Bolivar et l'Emancipation des Colonies Espagnoles : des origines à 1815

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LE PRÉCURSEUR

La conscience populaire s'avisait aussitôt du symbole et, confusément portée vers Miranda, s'effarouchait pourtant à l'aspect de ce « grand diable de Français », hérétique et régicide. Dans la foule pressée autour du Précurseur chevauchant à présent sur la route de Caracas, commençait à poindre le sentiment, fait de curiosité plutôt que de sympathie et de naïve terreur à la fois, que lui témoigneront les peuples vénézuéliens 1. Les acclamations faiblissaient. Des moines mêlés aux manifestants insinuaient à voix basse qu'il faudrait s'accuser en confession de ces vivats en faveur d'un excommunié. Intimidés à leur tour, les patriotes dissimulaient sous une excessive déférence la crainte tout à coup survenue de sentir méconnaître ou dédaigner par le glorieux général leurs ambitions, leurs querelles, d'apparence trop chétive peutêtre à ses yeux. Bolivar, impeccable dans son costume foncé de dandy, coiffé du chapeau haut à bords étroits baissés devant et derrière et retournés sur les côtés, l'énorme cravate moderne nouée sous le menton, les cheveux courts, souriant à son rêve, inquiet, remuant, nerveux, caracolait auprès de Miranda, botte à botte, formant avec lui le plus inquiétant contraste. Ces deux âmes en qui s'agitaient tant de grandes pensées se comprendraient-elles ? 1. On en peut découvrir l'expression caractéristique dans les chansons populaires de l'époque. V. dans ROJAS, Leyendas historicas. 2° série, op. cit., p. 191, la chanson de La Cônga par exemple, composée lors de la campagne des vallées d'Aragua (v. infrà) et dont le refrain rappelait l'interjection familière à Miranda :

Veinte y cinco franceses Cargaban su canon : Alon, alon, camina Alôn, mozos, alon. « Il y avait vingt-cinq français pour porter son canon. Allons ! allons ! marchez, allons, garçons, allons ! » BECERRA mentionne également op. cit. (t. II, p. 541), une autre chanson contemporaine dans laquelle les soldats, faisant allusion à cette houcle d'or que Miranda portait à l'oreille, à la mode de 93, ne cachaient pas leur certitude de sa damnation éternelle : ... En la oreja lléva el aro Que llevarâ en el infîerno. « A l'oreille il porte l'anneau qu'il portera aussi en enfer. »


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