Bolivar et l'Emancipation des Colonies Espagnoles : des origines à 1815

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LE PRÉCURSEUR

La colère céleste vengeait l'offense. La révolution était un crime, les révolutionnaires, des sacrilèges. Dieu lui-même ordonnait, par la voix de ses ministres, le repentir et la soumission1. La nuit venue, les mêmes discours se répétaient à la lueur fumeuse des cierges propitiatoires devant les autels élevés le long des rues où les cadavres pourrissaient çà et là sous les décombres. Les auditeurs se frappaient la poitrine, demandaient à grands cris, grâce au Seigneur, grâce à Don Ferdinand ! Quelquesuns s'accusaient publiquement de leurs péchés. Les moines évoquaient Sodome et Gomorrhe. Et le rapprochement, pour ce qui du moins concernait les mœurs dissolues du petit peuple, ne manquait point d'à propos. La population témoigna dans son ensemble de remords édifiants : il y eut sans doute à déplorer certains actes de brigandage que favorisait la consternation générale, mais « ceux d'entre les plébéiens de Caracas, et le nombre en était appréciable, qui jusquelà vivaient en d'illicites amours, renoncèrent, dit le mémorialiste O'Leary2, à leurs coupables errements et se hâtèrent de recourir aux liens indissolubles et sacrés du mariage ». Cet auteur ajoute néanmoins que « si la morale publique s'améliorait de la sorte au Vénézuéla, la cause de l'Indépendance y perdait cependant chaque jour un peu plus de terrain3 ». Nous retrouvons alors Bolivar, superbe d'audace, invulnérable, et dont la grande âme planait au-dessus du désespoir de tous. L'étage supérieur de sa maison s'est écroulé, les portes arrachées pourraient livrer passage aux voleurs. Il n'en a cure. Il entraîne quelques amis, il emmène avec lui ses esclaves qu'il transforme en brancardiers, parcourt la ville, réconforte les blessés, fait enterrer les morts, insensible aux murmures qui l'accueillent, luttant, victorieusement parfois, contre la coalition exaspérée du fanatisme, de l'ignorance et de la peur. 1. V. LALLEMENT, Histoire de la Colombie, Paris 1826, pp. 90-91. 2. O'LEARY, Memorias, op. cit., t. I, ch. II, p. 51. 3. Ibid.


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