Les grands aventuriers à travers le monde : les robinsons de la Guyane. Partie 1

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LES R O B I N S O N S DE LA GUYANE

Venise, ou la rue de Brantôme ? Jamais le soleil ne sèche leurs ruisseaux fangeux, jamais le roulement d'une voiture ne s'y fait entendre ; la nuit, les réverbères semblent y agoniser. Votre œil a-t-il plongé, du haut d'une maison dans ces cours étroites, noires comme des puits, au fond desquelles s'agitent confusément des êtres dont on ne peut que deviner la forme, sans la distinguer ? Et pourtant à quelques pas de ces cloaques circulent à flots l'air et la lumière, et les splendeurs de la grande ville s'étalent dans un perpétuel flamboiement. Tels les grands bois de la Guyane, qui recèlent au milieu d'incomparables merveilles végétales des coins perdus, non moins obscurs, non moins désolés, plus lugubres encore. C'est que deux forces créatrices d'une incommensurable intensité se trouvent en présence. D'un côté, le soleil de l'équateur dont les implacables rayons surchauffent cette zone torride, la bien nommée; de l'autre, un terrain gras, humide, formé de séculaires débris organiques et saturé jusqu'à la plétore de principes nutritifs. La graine, humble embryon de colosse, germe en un moment dans cet humus productif jusqu'à la prodigalité. Elle se développe à vue d'œil dans cette immense serre-chaude et devient arbre en quelques mois. Sa cime s'allonge, son tronc grêle et rigide monte comme un tuyau d'appel, par lequel le soleil semble aspirer les sucs de la terre. Le jeune arbre veut de l'air. Il lui faut de la lumière. Ses feuilles pâles, anémiques comme celles qui végètent dans les souterrains, ont besoin de cette « chlorophylle » qui est leur matière colorante, comme « l'hématosine » est celle du sang. Le soleil peut seul la leur fournir. Aussi, leur unique fonction estelle de monter toujours afin d'aller chercher ses ardents baisers. Nulle force ne saurait arrêter cet élan. Elles trouent l'opaque voûte de feuillages et ajoutent une nouvelle goutte à cet océan. Ces phénomènes de végétation sont étranges, stupéfiants. Il faut, pour s'en faire une idée, avoir erré sous ces vastes rameaux qui font corps ensemble, la haut, près des nuages, et avoir escaladé ou contourné ces monstrueuses racines où s'élabore sans cesse le mystérieux enfantement de la vie. Ah 1 combien est petit l'homme qui se meut péniblement dans ce formidable fouillis 1 Comme sa marche est lente à travers ces colosses ! Et pourtant, il s'avance, la boussole d'une main, le sabre d'abattis de l'autre, évoquant, par son travail de sape, la pensée d'une fourmi qui réussirait à percer de son aiguillon le flanc d'une montagne.


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