Les grands aventuriers à travers le monde : les robinsons de la Guyane. Partie 1

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L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE

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Robin l'interrogea à voix basse et apprit que ces deux lumières étaient produites par le rayonnement des yeux d'un tigre, à jeun sans doute, et qu'attirait l'odeur

du poisson grillé. L'animal ne semblait pas d'ailleurs

autrement pressé d'attaquer. A en juger par son ronron de maton en belle humeur, il était permis de penser qu'il avait le caractère assez débonnaire. Pourtant, ce voisinage inquiétait visiblement Robin ; il saisit le fusil du Boni, et se prépara à envoyer un lingot de plomb à l'indiscret visiteur. — Oh ! mouché, pas besoin fusil, dit doucement Angosso, coup fusil réveiller z'enfants. Mo fika (faire) bonne malice à tig' là. Le noir avait une bonne provision de piment, de ce fameux poivre de Cayenne avec lequel on assaisonne, faute de sel, les ragoûts équatoriaux. Une parcelle suffit pour donner à la ration d'un homme une saveur âcre, mordante, à laquelle on s'habitue peu à peu. Angosso, riant à la perspective de la bonne charge qu'il allait faire, prit un gros poisson à peu près desséché, pratiqua plusieurs trous dans la chair, et y introduisit une demi-douzaine de baies de piment, puis, il jeta à toute volée le poisson dans la direction où se tenait, comme un gros chat poltron, le tigre famélique. — Tiens, michant bête, gourmand, dit-il en riant de plus belle. Robin opinait toujours pour le coup de fusil, mais si l'animal était seulement blessé, que deviendraient les enfants exposés à sa fureur? Du reste, à peine le poisson farci de piment avait-il touché la terre, que le félin l'enleva d'un coup de griffe, s'enfuit et disparut. Il dut l'avaler comme une fraise, bien qu'il pesât plus de deux kilos. Moins d'un quart d'heure après, on l'entendit rugir près de la crique. Le Boni se tordait littéralement, sans que le proscrit, qui ignorait l'assaisonnement du souper, pût soupçonner la cause de cette joie. Robin s'enquit du motif de cette hilarité, et son compagnon ne fit aucune difficulté pour le lui exposer. — Tig' là gourmand passé (plus que) Indien. Li mangé poisson avec piment, piment chauffé stomac ; et stomac tig' fika sec passé fer-blanc. (Le piment ronge l'estomac du tigre, et le rend plus sec que du fer-blanc). Tig' bu morceau di l'eau la crique. (Le tigre a bu de l'eau de la crique.) — Et alors, il va être enivré comme le poisson? — Non, nikou enivré poisson oun sô (seulement). Li baïe colique trop beaucoup à tout moun, à tout bête. (Il donne de grandes coliques aux hommes et aux animaux.)


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