Les aventuriers et les boucaniers d'Amérique

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HISTOIRE DES AVENTURIERS,

amenés, parce qu'il était déjà coulé à fond, les crurent tombés des nues. Dans leur surprise, ils faisaient des signes de croix, se disant les uns aux autres : Jesus, son demonios estos ! ( C e u x - c i sont des diables !) Ce n'est pas que, pour prévenir le malheur, quelques matelots, qui remarquaient que ce bâtiment avançait toujours, n'eussent prévenu le capitaine de ce qui pouvait arriver ; mais le capitaine n'en tint aucun c o m p t e , ne croyant pas q u ' u n si petit bâtiment osât l'attaquer. Il retourna dans sa chambre j o u e r aux cartes, c o m m e si ce n'eût été rien. On alla lui dire une seconde fois que le bâtiment approchait, et qu'il avait l'apparence d'être à des corsaires. On lui demanda enfin s'il ne voulait pas du moins qu'on préparât deux pièces de canon. « N o n , n o n , dit-il, qu'on prépare seulement le palan, et nous le guinderons. » Le palan est une sorte de poulie dont on se sert dans les navires pour guinder les marchandises à bord. Ainsi le capitaine ne reconnut sa faute que quand il se vit le pistolet sous la gorge, et qu'il fallut rendre son navire à ce misérable qu'il p r é tendait guinder dans son bord. Le sieur le Grand et tous ses compagnons de mer virent en peu de temps leur fortune bien changée ; car, au lieu d'une méchante barque qui coulait presque à fond et manquait de tout, ils se trouvèrent en possession d'un navire de cinquante-quatre pièces de canon, dont la plupart étaient de bronze, avec quantité de vivres, de rafraîchissements, de munitions, et des richesses immenses. C'était le vice-amiral des galions d'Espagne, égaré de sa flotte. Dès que nos aventuriers se furent rendus maîtres de ce vaisseau, ils mirent à terre ceux qui le montaient, dans l'île de Saint-Domingue, dont ils étaient fort proches, et gardèrent seulement, quelques matelots, qui leur étaient nécessaires pour conduire ce bâtiment en Europe, où ils arrivèrent heureusement, et où le sieur le Grand est demeuré, sans se soucier davantage de retourner en Amérique. Cette belle et riche prise fit grand bruit partout, et donna occasion à plusieurs particuliers d'équiper des vaisseaux pour faire des courses. D'un autre côté, les Espagnols ayant pris plus de soin de se tenir sur leurs gardes, un assez petit nombre d'aventuriers y gagnèrent; plusieurs y perdirent, et furent obligés, c o m m e j e l'ai déjà dit, de se confiner


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