Patagonie, Terre-du-feu et archipel des Malouines

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PATAGONIE, TERRE-DU-FEU ET ILES MALOUINES.

pousser les traînards. Le docteur SoKinder, qui avait plus d'une fois traversé les montagnes qui séparent la Suède de la Norwége , savait qu'un grand froid, surtout quand il estjoint à la fatigue, produit dans les membres un engourdissement presque insurmontable. Il conjura ses compagnons de ne pas s'arrêter, quelque peine qui leur en put coûter, ou quelque soulagement qu'ils espérassent d'un momentderepos : «Quiconque s'asseoira, leur dit-il, s'endormira , et celui qui s'endormira ne se réveillera plus. » Après cet avis reçu, non sans terreur, on recommença à avancer , mais plus on allait et moins on semblait avoir fait de chemin. On n'était point encore parvenu au marais, et déjà le froid était devenu si vif, qu'il commençait à produire les effets annoncés. Le docteur Solander fut le premier qui succomba au sommeil, contre lequel il s'était efforcé de prémunir les autres. Prières ni remontrances , rien ne put l'empêcher de s'étendre sur la neige, et son ami dut employer la violence pour le tenir à demi éveillé. Richemond, un des noirs de M. Banks, commençait à son tour à se faire presser. Admirable de sang-froid et de courage dans cette situation qui menaçait de devenir d'instant en instant plus terrible, son maître dépêcha aussitôt en avant cinq personnes, parmi lesquelles était M. Buchan, avec ordre de préparer du feu au premier endroit convenable, puis, lui-même, avec quatre autres, resta auprès de Richemond et du docteur, et les fit marcher moitié de gré, moitié de force. Les deux malades touchaient au terme de leur pénible trajet, lorsqu'ils déclarèrent spontanément qu'ils n'iraient pas plus loin. M. Banks eut de nouveau recours aux prières, aux instances , aux menaces, à la violence; ce fut en vain. Quand on croyait effrayer Richemond, il répondait : « Je ne désire que de m'arrêter un peu et de mourir. » Le docteur ne renonçait pas aussi formellement à la vie , et disait qu'il voulait bien marcher, mais qu'il lui fallait auparavant prendre un instant

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de sommeil, et ni l'un ni l'autre ne voulaient faire un pas. Quelque affection qu'il portât au docteur Solander, quelque prix qu'il attachât à la conservation de son nègre favori, M. Banks sentit que s'obstiner à présent était compromettre inutilement l'existence des quatre autres : il rassembla à la hâte quelques broussailles et les y laissa s'affaisser et dormir d'un sommeil qui pouvait être éternel. Au même instant, quelques-uns de ceux par qui il s'était fait devancer, revenaient avec la bonne nouvelle que le feu était allumé à un quart de mille de là. Il court au docteur, l'appelle, le frappe, le soulève : cinq minutes à peine se sont écoulées, il n'a pas encore rendu le dernier soupir, mais son réveil ne fait en quelque sorte que ressusciter un malheureux perclus de tous ses membres , et dont les muscles sont tellement contractés, que ses pieds ne peuvent plus retenir leur chaussure. Revenu un peu à lui, le docteur qui, malgré tout, se cramponnait à la vie, consent à se laisser traîner vers le feu qu'on lui montre de loin. Quant au pauvre Richemond, tous les efforts furent inutiles pour le faire relever. Après avoir tenté sans succès de le mettre en mouvement, M. Banks laissa auprès de lui son autre noir et un matelot qui semblaient avoir moins souffert du froid , leur promettant d'envoyer aussitôt vers eux deux autres de leurs compagnons qui se seraient suffisamment réchauffés, et avec l'aide desquels ils pourraient lui rapporter Richemond, endormi ou vivant. Il avait tenu sa parole; mais environ deux heures après , les deux hommes qu'il avait envoyés revenaient seuls : ils avaient parcouru tous les environs; ils avaient crié, appelé, personne n'avait répondu , et ils n'avaient pu trouver ni le matelot, ni le second nègre, ni Richemond. Alors Banks se reprocha de n'être pas resté auprès de Richemond , lui qui avait eu le bonheur d'être épargné par le froid ; il se reprocha surtout son projet d'excursion , et cepen-


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