Bulletin de la Société de Géographie

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A LA GUYANE (18 FRUCTIDOR).

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Rovère formait des projets d'établissement et attendait sa femme (1). Mais Bourdon, Dossonville et R a mel pensaient comme nous que le terme de nos souffrances ne serait jamais assez prompt. Quant à M M . Barthélemy et Letellier, leurs intentions nous étaient connues; nous savions qu'ils ne résisteraient pas à une occasion de fuir. Mais leur absence ne leur permettait pas de profiter de celle-ci : toute autre ressource leur serait ôtée, si nous exécutions notre dessein; le sort de nos compagnons décidés à rester pouvait empirer; peut-être changeraient-ils d'opinion dans quelque temps; Bourdon n'était pas en état de partir ; enfin nous apprîmes que la goélette appartenait à l'un des colons qui nous avaient témoigné le plus d'intérêt, et qu'elle formait presque toute sa fortune : non seulement nous le ruinions en nous en (1) Mme R o v è r e s'était rendue à Rochefort dans l'intention de s'embarquer avec son m a r i ; mais la corvette venait de partir : elle revint à Paris implorer la pitié des tyrans pour connaître le lieu de la déportation de leurs v i c t i m e s ; les tyrans furent insensibles à ses larmes. Enfin une lettre de son mari lui apprit que c'était à C a y e n n e qu'il respirait. Les déserts de S i n a m a r y s'embellissent pour elle : c'est là qu'elle veut aller associer sa destinée à celle d'un époux que son malheur lui rend encore plus cher. Rien ne peut la retenir. Son courage électrise tout ce qui l'entoure. Ses femmes, la nourrice de son fils, son vieux domestique, personne ne veut se séparer d'elle : elle cède à leurs instances, et tous s'embarquent pour la G u y a n e . Le vaisseau qui les transporte est pris par les Anglais ; mais les Anglais respectent l'infortune. L e motif de son v o y a g e est connu, et loin de la traiter en ennemie, on lui offre un moyen sûr d'arriver à sa destination. Mme R o v è r e s'embarque donc de nouveau et de manière à n'avoir plus de dangers à courir. R o v è r e v a revoir à S i n a m a r y sa femme, sa meilleure a m i e ; il v a presser ses enfants contre son sein, et bientôt tous ses malheurs disparaîtront. Mais R o v è r e a un grand crime à expier. Le pardon qu'il invoque dans son cœur ne suffit pas pour désarmer la justice divine : elle s'appesantit sur lui : la main de Dieu le frappe; il cesse d'exister au moment même où sa femme v a aborder le rivage de C a y e n n e . L'infortunée ne trouve que le désespoir où elle cherchait le bonheur.


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