture chinoise, le paysage ne fait pas référence à l’espace vert mais c’est quelque chose de plus profond qui convoque le corps et l’esprit. On constate ce respect et cette admiration pour ces peintures de paysages à travers les différents propos de Wang Shu « Je dis souvent que j’aimerais dans mon travail d’architecte réaliser un telle construction », « je regarde souvent ce genre de tableaux que je trouve très intéressant pour les architectes », « je suis toujours fasciné ». Ce intérêt qu’il porte pour ces peinture se fait d’autant plus ressentir qu’il compare souvent la philosophie de ses architectures avec celle qui émane des représentations picturales, ce parallèle est accentué dans le livre en mettant une photo d’une de ses réalisations en vis-à-vis avec une peinture. Ce qui est intéressant de découvrir dans la présentation de Wang Shu c’est la considération de la nature par les chinois, la dimension poétique qui a disparu avec le temps ; « la ville représente le temps présent, non pas le passé, pas plus l’avenir. », ce sont les montagnes et de manière plus générale la nature qui constitue le passé, les origines de chaque chinois. On apprend au cours de la conférence cette importance de la nature pour Wang Shu qui durant 5 années ne comprenait plus les aspirations de son pays et se retira pour aller méditer, se ressourcer ou comme il le dit « se promener, profiter des paysages ». C’est son caractère volontariste, optimiste et sa foi en la nature et les traditions qui lui redonneront le courage de travailler et réintégrer le système. L’état de méditation que peut offrir un paysage doit être créé par l’architecture ; ce à quoi fait également référence Wang Shu avec les rouleaux de peintures c’est cette double lecture qui fait qu’on ne peut pas saisir à la fois l’ensemble de la peinture et ses détails à cause de sa grande dimension. Le parallèle peut se faire avec la nature ou l’architecture, on en a une vision d’ensemble qui peut dégager une certaine philosophie, avoir une certaine symbolique mais le détail lui, parle du travail technique et concret de l’artisan, il faut réussir à considérer dans la conception à la fois la grande échelle et la petite échelle pour faire d’une architecture une oeuvre réussie. L’influence de la nature dans sa pratique atteint son paroxysme avec la conception de l’école des Beaux-Arts de Xiangshan pour laquelle il dit avoir dessiné le bâtiment « comme on le fait d’une montagne ». Avec cette architecture Wang Shu s’est rendu compte que l’architecture pouvait révéler son environnement, en effet un de ses amis lui a dit que c’est grâce à son bâtiment que l’on remarque et que l’on apprécie la colline qui s’élève en arrière plan ; preuve que l’architecture et la nature peuvent se conjuguer. Pour Wang Shu ce que la tradition lui a le plus apporté est bien plus que l’utilisation d’un matériau vernaculaire ou le rappel de la nature dans l’architecture mais c’est ce lien entre les générations qu’elle offre, la transmission de savoirs, ces moments de partage et d’échanges qu’il affectionne particulièrement. C’est cette même tradition qui lui inculqué les notions de temps et de mémoire dans le projet ; la nécessité de ne pas aller trop vite et de ne pas concevoir une architecture complètement nouvelle mais plutôt de créer


quelque chose de nouveau dans laquelle on reconnait des éléments, une architecture qui nous parle. Je ne peux commenter la philosophie de Wang Shu sans penser à cette phrase de Picasso qui disait « pour apprendre quelque chose aux gens, il faut mélanger ce qu’ils connaissent avec ce qu’ils ignorent » et c’est ce que s’efforce de faire Wang Shu, de concevoir des architectures qui créent du lien, de l’attachement avec ses habitants.

une pratique humaniste, entre apprentissage et transmission

On remarque une autre facette dans la pratique de Wang Shu, c’est son goût pour les discussions, il se nourrit énormément de rencontres, d’échanges avec les personnes qui font le projet, aussi bien les petits artisans comme les habitants. Quand Wang Shu dit que ce qui l’intéresse de préserver c’est la tradition dans l’architecture, il fait référence à ce dialogue entre tous les maillons du projet qu’il est bon de conserver. Ce que Wang Shu entend par tradition est le fait de perpétuer des savoirs, transmettre ce qui a toujours fonctionné pour le réitérer et permettre à la Chine de garder une certaine identité, une cohérence. On ressent bien cette nécessité d’échanger, d’utiliser la parole pour mieux se comprendre, comprendre le monde. Wang Shu dit qu’à la création de son agence, il discutait énormément avec sa femme mais aussi avec des techniciens, des personnes moins intellectuelles mais qui ont tout autant de choses à leur apprendre « je partageais ma table avec des paysans ». Wang Shu fait une critique du rapport distant qu’entretiennent les architectes avec les artisans, ils se comportent en scientifique alors qu’ils devraient au contraire être plus proche de ceux qui savent construire, être à l’écoute des savoir-faire que les écoles d’architecture n’inculquent plus. Pour Wang Shu l’architecte doit considérer davantage ce que les habitants ont à dire, ce qu’ils pensent des mutations de leur propre quartier, territoire. Il y a une manière de faire les choses pour que les gens se sentent concernés, les habitants sont par nature impliqués, c’était notamment le cas avec le projet de la rue Zhongshan quand Wang Shu dit « les riverains sont très concernés, ils viennent [...], circulent [...], font des réclamations, ils réclament à tout bout de champ », on comprend assez bien à travers cette accumulation, cette progression que les habitants ont des choses à dire et qu’il faut prendre le temps de les écouter si on veut prétendre que l’architecture soit acceptée. Sa récompense étant, comme il le mentionne, le sourire des habitants. Outre les gens simples, Wang Shu a un goût de manière générale pour les choses simples « je suis toujours ému à voir les gens vivre », « tous ces phénomènes qui font partie de la vie quotidienne me passionnent », « ce qui m’intéresse c’est que des choses simples soient si riches de contenu », un intérêt qu’il a probablement hérité de sa fascination pour la tradition et la nature qui sont en soi des choses évidentes, naturelles et pourtant si fortes de sens. Cette passion pour les échanges l’a amené à en faire une partie de son métier en devenant professeur d’architecture. Au-delà de sa volonté et de faire partager sa philosophie, il apprécie tout autant se faire enseigner. Effectivement Wang Shu pense que les étudiants et les artisans ont chacun des choses à lui inculquer, lui montrer une autre réalité du monde, lui permettre de voir la construction sous un nouvel angle, en somme accepter de ne pas détenir la science exacte et de remettre en question sa conception, ses expérimentations. Son enseignement est le reflet de sa pratique, l’échange sur le chantier est fondamental, il faut retrouver ce dialogue sur le terrain c’est pourquoi il emmène régulièrement ses étudiants sur des ruines de démolition pour faire des observations, c’est une fois disséquer que le bâtiment peut révéler des éléments sur sa nature, il dit même « c’est comme assister à des opérations chirurgicales, pour des étudiants en médecine ». Le chantier doit être considéré comme un outil pédagogique c’est pourquoi il a ouvert sa construction du bâtiment des Beaux-Arts aux étudiants pour qu’ils voient directement la mise en pratique de ses principes architecturaux et de leur mise en oeuvre. Bien que la parole soit nécessaire, le passage à l’action est primordial dans l’apprentissage de l’architecture, Wang Shu a fait en sorte que la majeure partie de l’enseignement de son école se passe dans les ateliers pour que les étudiants apprennent les techniques contemporaines et traditionnelles, l’apprentissage passe aussi par le corps, par des gestes qui restent en mémoire. Cette importance que l’architecte doit être un acteur à part entière de la construction se comprend par les mots de Wang Shu, il ne dit pas qu’ils construisent des bâtiments mais qu’ils bâtissent avec leurs mains.

