Les grands aventuriers à travers le monde : les robinsons de la Guyane. Partie 1

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L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE

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bêtes. Tantôt, c'était la large mâchoire d'un aïmara agonisant qui se refermait brusquement, et dont Angosso évitait adroitement l'atteinte, tantôt c'était une raie qu'il saisissait délicatement et dont il enlevait les épines d'un coup de revers, tantôt enfin une anguille-tremblante qu'il décapitait. Le boucané était garni. Le noir alluma le monceau de feuilles et de branchages verts d'où se dégagea une épaisse fumée. Moins d'une demi-heure après, deux autres grils de mêmes dimensions fumaient comme des fourneaux de charbonnage, pendant que l'air s'emplissait d'effluves très appétissantes, ma foi, s'échappant de ces primitifs et commodes appareils. Ce n'est pas tout. Le boucanage, on le comprend facilement, est institué dans le but de conserver les aliments en les desséchant et en les imprégnant de fumée. Les viandes ne doivent pas être cuites, ni même grillées, mais simplement séchées. Aussi, cette opération est-elle fort longue et assez difficile. Elle exige près de douze heures de soins assidus. Si le feu ne doit pas être trop vif, il faut éviter de le laisser tomber. Le brasier ne doit être ni trop près, ni trop loin de la viande. On peut dire du boucanier ce que je ne sais plus quel Grimod de la Reynière disait du bon rôtisseur : On devient cuisinier, mais on naît rôtisseur.

Il faut naître boucanier, sous peine de rôtir sans retour tout une fournée. Aussi Angosso, tout en surveillant attentivement ses trois boucans, avait-il installé un petit brasier sur lequel crépitait en grésillant un superbe aïmara, en compagnie de deux douzaines d'atipas et d'une plantureuse raie épineuse. Le premier dîner de famille des Robinsons allait être un repas d'icthyophages, auquel manquerait et le pain et le sel. Il n'en fut pas moins gai en dépit, ou plutôt à cause des protestations de Nicolas, qui, pendant toute cette succession d'incidents bizarres et imprévus, avait gardé un silence complète ment inusité. Nicolas voulant du pain. Il ne lui semblait pas plus difficile de trouver sur les arbres un pain de munition ou même un simple biscuit, puisque les uns fournissaient du lait et les autres des œufs durs. Et d'ailleurs, si le petit Henri avait lu dans les livres la description des anguilles électriques, lui, Nicolas, se rappelait parfaitement qu'on parlait d'arbres-à-pain. Tous les naufragés en avaient mangé. C'était imprimé. Tous les Robinsons possibles s'étaient nourris du fruit de l'arbre-à-pain. Il voulait, en sa qualité de Robinson de la Guyane, adopter le genre de nourriture habituel à ses collègues et devanciers. Il ne


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