De Paris à Cayenne : Journal d'un transporté

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DE PARIS A CAYENNE

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les boutiquiers et les marchands, s'ils ne pensaient qu'accessoirement à la prime, ils calculaient très bien le bénéfice que leur rapportait en moyenne chaque tète de prisonnier et ne pouvaient s'empêcher de considérer tout évadé comme un contribuable réfractaire qui voulait se soustraire au payement d'un impôt légitime. Aussi le meilleur aurait-il cru manquer à ses devoirs, je ne dis pas en facilitant, mais en n'empêchant pas une pareille forfaiture. Il va sans dire que pétitions sur pétitions sont parties de Belle-Ile pour empêcher notre transfèrement en Corse, et que de vraies larmes ont accompagné notre départ ! Je vois encore autour du bassin où nous reçurent les embarcations du Tanger le groupe de nos fournisseurs que l'éloignement de leurs pratiques plongeait dans le désespoir, et je n'avais jamais soupçonné que l'âpreté mercantile put revêtir tant de sensibilité et de bonhomie. C'est qu'il n'y a rien de tel que les populations primitives et pauvres pour cultiver l'égoïsme dans ses pluseffroyables variétés. Jadis le Belle-Ilois professait l'honorable industrie des naufrages. Sous l'invocation de la bonne Sainte-Vierge et des doux anges, il savait attirer sur ses écueils les navires en détresse et les pillait consciencieusement après avoir tué les naufragés, et sans le moindre remords, avec la pieuse satisfaction d'un père de famille qui travaille pour sa femme et pour ses enfants. Si aujourd'hui cette


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