Les grands aventuriers à travers le monde : les robinsons de la Guyane. Partie 1

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L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE

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occasion de parler avec d'autres que leurs compagnons habituels, ne tarissait pas. — Savez-vous que vous avez eu une rude chance de rencontrer ce vieux « négro » qui est avec vous ! Il est laid à faire peur au diable lui-même. Mais il a dû vous être fièrement utile. « Eh bien ! je n'aurais jamais pensé en trouvant ce matin le bemba par terre que c'était vous qui l'aviez abattu. Ça fera une crâne pirogue. Tiens, une idée. Ah ! elle est bien bonne. Je suis ici pour le compte de l'administration. J'ai une bonne hache, si je vous donnais un solide coup de main? — Non, dit presque brutalement le proscrit qui ne voulait pas d'un semblable auxiliaire. Le forçat comprit sans doute le motif de ce refus et dut en sentir toute la portée. Il tressaillit, et son visage blême, aux traits hardis jusqu'à l'impudence, se contracta douloureusement. — Ah ! c'est vrai, dit-il d'une voix triste. Nous ne pouvons rien donner aux honnêtes gens... nous autres. « C'est dur, allez, d'avoir « fauté ». Il n'y a pas de régénération possible. Je le sais bien. Tenez, je suis d'une bonne famille. J'ai reçu une certaine éducation, mon père était un des premiers ébénistes de Lyon. Malheureusement je le perdis à dix-sept ans. Je fis de mauvaises connaissances. Le plaisir m'attira. « Je me rappelle encore ma pauvre mère me disant : « Mon enfant, j ' a i appris hier que des jeunes gens de la ville ont fait du tapage. Ils ont passé la nuit au poste. Si pareille chose t'arrivait, j'en mourrais de chagrin. » « Deux ans après, je fis un faux. Et l'on me condamna à cinq ans de travaux forcés I « Ma mère resta deux mois entre la vie et la mort. Elle a été folle deux ans. Ses cheveux ont blanchi. Elle n'a pas quarante-cinq ans, elle en paraissait soixante lors de mon départ. « Je n'ai jamais volé depuis que je suis au bagne. Je ne suis ni pire ni meilleur que les autres, mais je suis un damné. Voyez, j e ne puis même pas pleurer en parlant de ça. « Vous, monsieur, le bagne vous a ennobli, moi, il m'a ravalé !... » Robin, ému malgré lui, s'approcha et, pour faire diversion à cette scène pénible, offrit à l'homme la moitié de son repas. — Je devrais vous refuser aussi, dit-il, mais je n'ai pas le droit de faire le fier, j'accepte. Vous êtes bien toujours le même... et ce n'est pas la première fois que je reçois de bons offices de vous.


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