Les grands aventuriers à travers le monde : les robinsons de la Guyane. Partie 1

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L E S R O B I N S O N S D E LA GUYANE

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Benoît était brave, en somme; et d'ailleurs, quel homme, bien armé, familiarisé avec le maniement du fusil, pourrait hésiter un seul moment, étant données surtout les circonstances présentes. Il ajusta froidement le jaguar et fit feu. La charge, composée de chevrotines, frôla la joue de la bête, lui fracassa l'épaule, puis, glissant le long de su robe tachetée, faucha le poil et troua la peau en traçant des sillons sanglants. Blessure dangereuse, mortelle peut-être, mais insuffisante pour l'arrêter sur place. Le surveillant en fit la triste expérience. A peine la détonation avait-elle éclaté, que l'animal s'élançait, en dépit de son horrible blessure, sur le malheureux chasseur et l'abattait sous le choc. Benoît sentit sa chair frissonner sous la griffe, il lui. sembla qu'un lambeau de lui-même sien allait, arraché comme par un engrenage Il vit devant ses yeux, à quelques centimètres, une énorme gueule béante, hérissée de crocs formidables. Machinalement il y jeta en quelque sorte son fusil. Les mâchoires se refermèrent avec un bruit de cisailles sur la monture, qui fut broyée au ras des batteries, à la couche. Il se sentit perdu et n'appela pas à l'aide. A quoi bon, d'ailleurs. Il ferma les yeux, attendant le coup mortel. Prompt comme la pensée, Robin, dont l'âme généreuse ignorait la haine, bondit à son tour. Il saisit à pleine main la queue du jaguar, imprima une secousse brutale et tellement douloureuse, que celui-ci, plus furieux que jamais, tenta d'abandonner sa première victime afin de s'élancer sur l'être assez téméraire pour l'oser braver avec une pareille audace. Mais il avait à faire à forte partie. Le déporté avait lâché son épieu, et sa main droite brandissait son sabre d'abatis. La lame, emmanchée à un bras de fer, retomba et trancha net le col de la bête, ce col aussi gros que celui d'un jeune taureau et tressé de muscles énormes. Deux longs jets de sang surgirent en pulsations rapides et jaillirent à deux mètres, s'épandant en pluie rouge et écumeuse. Le surveillant gisait sur le sol, la cuisse ouverte jusqu'à l'os ; son fusil en deux morceaux lui était aussi inutile qu'un manche à balai. La dépouille pantelante du fauve agité de convulsifs soubresauts le séparait de l'évadé. Celui-ci essuyait froidement sur les herbes sa lame sanglante. On eût dit qu'il


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