Aimé Césaire et les « vieilles colonies » : une action politique ambiguë

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psychique et culturel parfaitement différent de tous les autres, on voit mal au nom de quoi on pourrait refuser à la Martinique et à la Guadeloupe la qualité de Nation. (…) Etant Nation, la Martinique a comme toutes les nations le droit de disposer librement d’elle-même », notamment sous la forme d’une région autonome membre d’une République française devenue fédérale. 8 Et le parti qu’il créa deux ans après sa rupture de 1956 avec le PCF, le Parti progressiste martiniquais, diffusa dès lors un mot d’ordre d’autonomie, notamment lors de la « Convention pour l’autonomie » qui réunit en 1971 en Martinique des représentants des mouvances autonomistes des quatre D.O.M., dont l’une des motions finales affirma : « les peuples des quatre territoires de la Réunion, de la Guyane, de la Guadeloupe, de la Martinique constituent, par leur cadre géographique, leur développement historique, leurs composantes ethniques, leur culture, leurs intérêts économiques, des entités nationales (…) qui doivent être constituées dans le cadre juridique d’un Etat autonome. » 9 L’élection de François Mitterrand à la Présidence de la République en 1981 puis la victoire massive aux législatives d’un PS porteur d’un audacieux projet décentralisateur incitèrent finalement Aimé Césaire à proclamer un moratoire de cette revendication autonomiste, moratoire sur lequel il n’est jamais, depuis, clairement revenu. Quant à la perspective d’une accession à l’indépendance - brandie par plusieurs mouvements locaux surfant efficacement sur le ressentiment diffus présent dans les esprits, au point de diriger depuis 1998 le Conseil régional de la Martinique - Césaire l’a clairement écartée : « croyezmoi, rien n’est pire que retrouver dans l’indépendance les problèmes de la dépendance. » 10 Mais il tirait ces dernières années un bilan négatif – sur le plan culturel, identitaire – de l’application quasi-automatique dans les DOM des lois et décrets : « ça nous a complètement perturbés » 11 . Et il affirmait en même temps l’assimilation impossible : « je suis nègre : comment la Martinique peut-elle être département français à part entière ? »

En d’autres termes, l’homme politique Césaire a, à la fin de sa carrière, reconnu avoir largement sous-estimé, en 1946, l’impact d’un changement des règles de droit sur la vision du monde que se font les hommes, donc sur leur culture : que l’application des lois à la société martiniquaise ait entraîné un bouleversement de sa culture en provoquant un bouleversement de son mode de vie fut pour lui un traumatisme et suscita sa révolte. Prises en tenaille entre 8

CESAIRE A., Allocution pour le dixième anniversaire du Parti progressiste martiniquais, Fort-de-France, le 22 mars 1968. Cité par WILLIAM J.-Cl., op. cit. p. 330 à 332. 9 Cité par WILLIAM J.-Cl., op. cit. p. 332 10 Propos recueillis par R. Rabathaly en mars 1986, numéro spécial de France-Antilles, avril 2008. 11 France-Antilles, 4 décembre 2001, p. 2

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