Les grands aventuriers à travers le monde : les robinsons de la Guyane. Partie 1

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L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE

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Mais ses traits, amaigris par les travaux du bagne, et sa face blêmie par l'anémie, portaient, en dépit de l'énergie qu'ils respiraient, la trace d'épouvantables souffrances. Souffrances morales et physiques. Robin, bourguignon d'origine, ingénieur distingué, dirigeait à Paris une manufacture importante au moment du coup d'État de Décembre. Il fut un de ceux qui poussèrent, à la nouvelle de l'attentat, ce cri d'angoisse et de fureur, dont l'immortel auteur des Châtiments

donna

un des premiers le signal. Il prit aussi un fusil, et tomba sanglant derrière la barricade de la rue du Faubourg-du-Temple. Recueilli, pansé et guéri par des mains amies, il se cacha longtemps et fut pris au moment où il allait passer la frontière. Son affaire fut instruite en quelques j o u r s ; les commissions mixtes ajoutèrent un nouveau nom à leur liste, et l'ingénieur Robin partit pour la Guyane. Il partit sans avoir pu dire un dernier adieu à sa femme, bonne et vaillante créature qui était mère depuis deux mois à peine de son quatrième enfant, et qu'il laissait dénuée de toute ressource 1 Depuis trois ans, il rongeait son frein, en compagnie de ses hideux compagnons, n'ayant que de loin en loin un lambeau de lettre, qui lui arrivait aux trois quarts raturée, et dont, par un raffinement de cruauté inouïe, les passages principaux étaient soigneusement enlevés. Chose étrange et pourtant admissible, il avait, sans même s'en douter, pris un singulier ascendant sur ses co-détenus. Cette figure austère, qui jamais n'avait reflété le moindre sourire, leur en imposait non moins que la colossale vigueur de celui qui en était porteur. Puis, c'était un « politique », et tous, jusqu'aux grands dignitaires de cet enfer qu'on appelle le bagne et qui ont conquis leurs titres à la pointe du couteau, éprouvaient comme une sorte de malaise à l'énoncé du motif de sa condamnation. Ils le sentaient en quelque sorte déplacé dans leur compagnie, où il faisait une tache de propreté. Un indice bien caractéristique de cette singulière déférence : nul ne le tutoya jamais ! De plus, il était bon, comme les êtres forts. Tantôt, c'était un forçat qu'il rapportait, frappé d'une insolation, du chantier éloigné d'une demi-lieue, tantôt quelque malheureux dont il pansait les plaies. Il retira un jour du Maroni un soldat qui se noyait, une autre fois ce fut un transporté. Il assomma presque d'un coup de poing un de ces tyrans de bagne, un immonde voleur, qui maltraitait indignement un pauvre diable que secouait la fièvre.


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