Sortie d'Usine #0

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ANALYSES DE CYCLES

un air de famille TEXTE : EMILE BERTHERAT

V

ous l’avez remarqué, la famille est l’un des terrains de jeux préférés des réalisateurs. Peutêtre que la raison est simple  : l’inspiration est à portée de main, et en un dîner chez les beaux-parents, on a déjà un scénario tout fait. Trois cinéastes ont, dans trois pays différents, livré leur vision de la famille dans trois beaux films que sont Affreux, Sales Et Méchants, La Famille Tenenbaum et Un Conte de Noël. Ettore Scola, Wes Anderson et Arnaud Desplechin ont fait du dysfonctionnement familial l’élément central de leurs scénarios, pour le plus grand plaisir du spectateur. Chronologiquement le premier, Scola livre en 1976 la chronique d’une famille particulièrement atypique, dans la mesure où celle-ci s’entend au sens large (cousins, grands-parents, et même maîtresses), dont les membres cherchent tous à s’éliminer les uns les autres. Ils vivent sous la coupe du patriarche, un aveugle particulièrement “affreux, sale et méchant” interprété avec délectation par Nino Manfredi. Si la composition que l’acteur offre reste l’élément le plus marquant du film, il faut aussi saluer la finesse inattendue de la mise en scène, qui fut justement récompensée au Festival de Cannes (l’année même 78 SORTIE D’USINE

où Scorsese recevait la Palme d’Or pour Taxi Driver). Si le film a eu une influence certaine sur le cinéma italien de son temps, il est moins sûr que Wes Anderson s’en soit inspiré au moment de tourner La Famille Tenenbaum, en 2000. En effet, si les deux opus ont en commun un pater familias régnant sans partage sur son entourage, Anderson est davantage allé puiser du côté de J.D. Salinger. En résulte un film d’une inventivité démesurée, au point que son style singulier, fait de travellings au ralenti et de détails incongrus filmés en gros plans, a été copié à n’en plus finir par la publicité des années 2000. Ce film marque le couronnement de son auteur, remarqué deux ans plus tôt avec l’immanquable Rushmore. Dans la famille des cinéastes attentifs à cet univers familial impitoyable vient prendre place Arnaud Desplechin. Ce grand réalisateur français revendique totalement l’influence qu’a eu le film de Wes Anderson sur Un Conte de Noël, au point de l’avoir programmé lors de sa carte blanche à la Cinémathèque de Brooklyn. Le film de famille est un genre-phare du cinéma français, car il permet de réunir au cours de longues séquences riches en dialogues et en conflits psychologiques des assemblées de stars (on peut penser aux récents Yeux De Sa

Mère, et autres Invités De Mon Père). Desplechin prend la fiction familiale à bras-le-corps en lui injectant une dimension mythologique, n’hésitant pas à nommer les grands-parents Abel (Jean-Paul Roussillon, génial dans son dernier rôle) et Junon (Catherine Deneuve). En résulte un film d’une densité admirable, qui prouve que l’on peut faire du cinéma d’auteur exigeant sans se couper du public. Le lien entre deux auteurs tels que Wes Anderson et Arnaud Desplechin réside dans leur dialectique commune, et ininterrompue, entre des références que certains qualifient d’« élitistes » et une culture volontiers populaire. Dans La Famille Tenenbaum, l’univers ultra-référencé dans lequel s’inscrivent les personnages est parsemé de clins d’œil à la grande littérature américaine (Mark Twain, Fitzgerald), et un certain bon goût est de mise. Mais le casting, composé de stars de la comédie comme Ben Stiller et Owen Wilson, donne au film un aspect hybride qui a pu dérouter le grand public lors de la sortie. Quant au Conte de Noël de Desplechin, s’il s’inscrit dans une tradition que ses détracteurs qualifieraient volontiers de “francofrançaise”, il s’appuie lui aussi sur une certaine culture populaire pour enrichir son film. Notamment dans l’utilisation imparable qu’il fait de


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