un argumentaire

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Cette retranscription de conférence de Wang Shu constitue un argumentaire optimiste d’une orientation possible pour l’architecture chinoise. Bien que Wang Shu dresse le portrait d’une Chine en perte totale de repères dont le développement n’est régit que par son facteur économique, il montre qu’avec certes beaucoup de convictions et la nécessité sans cesse de la faisabilité de ses conceptions qu’une nouvelle voie est


envisageable. Mais cette orientation de l’architecture reste encore à creuser, il faut adopter une attitude volontariste, Wang Shu remet en cause le statut de l’architecte ; il ne faut plus se comme maître à penser ou artiste mais retrouver des valeurs authentiques en se tournant vers la nature, les traditions et les qualités humaines de chacun. Wang Shu dépeint sa pratique très humble de l’architecture, une pratique qui a existé dans le passé et qui dans ces périodes de trouble mériterait de retrouver une certaine actualité pour que l’architecture sauvegarde sa dimension humaine, une authenticité si chère à Wang Shu. à l’heure du développement massif de l’architecture qui touche toutes les villes du monde, cette pratique architecturale nous prouve qu’une solution alternative à l’architecture mondialisée est possible, que l’on peut rester soucieux de la qualité et des valeurs que l’architecture peut véhiculer. Dans son argumentaire Wang Shu commence par exposer un historique, présenter des données et la problématique puis à travers la description de ses réalisations qui s’apparente à des exemples, des projets dont peu de personnes croyaient, il prouve en concluant avec la réaction des habitants et leurs sourires, qu’une solution est possible à la crise architecturale que connaît la Chine. Il s’agit donc d’un argumentaire bien ficelé, ordonné sans être trop appuyé, la volonté de nous convaincre reste implicite mais on comprend que Wang Shu nous fait une démonstration d’une alternative envisageable ; cette présentation habile est saluée lors des échanges de fin de conférence par Francisco Bandarin (architecte et sous-directeur général de l’Unesco pour la culture) qui remercie Wang Shu pour « ce véritable manifeste pour l’architecture et l’urbanisme ».


« la maison de sophie », entretien pour la revue strabic, 2011.

patrick Bouchain Le dernier texte en lien avec la pratique du projet que j’ai choisi d’étudier est un entretien fleuve entre la journaliste Edith Hallauer et Patrick Bouchain, exposant, à travers le projet de réhabilitation d’un quartier de Boulogne-sur-Mer, les possibles d’un processus architectural revisité. Cet article est issu de la revue numérique Strabic. La particularité de ce projet réside dans sa pratique, dans la manière de faire de l’architecture car en effet Patrick Bouchain a proposé à Sophie Ricard, une jeune diplômée de l’école de Versailles désireuse d’expériences nouvelles de s’installer directement dans une maison du quartier à réhabiliter pour associer à la conception architecturale un travail d’accompagnement et de compréhension des attentes des habitants. Le quariter à réhabiliter fait partie d’une zone de renouvellement urbain et peu de propositions sont apportées si ce n’est de le démolir. La population en place est modeste et délaissée, pour Patrick Bouchain il était nécessaire qu’elle reste en place, que les habitants gardent leur maison. Le suivi de chantier d’une durée de deux ans avait pour vocation de préparer Sophie Ricard à passer l’Habiliation à la Maîtrise d’Oeuvre. Ce genre de pratique nouvelle, expérimentale et marginale, qui sort des processus de projet habituels intéresse tout particulièrement la revue Strabic qui se veut être, comme on peut le lire sur leur site, « Une revue numérique indépendante - Design, DIY, Architecture et Combinaisons Spatiales ». Elle est donc défricheuse de projets originaux, innovants et décalés, ce qui en fait une revue intéressante dans divers domaines artistiques. Le fait que la revue soit une version numérique lui permet de multiplier les lecteurs et surtout de répondre à un public qui favorise de plus en plus internet pour s’informer. Ce public, bien qu’il soit intéressé par les arts n’est pas spécialement féru d’architecture ; les internautes se tournent surtout vers Strabic pour découvrir des démarches atypiques, des possibles dans le domaine de la création. C’est une littérature plus accessible qu’un livre théorique sur l’architecture, des personnes peu informées sur le milieu vont pouvoir, au détour d’un entretien comme c’est le cas avec Patrick Bouchain, découvrir une approche singulière. Nous verrons donc à travers l’analyse de cet entretien l’importance de considérer l’humain dans le processus architectural, qu’il faut dès les prémices du projet l’intégrer à la conception, nous verrons ensuite le caractère expérimental qui caractérise la pratique de Patrick Bouchain et qui dans ce projet à Boulognesur-Mer atteint une dimension plus grande que ce qu’il a déjà pu mettre en place. Enfin ce qui ressort de ce texte est le point de vue de l’architecte sur le métier et la formation, sur les travers du milieu architectural.

échanger, proJeter, ensemBle

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à travers cet entretien on remarque l’importance du lien social pour Patrick Bouchain, d’être en groupe et de partager l’architecture. Ce projet de réhabilitation du quartier de Boulogne-sur-Mer fait partie d’une pensée et d’une posture qu’il a pris concernant la problématique du logement social ; une problématique actuelle qu’il avait à coeur de traiter et qu’il a intitulé « Construire ensemble le Grand Ensemble ». La notion d’être ensemble, de faire communauté est récurrente chez Patrick Bouchain. Il l’illustre en évoquant deux projets dans lesquels le rassemblement et l’échange étaient sollicités. D’une part le pavillon MétaVilla à la biennale de Venise en 2006 où Patrick Bouchain avait collaboré avec le collectif EXYZT pour questionner l’hospitalité ainsi que le projet de logement social où une maison de quartier avait été installée le temps du chantier, à l’instar des initiatives scandinaves, où les différents concernés au projet pouvaient converser ensemble dans un lieu neutre. à la fin de l’entretien, Patrick Bouchain répond à la journaliste que si il sortait aujourd’hui de l’école, il se constituerait un groupe car comme il le dit « je n’ai jamais rien pu faire tout seul » ce qui montre bien la nécessité de faire avec les autres pour donner du sens aux choses, donner de la valeur à un projet. Il compare même l’architecture au cinéma, cet art nécessite toute une équipe pour mener à bien le film avec un ensemble d’intervenants ayant chacun une action, apportant une contribution tout en visant un objectif commun, la réalisation d’un film d’auteur. C’est cette collaboration fructueuse que Patrick Bouchain aimerait voir appliquée à l’architecture. Dans son discours l’architecte oscille entre la notion de groupe et l’individualité, laissant apparaître surtout son intérêt pour la valeur humaine, son optimisme dans l’apport qualitatif de chaque individu pour réaliser le projet. En effet comme il le dit en conclusion de son entretien, le monde va changer si l’on considère un peu plus l’homme ; il affirme qu’ « il y a plus de gens bons que de méchants », il faut faire confiance et s’intéresser aux gens, les impliquer davantage dans ce qui sera au final leur habitat. Cette approche sociale du projet architectural Patrick Bouchain le met en pratique grâce à a présence sur


le terrain de Sophie Ricard qui tente de restituer le « savoir-vivre ». Cette notion chère à Patrick Bouchain vise à considérer la complexité du groupe d’habitants du quartier fait d’une multitude d’individualités aux aspirations et besoins différents. Chaque habitant a des qualités, une opinion qu’il faut saisir et révéler ; on sent qu’à travers la transformation de l’architecture, Bouchain veut également transformer l’habitant, lui faire prendre conscience de ses compétences, le faire travailler dans la réalisation des travaux, valoriser son savoir-faire pour lui redonner confiance en soi. On retrouve enfin cette passion, se plaisir de rencontrer et débattre avec les gens dans sa volonté de transmettre sa philosophie de l’architecture, faire partager son parcours à des étudiants qu’ils soient à l’école d’architecture ou non mais également de les accompagner, de les orienter, révéler des intentions ; pour Patrick Bouchain, si l’on enseigne avec coeur « tu es autant nourris que tu nourris ». L’exercice de la transmission constitue toujours une expérience.

