Femmes indiennes

Page 74

A lire les Relations, qu'elles soient l'œuvre des missionnaires ou des explorateurs, on' mesure combien l'harmonie tribale dans la région des grands lacs fut mise à mal par l'arrivée des Européens. Ceux-ci imposèrent une économie concurrentielle entre les divers groupes indiens afin d'activer le marché de la fourrure. Conséquence inéluctable, les espèces animales se raréfièrent, les rivalités tribales s'amplifièrent, le «domaine public» de la grande forêt se transforma en territoires de chasse aux limites bien définies. C'est alors que la faim devint le fléau majeur qui menaçait les tribus. John Tanner qui vécut trente ans chez les Ojibwa, décrit l'équilibre précaire de la vie à l'intérieur des grandes forêts, continuellement remis en cause par la famine. Mais tout ceci date d'après 1492 et ce que nous savons de la préhistoire des tribus n'autorise pas une telle projection rétrospective. Ce porte-à-faux dans l'utilisation des sources n'est pas le seul à suggérer des pistes pour analyser The Si/ent Enemy. Ainsi il semble pour le moins étrange que cette tribu Ojibwa puisse vivre totalement à l'écart d'autres groupes humains dont la présence est attestée cependant par la' séquence au cours de laquelle le medicine-man, Dagwan, découvre la réserve de viande d'une autre tribu ; il envisage de se l'approprier, prétendant que le Grand Esprit lui a envoyé une vision pour le guider en ces lieux. Mais de ces autres Indiens, nous ne saurons rien. Il convient donc de considérer cette tribu Ojibwa comme un groupe clos qui parcourt un espace strictement délimité à l'intérieur de la forêt. Remonter vers le Nord constitue-t-il une transgression des frontières? Il ne le paraît pas. Lorsque Baluk annonce son projet de partir à la rencontre des caribous, Chetoga, qui détient la mémoire de la tribu avec les anciens du conseil, acquiesce. D'autres avant eux ont dû parcourir ce chemin initiatique. C'est au-delà du lieu où les Ojibwa rencontreront les caribous que commence l'ailleurs. La toundra est l'espace à ne pas franchir; tout ailleurs hors eux-mêmes s'apparante à un endroit maléfique. C'est vers ces espaces de l'inconnu qu'est exilé le medicine-man qui a abusé la tribu en inventant de supposés « conseils» du Grand Esprit pour déconsidérer Baluk, rompant ainsi l'harmonie que les Ojibwa entretenaient avec les forces qui gouvernent leur univers. Les caribous, qui apportent la vie, pourraient suggérer une vision bénéfique de cet inconnu, mais lorqu'ils surgissent sur l'écran et que la chasse commence, ils tournoient sur eux-mêmes sans chercher à fuir ce terrain où les chasseurs les guettent ; ils ne semblent même pas y avoir pénétré, comme si leur présence en ce lieu était de tout temps, niant ainsi l'idée de migration. Pris au piège d'un espace sans issue, ils tracent la frontière qui isole les Ojibwa et en fait un groupe idéal replié à l'intérieur du cercle sacré de son territoire.

Hors les lois d'un temps linéaire La tribu ne vit pas non plus le temps comme linéaire, fuite éperdue en avant. Elle obéit aux lois d'un temps cyclique, qui évoque naturellement le rythme saisonnier. Mais les dimensions de ce temps sont multiples, du soleil quotidien à la faim qui ressurgit, menaçante, tous les 7 ans. Cette conception cyclique implique l'éternel retour d'heurs et malheurs, œuvres de la Nature à laquelle l'Indien est intimement lié. Le cycle inclut des épreuves que la tribu peut conjurer dès lors qu'elle maintient l'harmonie avec son environnement et qû'elle ne transgresse pas la part qui lui est dévolue dans l'univers duquel elle participe, non en tant que dominateur mais comme un élément parmi d'autres.

74

A cet égard combien est révélatrice l'ultime séquence où les Ojibwa festoient, rient et dansent. L'épreuve affrontée, une nouvelle phase du cycle commence. Alors que les U.S.A. étaient frappés de plein fouet par une crise insaisissable qui obscurcissait l'avenir, The Si/ent Enemy décrivait u.ne société autre, tout aussi fragile dans le déroulement de son existence, mais qui échappait à la conception occidentale d'une histoire linéaire dont l'énoncé se substituait peu à peu aux autres mythologies, en tout premier lieu à une éternité - et non un éden - qui serait bel et bien de ce monde.

" The silent Enemy ", document archéologique incitateur ? En 1930, de telles perspectives étaient-elles acceptables pour un public atteint par la dépression? On peut en douter. Aujourd'hui, alors que le western constitue un genre cinématographique quasiment clos, The Si/ent Enemy apparaît comme un document archéologique à double titre: par son propos, à l'évidence, mais aussi à l'intérieur du genre, dont il participe tout en ne cessant d'en dévier, attiré sans cesse par la préhension du Divers. Car l'essentiel réside dans cet effort vers l'Autre. Que son univers soit impénétrable, aussi minutieuse en soit la description, est un constat sans cesse renouvelé. Mais l'expression de cette rencontre enregistre et restitue l'épreuve subie par la pensée dès lors qu'elle refuse de s'anéantir dans un perpétuel repli sur elle-même. Mise en jeu dans l'expérience de la rencontre, elle se découvre. Et avec The Si/ent Enemy, le cinéma agit comme un charme qui suggère des chemins de traverses, des gués qu'on franchirait pour aller voir. Comment alors ne pas ressentir le désir de s'y aventurer? -pour Nitassinan-

Georges-Henri Morin (février 1988) (droits réservés)

NOTES (1) Voir la Cinématographie française n° 621 et 627, respectivement du 27-09-1930 et du 8-11-1930; Ciné-Miroirs n° 301 du 9 janvier 1931, et enfin Pierre Leprohon : L'Exotisme et le Cinéma, pp. 253 à 255. (2) La cinémathèque Griffith de Gênes a édité une importante brochure sur The Silent Enemy qui réunit tout à la fois des articles critiques, des documents publicitaires de la Paramount et un extrait du livre de Kevin Brownlow (cf. note 4). Cette cinémathèque est la seule à disposer en Europe d'une copie du film de Burden et à avoir engagé une recherche à son sujet. Qu'elle soit ici remerciée. (3) Jean-Louis Leutrat : L'Alliance brisée, collection ~umière, Presses Universitaires de Lyon, 1985. Toutes les références renvoient aux pages 180-198. (4) On doit à Kevin Brownlow la découverte de The Silent Enemy, cf. son livre: The War, the West, and the Widerness, New York, Knopf, 1979. (5) Harry Alan Potamkin (1900-1933) rejeta brutalement The Silent Enemy. Ce critique cinématographique essaya de susciter aux U.S.A. la naissance d'un réel courant critique qui ne s'en tiendrait plus aux anecdotes hollywoodiennes. Très marqué par les courants avantgardistes français, il s'intéressa tout particulièrement aux recherches des cinéastes soviétiques. On comprend mieux alors pourquoi une forme classique, un propos non-contestataire lui firent considérer le film de Burden comme une œuvre du passé, dans la forme comme dans le fond.

t


Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.