Sortie d'Usine #0

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exhibé, cobaye étudié à la faculté de médecine, dissimulé aux yeux des autres patients, John Merrick se sait condamné. C’est déjà ça. Première preuve d’humanité. Vous en voulez d’autres ? Sa sensibilité, son intelligence... Sa peur. Car Lynch s’empare des codes du film d’horreur – la nuit, les nuages filant dans le ciel, des couloirs d’hôpitaux déserts  – mais là où le singulier cinéaste se distingue d’un William Friedkin ou d’un Tobe Hooper, c’est lorsqu’il manipule non pas notre frayeur de spectateur, mais celle du «  monstre  ». Une demi-heure d’attente pour enfin l’apercevoir, mais déjà sa difformité – qui a nécessité douze heures de maquillage quotidiennes à l’interprète John Hurt - s’efface devant son humanité. Les scènes de foule, d’une violence inouïe, témoignent de l’inhumain. Les cris d’animaux poussés par les passants-prédateurs qui l’acculent jusque dans les toilettes de la gare effraient plus que n’importe quel plan de Merrick, l’oublié de la dignité. Lynch, descendant de Kant ? Pourquoi pas. Pied-de-nez à la société, David Lynch choisit toutefois de contextualiser son récit et, de là, se pose la question de la reconstitution historique. Le Londres victorien semble tout droit tiré d’une édition poussiéreuse d’un Dickens  ; la crasse et la fumée occultant le

ANALYSES DE CYCLES

regard sont autant de métaphores d’un paysage social intérieur. Enjoy. Choisissant de conclure sur une note douce-amère, Lynch signe ici son film le plus humaniste. Si le lien entre L’Enfant Sauvage et The Elephant Man paraît évident, le retour en fin de cycle à Renoir l’est nettement moins. La Bête Humaine se positionne comme un électron libre face aux films de Truffaut et Lynch. On y retrouve le regard critique, acerbe, mais « l’animalité » n’est ici ni le résultat d’une «  difformité  », qu’elle soit physique ou liée au processus de sociabilisation. Ce n’est pas la première fois que Renoir s’attaque à du Zola. Durant sa période muette, le cinéaste avait déjà adapté Nana, mais avec un académisme plus certain. Exit les costumes Second Empire, Renoir n’hésite pas à transposer le récit à l’époque contemporaine (c’est à dire les années trente avec déjà toutes les réjouissances de la sncf de ce temps). Sur les rails des chemins de fer, on voyage de crimes passionnels en pulsions meurtrières  ; sous le poids d’une telle tare héréditaire, le trajet Le Havre-Paris devient un parcours semé d’embûches. Car La Bête Humaine, tout le monde connaît : c’est Jacques Lantier (Jean Gabin), mécanicien de locomotive et souffrant de folie homicide. Le fatalisme romantique est

contre-balancé à l’écran par un réalisme éclatant  : la plongée tête première dans le foyer de la locomotive, quasi-documentaire sur le métier de cheminot et la noirceur du charbon ne font que renforcer l’aspect militant du film. Inégalités sociales, lutte des classes ; nous sommes en 1938 et la foi de Renoir dans le dépérissant Front Populaire est encore lumineuse à l’écran. Le cinéaste s’engage dans le film, désignant les fautifs, accusant, accusant toujours, comme le faisait Zola sur le papier. Il serait néanmoins facile de réduire La Bête Humaine à un film politique ; la symphonie tragique de Lantier, Séverine ou Roubaud et le poids de l’hérédité nous ramènent au cœur de l’homme, l’homme face à ses instincts – aussi nobles ou bas soient-ils. Une animalité  ? Non, des animalités. Et celle qu’on n’a pas encore évoquée  : celle du spectateur, terré au fond de son siège, réagissant à chaque image, chaque son, tantôt apeuré, exalté – démuni de son intégrité parfois tant les films transportent. Pour le coup, on n’a pas eu à se plaindre : Lynch, Renoir ou Truffaut ont rempli leur part du contrat.

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