le goût pour l’empirique

L’expérience semble effectivement être le maître mot du processus de conception de Patrick Bouchain. Le vocabulaire utilisé épuise les termes « expérience, expérimentation, expérimental », on observe une accumulation, une répétition de ces dits mots. Et quand le mot « expérience » n’est pas clairement lâché, des expressions telles que « laboratoire de réflexion » sont utilisées pour faire comprendre l’état dans lequel prend forme le projet. Pour Bouchain c’est l’époque qui veut que l’on soit expérimental et que l’on agisse dans un schéma où la finalité n’est pas déterminée à l’avance. Alors jusqu’à maintenant le logement social a été construit en grande quantité car cela était possible et que l’on se rend compte aujourd’hui de l’inadaptation ou la mauvaise image que peuvent renvoyer des zones telles que le quartier à Boulogne-sur-Mer, Bouchain expérimente par le fait qu’il ne faut pas systématiquement raser ce qui est considérer comme un problème mais plutôt de le regarder d’un autre point de vue pour laisser apparaître ce qui pourrait solutionner ce problème, chercher à le transformer. L’expérimentation par la transformation ; Bouchain n’est pas à son coup d’essai car effectivement il a fait sa marque de fabrication la réhabilitation de friches industrielles en équipements culturels. Dans ce cas présent la transformation est expérimentale car elle se fait avec et par les habitants mêmes du quartier, les personnes n’ont jamais autant été impliqués dans un projet architectural. Autre fait qui appuie le caractère expérimental de cette intervention est ce que Bouchain appelle la « permanence de l’architecte », le fait que l’architecte Sophie Ricard vive directement dans le quartier qu’elle réhabilite. L’expérimentation réside ainsi dans l’implication et le temps qui est voué à la compréhension du quartier, de son mode de fonctionnement, des aspirations de chaque habitant ; Sophie Ricard aura passé plus d’une année parmi les habitants pour préparer avant d’agir. « C’est la permanence elle-même qui est source du projet, de manière totalement expérimentale. On ne sait pas du tout ce que ça va produire, et rien ne garantit que Sophie tienne jusqu’au bout. » Cette phrase résume relativement bien et de façon condensée la tournure empirique du projet, Bouchain accepte de ne pas savoir où le projet va, son orientation étant définie un peu plus chaque jour grâce à la présence et au travail de Sophie Ricard. Actuellement peu de projets d’architecture laissent autant de place à l’imprévu, à l’évolution car les décideurs ne veulent pas prendre de risques, ils ont besoin d’être rassurer c’est pourquoi l’expérience est nécessaire pour démontrer que le changement est possible. Le temps d’échange avec les habitants est éminemment long et c’est en ce sens que le projet se démarque, aujourd’hui l’architecture se fait dans l’instant oubliant de considérer la complexité, la pluralité des attentes, il compare son projet à une permanence artistique, lorsque des compagnies viennent travailler mille heures à un endroit pour aboutir à une heure de représentation ; un temps que Sophie Ricard a pris pour s’imprégner des facteurs « sociaux et culturels, intellectuels, physiques et architecturaux » de la situation. Ce parallèle avec l’art pour justifier son expérimentation est très prégnant, on peut rappeler les nombreuses collaborations avec Buren qui montre plus qu’un intérêt pour ce domaine de la part de Bouchain. En effet il est très inspiré par la dimension expérimentale propre à l’art, la liberté que cette pratique offre ; le fait de créer ses propres outils pour arriver à ses fins, de modifier, de jouer avec le réel pour faire passer un message ; pour Bouchain « on ne regarde pas assez l’art » alors qu’il devrait induire à l’architecte une attitude, une posture moins normée, plus audacieuse.

humaniser l’architecte

Le caractère expérimental du projet montre en fait une volonté de la part de Bouchain de changer la posture de l’architecte, de l’image que l’on s’en fait, de remettre en question la manière d’aborder et de faire du projet. Il parle d’une voie nouvelle dans la pratique de l’architecture qu’il caractérise de « très complexe, plus modeste, moins spectaculaire, moins honorifique ». Cette suite d’adjectifs qualifie relativement bien ce qu’il reproche aux architectes et ce qu’il essaie de mettre en place dans son projet à Boulogne-sur-Mer. Tout d’abord il pense indispensable que l’architecte développe sa part de sociologue, mieux que ça, plus que


de chercher à comprendre comment vivent les gens, qu’il se mette dès que possible dans leur quotidien, qu’il partage des choses simples avec eux telles que « manger, dormir, avoir des problèmes de couple » pour que l’observation et l’échange se mettent naturellement en marche et commencent à dessiner la direction du projet. L’architecte doit sortir de son rôle de penseur, d’intellectuel détaché de ceux pour qui il conçoit ; il ne doit pas être dans le survol et l’instant, il doit se rendre à l’évidence que le projet se fait dans le temps et à plusieurs. La situation expérimentale de Sophie Ricard lui a permis avec les habitants de Boulogne-sur-Mer de ne pas être condescendante, elle a fait l’effort de se mettre dans une position qui a engendré un dialogue sain. Pour Bouchain, l’architecte ne doit plus théoriser, intellectualiser son travail ou du moins faire que cela soit plus simple, plus accessible comme c’est le cas à Boulogne-sur-Mer, Sophie Ricard a mis en place un système de roman photo, véritable constituant du projet. En effet dans une pièce de sa maison, Sophie Ricard a représenté tous les habitants du quartier avec leur photo et grâce à leurs nombreuses discussions, elle a pu dresser les envies et les besoins de chacun tels que « changez-moi juste les fenêtres ». Elle permet ainsi de rendre les choses très claires pour tous les acteurs du projet, les habitants comme les artisans qui comprennent aisément ce qu’il faut faire. On observe donc une nouvelle manière de considérer le projet, il y a une intention profonde de l’incarner, de romancer les décisions, les changements, comme pour faire de l’architecture une histoire ce que l’on a pu voir avec la mise en place du roman photo mais également l’appellation du territoire qui a été renommé le quartier de « la Maison de Sophie ». On ressent dans la pratique de Bouchain le désir de faire de l’architecture sans s’en rendre compte, il faut que l’acte de construire soit le plus proche possible d’un acte naturel. à travers les échanges et le dialogue qu’il instaure avec les gens pour qui il construit, Bouchain tente de rendre le projet architectural normal, que le passage de la conception à la réalisation ne soit qu’un prolongement naturel « alors que souvent un début de chantier est très agressif ». En ce sens le projet de Boulogne-sur-Mer est une démonstration qu’une autre attitude de l’architecte et une autre pratique est envisageable. Ce qui distingue Bouchain et qui fait qu’il ne mène ses projets comme personne d’autre, c’est qu’il ne court pas après l’argent, il voit avant tout l’intérêt général de sa pratique. Il parle beaucoup de bénévolat, d’offrir son temps notamment pour aller enseigner, transmettre son expérience à des étudiants aux quatre coins de la France. Pour lui la pratique de l’architecture, bien qu’il faille en vivre, ne doit pas être régie et obscurcie par les finances. Et c’est parce que Bouchain fait les choses différemment que sa pratique est critiquée voire méprisée par la profession. Effectivement Bouchain fait de nombreuses comparaisons entre ce qu’il produit et ce que peut faire une agence traditionnelle, il se place en opposition à ces dernières quand il compare les dossiers bureaucratiques que peuvent monter ces agences pour un projet et les maisons en pâte à modeler ou les maquettes en carton que Sophie Ricard a pu faire avec les enfants et les habitants du quartier, pour lui « c’est Sophie qui fait le vrai métier ». Personnage atypique, Bouchain s’est retiré de l’ordre des architectes et sa pratique ne semble pas reconnue par les professionnels de la profession. Il prend l’exemple de Jean Nouvel, icône de l’architecture française qui travaille sur 60 projets en même temps, qui rigolerait bien de savoir que Bouchain ne se concentre que sur un seul projet modeste qui plus est, ce n’est pas un architecte du rendement. Bouchain est dénigré de manière générale par ses confrères qui pensent qu’il ne fait pas de l’architecture mais de la politique ou du socio-culturel, sa pratique aujourd’hui ne fait pas l’unanimité mais il reste confiant et optimiste pour faire changer les avis comme il a pu le faire avec les transformations des friches industrielles à une époque où personne n’y croyait.

