De Paris à Cayenne : Journal d'un transporté

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DE PARIS A CAYENNE

il eu, je le demande, grande imprudence à détacher ce blessé et, à lui donner un hamac à l'hôpital ? Dans tous les cas, l'humanité le demandait, et un médecin est toujours reprochable quand il manque aux devoirs qu'elle impose. A la police du bord revenait le droit de prendre au besoin des précautions, et pouvaient-elles être nécessaires envers un homme souffrant et réduit à l'impossibilité de marcher ? Depuis notre départ du fort Lamalgue, aucune distribution n'avait été faite, et les secousses de la nuit précédente avaient produit d'immenses vides dans les estomacs des hôtes de l'Eclaireur, devenus les hôtes de l'Yonne. Le nom de la gabarre me remettait involontairement en mémoire le département de l'Yonne, où j'avais trouvé jadis une hospitalité si cordiale chez de bons paysans; je me rappelais les joyeuses vendanges de la Bourgogne, ses fêtes et ses chasses, ses dîners homériques, dans lesquels je figurais plutôt comme témoin que comme acteur. Alors, j'étais jeune, j'étais libre ! L'espérance, cette fleur de l'âme, m'entourait de ses promesses, et, maintenant, quand mes cheveux blanchissaient, déjà brisé par la défaite autant que par dix années d'exil et de prison, je me voyais enchaîné comme une bête féroce, au milieu de malfaiteurs émérites, livré sans défense aux brutalités d'une volonté inintelligente, et au bout du voyage, c'était encore la prison qui m'attendait, la


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