De Paris à Cayenne : Journal d'un transporté

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DE PARIS A CAYENNE

le cours d'une existence que ne viennent point bouleverser les orages, l'habitude, la sécurité semblent émousser la vivacité d'une affection que rien ne parait menacer. On s'aime comme on respire, sans presque s'en apercevoir. C'est dans les mauvais jours seulement qu'on sent tout le prix de ces liens dont l'estime et l'abnégation forment la base. Quand les amitiés se taisent ou s'effacent, quand, pour chercher une excuse, l'ingratitude revêt les audaces du blâme, lorsque, accablée de tant d'atteintes, votre âme se replie sur elle-même dans un douloureux isolement, où trouver ailleurs que dans la famille un asile contre les cruelles morsures de la déception ? Pour elle et pour elle seule, le malheur n'est pas Un crime, c'est un titre de plus à sa pieuse et infatigable sympathie. Par elle, on se rattache à l'humanité qui vous échappe, on conjure les désolantes tentatives de l'orgueil solitaire, on renaît à la confiance, aux tendres sentiments. Peu d'épreuves m'ont été épargnées, je puis le dire : j'ai bu jusqu'à la lie le calice de la défaite ; j'ai connu les tristesses de l'abandon, subi les blessures de l'injustice, et, je le dis sans honte, si mon cœur ne s'est pas desséché pendant cette bataille de six années, si j'en suis sorti meilleur que je n'y suis entré, sans traîner après moi le lourd bagage des haines personnelles et de l'intolérance, c'est que tou-


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