vers une architecture Du Bonheur

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Cet entretien est donc un résumé de la pratique de Patrick Bouchain, de sa philosophie appliquée au logement social et présentée ici à travers l’exemple du quartier de la « Maison de Sophie » à Boulogne-sur-Mer. On découvre un architecte obstiné par les rapports humains ce qui vient définir son approche sociale de l’architecture, l’habitant pour lui doit être le moteur du projet. Et c’est parce que cette prise de considération de l’individu a disparu que la pratique de Bouchain est expérimentale. à travers cet entretien, Bouchain veut prouver le bien fondé de sa démarche et aimerait que le caractère empirique de ses projets deviennent une normalité, que la place de l’habitant soit repensée et espère que sa pratique aujourd’hui dénigrée éveille les consciences et ce vers quoi doit se tourner l’architecture pour trouver sa raison d’être acceptée. De par ses propos, on remarque un architecte passionné et volontaire qui a passé sa vie à prendre des chemins inexplorés, à chercher des collaborations enrichissantes pour penser l’architecture autrement, qu’elle soit motivée par le plaisir d’habiter. Il aimerait que de nos jours le facteur humain soit plus représenté dans la pratique du projet et que l’on imagine davantage des utopies du bonheur.


Fiche critique De BiBliographie croisée

la rupture Dans la pratique Du proJet introduction de la thématique

Pour cet exercice de bibliographie critique où nous avions à étudier et à confronter 3 ouvrages traitant de l’architecture et de la ville contemporaine, je me suis intéressé au vaste sujet qu’est la pratique du projet. Dans la recherche de ces 3 ouvrages je me suis tout d’abord tourné vers des manières d’aborder l’architecture, est-ce que l’architecte est réellement acteur de la construction, est-ce qu’il est concepteur, conseiller ou bien tout ça à la fois ? A quoi les architectes sont-ils le plus sensible, quelle posture adoptent-ils lorsqu’ils entreprennent un projet ; l’attachement de Glenn Murcutt pour l’environnement par exemple, le caractère fonctionnel de Lacaton et Vassal ou encore l’effet sculptural recherché par Frank Gehry. Puis au fil de mes recherches sans vraiment savoir vers quelle spécificité de la pratique du projet je me dirigeais, je me suis arrêté sur des pratiques transgressives de l’architecture, je me suis intéressé aux moyens employés par les architectes contemporains pour mettre en oeuvre leur idéologie, des principes architecturaux en rupture avec la production architecturale majoritaire. Après avoir dégagé cette notion de rupture dans la pratique du projet, j’ai choisi d’étudier des architectes qui s’inscrivent dans la période actuelle à travers leur approche du projet. J’ai pris soin de choisir dans cette confrontation de points de vue des styles littéraires bien distincts allant de l’essai théorique avec « Le regard des sens » de Juhani Pallasmaa à l’article de revue numérique avec l’entretien de Patrick Bouchain pour Strabic en passant par une retranscription d’une conférence de Wang Shu à la cité de l’architecture et du patrimoine à Paris. Au commencement de ce travail, j’imaginais tout d’abord à travers ces architectes que je ne connaissais qu’en surface comprendre leur démarche, leurs réelles motivations mais j’étais également soucieux de voir si les préoccupations architecturales pouvaient différer d’un pays à l’autre ou si au contraire on retrouvait des similitudes, des complémentarités dans les postures marginales du finlandais Juhani Pallasmaa, du chinois Wang Shu ou encore du français Patrick Bouchain. Pour resituer les textes et avant de commencer leurs confrontations, un résumé succinct permettra de mieux les appréhender ; dans son ouvrage « Le regard des sens » paru en 2010, Pallasmaa propose une théorie visant à nous faire prendre conscience que l’hégémonie de la vue a perverti l’architecture et que le rôle des autres sens est tout aussi important dans l’expérience spatiale. Le second ouvrage qui est la retranscription d’un discours tenu par Shu à la cité Chaillot en 2012 met l’accent sur la nécessité qu’a la Chine de retrouver des valeurs, de la qualité architecturale pour enrayer cette production capitaliste de bâtiments déniant sa propre culture. Enfin le troisième texte que j’ai choisi, en relation avec le thème de rupture dans le processus architectural, est l’entretien avec Bouchain pour la revue numérique Strabic dans lequel il présente son projet collaboratif à Boulogne-sur-Mer ; ce projet étant l’occasion pour Bouchain d’exposer sa vision sur un métier en constante évolution qui mériterait d’être repensé en profondeur pour que la pratique du projet considère davantage les habitants, leurs valeurs humaines.

Des contextes De parution DiFFérents

Ce qui tout d’abord est intéressant à observer c’est ce qui m’a amené à étudier ces ouvrages mais aussi ce qui a poussé les architectes en question à poser noir sur blanc leurs idéologies architecturales. Je me suis intéressé à ces 3 architectes parce qu’ils font l’actualité architecturale et ce sont les institutions, les médias, les maisons d’édition qui décident à un moment de les mettre en lumière. En tant qu’étudiant et lecteur, on s’intéresse souvent à ce que l’on bien nous laisser lire et en l’occurrence j’ai découvert Pallasmaa grâce à la sortie de son dernier ouvrage intitulé « La main qui pense » qui m’a amené à découvrir son essai antérieur « Le regard des sens » plus adapté à ma thématique. Il est intéressant de se pencher sur la version française du livre que j’ai pu emprunter. La version originelle en anglais est parue en 1996 tandis que la traduction a été publiée en 2010 ce qui montre non pas une nécessité pour Pallasmaa d’écrire sur le sujet aujourd’hui mais une volonté e diffuser ses propos dans les pays francophones comme pour signifier l’importance et l’actualité de sa philosophie. Le texte de retranscription de Shu fait suite à sa conférence donnée à Paris en 2012. Shu, qui exerce depuis 1997 n’a été révélé au grand public que depuis quelques années avec notamment l’obtention de prix tels que le Global Award for Sustainable Architecture (parrainé par la cité Chaillot) en 2007 et le prix Pritzker


