Histoire de la déportation à Cayenne ; suivie de tous les prêtres déportés à Cayenne

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— 123 — que quatre lieues à faire. Le chasse-marée nous rend en peu de temps à la portée du canon des forts, nous laisse sa petite chaloupe et se retire. Ce fut de ce moment que tous les dangers parurent se multiplier autour de nous. Nous sommes exposés au milieu des eaux sur une très-petite chaloupe, qu'une mer tant soit peu agitée peut couvrir de ses lames et nous engloutir. Nous avions à combattre, sans pouvoir la vaincre, l'opiniâtreté de nos cinq matelots, qui préfèrent nous exposer tous aux hasards de la mer plutôt que d'approcher avant la nuit des forts, où ils craignent la réquisition d'un gouvernement

qu'ils

ne

veulent pas servir. Nos alarmes s'augmentent de plus en plus. Cependant, subordonnés à la volonté de gens dont les bras nous sont nécessaires, nous sommes forcés de nous soumettre à leur manœuvre et de louvoyer avec eux jusqu'à la nuit. Enfin les ombres nous couvrent, nous approchons des forts. Nous allons débarquer, lorsque tout à coup le canon se fait entendre. Les matelots s'effraient, et au lieu de donner le signal qui nous eût laissé aborder, il gagnent le large

Le fort alors

tire sur nous pour nous couler bas. Les boulets tombent autour de nous, nous éclaboussent de l'eau de la mer et la mort nous entoure. Nos cris, nos prières, nos supplications, nos promesses ne peuvent déterminer ces obstinés matelots à nous mettre à terre. Indifférents à tous les dangers, ils ne nous parlent que de celui qui les touche. Ils ne veulent à aucun prix être mis en réquisition. Alors ils se mettent à ramer de toutes leurs forces pour nous éloigner de terre et éviter les forts, dont le canon se fait entendre au loin et de tous les côtés. Nous errons ainsi depuis quatre heures au milieu de la mer et des ténèbres. Notre sort est lié à celui d'audacieux matelots, qui préfèrent périr plutôt que d'aborder aucun fort, lorsqu'ils prennent enfin la résolution hasardeuse de gagner terre à travers les rochers qui la défendent. Chaque coup de rame semble un arrêt de mort pour nous.


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