Sortie d'Usine #0

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LES ENTRETIENS DE L’USINE

par sa crise, elle casse tout, elle renverse une hiérarchie. Elle devient intéressante par sa révolte

56 SORTIE D’USINE

Je n’ai pas eu à me positionner, c’est exactement ce que je voulais faire. Ça parlait d’un rapport de genre, de ce regard masculin posé sur les femmes, presque un regard d’entomologistes. Elles étaient traitées comme des animaux. Ça parle aussi d’un rapport de classes, parce que ce ne sont que des hommes bourgeois et des femmes du peuple. Il y a cette dimensionlà, c’est vrai, dans la première scène notamment quand elle sert à table. Je voulais vraiment être centrée sur elle ; dans les dîners bourgeois, on filme habituellement les bourgeois à table et les domestiques sont un peu dans le décor. Je voulais montrer que c’était Augustine qu’on allait regarder  : aujourd’hui on parle des invisibles, des gens qu’on ne regarde pas. C’est ça l’hystérie. On dit que l’hystérie, c’est la maladie du regard, mais pour moi tout est dans cette première scène. Que fait-elle ? Elle sert, personne ne la regarde et c’est par sa crise qu’elle casse tout, elle renverse en fait une hiérarchie, il y a quelque chose de l’anarchie, du désordre. Et finalement, tous les regards sont sur elle. Elle devient intéressante par sa révolte. C’est quelque chose que je trouve assez jouissif. D’ailleurs, il y a une citation de Maupassant dans le film qui est vraiment une citation d’un article qu’il avait écrit. Il dit : « la Commune de Paris n’était rien d’autre qu’une crise d’hystérie de la ville de Paris. » C’est ça aussi, les émeutes : quand on n’est pas regardé, quand on ne peut pas s’exprimer, et bien ça explose  !

D’ailleurs on parle bien du corps social, et ce n’est pas pour rien... Vous avez fait jouer de vraies patientes dans le film, notamment dans de courtes scènes de face-caméra, d’où est venue l’idée et comment s’est passé le tournage de ces scènes ? L’idée n’était pas dans le scénario au départ. Je voulais avoir de vraies malades pour la figuration. Mais ça m’a vite embêtée que ces malades ne soient qu’un décor dans lequel se passerait l’histoire d’amour. A l’hôpital, ces patientes ne sont observées que pour leurs corps, et elles n’ont pas le droit à la parole. Je me disais que ça n’allait pas : je faisais la même chose que ce que je voulais dénoncer à la Salepêtrière. Du coup j’ai pensé qu’il serait intéressant de dynamiter le classicisme de la narration par une prise de parole de ces femmes. Ce sont des visages, des corps de femmes d’aujourd’hui, qui parlent donc de leurs symptômes d’aujourd’hui, mais habillées en costumes d’époque. J’ai travaillé avec elles vraiment de manière documentaire. C’est-à-dire que j’ai recueilli leurs témoignages et que j’ai gardé les éléments qui m’intéressaient. Après je leur ai fait rejouer les textes pour la caméra, alors j’ai travaillé avec elles comme avec des actrices, donc elles performent aussi beaucoup. Il y a eu des moments où elles jouaient bien, des moments où elles jouaient mal. Elles étaient des actrices du film ; les femmes dont elles parlaient, ce ne devaient pas être elles-mêmes. Il y a donc eu un travail de mise à distance. Comme j’avais dû aller puiser dans le fantastique, la fiction, ça m’intéressait de revenir à l’authenticité de la parole et de faire rentrer la réalité, de montrer qu’il y a une continuité. Au MoyenÂge, les femmes hystériques étaient considérées comme des sorcières, elles étaient brûlées, au xixème siècle elles devenaient des délires érotiques. Les maladies évoluent avec la société et aujourd’hui, l’hystérie n’a pas disparu, elle a juste évolué. Ces femmes ne sont pas toutes des hystériques, mais il y


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