décerné en 2012 ce qui a permis de mettre en lumière et donner la parole à Shu. Dans ce cas ce sont bien les institutions qui ont trouvé bon de mettre en avant le travail de cet architecte et le pousser à communiquer sur sa philosophie constructive. Dans le cas de Bouchain ce n’est pas vraiment une prise de parole mais c’est plutôt la revue Strabic qui lui donne la parole et lui permet de s’exprimer. Les médias font l’actualité architecturale en choisissant les architectes qui seront leurs sujets. Les 3 textes semblent être destinés à des lecteurs communs, issus du monde de l’architecture ; qu’ils soient étudiants, architectes, représentants d’architecture, présentant tout de même quelques nuances. En comparaison on remarque par exemple que le texte de Pallasmaa est sorti aux éditions du Linteau, une maison spécialisée dans la parution d’ouvrages liés à la construction, à l’ingénierie, aux entrepreneurs, en somme tout ce qui touche de près à l’architecture ; couronnée par l’Académie d’architecture en 1997 tandis que Bouchain énonce ses propos dans une revue disponible sur internet, une revue qui se veut être défricheuse de projets originaux, innovants et décalés, ce qui en fait une revue intéressante dans divers domaines artistiques. Le fait que la revue soit une version numérique lui permet de multiplier les lecteurs et surtout de répondre à un public qui favorise de plus en plus internet pour s’informer. Ce public, bien qu’il soit intéressé par les arts n’est pas spécialement féru d’architecture ; les internautes se tournent surtout vers Strabic pour découvrir des démarches atypiques, des possibles dans le domaine de la création. C’est une littérature plus accessible qu’un livre théorique sur l’architecture, des personnes peu informées sur le milieu vont pouvoir, au détour d’un entretien comme c’est le cas avec Bouchain, découvrir une approche singulière. La différence de médiums utilisés va donc offrir des styles littéraires bien différents, plus ou moins pointus, cependant on retrouve la présence de l’image dans chacun d’eux. Le rapport à l’image varie d’un ouvrage à l’autre, dans les textes de Pallasmaa et Shu, l’image est prégnante et sert le discours, les propos sont illustrés par des images allant de la référence cinématographique à la peinture en passant bien sûr par l’architecture. Ces visuels légendés sont pertinents car ils viennent appuyer efficacement ce que nous disent les auteurs, nous pouvons ainsi nous plonger dans leur pratique ou nous constituer une réflexion faite de texte et d’exemples imagés. Contrairement à cette utilisation du visuel, on retrouve deux photographies glissées dans l’entretien fleuve de Bouchain mettant en scène le déroulement du projet à Boulogne-sur-Mer ; ces visuel n’ont pas une visée démonstrative, explicative mais plutôt divertissante, illustrative qui montre que le public ciblé est moins sectoriel que pour les deux autres ouvrages.

Des prises de parole contrastées

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On retrouve donc dans ces 3 ouvrages la volonté de ces architectes de présenter leurs critiques sur un milieu architectural qui gagnerait à être modifié. Leurs critiques qui se veulent toutes en rupture avec les courants de pensées majoritaires ne sont pas amenées de la même manière. Dans les retranscriptions des discours de Shu d’une part et de Bouchain d’autre part nous sommes en présence de prises de parole, ces deux architectes parlent à la première personne de leurs convictions et de leurs réalisations ce qui les montre plus impliqués, plus actifs que ce que pourrait dégager l’intellectualisme du texte de Pallasmaa. Effectivement dans son essai il utilise un rythme destiné à la lecture et non à l’écoute ce qui laisse au lecteur le ressenti d’un auteur plus démonstrateur qu’acteur. Pallasmaa à travers sa théorie semble se détacher d’une véritable implication pour faire changer ce qu’il considère négligé par les architectes contemporains c’est-à-dire la considération holistique des sens ; il voudrait que tous les sens soient estimés par le concepteur mais luimême ne montre pas qu’il a tenté de le mettre en oeuvre dans ses travaux, il s’exclut et se réfère plutôt à des architectes qui l’ont fait, comme des exemples à suivre. à travers ces 3 textes on remarque un contraste dans la manière qu’ont les architectes de parler de leurs convictions, entre récit à la forme active et passive, ce qui d’ailleurs se répercute dans leurs actes ; Shu et Bouchain présentent leur travail dans une forme active et ils sont eux-mêmes des architectes de terrain qui n’hésitent pas à s’impliquer physiquement dans la réalisation contrairement à Pallasmaa qui paraît plus distant, plus superviseur. Cette implication, l’impression que l’on a de lire un architecte plus ou moins actif réside également dans la spontanéité de ses propos ; on distingue des paliers différents entre Bouchain qui répond aux questions d’une journaliste en tentant d’allier réactivité et structuration du propos, Shu qui a organisé son exposé sur son approche architecturale mais qui laisse place à des rebonds en fin de conférence avec les questions des spectateurs et enfin l’ouvrage de Pallasmaa qui est une démonstration où chaque phrase a été anticipée, chaque expression sous pesée. En effet la construction des paragraphes de Pallasmaa est particulière. à chaque début de sous-partie destinée à éclaircir davantage sur les sens, il lance généralement plusieurs phrases, assez courtes, à l’affirmatif comme si il s’agissait de slogans, de vérités irréfutables. Par exemple quand il parle de la valeur de l’acoustique, Pallasmaa dit : « La vue isole, alors que le son rapproche. La vision est directionnelle alors que le son est multidirectionnel. Le sens de la vue implique l’extériorité alors que le


son crée une expérience d’intériorité ». La construction des phrases est faite comme si Pallasmaa séquençait sa théorie, à la fin de chacune de ces phrases, le lecteur est invité à s’interroger sur sa propre vision des choses, le rythme permet à celui qui lit d’intérioriser chacun des propos, de prendre le temps d’assimiler chaque notion exposée par l’auteur. Ce que j’ai apprécié dans cette partie c’est la manière à travers laquelle Pallasmaa apporte très simplement des explications sur nos comportements, sur nos sens que l’on pense maîtriser et connaître parfaitement alors que nous devons sans cesse être à leur écoute. Pour justifier le fait que la vue est inadaptée à certains types de perception, l’auteur prend un exemple banal mais éclairant ; il a remarqué que la vue était délaissée lors de fortes émotions, on ferme les yeux pour rêver, pour se laisser porter par une musique ou pour ressentir plus intensément la caresse d’une personne aimée. Toutes ces choses qui semblent évidentes prennent toute leur force dans les lignes de Pallasmaa. Pour appuyer sa théorie et forcer l’adhésion du lecteur, Pallasmaa laisse transparaître son propre ressenti à travers des passages plus narratifs où il décrit sa propre expérience des sens et son appréciation personnelle des lieux « Quel délice de passer d’un royaume d’odeurs au suivant dans les rues étroites d’une vieille cité », dans cette phrase on remarque que différents sens sont représentés ; le goût avec le mot délice, l’odorat avec les odeurs et enfin l’étroitesse des rues qui peut renvoyer bien sûr à la vue mais également à la mesure corporelle de l’espace. Pour faire passer son message, pour faire comprendre que tous les sens sont essentiels dans la perception, Pallasmaa n’hésite pas à mettre le corps en scène, on le remarque grâce aux verbes à la forme active « Nous regardons, nous touchons, écoutons et mesurons le monde avec tout notre corps ». Si la posture des architectes est remarquable et qu’ils prennent pour certains le soin de poser leurs mots dans un essai théorique ou encore qu’ils suscitent l’attention des institutions ou des médias c’est qu’ils présentent une vision décalée, en rupture avec ce qu’il se fait dans le milieu architectural. On peut constater la force de convictions en s’intéressant de plus près à leurs parcours. Pallasmaa est un homme d’écriture, il a publié une trentaine d’ouvrages proposant de nombreuses théories environnementales, philosophiques, artistiques et architecturales qu’il enseigne également à l’Université de Technologie d’Helsinki. De son côté Shu aurait bien failli ne jamais faire parler de lui quand il confit lors de sa conférence qu’il s’est retiré pendant 5 année de l’activité architecturale, vivant reclus en pleine nature et portant un regard pessimiste et fataliste sur le devenir de son pays avant de se ressaisir et choisir de se battre pour ses idées. Bouchain qui est sans doute l’exemple le plus probant de la rupture et de la transgression qui a refusé de s’inscrire à l’ordre des architectes montrant son fort désaccord avec les pratiques du milieu. On remarque ainsi en se penchant sur les protagonistes de l’étude qu’ils ont tous fait à leur manière des choix plus ou moins radicaux confirmant leur posture engagée.

