Histoire politique, économique et sociale de la Martinique sous l'Ancien Régime

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L'ÉTAT SOCIAL DE LA MARTINIQUE

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Sartine croyait devoir expliquer, à Bouillé et Tascher, la situation faite aux affranchis : « Les gens de couleur sont libres ou esclaves. Les libres sont des affranchis ou des descendants d'affranchis. A quelque distance qu'ils soient de leur origine, ils conservent toujours la tache de l'esclavage et sont déclarés incapables de toutes fonctions publiques. Les gentilshommes même qui descendent, à quelque degré que ce soit, d'une femme de couleur, ne peuvent jouir des prérogatives de la noblesse. Cette loi est dure, mais elle est sage et nécessaire dans un pays où il y a quinze esclaves contre un blanc. On ne saurait mettre trop de distance entre les deux espèces. On ne saurait imprimer aux nègres trop de respect pour ceux auxquels ils sont asservis, et cette distinction rigoureusement observée, même après la liberté, est le principal lien de la subordination de l'esclave, par l'opinion qui en résulte que sa couleur est vouée à la servitude et que rien ne peut le rendre égal à son maître (82). » Par l'édit de 1685, le roi avait posé nettement aux colonies la question néfaste des races. Par les instructions de 1777, il ne cessait de la faire revivre, dressant les différentes fractions de la population antillaise les unes contre les autres. Le mal sera que des haines tenaces survivront au régime monarchique lui-même et jetteront la Martinique, dans les premiers jours de la Révolution, en pleine guerre civile. L'esclavage, ou mieux encore la peau noire, étaient donc une vraie honte. Il serait inutile de citer toutes les cruautés, toutes les tortures, tous les supplices qu'on inventait pour les infliger à ceux que le sort jetait sur la terre d'Amérique, malgré les prescriptions du roi, ordonnant de les traiter humainement. Louis XIII, dit-on, a eu quelque scrupule au sujet de l'introduction des esclaves dans les colonies : il n'a cédé à cette demande que lorsqu'on l'eut convaincu que c'était la meilleure manière de convertir ces idolâtres (83). Mais n'était-ce pas plutôt un prétexte trouvé pour réduire à la servitude des hommes qui, certainement, n'avaient contre eux que la faiblesse et l'impuissance ? Aussi, Voltaire a-t-il eu raison d'écrire : « Nous leur disons qu'ils sont des hommes comme nous, qu'ils sont rachetés du sang d'un Dieu mort pour eux, et ensuite on les fait travailler comme des bêtes de somme : on les nourrit plus mal; s'ils veulent s'enfuir, on leur coupe une jambe, et on leur fait tourner à bras l'arbre des moulins à sucre, lorsqu'on leur a donné une jambe de bois. Après cela, nous osons parler des droits de gens ! (84). » Arch. Nat. Col. F3-72, f° 6. Doc. pub. par L. PEYTRAUD : L'esclavage aux Antilles Françaises avant 1789, p. 38. (84) VOLTAIRE : voir Candide. (82)

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