De Paris à Cayenne : Journal d'un transporté

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DE PARIS A CAYENNE

poser à l'administration, il ne me restait qu'à accepter résolument la lutte ; ma santé pouvait s'y ruiner, j'étais sûr de ma volonté. Ce n'était rien de porter une livrée encore humide de la sueur des forçats, de coudoyer la nuit leur paillasse, de mêler mon haleine à la leur, il me fallait encore communier avec eux d'une manière plus complète. A l'heure du repas, de l'unique repas que l'on fait au fort Lamalgue, je vis apporter une gamelle remplie jusqu'au bord d'une soupe nauséabonde, dont l'odeur me poursuit encore après deux ans, et je fus invité, moi dixième, à tremper ma cuiller dans cet immonde fouillis de pain et de troncons de chou, où se trouvaient quelques lardons de viande noirâtre et plus dure qu'une semelle de botte. Il n'y avait pas à hésiter : il fallait manger ou mourir. Je pensai que mon estomac ne pourrait digérer longtemps les affreux comestibles de la cantine, ni se contenter de pain, et je voulus tout d'abord surmonter la profonde répugnance que m'inspirait ce régime communautaire. Je me mis donc à l'œuvre. Avec quelle anxiété je suivais le geste de mes commensaux ! comme je tremblais de les voir envahir les limites imaginaires que je m'étais tracées, limites assez étroites au surplus pour désarmer leur jalousie ! Tout à coup, un boiteux, à figure de fouine, qui se trouvait à mes côtés, se met à pousser des cris inarticulés. Il tombe à la renverse et se roule dans


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