Des critiques de la contemporanéité

Leurs écrits constituent des critiques de l’architecture et plus précisément de la qualité architecturale contemporaine. En effet ils s’accordent à dire que de nombreuses pratiques sont à revoir et ce que révèle Shu et Bouchain la notion de vitesse d’exécution d’un projet qui constitue un facteur décisif dans l’appauvrissement de l’architecture. Pour Pallasmaa, la consommation abusive d’images en lien avec les nouvelles technologies, internet, les médias qui veulent nous fournir toujours plus d’informations, la vue est en train de se détériorer, nous sommes en train de perdre la vraie valeur des choses que l’on regarde. Nous sommes en train d’habituer notre vue à un flux d’images déconnecté de sens, de fond, une vision s’assouvissant dans l’immédiateté et le spectaculaire au détriment de l’architecture. Pallasmaa déplore cette accommodation à la vitesse amenant à la production d’architectures de façade faites pour être diffusées et appréciées grâce au médium photographique. Pour Shu ce qu’il remet en cause avec la rapidité c’est la destruction massive des habitats chinois traditionnels dans le but de construire des bâtiments sans qualité, calqués sur ce que la société occidentale a fait de moins bien afin de répondre à une compétitivité, une nécessité de contenir l’urbanisation que connaît le pays. Il se positionne à l’encontre des constructeurs qui regardent uniquement vers l’avenir pour s’enrichir ou solutionner un problème à court terme, il se tourne vers le passé pour observer et comprendre ce qui a fonctionné et redonner des bases, une identité à l’architecture chinoise. Pour illustrer sa volonté de redonner du temps au projet, Shu prend l’exemple de la réhabilitation de la rue Zhangshan pour laquelle il a fixé quelques impératifs dont l’augmentation de la durée d’analyse du quartier et de la conception qui a été prolongé de 3 mois. Les points que Shu a renégocié avec les commanditaires sont énoncés dans l’ouvrage avec une certaine autorité, ils sont présentés sous forme d’énumérations affirmatives comme s’il s’adressait directement au maître d’ouvrage ce qui accentue le caractère intransigeant de l’architecte. Bouchain aussi voit une menace dans l’architecture de la vitesse, les décideurs ne prennent pas le temps de comprendre pour qui ils construisent, les architectes ne font que survoler les projets. Il faut essayer de


conjuguer la construction avec une prise de conscience qui passe par un temps. à travers les notions de vitesse et de temps consacré à la compréhension d’une situation avant la projection d’une architecture, Shu et Bouchain veulent surtout que l’architecture considère davantage la place de l’homme, de l’habitant car pour eux il a été écarté de toute décision ou d’action en lien avec le projet architectural. Ce qui est flagrant chez Bouchain c’est que l’architecte doit développer sa part de sociologue et être plus à l’écoute c’est pourquoi il a imaginé une permanence pour son projet à Boulogne-sur-Mer, une jeune architecte est installée sur le site à repenser pour pouvoir écouter et partager directement les envies des habitants. C’est par le biais de ce rapport humain que se retrouvent Shu et Bouchain, ils proposent une certaine rupture avec la manière de produire des architectures et Bouchain ironise en donnant même le sigle H.Q.H. (Haute Qualité Humaine) à ses architectures comme pour signifier qu’il faut d’abord penser aux modes de vie des usagers plutôt qu’à des réglementations techniques pour créer de l’architecture réellement durable. En prolongeant cet intérêt pour l’homme, il y a aussi un goût pour les choses simples de la vie de la part des deux hommes, l’importance de partager des moments de la vie quotidienne, échanger au détour d’un repas avec des habitants, des artisans, pour mieux se comprendre et se nourrir l’un de l’autre, ne pas se laisser abuser par des divertissements superflus. Dans cette volonté de replacer l’homme au coeur de l’architecture, Pallasmaa extrapole en quelque sorte l’idée et nous dit que c’est le corps dans sa globalité qu’il faut réinjecter dans la conception architecturale ; c’est à travers une architecture qui parle à tous les sens du corps humain que cette dernière pourra retrouver sa noblesse.

l’architecture comme expérience sensorielle et fruit de l’empirisme

On remarque donc que pour Pallasmaa, l’architecture est une question d’expériences sensorielles, une quête de l’émotion qui tend à s’amenuiser. On observe en confrontant ces différents ouvrages que chaque architecte a une façon personnelle d’aborder l’expérimentation dans l’architecture, la notion d’expérience comme fer de lance pour insuffler un renouveau architectural. Comme on a pu l’évoquer précédemment, pour Pallasmaa l’expérience fait référence à l’objet architecturé, fini, une architecture qui se parcourt et se découvre, qui peut altérer nos sens, c’est une approche figurée de l’expérience. Quant aux deux autres architectes, la rupture avec le système qui produit l’architecture contemporaine doit se faire en profondeur, le projet dans sa globalité doit être une expérience et laisser place à la surprise, à l’imprévu pour que l’objet final corresponde réellement à celui qui va l’habiter. Au fil de la lecture de l’entretien de Bouchain, on remarque que la notion d’expérience est très prégnante ; le vocabulaire utilisé par l’architecte épuise les termes « expériences, expérimentation, expérimental », on observe une accumulation, une répétition de ces dits mots. Et quand le mot « expérience » n’est pas clairement lâché, des expressions telles que « laboratoire de réflexion » font comprendre l’état dans lequel prend forme le projet. Bien que Bouchain et Shu veuillent réintroduire l’expérience dans la pratique du projet, ils le présentent dans leurs propos selon des approches sensiblement différentes. Pour Bouchain l’expérience doit être sociale et se mener de la conception à la réalisation du projet. En effet on ressent tout au long de la lecture l’attrait de Bouchain pour les gens, pour les discussions de groupe, l’écoute et le partage avec autrui, ce qui semble avoir disparu de tout travail architectural. Le caractère expérimental de l’intervention de Bouchain à Boulogne-sur-Mer réside dans ce qu’il appelle la « permanence de l’architecte », le fait que Sophie Ricard vive directement dans le quartier qu’elle réhabilite. L’expérimentation réside dans l’implication et le temps voué à la compréhension du quartier, de son mode de fonctionnement, des aspirations de chaque habitant ; Sophie Ricard aura passé plus d’un an parmi les habitants pour préparer avant d’agir. Cette considération de l’homme dans le projet fait également partie des préoccupations de Shu mais ce qui ressort de sa conférence c’est surtout une pratique expérimentale de par les matériaux et les modes de construction qu’il révèle. Shu a pour convictions de prendre le contre pied de la construction de masse et de redonner une raison d’être à l’architecture chinoise, retrouver les valeurs d’antan et cela nécessite de persuader les décideurs qu’une alternative est possible. Comme cette pratique a été mise de côté avec l’évolution sociétale et la nécessité de construire massivement, vouloir l’actualiser peut être assimilé à de l’expérimentation. Une fois de plus l’analyse croisée montre que l’expérience est une thématique récurrente chez Bouchain et Shu, l’expérimentation semble être une orientation pour rompre avec les modèles architecturaux désuets et inadaptés.

