Sortie d'Usine #0

Page 77

yeux  ? Ne sommes-nous pas les complices de cet exhibitionnisme cinématographique par notre goût immodéré des scènes intimes ? La mise en scène de ces deux géants du cinéma le suggère de manière subtile. Le choix par Stanley Kubrick de prendre pour acteurs principaux un vrai couple de stars n’est pas anodin, et rendent les scènes très intimes du film particulièrement dérangeantes, dans le sens où le spectateur a l’impression de s’immiscer dans la vie privée, non pas de Mr and Mrs Harford, mais celle de Tom Cruise et Nicole Kidman. L’intimité extrême de ces séquences est d’autant plus dérangeante qu’elles sont filmées de manière frontale. L’ouverture de Eyes Wide Shut est tout à fait explicite à ce sujet : on y voit Nicole Kidman, en plan fixe, en train de se déshabiller, avec un cadrage qui pourrait être celui du regard d’une personne observant la scène. Le plan suivant suit Tom Cruise dans l’appartement du couple pour nous emmener finalement dans la salle de bain où Nicole Kidman est en train d’uriner : pas de découpage ou de cadrage pour cacher cette situation pour la moins cocasse, on a même droit à l’image de Nicole Kidman en train de s’essuyer les parties intimes. Ces choix de mise en scène nous placent dans la situation non plus du spectateur mais du voyeur. À moins que ces deux derniers mots

ANALYSES DE CYCLES

ne soient synonymes… La réflexion qu’amène ces films semble s’orienter finalement vers l’objet cinématographique lui-même. Pour cela, il est intéressant de se tourner vers une autre définition du voyeurisme  : « Qualification donnée au monde moderne qui se complaît dans la représentation graphique dans toutes ses formes [...] et donne ainsi priorité à l’expression imagée sur l’expression écrite, qui fait plus appel à l’impression superficielle passive et dépersonnalisante, qu’à la réflexion profonde et active  » (Lafon 1969). C’est dans ce sens que ces films forment une contribution essentielle à la réflexion sur le voyeurisme, mais aussi sur le cinéma. Car cette définition est au cœur du film de Michelangelo Antonioni : l’image, souvent prise comme preuve d’un événement, n’est pas une réalité objective mais une projection fantasmée. Le propos du peintre à propos de son tableau est tout à fait révélateur à ce sujet : il ne sait pas lui-même ce que ses toiles représentent, ce sont elles qui se révèlent à lui. Les images n’ont alors que le sens qu’on leur donne, et ce que l’on a cru voir n’est peut-être que ce que l’on a voulu voir. Thomas, le photographe - tout comme le spectateur - n’a pas vu de crime au moment où il prenait les photos : la mise en scène d’Antonioni est excellente

sur ce point, en nous maintenant à distance, comme Thomas, de la scène de ménage. Ce n’est qu’en développant les photos, et en faisant des zooms si importants que les clichés en deviennent illisibles, que Thomas (et nous avec) croit voir un revolver, un cadavre, et ainsi de suite. Mais, au bout d’une nuit, plus rien : pas une photo, pas de cadavre, pas de témoin. Tout comme dans Eyes Wide Shut, on se demande alors si, finalement, tout cela s’est réellement passé, si cela n’a pas été simplement une image que notre cerveau a trop interprétée. Peut-être. On ne sait pas. Comme le couple CruiseKidman dans le magasin de jouets à la fin du film, on est perdu… Mais quelle perdition nous auront offerte ces deux cinéastes de génie ! Que dire de plus ? La meilleure des conclusions est peut-être de laisser les œuvres parler d’ellesmêmes. La scène finale de BlowUp montre une troupe de mimes en train de faire un faux match de tennis : l’un d’eux frappe trop fort, et la balle invisible se retrouve hors du terrain. Thomas court alors récupérer la balle pour la renvoyer. Cette scène est sûrement le meilleur résumé que l’on puisse faire du propos des cinéastes. En tout cas, messieurs, merci de nous avoir envoyé la balle : nous n’avons pas fini de vous la renvoyer.

SORTIE D’USINE 77


Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.