De Paris à Cayenne : Journal d'un transporté

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DE PARIS A CAYENNE

avait toujours éveillé en moi une invincible répugnance. Je voyais reparaître dans mes souvenirs ces immenses charrettes sur chacune desquelles étaient assis une double rangée d'hommes déguenillés, aux traits flétris ou sinistres, dont les jambes captives pendaient le long des ridelles et qu'une longue chaîne, correspondant par des anneaux à leur bras et à leur cou, maintenait immobiles; je voyais les figures encore plus hideuses des argousins, dont les uns servaient d'escorte, pendant que les autres, debout sur les voitures, promenaient capricieusement leur pesant gourdin sur les tètes rasées et les épaules souvent nues des misérables confiés à leur surveillance. J'entendais retentir à mes oreilles les cris sauvages que provoquaient ces brutalités, les hurlements de rage ou de défi qui les accueillaient, ainsi que les horribles querelles qui s'élevaient à la suite dans le hideux troupeau. Qui m'eût dit alors qu'un jour viendrait où les hasards de la politique et l'accomplissement du devoir me jetteraient dans cette abominable compagnie, mangeant au même plat, buvant au même vase, accouplé à la même chaîne, couchant côte à côte sur quelques brins de paille ou le plancher d'un entre-pont? Qui m'eut dit surtout que, malgré leur dégradation, ces hommes, si complétement abandonnés, d'euxmêmes chercheraient à me faire oublier par leurs déférences l'injure qu'on me faisait en


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