92, quelle "découverte" ?

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La responsabilité de l'Historien Ce n'est pas que l'historien puisse éviter de mettre l'accent sur certains faits et pas sur d'autres. Cela lui est aussi naturel que ça peut l'être pour le cartographe qui, pour dresser une carte utilisable à des fins pratiques, doit d'abord gommer et tronquer la forme de la Terre, puis choisir dans la masse incroyable d'informations géographiques ce qui sera nécessaire pour telle ou telle carte plus particulièrement. Mon argumentation ne peut porter contre la sélection, la simplification, la priorité, qui sont inévitables chez le cartographe comme chez l'historien.

La distorsion du cartographe, toutefois, est une nécessité technique pour un objectif commun partagé par tous ceux qui ont besoin de cartes. La distorsion de l 'historien, elle, est plus que technique, elle est idéologique; elle se produit dans un monde d'intérêts en conflit où tout choix de priorité (que l'hjstorien en ait ou non l'intention) soutient l'un de ces intérêts, qu'il soit économique, politique, racial, national ou sexuel.

En outre, cet intérêt idéologique ne s'exprime pas ouvertement, comme peut être évident l'intérêt technique du cartographe -"Voici une projection Mercator pour la navigation de long cours; pour le moyen cours, il vaut mieux utiliser une projection différente" ... -. Non il est présenté comme si tous les lecteurs d'histoire avaient un "intérêt commun" que s,ervent les historiens dans la mesure de leurs capacités. Il ne s'agit pas là de déception intentionnelle; l'historien a été formé dans une société où l'enseignement et la connaissance sont mis en avant en tant que critères techniques de l'excellence, et non comme instrument de confrontation entrle les classes sociales, les races et les nations.

découvreurs", et oublier volontairement le génocide qu'ils ont pratiqué, ce n'est pas une nécessité technique, mais un choix idéologique. Cela permet, parfois involontairement, de justifier ce qui a été commis.

Refuser le "prix du Progrès" Je ne cherche pas à dire que, lorsque nous racontons l'histoire, nous devons accuser, juger ou condamner Colomb par coutumace. Il est trop tard pour cela ; ce serait d'ailleurs un exercice intellectuel de morale inutile. Cependant, accepter un peu facilement les atrocités "comme prix, regrettable certes, mais nécessaire, à payer pour le progrès" ... ( Hiroshima et le Vietnam, pour " sauver la civilisation occidentale" ; Kronstadt et la Hongrie, pour "sauver le socialisme"; la prolifération nucléaire pour "notre salut à tous etc ... ) ... là, nous POUVONS ENCORE AGIR. L'une des raisons pour lesquelles ces atrocités sont toujours d'actualité, c'est que nous avons appris à les noyer dans une masse de faits autres, de la même façon que les déchets radioactifs sont enterrés dans des containers enfouis sous la terres. Nous avons appris à leur accorder exactement la même part d'attention que celle que leur accordent souvent les enseignants et les auteurs dans les plus respectables cours et manuels. Ce sens acquis de la part morale, quand il nous vient de l'apparente objectivité de l'académicien, nous l'acceptons plus facilement que lorsqu'il est exprimé par des hommes politiques lors de conférences de presse ... ce qui a une tournure plus meurtrière.

Sortir de l'acceptation muette La façon de considérer les "héros" (Colomb) et leurs victimes (les Arawak), l'acceptation muette de la conquête et des massacres au nom du "Progrès", ce n'est là qu'un aspect d'une certaine approche de l'histoire, où le passé est narré à partir du point de vue des gouvernements, des conquistadores, des diplomates, des dirigeants. C'est comme si eux, au même titre que Colomb, méritaient une reconnaissance universelle, comme si eux -les "Pères fondateurs", les Jackson, Lincoln, Wilson, Roosevelt et Kennedy, les parlementaires têtes-de-file, les célèbres juges de la Cour Suprême-, représentaient la nation dans son ensemble.

Souligner "l' héroïsme de Colomb" et de ses successeurs en tant que "navigateurs et 9


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