De Paris à Cayenne : Journal d'un transporté

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DE PARIS A CAYENNE

bouillie que nous recevions chaque matin. Dans mes rares moments d'opulence, je m'étais même hasardé jusqu'à fabriquer des semblants d'omelette que l'amour-propre d'auteur m'engageait à trouver délectables ; mais ma pratique culinaire n'allait pas plus loin, et qu'allais-je faire de cette macédoine de comestibles que j'emportais tristement dans desfeuilles de bananier ? Je n'avais pas l'ombre d'un ustensile de ménagé, pas de fourneau ni rien qui pût y suppléer ; et par-dessus le marché j'étais affligé de cette inaptitude naturelle qui accroît les difficultés en les faisant paraître insurmontables. Le détenu qui m'avait offert la moitié de sa case me vint heureusement en aide sur ce point et me proposa de manger avec lui. Quoique sachant par expérience qu'en prison il faut soigneusement éviter les rapprochements trop fréquents et surtout les rapprochements forcés, je ne pouvais pas hésiter; il y allait pour moi de l'existence. Comme Hamlet, et aussi sérieusement sans aucun doute, je pouvais dire : To be or not to be, that is the question. Le plaisir d'être débarrassé d'une aussi grave inquiétude ne me dispensa pas de mesurer avec effroi l'abîme de mon impuissance, en même temps que je concevais une vénération sans bornes pour la capacité de mon amphitryon.


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