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les moyens utilisés pour appliquer la rupture

Dans cette volonté de changer les codes, on remarque que Shu et Bouchain doivent faire appel à des moyens similaires. Il est fini le temps où l’architecte avait un pouvoir démesuré et pouvait faire construire sans avoir


à faire de compromis, de concertations pour faire valider son projet. Aujourd’hui l’architecture est le fruit de décideurs politiques et nos deux architectes l’ont bien compris, c’est le filon qui leur permettra d’aller au bout de leurs principes architecturaux. Pour ses projets Shu a dû faire preuve d’acharnement et de persuasion vis-à-vis des commanditaires, il a compris que le projet ne se fait pas seul et il a su trouver le juste milieu entre s’associer à un décideur tout en gardant ses convictions intactes. Pour Bouchain le rapport entre architecture et politique est beaucoup plus affirmé. Conscient depuis longtemps que l’architecture est une affaire d’intérêt général et que la politique est un moyen d’arriver à ses fins, Bouchain est rentré rapidement en politique pour appliquer sa pratique de l’intérieur. Dans les années 1990 il fut conseiller politique auprès du ministre de la culture Jack Lang ; et c’est au cours de ces 7 années de politique que l’on peut imaginer que Bouchain a pu observer et comprendre le système politique qui décide du paysage architectural de demain. De son côté Pallasmaa fait une critique de la classe politique qui choisit des projets uniquement sur des principes de communication, s’arrêtant sur de l’image séduisante et qui constituerait une belle vitrine pour la ville sans pour autant s’intéresser à la qualité des espaces, la réelle perception qu’aura l’usager en parcourant cette architecture. On se rend ainsi compte, à l’observation de cette déviance vers le monde politique, que l’architecture est éminemment politique, qu’elle ne doit pas se cantonner à son simple domaine d’intervention mais que l’architecte doit modifier les pratiques et les visions plus en amont s’il veut provoquer un véritable changement de pensée. La question esthétique est un point important qui n’est pas clairement énoncé par les architectes et qui pourtant les rassemble dans leur combat pour une architecture plus sincère. Les images de rendu pour communiquer un projet que pointe du doigt Pallasmaa comme des leurres pour décideurs, ces mêmes images informatisées qui tendent vers un résultat lisse semblent déplaire à Shu et Bouchain. Ils sont adeptes du dessin à la main (on sait que Bouchain a fait ses études aux Beaux-Arts et y a enseigné par la suite le dessin durant une dizaine d’années), pour eux comme pour Pallasmaa, le corps a une rôle à jouer dans la conception d’un projet. Et cela se retrouve dans la construction de leurs architectures, ils produisent des espaces plus sensibles que ce que peut offrir un immeuble de logements en béton armé par exemple. Par l’utilisation de matériaux bruts tels que le bois ou encore la tôle de bidon pour Bouchain, des tuiles ou des éléments issus de bâtiments en ruine pour Shu ; tous deux réalisent des esthétiques inhabituelles, parfois vernaculaires mais toujours originales qui marquent visuellement et physiquement la rupture architecturale que prônent ces architectes.

une remise en question de la pratique architecturale

Outre leur point de vue sur l’architecture et la démonstration qu’une autre pratique du projet est possible, les 3 ouvrages appuient la rupture avec le contexte architectural contemporain car ils souhaitent tous un remaniement de la formation et de la profession d’architecte. Cette critique du métier et la volonté de le modifier sont un point de convergence pour ces 3 architectes, cependant ils ne revendiquent pas tous les mêmes changements et n’utilisent pas les mêmes façons d’exposer leurs visions des choses. Shu dans sa conférence déplore implicitement le tournant de son pays vers une modernisation non maîtrisée, une architecture mondialisée et aseptisée ne reflétant pas la richesse culturelle de la Chine. Pour Shu l’architecte qui construit en Chine devrait être plus averti, plus renseigné sur l’histoire du pays pour cultiver une identité authentique. à la lecture des 3 ouvrages, on remarque que Shu dresse une critique relativement douce à l’égard des architectes et décideurs ; contrairement aux autres architectes auxquels je me suis intéressé, Shu ne semble pas attaquer la profession, ne s’adresse pas à elle directement mais invite plutôt à réfléchir sur une autre façon de construire. En exposant sa vision de l’architecture en contraste avec la production de la Chine c’est assez naturellement que le lecteur extrapole, donne de l’importance et de la puissance aux propos de Shu. Pallasmaa quant à lui semble être plus direct, diriger sa critique vers la profession, prenant les architectes à parti pour montrer ce qu’ils sont en train de produire et ce vers quoi ils feraient mieux de s’intéresser. Pallasmaa a une critique plus virulente de l’architecture n’hésitant pas à prendre des exemples, mettre des noms sur ceux qui font la pauvreté architecturale. Pallasmaa base sa critique sur la conception architecturale plus que sur la réalisation, chère à Shu et Bouchain. Ce qu’il dénonce dans la pratique de l’architecture c’est la déconnexion, la dissociation du corps, le fait de ne pas prendre en compte l’ensemble des sens dans la conception. L’architecte doit plus s’immerger dans le projet, ressentir davantage les effets que pourraient produire la spatialité qu’il imagine ; l’architecte en phase de conception doit rentrer en communion avec le spectateur qui déambule dans le bâtiment construit. Dans cette confrontation de manières d’apporter un jugement sur l’état de l’architecture actuelle, Bouchain


a une critique à mi-chemin entre Pallasmaa et Shu. Effectivement il remet clairement en question le monde de l’architecture tout en prenant soin de rester dans un discours politiquement correct dans lequel il suggère les acteurs, les vices du projet architectural qui lui font perdre sa qualité. Pour lui, l’élément majeur qu’il est urgent de modifier est le caractère hégémonique et hautain de l’architecte. Cette position de l’architecte est désuète, il faut qu’il s’adapte et qu’il travaille en groupe ; il doit acquérir des qualités de sociologues, de médiateur, être plus près des gens pour qui il construit et suivre le projet avec ferveur. Bien qu’il reste vague sur la cible de sa critique, il prend à un moment de l’entretien Jean Nouvel comme exemple de starchitecte en opposition avec sa pratique du projet. Convaincus que leurs critiques ont le mérite d’être entendues et débattues, Shu, Pallasmaa et Bouchain ont le point commun d’être tous trois enseignants d’architecture. Grâce à cette facette de leur pratique ils entretiennent un échange quasi permanent avec les gens, étudiants, inculquant aussi bien une vision de l’architecture qu’acceptant d’apprendre d’autrui ; ce qui les caractérise est sans doute une certaine forme d’humilité dont l’architecture contemporaine a besoin. Ils remettent la formation de l’architecture en question, du moins Shu et Bouchain pour qui la part de travaux manuels est trop faible, la possibilité d’être acteur, de produire n’est pas assez offerte ; pour eux la formation est trop conventionnelle, trop ancrée dans une histoire et occulte les vrais questionnements que l’architecture devrait se poser face à un contexte sociétal en pleine mutation, quel que soit le pays.

