De Paris à Cayenne : Journal d'un transporté

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D E P A R I S A CAYENNE

maigre bourse me permettait de faire le généreux. Quand j'eus obtenu de me faire apporter mes modestes repas du dehors, j'en laissai toujours une partie pour les malades, et il n'en fallut pas davantage pour me valoir la reconnaissance et l'empressement de toute la cour. En dehors de cela, ils étaient entre eux ce que sont les prisonniers, éternellement jaloux l'un de l'autre, toujours prêts à se reprocher leurs méfaits comme à se réconcilier, se disputant sans cesse quand la communauté des souvenirs ne les mettait pas sur le chemin des interminables confidences. Sous cette uniformité générique qu'enfante naturellement le régime des bagnes et des centrales, on retrouvait, comme dans la société libre, les nuances déterminées par la diversité des tempéraments et des caractères et souvent en contradiction manifeste avec les faits qui avaient amené les condamnations. Toutes proportions gardées, les vices et les vertus de l'humanité avaient leurs types dans ce ramassis d'hommes déchus, et, là comme ailleurs, la foule était niaise, la minorité intelligente. Toutefois, j'ajouterai à la louange de cette tourbe déclassée, que j'ai toujours vu ces malheureux partager de bonne grâce leur pitance avec ceux qui arrivaient et n'avaient pas droit aux vivres pour le premier jour. Et c'était une immense générosité pour ces estomacs affamés, une générosité qui laisse


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