Bolivar et l'Emancipation des Colonies Espagnoles : des origines à 1815

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ORIGINES DE LA RÉVOLUTION SUD-AMÉRICAINE

anime déjà les premières inspirations de son génie. Un jour de la mi-août, alors que l'ardeur du soleil commençait à décroître, le hasard d'une promenade dans la Campagne conduisit Bolivar et Rodriguez sur les bords de l'Anio au pied du Mont Sacré. Ils gravirent jour la couronne adamantine que l'Eternité posa sur le sublime front du Dominateur des Andes. « Je dis alors : cette Écharpe dont j'ai fait mon étendard a parcouru des abimes infernaux, traversé les fleuves et les mers, la voici sur les Andes; la terre soumise s'étend aux pieds de la Colombie et le Temps n'a pas su retenir la Liberté dans sa course. Bellone s est prosternée devant Iris resplendissante et je ne pourrais pas gravir la chevelure de neige du Géant de la Planète ? Certes, je le pourrai. « Alors, possédé tout à coup par un Esprit inconnu qui me parut d'essence divine, je laisse derrière moi les traces de Humboldt et je parviens à ternir de mon souffle les glaces éternelles du Chimborazo. J'arrive enfin, transporté par le Génie qui m'exalte et je chancelle en heurtant de la tête la voûte du Firmament : j'étais au seuil de l'Infini. « Le délire s'empare de mon esprit ; je me sens embrasé d'une flamme étrange et souveraine. C'était le Dieu de la Colombie qui me possédait ! Soudain, le Temps se présente à mes regards sous l'aspect du Vieillard chargé de la dépouille des âges, chauve et ridé, une faux à la main... « Je suis, me dit-il, le père des Siècles, je possède les secrets de la Renommée, l'Éternité est ma mère, l'Infini marque seul les limites de mon Empire, il n'y a pas pour moi de sépulcre, car je suis plus puissant que la Mort, je contemple le Passé, l'Avenir, et le Présent tient dans ma main. Pourquoi semblestu défaillir enfant, vieillard, homme ou héros ? Penses-tu que ton univers soit quelque chose, que tu sois élevé parce que te voici sur un atome de la Création ? Vous imaginez que les instants auxquels vous donnez le nom de siècles, servent de mesure à mes arcanes. Croyez-vous avoir vu la sainte Vérité ? Supposez-vous, insensés, que vos actions soient de quelque prix à mes yeux? Tout est moins qu'un point pour l'Infini qui est mon père. » « Saisi d'une terreur sacrée : « Comment, ô Temps, répondis-je, le misérable mortel, parvenu même à une cime si haute, ne s'évanouirait-il pas en ta présence ! J'ai dépassé la fortune de tous les hommes parce que je me suis élevé au-dessus de leurs têtes. La Terre est sous mes pieds, mes mains atteignent le Ciel, j'entends bouillir l'Enfer dans les abimes et je vois auprès de moi resplendir des soleils, je mesure sans surprise l'espace où se meut la Matière, je lis sur ton visage l'Histoire du Passé et ce que médite le Destin. » — « Observe donc, me dit-il, apprends, retiens ce que tu as vu, décris à tes semblables les tableaux de l'Univers physique et de l'Univers moral ; dévoile les secrets que t'a révélés le Ciel, dis la vérité aux hommes... » Le fantôme disparut à ces mots. « Je demeurai longtemps privé de sentiment, étendu sur ce diamant immense qui me servait de couche. Enfin, la voix terrible de la Colombie me réveille. Je reviens à moi, je me redresse, je soulève de mes propres mains mes pesantes paupières, je redeviens homme et j'écris mon Délire. » D. XIV, 4550.


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