Des architectes qui s’inscrivent dans un courant de pensées

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Enfin dans cette dernière partie je tenterai d’avoir une approche plus personnelle et plus critique sur la thématique de rupture dans l’architecture et des propos avancés par chaque architecte. Pallasmaa, Shu, Bouchain sont-ils réellement en rupture, sont-ils radicalement opposés à une histoire et une continuité de l’architecture ? On peut relever dans l’ouvrage de Pallasmaa que ses propos sont très largement influencés et qu’il s’inscrit d’une certaine façon dans un courant de pensées. Ce dernier fait référence à de nombreux écrivains, on dénombre pas moins de 143 notes relatant les propos de penseurs et venant appuyer son idéologie. Plus qu’une théorie purement personnelle, Pallasmaa s’efforce de croiser les visions de philosophes ayant réfléchi au sujet des sens avant lui. Tout au long du texte, Pallasmaa confronte des visions de littéraires n’impliquant pas son propre avis mais laissant comprendre qu’il partage les idées de ceux qu’il mentionne : « D’accord avec Berkeley, Hegel affirmait », « Avant Merleau-Ponty [...] George Berkeley mettait en relation », « Poussant plus loin l’idée de Goethe, Bernard Berenson suggère ». Ce réflexe que l’auteur a de rappeler ses pairs est une manière pour lui de soutenir ses propos et d’ancrer sa théorie dans une continuité de pensées. On a l’impression qu’en majeure partie il prolonge leurs propos, qu’il n’est jamais vraiment l’initiateur de la théorie mais qu’il l’extrapole, qu’il synthétise en utilisant des mots plus simples, plus adaptés à un public néophyte et l’applique au domaine de l’architecture. De plus ce qui est notable est le fait que Pallasmaa présente sa critique sans jamais présenter ses projets comme solution possible. Cette position et cet effacement en ce qui concerne sa production, le fait qu’il n’y ai pas d’application de son idéologie dessert quelque peu la véracité de son caractère transgressif. Dans un autre temps Shu fait énormément référence à la nature et aux peintres qui l’ont représenté, il pense que l’architecture devrait se tourner vers ces valeurs, réapprendre à regarder la composition des paysages, quel sens de la beauté ont-ils à nous inculquer, s’inspirer de ce qu’elle a à nous offrir, sa monumentalité et son humilité. En s’intéressant à l’identité architecturale chinoise, Shu recréé le lien entre les traditions et la contemporanéité ; il éprouve la nécessité d’apprendre à construire selon une mise en oeuvre artisanale chargée de sens en utilisant des matériaux de rebut, il est dans une optique de valorisation de ce que l’homme ou la nature a produit. Pour ce qui est de Bouchain il est plus difficile de le raccrocher à une forme d’influences car ce n’est pas clairement exposé dans ses propos mais en ayant fait quelque recherches sur le personnage on se rend compte qu’il est ami notamment avec Lucien Kroll qui a avant lui abordé la thématique d’une architecture plus sociale. On peut donc supposer que Bouchain a été influencé, initié à une pratique architecturale qu’il a développé par la suite. Au vu de l’ensemble des 3 textes la notion de rupture dans la pratique du projet semble être marquée par une recherche, un combat pour atteindre, acquérir une certaine liberté. Dans l’entretien avec Bouchain, ce dernier avoue être fortement inspiré par la liberté accordée aux artistes, leur capacité à expérimenter et à voir le réel différemment. Il veut, à travers sa pratique, libérer d’une certaine manière les habitants de décisions bureaucratiques, réglementaires, qui choisissent à leur place la façon dont ils habitent. Quant à eux Shu et Pallasmaa veulent libérer respectivement les traditions et les sens d’une fadeur architecturale mondialisée. Ce que je remarque à l’issue de cette bibliographie critique est le fait que les architectes étudiés sont davan-


tage révélateurs de pratiques, d’approches architecturales que de véritables initiateurs. Ils développent dans un contexte particulier une idéologie qui avait déjà été soulevée mais qui s’était atténuée. On peut ainsi dire que ces architectes sont en rupture avec une majorité de productions contemporaines dans le sens où ils se battent, affirment des convictions dont peu de personnes ont conscience ou ne veulent pas les entendre ; ils cherchent à démontrer qu’une autre voie est possible dans le but de permettre à l’architecture de s’émanciper et d’être plus qualitative. Ces façons qu’ont les architectes de procéder et d’être en rupture avec la production majoritaire de leur temps me fait penser, dans une échelle plus urbanistique bien sûr, à l’apparition des grands ensembles dans les années 1960 puis des zones pavillonnaires qui ont certes proposé une rupture pour l’époque mais qui se sont avérés par la suite inadaptés à une société aux besoins évolutifs. Il sera donc à voir si la rupture actuelle proposés par Pallasmaa, Shu et Bouchain, chacun dans leur domaine, trouvera sa résonance à l’avenir ou tombera en désuétude.

retour critique sur l’exercice

Pour conclure cet exercice de bibliographie croisée je dirais que je suis satisfait de l’ensemble de mes lectures qui en plus d’avoir enrichi mes connaissances et ma vision de l’architecture contemporaine, se sont retrouvées dans la thématique originelle. Les ouvrages ont très bien répondu à la notion de rupture dans la conception et la pratique du projet même si on peut noter que la critique de Pallasmaa dans « le regard des sens » se plaçait sur un niveau différent que l’entretien de Bouchain et la retranscription de Shu, elle était plus théorique, plus subjective de par le questionnement des sens et ainsi se confrontait plus difficilement avec les 2 autres textes. Cependant la diversité des textes offrant des approches et des registres différents m’ont permis de faire évoluer ma vision de la pratique du projet, tous ces ouvrages m’ont sensibilisé à de nouvelles interrogations, qu’est-ce que l’on veut privilégier dans la conception ; sur quoi veut-on mettre l’accent, jusqu’à quel degré peut-on s’impliquer dans un projet, autant de considérations qui définissent la posture d’un architecte. Cette richesse dans les textes que j’ai eu l’opportunité de lire m’ont permis d’avoir un regard sur ce que l’on nous montre de l’architecture et comment on nous le montre, pourquoi tel ou tel travail représente l’actualité architecturale. Ces livres ont conforté l’idée que l’architecture est une perpétuelle remise en question dont la pratique évolue souvent en retard par rapport aux modes de vie, que l’architecture est déterminée par des décideurs dont les préoccupations ne sont pas toujours altruistes et qu’il advient aux architectes d’insuffler le changement. De manière plus pragmatique, ce travail m’a appris la nécessité de se documenter sur le contexte de parution des livres, s’informer sur l’auteur ou encore la maison d’édition pour saisir la portée des propos et ainsi pouvoir être plus critique, avoir un avis plus fondé sur ce qui est dit et sur les moyens utilisés pour le dire.


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