Les aventuriers et les boucaniers d'Amérique

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UN AVENTURIER PORTUGAIS.

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se tournent difficilement, et se trouvent embarrassés lorsqu'il faut faire tant de crochets, qui font gagner du temps et permettent de prendre avantage sur eux, jusqu'à ce qu'enfin on les fatigue si fort, qu'on les laisse bien loin derrière ; autrement on n'échapperait jamais à leurs poursuites. Quelques vieux aventuriers nous ont appris pourquoi ces crocodiles s'acharnent tant contre les hommes. Ils disent qu'un navire portugais était venu en cette île avec une charge de nègres ; la plupart de ceuxci devinrent malades, et ils moururent en si grand nombre, que les Portugais ne faisaient que les jeter à l'eau, et que ces corps, poussés par la vague le long de la côte, étaient dévorés par les crocodiles, en sorte que depuis ce temps ils sont devenus fort carnassiers. Ils détruisent même tout le bétail que les Espagnols ont mis sur cette île, qui est très propre à le nourrir, à cause de l'abondance des pâturages. Ces crocodiles surprennent ces animaux lorsqu'ils vont boire, et mangent les petits lorsque leurs mères les mettent bas. Nos gens n'allaient point de jour à la chasse, qu'ils n'en rencontrassent quelques-uns prodigieusement gros, et ils les tuaient quoiqu'ils y courussent d'assez grands dangers. Un des nôtres, Portugais de nation, qui, dès sa plus tendre jeunesse avait vécu avec les Français et était devenu boucanier puis enfin aventurier, voulut aller à la chasse, accompagné seulement d'un esclave nouveau venu de Guinée, et encore demi-sauvage. Il avança dans le bois pour chercher une proie, et en passant un ruisseau, un crocodile, qui comme il nous l'a dit, avait plus de cinq pieds de long, le prit tout d'un coup par une jambe, l'abattit et se jeta sur lui. L'aventurier, qui était vigoureux, se défendit et appela son esclave ; mais celui-ci, à la vue de ce terrible animal, prit la fuite, et alla se tapir dans un buisson. Le crocodile avait déjà presque emporté une jambe à l'aventurier qui perdait beaucoup de sang, et qui ne laissa pas, malgré cela, de donner tant de coups de couteau à cette furieuse bête, qu'il la mit hors d'état de lui faire plus de mal. Enfin, se relevant le mieux qu'il lui fût possible, il acheva de la tuer. Mais comme il ne pouvait plus marcher, il appela encore son esclave à son secours. 21


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